[Delphes - Les peintures de Polygnote de Thasos]
XXV. [1] Au-dessus de cette fontaine, on voit un édifice
où il y a des peintures de Polygnote
dédiées à Apollon par les Cnidiens. On
nomme ce lieu le Lesché, parce qu'anciennement
c'était là qu'on venait converser. Par les paroles
outrageantes que Mélantho dit à Ulysse dans
Homère, il paraît manifestement qu'il y avait de
ces sortes d'endroits dans toutes les bonnes villes de la
Grèce : Misérable, lui dit-elle, que ne
vas-tu dormir dans quelque boutique de forgeron ? pourquoi
t'amuses-tu ici à jaser comme si tu étais au
Lesché ?
[2] Quand vous serez entré dans celui dont je parle,
vous verrez sur le mur à main droite un grand tableau qui
représente d'un côté la prise de Troie, de
l'autre les Grecs qui s'embarquent pour leur retour. On
prépare le vaisseau que doit monter
Ménélas. Vous voyez ce vaisseau avec
l'équipage, composé de soldats, de matelots et de
jeunes enfants. Phrontis le maître pilote est au milieu,
une rame à la main. Dans Homère, Nestor
entretenant Télémaque lui parle de Phrontis qu'il
fait fils d'Onétor. Il dit que c'était un
excellent pilote, qu'il conduisait le navire de
Ménélas, et qu'il avait déjà
passé le cap de Sunium en Attique lorsqu'il finit ses
jours. Nestor ajoute que lui, Nestor, avait fait le voyage
jusque-là avec Ménélas, et que le roi de
Mycènes s'arrêta en ce lieu pour élever un
tombeau à Phrontis et pour lui rendre les derniers
devoirs avec la distinction qu'il méritait.
[3] C'est ce Phrontis que Polygnote a voulu peindre. Au-dessous
de lui on voit un certain Ithemenès qui apporte des
habits, et Echoeax qui descend d'un pont avec une urne de
bronze. Politès, Strophius et Alphius détendent le
pavillon de Ménélas qui était un peu
éloigné du vaisseau, et Amphialus en tend un autre
plus près. Sous les pieds d'Amphialus il y a un enfant
dont le nom est ignoré. Phrontis est le seul qui ait de
la barbe, et le seul aussi dont Polygnote ait pris le nom dans
Homère ; car je crois qu'il a inventé les noms des
autres personnages dont je viens de parler.
[4] Briséis est debout, Diomède au-dessus d'elle
et Iphis auprès, ils paraissent admirer la beauté
d'Hélène. Cette belle personne est assise ;
près d'elle je crois que c'est Eurybate le héraut
d'Ulysse, quoiqu'il n'ait pas encore de barbe.
Hélène a deux de ses femmes avec elle, Panthalis
et Electre. La première est auprès de sa
maîtresse, la seconde lui attache sa chaussure.
Homère emploie d'autres noms dans l'Iliade,
lorsqu'il nous représente Hélène qui va
avec ses femmes vers les murs de la ville.
[5] Au-dessus d'Hélène il y a un homme assis ; il
est vêtu de pourpre et il paraît extrêmement
triste. On n'a pas besoin de l'inscription pour connaître
que c'est Hélénus fils de Priam. A
côté de lui, c'est Mégès avec son
bras en écharpe, comme Leschée de la ville de
Pyrrha et fils d'Eschylène nous le dépeint dans
son poème sur le sac de Troie ; car il dit que
Mégès fut blessé par Admète d'Argos
dans le combat que les Troyens soutinrent la nuit même que
leur ville fut prise.
[6] Auprès de Mégès, c'est Lycomède
fils de Créon, blessé aussi au poignet comme le
même poète nous apprend qu'il le fut par
Agénor. Polygnote avait donc lu les poésies de
Leschée, autrement il n'aurait pu savoir toutes ces
circonstances. Il représente le même
Lycomède blessé en deux autres endroits, à
la tête et au talon. Euryale fils de
Mécistée a aussi deux blessures, l'une à la
tête et l'autre au poignet.
[7] Toutes ces figures sont au-dessus d'Hélène. A
côté d'elle on voit Ethra mère de
Thésée qui a la tête rase, et
Démophon fils de Thésée, qui autant que
l'on en peut juger par son attitude, médite comment il
pourra mettre Ethra en liberté. Les Argiens
prétendent que de la fille de Synnis il naquit à
Thésée un fils qui eut nom Mélanippe, et
qui dans la suite remporta le prix de la course, lorsque les
Epigones célébrèrent les jeux
néméens qui avaient été
institués par Adraste.
[8] Leschée de son côté dit dans ses
poésies qu'après la prise de Troie Ethra vint au
camp des Grecs, qu'elle y fut reconnue par les fils de
Thésée, et que Démophon demanda sa
liberté à Agamemnon, qui ne voulut pas l'accorder
sans savoir auparavant si Hélène le trouverait
bon. C'est pourquoi l'on envoya à Hélène un
héraut, lequel n'eut pas de peine à la
fléchir. On peut donc croire qu'Eurybate est là
pour s'acquitter de sa commission, et pour faire part à
Hélène de la volonté d'Agamemnon.
[9] Sur la même ligne on voit des femmes troyennes qui
sont captives et gémissantes. On distingue surtout
Andromaque et son fils qu'on lui a arraché d'entre les
bras. Leschée dit que ce malheureux enfant fut
précipité du haut d'une tour, non pas de l'avis
des Grecs mais par l'effet de la haine que
Néoptolème avait pour le sang d'Hector. On
remarque aussi Médésicaste une des filles
naturelles de Priam, qui était établie à
Pédéon, ville dont parle Homère, et
mariée à Imbrius fils de Mentor.
[10] Ces deux princesses ont un voile sur le visage.
Polyxène qui est ensuite a ses cheveux noués par
derrière à la manière des jeunes personnes.
Les poètes nous apprennent qu'elle fut immolée sur
le tombeau d'Achille, et ses malheurs font aussi le sujet de
deux beaux tableaux que j'ai vus, l'un à Athènes,
l'autre à Pergame sur le Caïque.
[11] Polygnote n'a pas oublié Nestor ; il a une
espèce de chapeau sur la tête et une pique à
la main. Son cheval est auprès de lui, qui semble vouloir
se rouler sur le rivage. Car cette partie du tableau
représente le rivage de la mer, on n'en peut douter
à la quantité de petits cailloux et de coquillages
que l'on y voit. L'autre partie n'a rien qui tienne du voisinage
de la mer.
XXVI. [1] Au-dessus de ces femmes qui sont entre Nestor et
Ethra, il y a quatre autres captives, Clymène,
Créüse, Aristomaque et Xénodice.
Stésichore, dans ses vers sur la prise de Troie, met en
effet Clymène au rang des captives. Le poète Ennus
parle d'Aristomaque ; il la fait fille de Priam et femme de
Critolaüs fils d'Icétaon. Je ne connais ni
poète ni historien qui ait fait mention de
Xénodice. Pour Créüse, on dit que la
mère des dieux et Vénus l'enlevèrent aux
Grecs et lui rendirent la liberté. On croit aussi qu'elle
fut femme d'Enée, quoique Leschée et l'auteur des
Cypriaques donnent à Enée pour femme
Eurydice.
[2] Au-dessus de ces femmes vous voyez quatre autres captives
sur un lit ; elles sont nommées Déinome,
Métioque, Pisis et Cléodice. Déinome est la
seule qui soit connue ; il en est parlé dans ce que l'on
appelle la Petite Iliade. Je crois que Polygnote a
inventé les noms des trois autres. Epéüus est
représenté nu, et il renverse les murs de Troie :
on voit le fameux cheval de bois ; mais il n'y a que sa
tête qui passe les autres figures. Polypoetès fils
de Pirithoüs a la tête ceinte d'une espèce de
bandelette. Acamas fils de Thésée est
auprès, la tête dans un casque avec une aigrette
dessus.
[3] Ulysse est armé de sa cuirasse. Ajax fils
d'Oïlée tient son bouclier, et approche de l'autel
comme pour se justifier par son serment de l'attentat qu'il
allait commettre contre Cassandre. Cette malheureuse princesse
est couchée par terre devant la statue de Pallas, elle
l'embrasse, elle veut l'emporter, elle l'a déjà
ôtée de dessus son piédestal ; mais Ajax
l'arrache impitoyablement de l'autel. Les deux fils
d'Atrée ont aussi leurs casques ; Ménélas a
de plus son bouclier, sur lequel on voit ce dragon qui parut
durant le sacrifice en Aulide, et qui fut pris pour un
prodige.
[4] Les Atrides veulent délier Ajax de son serment.
Vis-à-vis du cheval, auprès de Nestor, Elassus
semble expirer sous les coups de Néoptolème ; je
ne sais quel était cet Elassus, mais il est peint
mourant. Astynoüs, dont Leschée fait aussi mention,
est tombé sur ses genoux, et Néoptolème lui
passe son épée au travers du corps.
Néoptolème est le seul Grec qui poursuive encore
les Troyens ; Polygnote l'a dépeint de la sorte, parce
qu'apparemment ce tableau devait servir d'ornement à sa
sépulture. Dans Homère, le fils d'Achille est
toujours nommé Néoptolème ; mais l'auteur
des Cypriaques dit que Lycomède le nomma Pyrrhus,
et que Phoenix lui donna le nom de Néoptolème,
parce qu'Achille son père était extrêmement
jeune lorsqu'il alla à la guerre.
[5] Il y a un autel du même côté ; un enfant
saisi de frayeur s'attache à cet autel, sur lequel on
voit une cuirasse d'airain d'une forme très
différente de celles d'aujourd'hui, et comme on en
portait alors. Elle est composée de deux pièces,
dont l'une couvrait le ventre et l'estomac, l'autre couvrait les
épaules. La partie antérieure était
concave, et de là-même ces sortes de cuirasses
prenaient leur dénomination. Les deux pièces se
joignaient ensemble par deux agrafes.
[6] Cette armure était d'une très bonne
défense, indépendamment du bouclier. Aussi
Homère nous peint-il le phrygien Phorcys combattant sans
bouclier, parce qu'il avait une de ces cuirasses. Telle est donc
celle que j'ai vue dans le tableau de Polygnote. Et dans le
temple de Diane d'Ephèse on voit un tableau de Calliphon
de Samos, où des femmes ajustent une cuirasse semblable
sur le corps de Patrocle.
[7] Polygnote a représenté Laodice
éloignée de l'autel, comme n'étant pas du
nombre des captives. En effet, jamais aucun poète ne l'a
mise de ce nombre, et il n'est pas vraisemblable que les Grecs
l'eussent tenue prisonnière ; car d'un côté
Homère dit dans l'Iliade qu'Anténor
reçut chez lui Ménélas et Ulysse, et
qu'Hélicaon fils d'Anténor, épousa
Laodice.
[8] Et de l'autre, Leschée nous apprend
qu'Hélicaon ayant été blessé en
combattant de nuit, fut reconnu et sauvé par Ulysse ;
d'où l'on peut juger que les Atrides ne pouvaient manquer
d'égards pour la femme d'Hélicaon, quoi qu'en dise
Euphorion de Chalcis, qui a imaginé beaucoup de choses
contre la vraisemblance.
[9] Après Laodice, on voit une cuvette de cuivre sur un
piédestal de marbre. Méduse est plus bas, qui
tient des deux mains le pied de la cuvette. Quiconque a lu le
poète d'Himéra, sait que cette Méduse
était une des filles de Priam. Près d'elle vous
voyez une vieille femme, ou peut-être un eunuque, qui a la
tête rasée, et qui tient sur ses genoux un enfant
tout nu. Cet enfant, par un mouvement naturel que lui inspire la
frayeur, met sa main devant ses yeux.
XXVII. [1] Le peintre a représenté ensuite des
corps morts. Le premier qui s'offre à la vue est celui
d'un nommé Pélis ; il est dépouillé
et couché sur le dos. Au-dessous de lui gisent
Eïonée et Admète, qui ont encore leurs
cuirasses. Leschée dit qu'Eïonée fut
tué par Néoptolème, et Admète par
Philoctète ; plus haut vous en voyez d'autres.
Léocrite fils de Polydamas, qui périt de la main
d'Ulysse, est sous la cuvette. Au-dessus d'Eïonée et
d'Admète, c'est le corps de Choroebus fils de Mygdon,
lequel Mygdon a un magnifique tombeau sur les confins des
Phrygiens et des Tectosages ; d'où il est arrivé
que les Phrygiens ont eu le nom de Mygdoniens en poésie.
Son fils était venu à Troie, dans le dessein
d'épouser Cassandre ; mais il fut tué, selon la
coutume opinion, par Néoptolème ; et selon le
poète Leschée, par Diomède.
[2] Au-dessus de Choroebus, on remarque les corps de Priam,
d'Axion et d'Agénor. Si nous en croyons le poète
Leschée, Priam ne fut pas tué devant l'autel de
Jupiter Hercéus ; mais il en fut seulement arraché
par force, et ce malheureux roi se traîna ensuite jusque
devant la porte de son palais, où il rencontra
Néoptolème, qui n'eut pas de peine à lui
ôter le peu de vie que sa vieillesse et ses infortunes lui
avaient laissé. Stésichore, dans ses vers sur la
prise de Troie, dit qu'Hécube fut transportée en
Lycie par Apollon. A l'égard d'Axion, Leschée
prétend que c'était un fils de Priam, et
qu'Eurypile fils d'Enémon le tua de sa main. Suivant le
même poète, Agénor tomba sous les coups de
Néoptolème : ainsi Echeclus fils d'Agénor
fut tué par Achille, et Agénor lui-même fut
tué par Néoptolème.
[3] Ensuite vous apercevez Sinon, le compagnon d'Ulysse, et
Anchialus, qui emportent le corps de Laomédon. Un certain
Erésus est aussi parmi les morts ; je ne connais aucun
poète qui ait parlé de cet Erésus ni de ce
Laomédon. Devant le logis d'Anténor il y a une
peau de léopard, comme pour lui servir de sauvegarde et
pour avertir les Grecs de respecter cette maison. Théano
est aussi représentée avec ses deux fils, Glaucus
et Eurymaque. Le premier est assis sur une cuirasse faite
à l'antique, comme celles dont j'ai parlé ; le
second sur une pierre.
[4] A côté de celui-ci on voit Anténor avec
Crino sa fille, qui tient un enfant entre ses bras. Le peintre a
donné à toutes ces figures l'air et l'attitude qui
conviennent à des personnes accablées de
tristesse. D'un autre côté ce sont des domestiques
qui chargent des paniers sur un âne et les remplissent de
provisions ; un enfant paraît assis dessus. En cet
endroit, il y a deux vers de Simonide, dont voici le sens :
Polygnote de Thase fils d'Aglaophon a fait ce tableau qui
représente la prise de Troie.
XXVIII. [1] A main gauche, on voit un autre tableau du
même peintre, dont le sujet est Ulysse qui descend aux
enfers pour consulter l'âme de Tirésias sur les
moyens de retourner heureusement dans ses états. Voici
quelle est la disposition du tableau. Vous voyez d'abord un
fleuve, on juge aisément que c'est l'Achéron ; ses
rives sont pleine de joncs, et vous apercevez dans ses eaux des
figures de poissons, mais des figures si minces et si
légères que vous les prendriez plutôt pour
des ombres de poissons que pour des poissons mêmes. Sur le
fleuve on voit une barque, et dans cette barque un nautonier qui
rame.
[2] Je crois que Polygnote a suivi le poème
intitulé La Minyade, où le poète en
parlant de Thésée et de Pirithoüs dit que ces
héros étant arrivés sur le bord de
l'Achéron, il se trouva que le vieux nautonier qui passe
les morts dans sa barque était de l'autre
côté de l'eau. Car il peint Charon d'un âge
avancé, apparemment d'après cette
idée.
[3] On ne distingue pas bien qui sont ceux que passe Charon. Le
peintre a seulement marqué les noms de deux entre autres.
L'un est Tellis, emporté dans sa première
jeunesse, et l'autre est Cléoboee encore vierge. Elle a
sur ses genoux une corbeille toute semblable à celle que
l'on a coutume de porter aux fêtes de Cérès.
Tellis ne m'est pas connu ; tout ce que j'en sais, c'est que le
poète Archiloque se dit descendu d'un Tellis, et en parle
comme de son aïeul. Pour Cléoboee, on tient que ce
fut elle qui apporta de l'île de Paros à Thase le
culte et les mystères de Cérès.
[4] Sur le bord du fleuve, tout près de la barque de
Charon, vous voyez un spectacle bien remarquable. Polygnote nous
représente le supplice d'un fils dénaturé
qui avait maltraité son père. Sa peine, en l'autre
monde, est d'avoir pour bourreau son propre père qui
l'étrangle. Les anciens respectaient la qualité de
père et de mère bien autrement que l'on ne fait
aujourd'hui. Je pourrais en rapporter plusieurs exemples ; mais
je me contente d'un seul qui est célèbre. C'est
l'exemple de ces citoyens de Catane en Sicile, qui firent une
action si pleine de piété qu'ils en furent
nommés les pieux enfants. Les flammes du mont Etna
ayant gagné la ville, ces généreux enfants
comptant pour rien de perdre tout ce qu'ils pouvaient avoir d'or
et d'argent, ne songèrent qu'à sauver ceux qui
leur avaient donné le jour ; l'un prit son père
sur les épaules, l'autre sa mère. Quelque
diligence qu'ils fissent, ils ne purent éviter
d'être coupés par l'embrasement ; mais ils ne s'en
mirent pas moins en devoir de continuer leur chemin sans vouloir
abandonner leur fardeau. On dit qu'alors les flammes
s'étant divisées, leur laissèrent le
passage libre au milieu, et que les pères et les enfants
sortirent heureusement de la ville.
[5] Ce qui est de certain, c'est qu'encore aujourd'hui à
Catane, on rend de grands honneurs à la mémoire de
ces illustres citoyens. Auprès de ce fils
dénaturé est un impie qui avait pillé les
temples des dieux. Il a à côté de lui une
femme qui semble préparer toute sorte de poisons pour son
supplice.
[6] La religion avait alors sur les hommes beaucoup plus
d'emprise qu'elle n'en a actuellement. Témoin la conduite
des Athéniens, qui s'étant rendus maîtres du
temple de Jupiter Olympien à Syracuse, ne voulurent
s'approprier aucune des offrandes faites au Dieu, et
laissèrent paisible dans le temple le prêtre qui
les gardait. Témoin aussi le Mède Datis, qui par
des effets, encore plus que par ses discours, témoigna
son respect pour les dieux ; car ayant trouvé une statue
d'Apollon sur un vaisseau phénicien, il la donna à
des gens de Tanagra pour la reporter à Delium. Telles
étaient les moeurs de cet ancien temps ; les hommes
pleins de religion craignaient et respectaient les dieux. C'est
pourquoi Polygnote dans son tableau des enfers a dépeint
le supplice d'un impie.
[7] Au-dessus de ces figures, vous voyez Eurynome, que les
interprètes des mystères à Delphes mettent
au nombre des dieux infernaux. Son emploi selon eux est de
manger les chairs des morts, en sorte qu'il n'en reste rien que
les os. Mais ni l'Odyssée d'Homère, ni la
Minyade, ni le poème intitulé le Retour
des enfers, qui sont les livres où il est le plus
parlé de ces lieux souterrains et de ce qu'ils renferment
de terrible, ne font aucune mention de cet Eurynome. Il faut
néanmoins que je dise de quelle manière le peintre
l'a représenté. Son visage est de couleur entre
noire et bleue, comme celle de ces mouches qui sont
attirées par la viande ; il grince des dents, et il est
assis sur une peau de vautour.
[8] Immédiatement après le démon Eurynome,
on voit deux Arcadiennes, Augé et
Iphimédée. Augé vint chez Teuthras en Mysie
; et de toutes les femmes avec qui Hercule eut commerce, ce fut
celle dont il eut un fils qui lui ressembla le plus. Pour
Iphimédée, elle reçut de grands honneurs
à Mylasses, ville de Carie.
XXIX. [1] Plus haut ce sont les compagnons d'Ulysse,
Périmède et Euryloque, qui apportent des victimes
pour le sacrifice. Ces victimes sont des béliers noirs.
On voit ensuite un homme assis, l'inscription le nomme Ocnus, il
fait une corde avec du jonc, et une ânesse qui est
auprès mange cette corde à mesure. On dit que cet
Ocnus était un homme laborieux, qui avait une femme fort
peu ménagère, de sorte que tout ce qu'il pouvait
gagner se trouvait aussitôt dépensé.
[2] Et voilà, dit-on, ce que Polygnote a voulu faire
entendre par cette ânesse qui rend inutile tout le travail
du cordier. Je sais pour moi qu'encore aujourd'hui en Ionie,
pour dire que c'est bien de la peine perdue, on dit par
manière de proverbe que c'est la corde d'Ocnus. Au
reste, il y a aussi un oiseau que l'on nomme Ocnus, il est fort
connu des devins qui tirent des augures du vol des oiseaux.
C'est une espèce de héron fort beau et fort grand
; mais il est très rare.
[3] Tityus que l'on voit après, à force de
souffrances semble ne plus souffrir ; son corps est tout
desséché et n'est plus qu'un fantôme. Pour
aller de suite après Ocnus, la première figure qui
se présente est Ariadne. Elle est assise sur une roche,
et elle jette les yeux sur Phèdre sa soeur, qui
élevée de terre et suspendue à une corde
qu'elle tient des deux mains, semble se balancer dans les airs ;
c'est ainsi que le peintre a voulu couvrir le genre de mort dont
on dit que la malheureuse Phèdre finit ses jours.
[4] Quant à Ariadne, soit hasard soit dessein
prémédité, il est certain que Bacchus qui
faisait voile avec de plus grandes forces que
Thésée, lui enleva cette princesse. Et si je ne me
trompe, c'est le même Bacchus qui le premier poussa ses
conquêtes jusques dans les Indes et qui jeta le premier un
pont sur l'Euphrate, à l'endroit où depuis on a
bâti une ville, qui pour conserver la mémoire de
cet événement a été appelée
Zeugma. On y voit encore un câble fait de sarment et de
rameaux de lierre, dont on dit que Bacchus se servit pour
attacher son pont aux deux rives du fleuve. Les Grecs et les
Egyptiens ont beaucoup parlé de ce Bacchus.
[5] Au-dessous de Phèdre, vous voyez Chloris qui est
couchée sur les genoux de Thyia. On peut croire que ces
deux femmes s'étaient fort aimées de leur vivant.
Chloris était d'Orchomène en Béotie. On dit
que Neptune eut les bonnes grâces de Thyia et que Chloris
fut mariée à Néléus fils de
Neptune.
[6] A côté de Thyia, c'est Procrys fille
d'Erechthée, et après elle Clymène qui
semble lui tourner le dos. Dans le poème qui a pour titre
Le retour des enfers, il est dit que Clymène
était fille de Minyas et femme de Céphale fils de
Déïon, qui en eut Iphiclus. A l'égard de
Procrys, tout le monde sait que Céphale l'avait
épousée avant Clymène, et l'on sait aussi
de quelle manière elle fut tuée par son
mari.
[7] A la droite de Clymène, on voit Mégara, elle
était Thébaine et femme d'Hercule ; ayant perdu
tous les enfants qu'il avait d'elle et croyant l'avoir
épousée sous de malheureux auspices, il la
répudia. Une des principales figures, c'est la fille de
Salmonée qui paraît au-dessus de toutes ces femmes,
assise sur un rocher. Eriphyle qui est debout à
côté d'elle passe ses doigts par-dessous sa
tunique, et les porte à son col, comme pour cacher ce
collier dont il est tant parlé dans les
poèmes.
[8] Au-dessus d'Eriphyle, Polygnote a représenté
Elpénor et ensuite Ulysse qui ploie les genoux sur le
bord d'une fosse tenant son épée à la main.
Le devin Tirésias arrive par cette fosse, il est suivi
d'Anticlée la mère d'Ulysse, qui s'assied sur une
pierre. Elpénor à la manière des matelots
paraît vêtu d'une espèce de chemisette tissue
de poils de bouc.
[9] Plus bas au-dessous d'Ulysse, Thésée et
Pirithoüs sont assis sur des sièges.
Thésée tient de ses deux mains
l'épée de Pirithoüs et la sienne.
Pirithoüs a les yeux sur ces deux épées, il
semble être au désespoir de les voir inutiles pour
l'entreprise qu'ils avaient projetée. Panyasis dit
quelque part dans ses vers que ni Thésée ni
Pirithoüs n'étaient représentés assis
comme captifs, mais parce que leur peau s'était
collée à la pierre qui leur servait de
siège.
[10] Homère a assez marqué dans l'Iliade
et dans l'Odyssée, l'amitié qui
était entre ces deux héros, car il ne nomme
presque jamais l'un sans l'autre. Ulysse racontant au roi des
Phéaciens son voyage aux enfers : J'aurais pu voir
encore ces illustres descendants des dieux, Thésée
et Pirithoüs, et je le souhaitais passionnément.
Nestor, dans le premier livre de l'Iliade, voulant
réconcilier Agamemnon et Achille, leur parle de plusieurs
grands personnages qu'il avait vus dans sa jeunesse, et qui
quoique ses anciens ne laissaient pas de déférer
à ses avis, et il cite entre autres Pirithoüs et
Thésée.
XXX. [1] On voit ensuite les filles de Pandare.
Pénélope nous apprend dans Homère qu'elles
perdirent leur père et leur mère par un effet du
courroux des dieux, et qu'étant demeurées
orphelines, Vénus elle-même prit soin de leur
éducation. Les autres déesses les
comblèrent de faveurs comme à l'envi. Junon leur
donna la sagesse et la beauté, Diane y ajouta l'avantage
de la taille, Minerve leur apprit à faire toutes les
sortes d'ouvrages qui conviennent à des femmes.
[2] Et quand elles furent nubiles, Vénus remonta au ciel
pour prier Jupiter de leur accorder un heureux mariage. Mais en
l'absence de Vénus, les Harpyes enlevèrent ces
princesses et les livrèrent aux Furies. Voilà ce
que Pénélope en dit dans l'Odyssée.
Elles sont couronnées de fleurs dans le tableau de
Polygnote et elles jouent aux dés ; on les nommait Camiro
et Clytie. Il est certain que Pandare leur père
était de Milet ville de Crète, et qu'il fut
complice non seulement du vol sacrilège de Tantale, mais
aussi du serment qu'il fit pour couvrir son crime.
[3] Après elles vous voyez Antiloque ; il a le pied sur
une pierre, et il appuie sa tête et son visage contre ses
deux mains. Agamemnon est auprès de lui, appuyé
sur son sceptre, il tient un bâton de commandement
à la main. Protésilas assis regarde Achille, et
Patrocle est debout au-dessus d'Achille ; ils sont tous sans
barbe, excepté Agamemnon.
[4] Plus haut, c'est le jeune Phocus, il a une bague à
un des doigts de la main gauche. Iaséüs qui est
auprès et qui, à sa barbe, paraît plus
âgé, lui tire cette bague du doigt ; c'est ce qu'il
faut expliquer. Phocus fils d'Eaque, passa de l'île
d'Egine dans cette contrée que l'on nomme aujourd'hui la
Phocide et il y établit sa domination. Iaséüs
lia une étroite amitié avec ce prince, il le
combla de présents et lui donna entre autres choses une
bague de prix ; c'était une pierre gravée et
enchâssée dans de l'or. Peu de temps après,
Phocus repassa en l'île d'Egine, où
Pélée lui dressa des embûches et le fit
périr. Iaséüs semble donc reconnaître
son ami à la bague qu'il a au doigt, et Phocus lui laisse
prendre sa bague pour faciliter la reconnaissance.
[5] Au-dessus de ces deux figures est Méra, assise sur
une pierre. Dans ces poésies intitulées Le
retour des enfers, on lit que Méra mourut
étant encore vierge, et qu'elle était fille de
Proetus fils de Thersandre et petit-fils de Sisyphe. La figure
la plus proche est Actéon fils d'Aristée ; sa
mère est auprès. Ils tiennent un faon de biche et
sont assis sur une peau de cerf ; un chien de chasse est
couché à leurs pieds : ce sont autant de symboles
qui ont du rapport à la vie d'Actéon et à
la manière dont il mourut.
[6] Au bas du tableau, derrière Patrocle, vous voyez
Orphée ; il paraît assis sur une éminence,
il est appuyé contre un arbre, tenant sa lyre de la main
gauche, et des branches de saule de la main droite. Il semble
que Polygnote ait voulu représenter ce bois sacré
de Proserpine dont parle Homère, et qui était
rempli de saules et de peupliers. Orphée est
habillé à la grecque ; il n'y a rien dans ses
vêtements ni sur sa tête qui sente le Thrace.
[7] Promédon est appuyé de l'autre
côté de l'arbre. Quelques-uns croient que ce
Promédon est un personnage purement imaginé par le
peintre. D'autres disent que c'était un Grec
passionné pour la musique en général, et
particulièrement pour les airs d'Orphée.
[8] Du même côté on voit Schédius,
qui commandait les Phocéens au siège de Troie.
Après lui, c'est Pélias, assis sur un siège
; il a la barbe et les cheveux tout blancs, et il arrête
ses yeux sur Orphée. Schédius tient un poignard,
et il a une couronne d'herbes champêtres sur la
tête. Thamyris est assis auprès de Pélias.
On voit qu'il a eu le malheur de perdre la vue : son air triste
et abattu, sa barbe et ses cheveux négligés, tout
annonce son affliction. Il a jeté sa lyre à ses
pieds ; elle est toute fracassée, et les cordes en sont
rompues.
[9] Au-dessus de lui, Marsyas est assis sur une pierre. Un
jeune enfant est auprès, qui apprend à jouer de la
flûte ; c'est Olympus. Les Phrygiens qui habitent
Célènes disent que le fleuve qui passe par leur
ville et que l'on nomme Marsyas était autrefois un
célèbre joueur de flûte. Ils ajoutent que ce
fut lui qui inventa ces airs de flûte qui se jouent dans
les solennités de la mère des dieux ; et si nous
les en croyons, ce fleuve les défendit contre l'invasion
des Gaulois, qu'il intimida par ses airs phrygiens et par le
débordement de ses eaux.
XXXI. [1] Si vous jetez les yeux au haut du tableau, vous y
verrez Ajax de Salamine près d'Actéon, ensuite
Palamède et Thersite qui jouent ensemble aux dés,
jeu que l'on croit avoir été inventé par
Palamède même. Ajax fils d'Oïlée les
regarde ; celui-ci a la pâleur d'un homme qui a fait
naufrage, et il est encore tout couvert d'écume, comme
s'il sortait des flots.
[2] Le peintre semble avoir voulu rassembler en un même
lieu tous les ennemis d'Ulysse. Car Ajax fils
d'Oïlée le haïssait mortellement, parce
qu'après le viol de Cassandre il avait conseillé
aux Grecs de le lapider. Pour Palamède, j'ai lu dans les
Cypriaques qu'étant allé un jour
pêcher sur le bord de la mer, Ulysse et Diomède le
poussèrent dans l'eau et furent cause de sa mort.
[3] Un peu au-dessus d'Ajax on voit Méléagre fils
d'Oenéus, il paraît avoir les yeux sur Ajax. De
tous ces personnages Palamède est le seul qui n'ait point
de barbe. Quant à Méléagre, Homère
dit que les Furies avancèrent la fin de ses jours,
à cause des imprécations qu'Althée avait
faites contre lui. Mais le poème des Femmes
illustres, et l'auteur de la Minyade, rapportent l'un
et l'autre qu'Apollon prit le parti des Curètes contre
les Etoliens, et que dans cette guerre Méléagre
fut tué de la propre main d'Apollon.
[4] Car pour la fable de ce tison fatal donné par les
Parques à Althée, de la durée duquel
dépendait la vie de Méléagre, et que sa
mère irritée contre lui alluma elle-même,
c'est Phrynicus fils de Polyphradmon, qui l'a
débitée le premier dans sa pièce
intitulée Pleuron : Méléagre ne
put éviter la mort. Sa cruelle mère mit le feu au
tison fatal, et du même feu son malheureux fils se sentit
consumer. Il faut pourtant dire le vrai ; Phrynichus ne
s'étend pas sur cet événement, comme tout
poète a coutume de faire sur une idée qu'il
imagine et qu'il veut rendre croyable. Mais il dit simplement le
fait, comme si c'eut été une chose connue de toute
la Grèce.
[5] Au bas du tableau, près du Thrace Thamyris on voit
Hector assis. Il tient son genou gauche avec ses deux mains, et
il paraît accablé de tristesse. Après lui
c'est Memnon assis sur une pierre, il est suivi de
Sarpédon qui appuie sa tête contre ses mains ;
Memnon a une des siennes sur l'épaule de Sarpédon
: ils ont tous une grande barbe.
[6] Le peintre a représenté sur le manteau de
Memnon des oiseaux, qui ne sont point appelés autrement
que les oiseaux de Memnon. Ceux qui habitent les
côtes de l'Hellespont disent que tous les ans, à
jour préfixé, ces oiseaux viennent balayer un
certain espace du tombeau de Memnon, où l'on ne laisse
croître ni arbre ni herbe, et qu'ensuite ils l'arrosent
avec leurs ailes qu'ils vont exprès tremper dans l'eau du
fleuve Esépus.
[7] Auprès de Memnon il y a un esclave éthiopien,
pour marquer que Memnon était roi d'Ethiopie. Il vient
néanmoins au secours des Troyens, non du fond de
l'Ethiopie mais de la ville de Suse en Perse, et des bords du
fleuve Choaspès, après avoir soumis à son
empire toutes les nations qui étaient entre deux. Les
Phrygiens montrent encore aujourd'hui la route qu'il tint, ses
marches et ses divers campements.
[8] Au-dessus de Sarpédon et de Memnon, Polygnote a
représenté Pâris, jeune encore et sans barbe
; il bat des mains d'une manière assez rustique, et par
ce bruit il semble inviter Penthésilée à
approcher. Penthésilée le regarde, mais on juge
à son air qu'elle n'a que du mépris pour lui. Sa
figure est d'une jeune vierge ; elle tient un arc tout semblable
à ceux des Scythes et une peau de léopard lui
couvre les épaules.
[9] Plus haut, ce sont deux femmes qui portent de l'eau dans
des cruches cassées, en sorte que l'eau se perd. L'une de
ces femmes paraît encore jeune ; l'autre est d'un
âge plus avancé. Une inscription commune à
l'une et à l'autre témoigne qu'elles avaient
négligé de se faire initier aux mystères de
Cérès.
[10] Plus haut encore on voit Callisto fille de Lycaon, la
nymphe Nomia, et Péro fille de Néléus,
lequel en la mariant demanda les boeufs d'Iphiclus pour le
présent des épousailles. Une peau d'ours sert de
tapis à Callisto, qui a ses pieds sur les genoux de
Nomia. J'ai déjà dit que, suivant la tradition des
Arcadiens, Nomia était une nymphe originaire d'Arcadie.
Les nymphes, si nous en croyons les poètes, vivent
très longtemps mais elles ne sont pas immortelles.
Après Callisto et les femmes qui sont avec elle, vous
voyez un rocher fort escarpé : Sisyphe fils d'Eole
s'efforce de monter jusqu'au haut en roulant devant lui une
grosse pierre qui retombe sans cesse.
[11] On voit aussi là un tonneau et un groupe de figures
composé d'un vieillard, d'un enfant et de plusieurs
femmes qui sont sur une roche. Une de ces femmes est
auprès du vieillard et paraît fort
âgée. Plusieurs portent de l'eau, la vieille verse
dans le tonneau le peu d'eau que sa cruche qui est cassée
peut contenir. Je crois que le peintre a voulu exprimer le
supplice de ceux qui méprisent les mystères de
Cérès d'Eleusis. Car de tous les mystères,
c'étaient ceux que les anciens Grecs respectaient
davantage, et avec d'autant plus de raison que les dieux sont
au-dessus des héros.
[12] Un peu plus bas on voit Tantale au milieu des tourments
décrits par Homère. Il y a de plus une roche qui
paraît toute prête à tomber sur lui et qui le
tient dans un effroi continuel ; c'est une idée que
Polygnote a empruntée des poésies d'Archiloque. Je
ne sais pas si Archiloque en a été l'inventeur, ou
s'il l'a prise de quelqu'autre poète. Voilà ce que
contiennent les deux beaux tableaux du peintre de Thasos.
XXXII. [1] Un
théâtre magnifique est contigu à l'enceinte
du temple. En descendant du sacré parvis, vous trouverez
sur votre chemin une statue de Bacchus, qui est un
présent des Cnidiens. Le stade est dans l'endroit de la
ville le plus élevé ; il était bâti
de ces pierres que fournit le mont Parnasse ; mais Hérode
l'Athénien l'a fait revêtir de ce beau marbre du
mont Pentélique.
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Traduction par l'abbé Gédoyn (1731, édition
de 1794)
NB : Orthographe modernisée et chapitrage
complété.