[La Sicyonie]
Tardieu, 1821
V. [5] Mais si au sortir de la ville vous prenez le chemin qui
conduit à Sicyone, je dis le long du rivage et non
à travers les terres, vous rencontrerez d'abord à
votre gauche un temple qui a été
brûlé, apparemment durant les guerres auxquelles
tout ce pays a été si longtemps exposé ;
car il est à croire que les temples et les maisons qui
&oient hors de l'enceinte de la ville furent alors
consumés par le feu. Quoi qu'il en soit, ils croient que
ce temple était consacré à Apollon, et
qu'il fut brûlé par Pyrrhos fils d'Achille ; j'ai
ouï dire à d'autres que c'était un temple que
les Corinthiens avaient élevé à Jupiter
Olympien, et que le feu y avait pris sans qu'on sache par quel
accident.
[6] Pour les Sicyoniens qui de ce côté-là
sont fort voisins des Corinthiens, voici ce qu'ils racontent
eux-mêmes de leur origine. Ils disent qu'Egialée
originaire de leur pays en fut le premier roi ; que sous son
règne cette partie du Péloponnèse qui
s'appelle encore aujourd'hui Egiale prit sa dénomination
; que dans cette contrée il bâtit en rase campagne
la ville d'Egialée, avec une citadelle qui occupait tout
le terrain où ils ont à présent un temple
de Minerve ; qu'Egialée fut père d'Europs dont
naquit Telchis qui eut pour fils Apis.
[7] Cet Apis devint si puissant avant l'arrivée de
Pélops à Olympie, que tout le pays qui est
renfermé dans l'isthme prit le nom d'Apia. Les
descendants d'Apis furent Thalxion son fils, Egyre fils de
Thalxion, Thurimaque fils d'Egyre, et Leucippe fils de
Thurimaque. Leucippe n'eut qu'une fille qui s'appellait
Chalcinie, et qui eut un fils de Neptune ; Leucippe prit soin de
ce fils, et lui laissa son royaume en mourant.
[8] Ce fils se nommait Pérate, et fut père de
Plemnée, de qui l'on raconte des choses
tout-à-fait incroyables ; car on dit qu'il ne pouvait
élever aucun enfant ; que ceux qu'il avait mouraient
presqu'en naissant ; que Cérès touchée de
son malheur vint elle-même à Egialée, et se
présenta à Plemnée comme une
étrangère qui demandait à nourrir le petit
Orthopolis qui venait de naître ; qu'en effet elle
l'éleva si bien, qu'Orthopolis eut une fille
nommée Chrysorte, qui aimée d'Apollon eut de lui
Coronus, lequel fut père de Corx et ensuite de
Lamédon.
VI. [1] Corax étant mort sans enfants, Epopéc qui
était venu de Thessalie peu de temps auparavant, s'empara
du royaume, et ce fut, dit-on, sous son règne qu'une
armée ennemie entra pour la première fois dans ce
pays qui jusques-là n'avait jamais été
troublé par aucune guerre : voici quel fut le sujet de
celle-ci. Antiope fille de Nyctée était alors
célèbre dans toute la Grèce pour sa rare
beauté ; même on la disait fille non de
Nyctée, mais du fleuve Asope qui arrose les terres des
Platéens et des Thébains.
[2] Soit qu'Epopée l'eût demandée en
mariage, ou qu'amoureux de cette princesse il voulût
satisfaire sa passion à quelque prix que ce fût, le
fait est qu'il l'enleva. Les Thébains, bien
résolus de venger cet affront, marchèrent
aussitôt contre lui ; le combat fut sanglant ;
Nyctée y reçut une blessure mortelle :
Epopée remporta la victoire, mais il fut blessé
aussi. Nyctée s'étant fait reporter à
Thèbes, et sentant sa fin approcher, laissa
l'administration du royaume à son frère Lycus ;
car le royaume appartenait à Labdacus son pupille fils de
Polydore et petit-fils de Cadmus ; il donna aussi la
tutèle du jeune prince à Lycus, mais en le
conjurant de venger sa mort, de combattre Epopée avec de
plus grandes forces, et de punir Antiope, si elle tombait entre
ses mains.
[3] Cependant Epopée ne songeait qu'à rendre des
actions de grâces aux dieux pour le succès de ses
armes, et à bâtir un temple à Minerve. Quand
le temple fut achevé il pria la déesse de lui
faire connaître par quelque signe si la
consécration lui en avait été
agréable, et l'on dit qu'incontinent après sa
prière on vit naître un olivier devant la porte du
temple ; mais peu de jours ensuite Epopée ne laissa pas
de mourir de sa blessure qu'il avait négligée. Sa
mort mit fin à la guerre ; car Lamédon qui lui
succéda remit Antiope entre les mains de Lycus ; on la
ramena à Thèbes, et ce fut en y allant et proche
d'Eleuthère qu'elle se délivra de deux enfants
dont elle était grosse.
[4] Sur quoi Asius fils d'Amphiptolème fit les vers
suivants :
La charmante Antiope eut pour père Asopus,
Pour amant Epopée, et Jupiter lui-même ;
Pour enfants deux héros, Amphion et Zéthus.
Mais Homère donne à ces deux jumeaux une naissance
encore plus illustre avec la gloire d'avoir été
les premiers fondateurs de la ville de Thèbes,
distinguant, comme je crois, la ville basse de ce que nous
appelions la Cadmée.
[5] Quoi qu'il en soit, Lamédon n'eut pas plutôt
pris possession du royaume, qu'il songea à se marier ; il
épousa Phéno Athénienne fille de Clytius.
Dans la suite se voyant attaqué par deux puissants
ennemis Archander et Architèle tous deux fils
d'Achéüs, il fit venir Sicyon de l'Attique pour
l'aider à soutenir la guerre contre eux ; et afin de se
l'attacher davantage, il lui fit épouser sa fille
Zeuxippe. Par ce mariage Sicyon acquit lui-même le
royaume, et ce fut sous son règne que tout le pays
changeant de nom fut appellé la Sicyonie, et que la ville
qui s'appellait auparavant Egialée se nomma Sicyone. Au
reste les Sicyoniens prétendent que leur roi Sicyon
était né non de Marathon fils d'Epopée,
mais de Métion fils d'Erechthée, et Asius est
aussi de cette opinion ; mais Hésiode fait Sicyon fils
d'Erechthée, et Ibycus le fait fils de
Pélops.
[6] On convient qu'il laissa une fille appellée
Chthonophyle, qui aimée de Mercure en eut un fils
nommé Polybe ; ensuite elle épousa Phlias fils de
Bacchus, dont naquit Andromas. Polybe régna à son
tour, et maria sa fille Lysianasse à Talaüs fils de
Bias et roi des Argiens. Environ ce temps-là Adraste
chassé d'Argos se réfugia à Sicyone
auprès de Polybe, et y régna même
après lui. Mais ce prince ayant été
rappellé dans sa patrie, Janiscus petit-fils de ce
Clytius qui avait donné sa fille en mariage à
Lamédon, vint de l'Attique, et occupa le trône de
Sicyone. Il eut pour successeur Phestus qui passait pour fils
d'Hercule.
[7] Phestus s'étant transplanté en Crète
par le conseil de l'oracle, on dit que Zeuxippe fils d'Apollon
et de la nymphe Syllis lui succéda ; celui-ci
régna jusqu'à sa mort. Après lui Hippolyte
fils de Rhopale et petit-fils de Phestus obtint le royaume.
Agamemnon lui déclara la guerre, et marchait
déjà pour venir attaquer Sicyone, lorsqu'Hippolyte
craignant un si puissant ennemi prit le parti de se soumettre.
Son fils Lacestadès fut son successeur. Ce fut sous son
règne que Phalcès fils de Téménus
à la tête d'une troupe de Doriens se rendit
maître de la ville de Sicyone par surprise durant la nuit.
Cependant comme le Roi descendait d'Hercule, non seulement
Phalcès ne lui fit aucun mauvais traitement, mais il
partagea même le royaume avec lui. Depuis ce
temps-là les Sicyoniens sont devenus Doriens, et ont
commencé à faire partie des états
d'Argos.
VII. [1] La ville d'Egialée était, comme j'ai
déjà dit, située dans une plaine.
Démétrius fils d'Antigonus la rasa, et en
bâtit une autre qu'il joignit à l'ancienne
citadelle, et c'est celle qui subsiste aujourd'hui. Les
Sicyoniens sont à présent misérables et
fort différents de ce qu'ils étaient autrefois.
D'en vouloir rechercher la cause, c'est peut-être ce qui
ne nous est pas permis ; il vaut donc mieux se contenter de
celle qu'Homère donne de la décadence de tant
d'autres villes :
Du puissant Jupiter la volonté suprême.
Ils étaient déjà réduits à
cet état de faiblesse, lorsque pour surcroît de
malheur ils furent affligés d'un tremblement de terre qui
fit de leur ville une solitude, et renversa beaucoup de
monuments et d'édifices publics qui étaient d'une
grande beauté. Le même accident a ruiné
plusieurs villes de la Carie et de la Lycie, et l'île de
Rhodes surtout en a été si fort
ébranlée, que la prédiction de la Sybille
ne s'est trouvée que trop accomplie.
[2] Sur le chemin de Corinthe à Sicyone vous voyez le
tombeau d'un pentathle Messénien, nommé Lycus,
quel que puisse avoir été ce Lycus, car je ne
trouve aucun Messénien de ce nom-là qui ait eu
l'honneur du pentathle, ni même qui ait remporté
aucun prix aux jeux olympiques ; son tombeau n'est qu'un petit
tertre. Et à cette occasion je dirai que les Sicyoniens
enterrent leurs morts d'une manière assez convenable. Ils
jettent le corps dans une fosse et le couvrent de terre ; ils
construisent un petit mur qui règne tout à
l'entour ; puis ils élèvent quatre colonnes qui
soutiennent un toit fait en forme d'ailes éployées
et penchées comme la couverture de nos temples : ils ne
mettent aucune inscription sur la sépulture, mais en
rendant les derniers devoirs au mort ils l'appellent simplement
par son nom, sans y ajouter celui de son père ; ensuite
ils lui disent le dernier adieu.
[3] Après le tombeau de Lycus au-delà du fleuve
Asope vous avez à main droite la ville d'Olympion ;
à gauche, mais un peu plus avant dans les terres, est le
tombeau d'Eupolis poète athénien qui a fait des
comédies. En avançant vers la ville vous trouvez
sur le grand chemin le tombeau de Xénodice, morte en
couches ; ce tombeau n'est pas fait comme les autres, car on a
voulu qu'il fût orné de peintures, et celles que
j'y ai vues sont aussi belles qu'il y en ait ailleurs.
[4] Plus loin est le monument que les Sicyoniens ont
élevé en l'honneur de ceux qui ont péri
à Pellène, à Dyme ville d'Achaïe,
à Mégalopolis et auprès de Sélasie :
dans la suite je ferai le détail de toutes ces occasions.
Près de la porte on voit un antre où il y a une
fontaine ; l'eau ne vient point de dessous terre, mais elle
coule du haut de la caverne : aussi l'appellent-ils l'eau
pendante.
[5] Dans la citadelle, je parle de celle de mon temps, il y a
un temple de la Fortune surnommée Acréa, et
auprès un autre temple des Dioscures ; les statues de ces
divinités sont de bois dans l'un et dans l'autre. Le
théâtre est au bas de la citadelle ; sur le devant,
je vis une statue d'homme qui tient un bouclier : on m'assura
que c'était Aratus fils de Clinias. Derrière le
théâtre est un temple dédié à
Bacchus ; la statue du dieu est d'or et d'ivoire ; il est
accompagné de Bacchantes faites de marbre blanc : on
prétend que c'était des femmes consacrées
à Bacchus et inspirées par ce dieu. Les Sicyoniens
ont plusieurs autres statues qu'ils renferment dans une
espèce de sacristie ; mais chaque année durant une
certaine nuit ils les tirent de ce lieu pour les porter dans le
temple ; ils allument des flambeaux afin d'éclairer la
cérémonie, et chantent des hymnes composés
en vieux langage.
[6] La statue qu'ils nomment le Bacchéüs tient le
premier rang à cette procession : c'est une statue qu'ils
croient avoir été consacrée par Andromas
fils de Phlias ; ensuite paraît le Lysius, autre statue
que Phanès, disent-ils, transporta de Thèbes
à Sicyone par ordre de la Pythie. Il est certain que
Phanès vint à Sicyone en même temps
qu'Aristomaque fils de Cléodée ; mais pour avoir
négligé d'accomplir un certain oracle, il ne put
retourner dans le Péloponnèse aussitôt qu'il
se l'était proposé.
[7] En descendant du temple de Bacchus dans la place on trouve
à main droite le temple de Diane surnommée
Limnéa ; ce temple est si vieux qu'il n'a plus de toit ;
la statue de la déesse y manque aussi, et l'on ne put me
dire si elle avait été transportée
ailleurs, ou si elle avait péri par quelque accident.
Dans la place il y a un temple dédié à la
Persuasion ; et voici la raison qu'ils en apportent. Ils disent
qu'Apollon et Diane ayant tué Python, vinrent à
Egialée pour se faire purifier, mais qu'on leur y fit une
si grande frayeur, qu'ils furent obligés de passer en
Crète, et d'avoir recours à Carmanor. En effet on
voit à Sicyone un endroit qu'on appelle encore
aujourd'hui la Peur. Ils ajoutent qu'aussitôt la ville
d'Egialée fut frappée de la peste, et que les
devins consultés répondirent que ce fléau
ne cesserait point qu'Apollon et Diane n'eussent
été apaisés.
[8] Qu'en conséquence de cet oracle on envoya sept
jeunes garçons et autant de jeunes filles en habits de
suppliants sur le bord du fleuve Sythas ; que le dieu et la
déesse se laissèrent fléchir à leurs
prières, et qu'ils voulurent bien revenir dans la
citadelle de Sicyone. C'est la raison qu'ils donnent pourquoi
l'on a consacré ce temple à la Persuasion dans le
lieu même, disent-ils, où Apollon et Diane
s'étaient arrêtés en rentrant dans leur
ville. Et encore à présent ils pratiquent tous les
ans la même cérémonie ; car le jour de la
fête du dieu ils envoient de jeunes enfants sur le bord du
fleuve, et tirent du temple d'Apollon les statues des deux
divinités pour les porter dans le temple de la
Persuasion, d'où ensuite ils les reportent où
elles étaient. Ce temple est, comme j'ai dit, dans la
place, et l'on dit qu'anciennement Proetus l'avait fait
bâtir dans ce lieu, parce que ses filles y avaient
été guéries de leur
phrénésie.
[9] Ils tiennent pour certain que Méléagre y
suspendit la lance dont il avait percé le sanglier de
Calydon, et que la flûte de Marsyas y fut aussi
consacrée ; car ils prétendent qu'après le
malheur qui arriva à ce Silène, sa flûte
tomba dans le fleuve Marsyas, que de là elle passa dans
le Méandre, et du Méandre dans l'Asope qui la jeta
sur le rivage, où un berger l'ayant ramassée la
consacra ensuite à Apollon ; mais toutes ces offrandes
ont été brûlées avec l'ancien temple
; celui que j'ai vu et la statue qui y est sont modernes, et
c'est Pytoclès qui en a fait la
consécration.
VIII. [1] Auprès du temple de la déesse Pitho ou
de la Persuasion il y a un palais destiné aux empereurs
Romains ; c'était autrefois la maison de Cléon le
tyran ; car du temps que la ville basse subsistait,
Clisthène fils d'Aristonyme et petit-fils de Myron
s'empara du gouvernement, et Cléon en fit autant dans la
ville neuve. Devant sa maison l'on voit le monument
héroïque d'Aratus, de tous les Grecs de son temps
celui qui a fait de plus grandes actions : en voici
quelques-unes.
[2] Après la mort de Cléon les principaux de la
ville eurent une si furieuse passion de dominer, que l'on y vit
deux tyrans tout à la fois, savoir Timoclidas et
Euthydême. Le people les ayant chassés donna le
gouvernement à Clinias père d'Aratus ; mais
quelques années ensuite Clinias étant mort,
Abantidas usurpa la souveraine autorité. Sous son
règne Aratus, soit de gré ou de force, quitta sa
patrie, et s'éloigna. Abantidas fut tué par ses
propres citoyens ; aussitôt Paséas son père
se mit à sa place, mais Nicoclès le fit
périr, et s'empara lui-même du gouvernement. Ce fut
alors qu'Aratus conçut le dessein d'être le
libérateur de sa patrie ; pour cela il ramasse tout ce
qu'il peut d'illustres exilés comme lui, il lève
quelques milices à Argos, et s'étant
approché de Sicyone durant la nuit, il surprend une
partie de la garnison, force l'autre et entre dans la
ville.
[3] Le jour venu il se met à la tête des peuples,
court au palais de Nicoclès, et s'en rend le maître
sans beaucoup de peine. Cependant le tyran lui échappe et
se sauve ; dès qu'Aratus le voit en fuite, il remet le
gouvernement entre les mains du peuple, fait rendre aux
exilés tout leur bien, maisons et terres, en paie le prix
à ceux qui les avaient achetés, satisfait tout le
monde, et pacifie la ville, qui un moment auparavant
était pleine de discorde. Les Macédoniens
étaient alors formidables à toute la Grèce
sous l'autorité d'Antigonus tuteur du jeune Philippe fils
de Démétrius. Aratus engage ses compatriotes, tout
Doriens qu'ils étaient, à s'unir avec les
Achéens, et à envoyer des députés
aux états d'Achaïe. A ces états il est
déclaré généralissime, et
aussitôt il marche contre les Locriens d'Amphisse, entre
dans le pays des Etoliens, et y exerce toute sorte
d'hostilités. Corinthe avait été
obligée de recevoir garnison macédonienne, Aratus
entreprend de l'en délivrer ; il attaque les
Macédoniens sans leur donner le temps de se
reconnaître, les défait et tue Persée leur
commandant qui avait été disciple du philosophe
Zénon fils de Mnasée.
[5] Corinthe ayant ainsi secoué le joug, les
Epidauriens, les Trézéniens qui habitent le long
des côtes d'Argos, les Mégaréens qui sont
au-delà de l'isthme, tous ces peuples entrèrent
dans la ligue d'Achaïe ; ce qui détermina
Ptolémée à y entrer lui-même. Sur ces
entrefaites les Lacédémoniens sous la conduite de
leur roi Agis fils d'Eudamidas, prennent Pellène
d'emblée ; Aratus y accourt, livre bataille aux
Lacédémoniens, les met en fuite, les poursuit,
traite enfin avec eux, et les oblige à abandonner leur
nouvelle conquête, et à s'en retourner dans leur
pays.
[6] Ce grand homme, après avoir réglé les
affaires du Péloponnèse avec tant de
succès, ne crut pas devoir souffrir que les
Macédoniens fussent plus longtemps les maîtres du
Pirée, de Munychie, de Salamine et de Sunium ; car ils
avaient des garnisons dans toutes ces places. Comme il
n'était guère possible de les en déloger
par la force, Aratus gagna Diogène qui commandait dans
ces postes, et l'engagea à les rendre moyennant cent
cinquante talents, dont Aratus lui-même donna la
sixième partie aux Athéniens. Il persuada aussi
à Aristomaque qui s'était fait tyran d'Argos, de
rendre aux Argiens leur liberté. Mais l'homme ne
réussit jamais dans toutes ses entreprises : Aratus en
est un exemple ; car dans la suite il fut lui-même
forcé de faire alliance avec les Macédoniens ; et
voici comme cela arriva.
IX. [1] Cléomène fils de Léonidas et
petit-fils de Cléonyme ne se vit pas plutôt le
maître à Sparte qu'il voulut imiter Pausanias, se
faire comme lui le tyran de son pays et se mettre au-dessus des
lois. Plus entreprenant que Pausanias et moins craintif, il se
laissa emporter à son audace naturelle, et ne tarda
guère à exécuter tous ses desseins ; car
ayant gagné les éphores, il empoisonna Eurydamidas
encore enfant, mais qui régnait conjointement avec lui.
Après ce crime il transporta la couronne à
Euclidas son propre frère ; ensuite il dépouilla
les sénateurs de leur autorité, en créa
d'autres sous un autre nom, et leur laissa seulement un vain
titre. Bientôt après son ambition le portant
à de plus grandes choses, et même à
subjuguer toute la Grèce, il déclara la guerre aux
Achéens, soit qu'il crût qu'après les avoir
soumis il les ferait aisément entrer dans ses vues, ou
qu'il voulût seulement les empêcher de s'opposer
à ses desseins.
[2] Les ayant donc attaqués auprès de Dyme ville
au-dessous de Patras, il les battit, et remporta une grande
victoire sur eux. Les Achéens avaient pour
général Aratus, qui dans cette conjoncture voyant
que tout était à craindre pour la cause commune et
en particulier pour Sicyone sa patrie, ne balança pas
à implorer le secours d'Antigonus. Cléomène
venait d'irriter ce prince en violant ouvertement le
traité de paix qu'il avait fait avec lui, et surtout en
chassant les Mégalopolitains de leur ville ; c'est
pourquoi les Achéens n'eurent pas de peine à
l'attirer dans leur parti. Dès qu'ils le virent
entré dans le Péloponnèse, ils se
joignirent à lui, et marchèrent contre
Cléomène qu'ils défirent entièrement
; ensuite profitant de leur victoire ils saccagèrent
Sélasie et prirent même Lacédémone.
Après cette expédition Antigonus et les
Achéens rétablirent à Sparte le
gouvernement républicain.
[3] Quant aux enfants de Léonidas, tel fut leur sort :
Euclidas périt dans le combat ; pour
Cléomène, il se retira en Egypte auprès de
Ptolémée, dont il fut bien reçu ; mais peu
de temps après ayant voulu soulever les Egyptiens contre
leur Roi, il fut arrêté et mis en prison,
d'où pourtant il se sauva et s'enfuit à
Alexandrie. Là ayant excité de nouveaux troubles,
comme il se vit sur le point d'être pris, il se poignarda
lui-même, et finit ainsi ses jours. Les
Lacédémoniens ne furent pas fâchés de
sa mort qui les délivrait de la servitude ; ils
cessèrent d'être gouvernés par des rois, et
à cela près ils conservèrent la même
forme de gouvernement qui subsiste encore aujourd'hui. A
l'égard d'Aratus, Antigonus l'honora toujours de son
amitié ett lui témoigna toute l'estime et la
reconnaissance que méritaient ses grandes actions et ses
services.
[4] Mais Philippe étant venu à régner, il
ne trouva pas bon qu'Aratus se mêlât de blâmer
la manière impérieuse dont il gouvernait ses
sujets ni qu'il s'opposât à bien des choses qu'il
faisait fort inconsidérément ; de sorte que
lassé de ses remontrances il fit empoisonner ce grand
homme qui ne se défiait pas d'une pareille
lâcheté. Aratus mourut à Egion, et son corps
fut porté à Sicyone, où l'on lui
érigea un monument héroïque qui subsiste
encore. Philippe en usa de même à l'égard
d'Euryclide et de Micon, deux orateurs d'Athènes qui
avaient beaucoup de crédit sur l'esprit du peuple ; il se
défit d'eux par le poison.
[5] Il ne savait pas qu'un chagrin mortel devait un jour lui
servir à lui-même de poison : ce fut
néanmoins ce qui arriva ; car de deux fils qu'il avait,
Persée le cadet empoisonna son frère
Démétrius, et Philippe en fut si touché
qu'il mourut de chagrin ; ce que j'ai voulu rapporter pour
montrer combien est véritable cette sentence
d'Hésiode, que quiconque trame une
méchanceté contre autrui, s'expose à la
voir retomber sur lui-même.
[6] Après le tombeau d'Aratus on trouve un autel
dédié à Neptune Isthmien. On voit aussi
deux statues, l'une de Jupiter Mélichius, l'autre de
Diane Patroa, toutes les deux fort grossières et sans art
; la première est faite en forme de pyramide, et l'autre
est taillée comme une colonne. Au même endroit il y
a un sénat et un portique qui porte encore le nom de
Clisthène son auteur, car c'est Clisthène qui l'a
fait bâtir, et il l'a enrichi des dépouilles qu'il
avait remportées sur les ennemis dans la guerre qu'il fit
conjointement avec les Amphictyons contre les Cirrhéens.
Au milieu de la place publique il y a un Jupiter en bronze fait
par Lysippe, et auprès une statue de Diane qui est toute
dorée.
[7] Aux environs on voit un temple d'Apollon Lycéüs
; ce temple tombe en ruines, et n'a rien qui soit digne de
curiosité. Quant au surnom du dieu, voici la raison que
l'on en donne : on dit que les loups devenus plus furieux qu'ils
ne sont d'ordinaire, se jetaient sur les troupeaux et les
dévoraient sans qu'on pût les en empêcher ;
qu'Apollon indiqua aux Sicyoniens une espèce de bois sec,
dont l'écorce mêlée avec de la viande
faisait mourir les loups ; qu'ils pratiquèrent ce
remède, et que les loups moururent tous : ils conservent
encore de ce bois dans le temple, mais aucun d'eux, même
de ceux qui sont les plus versés dans l'histoire de leur
pays, ne sait de quel arbre est ce bois.
[8] Près de là vous voyez plusieurs statues de
bronze rangées de suite ; ils croient que ce sont les
filles de Phetus ; cependant si l'on en juge par l'inscription,
ce sont d'autres femmes. J'ai vu là aussi un Hercule en
bronze de la façon de Lysippe excellent statuaire de
Sicyone, et un Mercure Agoréiis.
X. [1] Dans le lieu d'exercice qui est près du
marché il y a un Hercule en marbre ; c'est un ouvrage de
Scopas : le temple du dieu est ailleurs. Toute l'enceinte de
cette espèce d'académie est destinée aux
exercices qu'apprennent les jeunes gens : aussi ne
l'appellent-ils point autrement que le gymnase. Au milieu est le
temple d'Hercule ; on y voit une statue de bois d'un goût
antique, et c'est Laphaës de Phliasie qui l'a faite ;
Hercule y est honoré d'un culte tout particulier. On
raconte à ce sujet que Phestus étant venu à
Sicyone, il remarqua que les Sicyoniens honoraient Hercule
simplement comme un héros, et se contentaient de faire
son anniversaire ; il le trouva mauvais, et il ordonna
qu'à l'avenir ils lui sacrifieraient dans les formes.
Depuis ce temps-là ils égorgent un agneau, et en
font rôtir le ventre sur l'autel ; ils mangent une partie
de la victime suivant l'usage des sacrifices, et offrent l'autre
à Hercule comme un héros ; de sorte qu'il est
révéré aujourd'hui comme un dieu et comme
un héros. Ils ont institué en son honneur deux
jours de fête, dont ils appellent le premier l'Onomate, et
le second l'Héraclée.
[2] Du temple d'Hercule on va à celui d'Esculape ; dans
le parvis de celui-ci on trouve à main gauche deux
chapelles qui se joignent : dans l'une est la figure du Sommeil,
mais il n'en reste plus que la tête ; l'autre est
consacrée à Apollon, et il n'y a que les
prêtres du dieu qui aient permission d'y entrer. Sous le
portique qui est devant le temple on conserve un os de baleine
d'une grandeur prodigieuse. Derrière est la figure du
Songe, et tout auprès celle du Sommeil qui endort un lion
; ils donnent à celle-ci le surnom d'Epidotès. A
l'entrée du temple vous voyez d'un côté une
statue de Pan assis, de l'autre une Diane qui est debout.
[3] Dans le temple ce qui s'offre d'abord à vos yeux,
c'est un Esculape, mais sans barbe ; cette statue est d'or et
d'ivoire, et c'est un ouvrage de Calamis : le dieu tient d'une
main un sceptre, de l'autre une pomme de pin. Les Sicyoniens
disent que ce dieu leur est venu d'Epidaure sous la forme d'un
dragon, dans un char attelé de deux mulets et conduit par
Nicégore Sicyonienne, mère d'Agasiclès et
femme d'Echétimus. Plusieurs autres statues de grandeur
médiocre sont suspendues à la voûte ; il y
en a une entre autres qui est assise sur un dragon, et qui, si
l'on les en croit, représente Aristodama la mère
d'Aratus, qui selon eux eut pour père Esculape ; c'est
tout ce que ce temple contient de remarquable.
[4] Celui de Vénus n'en est pas loin ; la
première statue que l'on y trouve est celle d'Antiope ;
car ils prétendent que les enfants d'Antiope
étaient originaires de Sicyone ; que pour cela leur
mère vint s'y établir, et se regarda toujours
comme liée de consanguinité avec les Sicyoniens ;
personne au reste n'entre dans le temple de Vénus,
excepté une femme qui en qualité de sacristine
s'oblige à n'avoir point de commence avec son mari, et
une jeune vierge qui en est la prêtresse, et dont le
sacerdoce ne dure qu'un an ; sa fonction est d'apporter les
cuvettes et les vases nécessaires au sacrifice,
d'où elle prend son nom. Les autres peuvent voir et
adorer la déesse du seuil de la porte, mais sans entrer
plus avant.
[5] La déesse est assise ; c'est Canachus de Sicyone qui
a fait cette statue, le même qui a fait l'Apollon
Didyméen pour la ville de Milet, et l'Apollon
Isménien pour celle de Thèbes. La Vénus
dont je parle est d'or et d'ivoire ; elle a sur la tête
une espèce de couronne terminée en pointe qui
représente le pôle : elle tient d'une main un
pavot, et de l'autre une pomme. Ils lui offrent en sacrifice les
cuisses de toute sorte de victimes, à la réserve
du porc qui ne lui est pas agréable ; les autres parties
de la victime se brûlent avec du bois de genièvre ;
mais pour les cuisses, on les fait rôtir avec des feuilles
de pédéros.
[6] C'est une plante qui croît à l'air aux
environs du temple et nulle part ailleurs, ni même dans
aucun autre lieu de la Sicyonie. Ses feuilles sont plus petites
que celles du hêtre, plus grandes que celles de l'yeuse,
de la même figure que les feuilles de chêne,
noirâtres d'un côté, blanches de l'autre, en
un mot pour la couleur assez semblables aux feuilles du peuplier
blanc.
[7] De là on passe dans un lieu d'exercice, et en y
allant on trouve sur la gauche le temple de Diane
Phéréenne ; la statue de la déesse est de
bois : on dit qu'elle a été apportée de
Phérès, d'où elle a pris son nom. Pour le
lieu d'exercice, c'est Clinias qui l'a fait bâtir, et les
jeunes gens y sont instruits encore aujourd'hui ; on y voit une
statue de marbre blanc dont le haut est un buste de Diane, et le
reste représente un Hercule de figure carrée,
comme ces Hermès ou Mercures qui sont si communs.
XI. [1] Si vous prenez votre chemin du côté de la
porte qu'ils appellent sacrée, vous verrez
auprès de cette porte un temple de Minerve qui fut
autrefois consacré par Epopée, et qui, soit pour
la grandeur, soit pour la magnificence, l'emportait de beaucoup
sur tous les édifices de ce siècle-là ;
mais le temps n'a épargné que sa
réputation, car ce temple a été
brûlé par le feu du ciel, et je n'y ai vu qu'un
seul autel que la foudre n'ait pas endommagé, et qui
subsiste dans le même état qu'il était du
temps d'Epopée. Devant cet autel est la sépulture
du héros ; auprès de son tombeau l'on a
rangé les statues de ces dieux que l'on nomme
Préservateurs, auxquels les Sicyoniens font des
sacrifices avec les mêmes cérémonies que les
Grecs ont accoutumé de pratiquer pour détourner
d'eux les maux qu'ils appréhendent. On trouve ensuite
deux temples, l'un bâti, à ce qu'ils disent, par
Epopée en l'honneur de Diane et d'Apollon, l'autre
bâti et consacré à Junon par Adraste ; il ne
reste aucune statue ni dans l'un ni dans l'autre ; mais au fond
du temple de Junon le même Adraste a élevé
deux autels, dont l'un est dédié à Pan et
l'autre au Soleil.
[2] En descendant du côté de la campagne on
rencontre le temple de Cérès ; ils assurent que
c'est Plemnée qui l'a consacré en action de
grâces de ce que la déesse avait bien voulu nourrir
et élever son fils. Du temple de Junon bâti par
Adraste il n'y a pas loin à celui d'Apollon
Carnéen, dont il ne reste presque rien autre chose que
quelques colonnes ; les murs et le toit ont été
détruits par le temps, et il en est de même du
temple de Junon Prodomie, que Phalcès fils de
Théménus consacra autrefois pour avoir la
déesse favorable dans son entreprise contre la ville de
Sicyone.
[3] Quand on va de Sicyone à Phliunte, si l'on se
détourne d'environ dix stades, l'on trouvera sur la
gauche le bois de Pyrée ; c'est ainsi qu'ils le nomment,
et dans ce bois un temple, l'un et l'autre consacrés
à Cérès Prostasie et à Proserpine.
Pour célébrer la fête de ces
divinités les hommes ont un lieu séparé, et
les femmes un autre ; on a accordé à celles-ci une
chapelle dédiée aux Nymphes pour y faire leurs
sacrifices ; cette chapelle est ornée de plusieurs
statues dont on ne voit que le visage ; on sait pourtant
qu'elles représentent Bacchus, Cérès et
Proserpine. Le chemin qui mène à Titane est de
quelque soixante stades ; il est fort étroit, et à
cause de cela peu commode pour les voitures.
[4] Si je m'en souviens bien, quand vous avez fait vingt
stades, et que vous avez passé l'Asope qui est à
gauche, vous trouvez un bois sacré fort épais
où il y a un temple dédié à ces
déesses que les Athéniens appellent du nom de
Sévères, et les Sicyoniens du nom
d'Euménides. Ils observent tous les ans un jour de
fête en leur honneur ; ils prennent pour victimes des
brebis pleines et les immolent ; ils usent d'hydromel dans leurs
libations, et au lieu de couronnes ils emploient des fleurs
détachées ; ils honorent à peu près
de même les Parques qui ont leurs autels à
découvert dans ce bois.
[5] Si vous repassez l'Asope, et que vous repreniez le grand
chemin, vous serez bientôt au haut d'une montagne
où les gens du pays disent que Titan faisait autrefois sa
demeure ; ils croient qu'il était frère du Soleil,
et que de son nom ce lieu a été appellé
Titane. Pour moi je m'imagine que ce Titan était un homme
appliqué à étudier les saisons, pour savoir
en quel temps il fallait semer et planter, quel degré de
chaleur ou quel aspect du soleil est nécessaire pour
l'accroissement et pour la maturité de chaque fruit :
c'est apparemment ce qui a donné lieu de dire qu'il
était frère du Soleil. Quoi qu'il en soit, quelque
temps après lui Alexanor fils de Machaon et petit-fils
d'Esculape, vint en Sicyonie, et bâtit à Titane un
temple en l'honneur d'Esculape.
[6] On a planté à l'entour un bois de
cyprès qui est présentement fort vieux ; les
environs du temple sont habités par plusieurs personnes
et surtout par les ministres du dieu. Quant à la statue
qu'on y voit, nul ne saurait dire de quelle matière elle
est, ni qui l'a faite, si ce n'est Alexanor lui-même ;
elle est couverte d'une tunique de laine blanche et d'un manteau
par-dessus, de sorte qu'il n'y a que le visage, les mains et le
bout des pieds qui paraissent. Il en est de même de la
statue d'Hygéïa qui est auprès ; car on ne la
voit pas facilement, tant elle est cachée soit par la
quantité de cheveux dont quelques femmes dévotes
lui ont fait un sacrifice, soit par les morceaux d'étoffe
de soie dont on l'a parée. Quiconque entre dans ce temple
pour y faire sa prière est obligé d'adresser
ensuite ses voeux à la déesse
Hygéïa.
[7] Alexanor et Evémérion ont aussi là
leurs statues ; tous les jours après le coucher du soleil
on honore la mémoire du premier comme d'un héros,
et l'on rend des honneurs divins à l'autre. Cet
Evémérion, si je ne me trompe dans ma conjecture,
est le même que les Pergaméniens autorisés
par un certain oracle nomment Télesphore, et les
Epidauriens Acésius. Je ne dois pas omettre une statue de
la déesse Coronis ; elle n'est pas exposée aux
yeux du public ; mais après qu'ils ont sacrifié au
dieu avec les victimes ordinaires, qui sont le taureau, l'agneau
et le porc, ils tirent cette statue du lieu où l'on la
garde, ils la portent dans le temple de Minerve, et là
ils lui rendent leurs hommages. Du reste ils ne se contentent
pas de couper les cuisses des victimes comme dans les autres
sacrifices, mais ils font rôtir à terre les
victimes toutes entières, à la réserve des
oiseaux qu'ils brûlent sur l'autel.
[8] Au haut du temple sur le fronton vous voyez un Hercule, et
dans les angles, des statues de la Victoire. Le portail est
aussi orné de plusieurs statues : vous y voyez Bacchus,
Hécate, Vénus, Cérès et la Fortune ;
toutes ces statues sont de bois, mais le dieu en a une en marbre
sous le nom d'Esculape Gortynien. Les dragons sacrés que
l'on nourrit dans le temple font d'abord quelque frayeur
à ceux qui y entrent ; mais en leur jetant à
manger on les apaise, et l'on n'a plus rien à en
appréhender. Au dehors et dans le parvis du temple j'ai
vu une statue de bronze d'un certain Granianus de Sicyone, qui
aux jeux olympiques remporta deux fois le prix du pentathle, une
fois celui de la course, deux fois encore celui du double stade
; la première en courant tout nu, et la seconde en
courant avec son bouclier. Il y a aussi à Titane un
temple de Minerve, où, comme j'ai dit, on porte tous les
ans la statue de Coronis ; celle de Minerve est de bois et fort
ancienne : on dit que cette dernière a été
frappée de la foudre.
XII. [1] En descendant du haut de la montagne, car le temple
dont j'ai parlé est tout en haut, on trouve un autel
consacré aux vents, à qui une certaine nuit de
chaque année un prêtre fait des sacrifices ; il
pratique aussi autour de quatre fosses je ne sais quelles
cérémonies secrètes, propres à
apaiser la fureur des vents, et il chante en même temps
quelques vers magiques, dont l'on dit que Médée se
servait dans ses enchantements.
[2] Si vous prenez le chemin qui mène de Titane à
Sicyone le long du rivage, vous verrez à gauche un temple
de Junon qui n'a plus ni toit ni statue ; on croit que ce temple
fut autrefois consacré par Proetus fils d'Abus. Plus loin
en tirant vers le port des Sicyoniens, si vous vous
détournez un peu pour voir les Aristonautes, c'est ainsi
que l'on nomme l'arsenal de Pellene, vous trouverez à
gauche et presque sur votre chemin un temple de Neptune. Mais si
vous prenez le grand chemin entre les terres, vous ne serez pas
longtemps sans côtoyer l'Elisson et ensuite le Scytas,
deux fleuves qui vont tomber dans la mer.
[3] Le pays des Sicyoniens est borné de ce
côté-là par la Phliasie, dont la capitale
Phliunte est à quarante stades de Titane. De Sicyone
à Phliunte le chemin est tout droit. Les Phliasiens ne
sont point Arcadiens de nation ; cela est évident par un
endroit d'Homère où ce poète fait le
dénombrement des Arcadiens sans y comprendre les
Phliasiens. Aussi du commencement étaient-ils Argiens, et
ils devinrent Doriens après le retour des
Héraclides dans le Péloponnèse, comme on le
verra par la suite même de cette histoire. Or comme je
n'ignore pas que les opinions sont fort partagées sur
l'origine de ces peuples, je ne rapporterai ici que les choses
qui passent pour les plus constantes.
[4] On assure donc qu'il y eut autrefois dans cette
contrée un certain Aras originaire du pays, qui
bâtit une ville sur une hauteur appellée encore
aujourd'hui le mont Arantius, et qui n'est pas
éloignée d'une autre colline où les
Phliasiens ont encore une citadelle et un temple consacré
à Hébé. Il choisit ce lieu pour y
bâtir une ville, et de son nom la ville et le pays
étaient anciennement appellés Arantia. Ce fat sous
son règne qu'Asope qui, à ce que l'on dit,
était fils de Neptune et de Cégluse,
découvrit la source de ce fleuve qui de son nom a
été appellé l'Asope. Le tombeau d'Aras se
voit encore à présent à
Célée, où l'on montre aussi la
sépulture de Dysaulès d'Eleusis.
[5] Aras eut pour fils Aoris, et pour fille
Aréthyrée. Les Phliasiens disent qu'ils furent
l'un et l'autre grands guerriers et grands chasseurs.
Aréthyrée étant morte, son frère
Aoris, pour faire honneur à la mémoire de sa
soeur, voulut que tout le pays portât le nom
d'Aréthyrée, et Homère a parlé de ce
pays sous ce nom-là, en faisant le dénombrement
des peuples qui suivaient les enseignes d'Agamemnon.
Tous soldats aguerris de la fertile Ornée,
Ou du pays voisin l'heureuse Aréthyrée.
Je crois même qu'il ne faut pas chercher la
sépulture des enfants d'Aras ailleurs qu'au mont Arentin
; car dans le temple de Cérès qui est sur une
hauteur il y a encore des colonnes fort remarquables et fort
belles, vers lesquelles les Phliasiens, avant que de
célébrer les mystères de la déesse,
ont coutume de se tourner en mêlant le nom d'Aras dans
leurs chants, et en appellant ses enfants comme pour les inviter
à assister à leurs libations ; d'où l'on
peut raisonnablement conjecturer que c'est là le lieu de
leur sépulture.
[6] Phlias fut le troisième qui dans la suite donna son
nom à cette contrée ; je ne puis croire qu'il ait
eu pour père Césus fils de Téménus,
comme le dit l'histoire des Argiens ; car je sais qu'il passait
pour fils de Bacchus, et qu'il fut un de ceux qui
s'embarquèrent sur le navire Argo ; le poète de
Rhodes en rend témoignage par ces vers :
Phlias l'illustre fils du puissant dieu Bacchus,
Plein d'ardeur accourut des rives d'Asopus.
Je suis persuadé aussi que sa mère fut
Aréthyrée, et non Chthonophyle qui était
plutôt sa femme, et dont il eut un fils nommé
Androdamas.
XIII. [1] Après le retour des Héraclides tous les
peuples du Péloponnèse se trouvèrent dans
le trouble et la confusion, excepté les Arcadiens ; tous
les autres furent obligés de recevoir garnison dorienne
dans leur ville, ou se virent chassés par de nouveaux
habitants qui prirent leur place. Dans cette révolution
presque générale, voici ce qui se passa à
Phliunte. Rhégnidas Dorien fils de Phalcès et
petit-fils de Téménus, après avoir
traversé l'Argolide et la Sicyonie, vint camper devant
Phliunte. Avant que de faire aucune hostilité, il proposa
aux habitants de lui déférer le royaume, et
d'assigner aux Doriens qui étaient venus avec lui des
terres pour leur subsistance ; qu'à cette condition il
laisserait la ville en paix et en liberté. La plus grande
partie du peuple écoutait ces propositions.
[2] Mais Hippasus s'y opposa avec ceux de sa faction, disant
qu'il était honteux d'abandonner sans coup férir
de riches héritages à ces étrangers ;
cependant le peuple suivit un parti tout contraire. Cet Hippasus
fut un des ancêtres de ce grand homme que l'étude
de la sagesse a rendu si célèbre, Pythagore ; car
ce philosophe naquit de Mnésarque qui était fils
d'Euphron et petit-fils d'Hippasus. Voilà ce que les
Phliasiens racontent eux-mêmes des antiquités de
leur pays, et les Sicyoniens conviennent d'une bonne
partie.
[3] Je passe maintenant à ce qu'il peut y avoir de
remarquable ou de singulier chez eux. On voit dans la citadelle
un bois de cyprès, et dans ce bois un temple qui a
été en grande vénération de tout
temps ; la déesse à laquelle il est
consacré était appellée par les anciens
Ganymède ; ceux qui sont venus depuis l'ont nommée
Hébé. Homère, au troisième livre de
l'Iliade où il décrit le combat de
Pâris et de Ménélas, parle de cette
déesse et lui donne la qualité d'échanson
des dieux ; dans un autre endroit il la fait femme d'Hercule ;
c'est dans l'onzième de l'Odyssée où
il raconte la descente d'Ulysse aux enfers. Le poète Olen
dans un hymne en l'honneur de Junon, dit que Junon fut nourrie
par les Heures, et qu'elle eut deux enfants, Mars et
Hébé.
[4] Quoi qu'il en soit, les Phliasiens rendent de grands
honneurs à cette déesse, surtout en ce que son
temple est un asile inviolable pour les malheureux qui s'y
réfugient ; car ils y trouvent une entière
sûreté, et après en être sortis ils ne
manquent pas d'appendre leurs chaînes à ces arbres
dont le temple est environné. Les Phliasiens
célèbrent la fête de la déesse tous
les ans durant plusieurs jours qu'ils appellent les jours au
lierre, apparemment parce qu'ils coupent du lierre pour en faire
des festons et en orner le temple d'Hébé. Ils ne
conservent aucune statue de cette divinité ni au dedans,
ni au dehors, et ils en apportent je ne sais quelle raison prise
de leur religion même. En sortant de la grande place on
trouve à gauche un temple où l'on voit une statue
de marbre de Paros.
[5] Mais dans la citadelle il y a une autre enceinte
consacrée à Cérès avec un temple
où vous voyez des statues de Cérès et de
Proserpine ; je me souviens d'y avoir vu une Diane en bronze,
qui m'a paru fort ancienne. Quand on descend de la citadelle on
trouve sur la droite un temple d'Esculape, où le dieu est
représenté sans barbe. Au bas est le
théâtre qui touche presque à un autre temple
de Cérès, où il y a plusieurs statues
assises, et d'une grande antiquité.
[6] Ils ont placé au milieu du marché une
chèvre d'airain qui est dorée pour la plus grande
partie, et le culte qu'ils lui rendent est fondé sur ce
que la constellation à laquelle on donne le nom de
chèvre, a coutume de nuire aux vignes quand elle se
lève : pour avoir donc cette constellation favorable, ils
ont élevé dans le marché une chèvre
qu'ils ont soin d'embellir en la faisant redorer de temps en
temps, outre le culte qu'ils lui rendent d'ailleurs. Vous verrez
dans le même lieu le tombeau d'Aristias fils de Pratinas ;
le père et le fils ont fait de ces pièces de
théâtre auxquelles on donne le nom de farces ou
satyres, et dans ce genre ils ne le cèdent
qu'à Eschyle.
[7] Derrière le marché est une maison qu'ils
regardent comme sacrée, et où ils s'imaginent que
l'on prend l'esprit prophétique, parce qu'Amphiaraüs
y ayant passé une nuit, à son réveil, si on
les en croit, il se trouva inspiré et savant dans la
connaissance des choses à venir ; depuis ce
temps-là ils ont toujours tenu cette maison
fermée. Près de là est un endroit qu'ils
disent être le milieu ou le centre du
Péloponnèse, et qui l'est en effet, si leur
estimation est juste. Plus loin on vous montre un vieux temple
de Bacchus, un autre consacré à Apollon et un
autre à Isis ; les statues de Bacchus et d'Apollon sont
exposées aux yeux de tout le monde ; mais pour celle
d'Isis, il n'y a que les prêtres de la déesse qui
puissent la voir.
[8] Ces peuples ont une vieille tradition, qu'Hercule à
son retour de Libye, et après avoir enlevé les
pommes des Hespérides, vint à Phliunte pour
quelque affaire particulière ; que durant le
séjour qu'il y fit Oenéüs son
beau-père accourut de l'Etolie pour le voir, et qu'un
jour qu'ils mangeaient ensemble, le jeune Cyatus dont la
fonction était de verser à boire à
Oenéüs, ayant déplu à Hercule, il en
reçut une chiquenaude à la tête, dont il
mourut sur le champ. Les Phliasiens pour conserver le souvenir
de cet événement, ont pratiqué dans le
temple d'Apollon une niche où l'on voit deux statues de
marbre, l'une d'Hercule, l'autre du jeune Cyatus qui lui
présente un gobelet.
XIV. [1] De Phliunte à Célée il n'y a tout
au plus que cinq stades. Célée est une petite
ville que les mystères de Cérès ont mise en
réputation ; ils ne s'y célèbrent que tous
les quatre ans, et le prêtre qui en a la direction n'est
pas perpétuel ; chaque fois que l'on
célèbre ces mystères on élit un
nouveau prêtre qui ne garde le célibat qu'autant
qu'il veut, car il est libre de se marier, et c'est en quoi ces
mystères diffèrent des Eleusiniens ; du reste ils
sont les mêmes pour le fond, et les Phliasiens conviennent
qu'ils ne font qu'imiter ceux d'Eleusis.
[2] Ils prétendent que Dysaulès frère de
Céléus se réfugia chez eux, et qu'il leur
apprit à célébrer ces mystères ; ils
ajoutent que Dysaulès avait été
chassé d'Eleusis par Ion fils de Xuthus, lequel Ion
commandait les Athéniens dans la guerre qu'ils eurent
contre les Eleusiniens. Mais je ne leur passerai point qu'alors
aucun habitant d'Eleusis ait été chassé de
la ville ; car cette guerre fut terminée non par le sort
des armes, mais par un traité, dont une des conditions
fut qu'Eumolpe ne sortiroit point d'Eleusis, et qu'il
demeureroit en possession du sacerdoce de
Cérès.
[3] Il faut donc que Dysaulès soit venu à
Phliunte pour un autre sujet ; j'ai peine à croire aussi
qu'il fût parent de Céléus, ou d'une grande
considération parmi les Eleusiniens ; car Homère
ne l'aurait pas passé sous silence dans son hymne
à Cérès, où il parle avec honneur de
tous ceux que la déesse avait instruits de ses
mystères ; on en peut juger par ses vers que voici
:
Cérès voulant apprendre aux timides
mortels A lui rendre un honneur digne de ses autels, Choisit parmi les Grecs d'illustres personnages Par qui du peuple entier les voeux et les hommages Incessamment offerts fussent d'elle écoutés. Eleusis a porté ces hommes si vantés, Le vaillant Dioclès, le sage Triptolème, Eumolpe et Céléüs dignes du diadème ; Ce furent les héros dont les soins glorieux Transmirent le saint culte à nos premiers aïeux. |
[4] Cependant, si l'on en croit les Phliasiens, Dysaulès apprit les mystères de Cérès aux habitants de Célée, et voulut que du nom de son frère elle fût ainsi appellée. On y voit, comme j'ai dit, son tombeau, qui pourtant n'est pas si ancien que celui d'Aras ; et en effet selon les Phliasiens eux-mêmes, ce ne fut pas sous le règne d'Aras, mais longtemps après, que Dysaulès vint en leur pays. Pour Aras, ils le font contemporain de Prométhée fils de Japhet, et par conséquent de trois générations plus ancien que Pélasgus fils d'Arcas, et que ces hommes à qui les Athéniens donnent le nom d'enfants de la terre. Dans la ville il y a un temple qu'ils appellent l'Anactore, où l'on voit un char suspendu au plancher, et la tradition porte que c'est le char de Pélops. Voilà ce qui m'a paru de plus curieux dans la Phliasie.
Chapitre suivant
Traduction par l'abbé Gédoyn (1731, édition
de 1794)
NB : Orthographe modernisée et chapitrage
complété.