Vue d'ensemble du site - © Agnès Vinas
Le sanctuaire de Sluntah se situe à 735 m d'altitude sur
les flancs du Jabal Al Akhdar, et dans l'Antiquité se
trouvait sur la route importante reliant Dernis et Cyrène
à Barca et Bérénice par l'intérieur
des terres.
C'est un site fascinant et mystérieux, qui porte en
arabe le nom de «el tesuira», la grotte des
images, à cause de nombreuses sculptures
taillées dans le roc, auxquelles il est difficile
d'attribuer une date et une fonction. Les guides touristiques
parlent de «site préislamique» ou
«paléo-berbère» sans se hasarder
à plus de précisions, les datations
proposées oscillent entre le IIIe siècle avant JC
et le IIe s. après JC., et, si la dimension religieuse du
lieu ne fait aucun doute, on lui trouve d'une publication
à l'autre des attributions différentes qui
achèvent d'alimenter la confusion.
L'article de fond le plus sérieux qui ait
été écrit sur la question est celui de
Mario Luni, «Il santuario rupestre libyo delle Immagini a
Slonta (Cirenaica)», Quaderni di Archeologia della
Libya, 12, L'Erma di Bretschneider, Roma (1987), pp.415-458.
Nous tenterons d'en rendre compte, dans la mesure où il
nous semble proposer une hypothèse tout à fait
recevable.
Structure d'ensemble
© Charles Cavenel
On accède à l'ensemble par un corridor, à droite de la photographie, et l'on découvre à main droite un arc de cercle couvert de sculptures en bas-relief taillées dans le roc, organisé autour d'une petite grotte naturelle (au centre, au fond de l'image). Au centre du cercle se trouve la base d'une colonne, qui fait supposer qu'à l'origine l'ensemble était couvert, et que l'on avait intégré la partie rupestre dans une grotte artificielle, dont le plafond s'est effondré, et dont il ne reste plus que ce pilier central.
Premier groupe de figures, à droite en entrant
© Charles Cavenel
Le premier groupe qui se présente à
l'entrée de la grotte est sculpté en bas-relief
sur une partie de roche relativement plane. On distingue en haut
à droite un groupe de six figures, et à leurs
pieds deux figures animales (des agneaux ?) avec des têtes
humaines. Un peu plus loin à gauche, au pied de la paroi,
une tête humaine. Au bout de la paroi, à gauche, un
groupe de quatre personnages et de deux animaux.
© Agnès Vinas
Le groupe de six personnages qui se présente d'abord semble composé de quatre adultes et de deux enfants. Le personnage le plus à droite est le plus grand : il évoque une femme à la tête penchée sur sa main. Le troisième personnage, lui aussi féminin, est tourné vers le premier, mais les figures dans l'ensemble sont assez juxtaposées, et ne semblent pas constituer une scène à proprement parler.
© Agnès Vinas
A l'extrême gauche de cette première paroi, un autre groupe de personnages suit les irrégularités de la roche et figure un ensemble de quatre personnages et deux animaux. Un personnage féminin acéphale, à la longue tunique soigneusement sculptée, en occupe la partie centrale.
Autel de forme pyramidale tronquée
© Agnès Vinas
En suivant à main droite, on découvre une
étonnante pyramide tronquée, taillée dans
le roc mais détachée du sol par des pieds,
barrée horizontalement à 90 cm de hauteur sur deux
côtés par une corniche composée d'oves et
d'astragales. Au-dessous de cette corniche, une frise de
personnages en bas-relief, et au-dessus, quatre corps massifs
d'animaux épousant les irrégularités de la
masse rocheuse dans laquelle ils ont été
taillés.
© Agnès Vinas
La face méridionale du bas-relief situé sous la corniche présente une série de personnages alignés en double file, dont les mains levées vers la tête évoquent une cérémonie rituelle. Certaines figures sont vêtues d'une longue tunique, d'autres figures ont les seins nus, et d'autres enfin présentent une complète nudité.
© Agnès Vinas
Au-dessus de la corniche, les quatre animaux représentent
probablement des porcs mâles disposés sur un autel
de sacrifices.
Petite grotte naturelle
© Charles Cavenel
Une grotte naturelle de petites dimensions s'ouvre ensuite sur
la droite, et constitue à l'évidence le noyau
originel du sanctuaire. Son entrée est signalée
par une série de têtes humaines très
grossièrement taillées d'après les
irrégularités de la roche. Les quatre
premières sont extrêmement visibles, la
cinquième, à l'intérieur de la grotte, est
à peine esquissée, puis suivent quelques reliefs
difficilement identifiables. L'intérêt
iconographique de cette partie du sanctuaire tient ici à
ce que dans le bassin méditerranéen on a
appelé le motif des têtes coupées.
Motif horizontal du serpent
© Charles Cavenel
La longue sculpture qui suit donne l'impression d'un
grouillement chaotique, mais sa structure est en fait
déterminée par la ligne horizontale ondulée
d'un immense serpent dont la tête est orientée vers
la petite grotte naturelle et semble s'ouvrir béante sur
la première tête coupée que nous
venons de décrire. A l'extrême droite de la
photographie, au-dessus du serpent, on aperçoit une
grosse tête humaine qui semble prisonnière des
anneaux d'un autre reptile. Sous le serpent, on distingue
à peine une gazelle et une tête humaine.
© Charles Cavenel
Au-dessus du serpent on distingue en continuant de droite
à gauche une petite tête humaine, une figure
humaine mâle, les deux mains levées sur la
tête, un animal de corps massif à la toute petite
tête (un mouton ?), une autre figure humaine aux mains sur
le bas-ventre, encore une tête, et un personnage de
petites dimensions aux mains levées.
© Agnès Vinas
A l'extrémité gauche du serpent, une tête de
chien (hors champ à droite de la photographie), puis une
figure humaine vêtue d'une tunique à plis.
Au-dessous de la ligne du serpent, un lion se jetant gueule
ouverte sur un veau, ou bien un crocodile...
Deuxième partie du sanctuaire
© Agnès Vinas
Enfin à l'extrême gauche du site, à l'angle
nord-est d'un deuxième ensemble apparemment
indépendant du premier, on aperçoit dans une niche
une figure masculine assise, entièrement nue, les deux
mains sur les tempes.
Une datation possible ?
Comparant les détails décoratifs de l'autel aux
astragales avec d'autres monuments archéologiques de la
Cyrénaïque, Mario Luni propose de dater la majeure
partie des sculptures du sanctuaire du milieu de l'époque
impériale, soit du IIe siècle après JC,
tout en reconnaissant que les têtes de la grotte naturelle
appartiennent à l'évidence à une
époque bien plus archaïque. Mais certains chercheurs
contestent la datation de Luni, trop tardive selon eux.
Sans entrer dans des controverses d'érudits, on doit
pouvoir s'accorder sur l'hypothèse suivante : le site de
Sluntah pourrait être à l'origine un sanctuaire
libyen autochthone, ancien mais quasiment impossible à
dater, et constitué d'abord de la petite grotte naturelle
; à l'époque hellénistico-romaine, le noyau
central aurait été complété par deux
grottes artificielles distinctes, et par les reliefs
sculptés sur les différentes parois, ce qui donne
au total une fourchette chronologique assez large pour un
monument témoignant du contact et de
l'interpénétration d'éléments locaux
et d'importations coloniales.
Quelle fonction pour ce sanctuaire ?
© Agnès Vinas |
Les nombreuses figures féminines (à gauche) ou masculines (à droite) aux mains sur la tête ou sur les tempes semblent appartenir à des scènes funéraires de déploration.
© Charles Cavenel
Le serpent à la gueule ouverte (en bas à droite),
et les têtes humaines entourées des anneaux d'un
autre serpent (au-dessus) renvoient à l'évidence
à un culte chthonien.
© Agnès Vinas |
© Charles Cavenel |
Mario Luni effectue par ailleurs un rapprochement entre les
têtes coupées, de plus en plus frustes et ayant
tendance à devenir aniconiques (sans visage) à
mesure que l'on entre dans la petite grotte, et les têtes
des statues classiques de Proserpine découvertes à
Cyrène. Il envisage à titre d'hypothèse le
fait que ces représentations tout à fait
particulières de divinités funéraires
seraient liées à des croyances religieuses locales
probablement fort anciennes, qui auraient par la suite
été absorbées dans le panthéon
gréco-romain.
© Agnès Vinas
Il rappelle aussi que les porcs situés sur la table de
sacrifices sont précisément les animaux
dédiés au culte de Déméter et
Perséphone, deux divinités infernales
gréco-romaines. Par ailleurs, des rigoles taillées
à la surface de la table, le long du corps des animaux,
pouvaient conduire le sang des victimes sacrifiées jusque
dans la grotte naturelle, ce qui correspond à des
pratiques rituelles chthoniennes largement attestées dans
de nombreuses civilisations.
© Agnès Vinas |
© Charles Cavenel |
Enfin certaines figures mâles d'hommes ou d'animaux,
explicitement sexuées, suggèrent la coexistence
dans ce sanctuaire d'un culte de la fertilité et d'un
culte funéraire.
Des pratiques nécromantiques attestées par les historiens et géographes de l'Antiquité
-
Voici [la] manière [des Nasamons] de faire des
serments et d'exercer la divination. Ils mettent la main sur
le tombeau des hommes qui ont parmi eux la réputation
d'avoir été les plus justes et les plus gens de
bien, et jurent par eux. Pour exercer la divination, ils vont
aux tombeaux de leurs ancêtres ; ils y font leurs
prières, et y dorment ensuite. Si, pendant leur
sommeil, ils ont quelque songe, ils en font usage dans leur
conduite. Ils se donnent mutuellement la foi en buvant
réciproquement de la main l'un de l'autre. S'ils n'ont
rien de liquide, ils ramassent à terre de la
poussière, et la lèchent. (Hérodote,
IV, 172)
-
Les habitants d'Augila ne considèrent que les Manes
comme des dieux, ils prêtent serment en leur nom, ils
les consultent comme oracles ; et une fois qu'ils les ont
priés pour leur demander ce qu'ils veulent, ils
dorment sur les tombeaux et considèrent comme des
réponses les rêves qu'ils y font. (Pomponius
Mela, De situ orbis, I, 8)
En faveur de l'hypothèse d'une utilisation divinatoire nécromantique du sanctuaire de Sluntah, on dispose donc de textes antiques d'une part, et de l'observation ethnologique d'autre part, qui remarque la propension des Berbères d'Afrique du Nord à se servir des grottes comme lieux de communication privilégiés avec les divinités chthoniennes.
Conclusion
«En définitive, à mon avis, le sanctuaire rupestre de Sluntah constitue une preuve de la persistance de la culture et de la tradition religieuse libyenne, au moins à l'époque hellénistico-romaine, à l'intérieur de la Cyrénaïque, même si elle a été estompée par la culture grecque prédominante dans la région. Malheureusement, la documentation qui reste en notre possession est très fragmentaire et d'analyse difficile, mais j'ai tendance à croire que le probable necromanteion de Sluntah pourrait constituer un modèle de comportement susceptible de nous permettre de vérifier, dans d'autres secteurs de recherche, les éléments d'originalité et de dépendance de la culture indigène à l'égard de la culture gréco-romaine». (Mario Luni)