[Sparte]
Tardieu, 1821
X. [6] Quand on est descendu de ce lieu dont j'ai parlé,
et que l'on nomme les Hermès, on trouve un bois
planté de chênes qu'ils appellent le
Scotitas, non à cause de son osbcurité comme
on le pourrait croire, mais parce que dans ce petit canton
Jupiter est honoré sous le nom de Jupiter Scotitas, et
qu'il a son temple sur la gauche à dix stades du grand
chemin. En reprenant ce grand chemin et en avançant un
peu, on trouve encore sur la gauche une statue d'Hercule et un
trophée ; la tradition est qu'Hercule érigea
lui-même ce trophée après qu'il eut
tué Hippocoon et ses enfants.
[7] Au troisième détour à main droite vous
verrez un sentier qui mène à Caryes et à un
temple de Diane ; car tout ce lieu-là est consacré
à Diane et aux nymphes ; en y voit même une statue
de Diane Caryatis qui est exposée à l'air, et
autour de laquelle toutes les filles de Sparte viennent danser
à certains jours de l'année, car ces danses sont
pour elles un acte de religion. De là rentrant dans le
grand chemin vous n'aurez pas fait quelques pas, que vous
apercevrez les ruines de Sélasie, cette ville, comme j'ai
déjà dit, fut détruite par Aratus
après la victoire qu'il remporta sur les
Lacédémoniens et sur leur roi
Cléomène.
[8] Ensuite vous arrivez sur le bord du Thornax ; là il
y a une statue d'Apollon Pythaeüs, faite sur le
modèle de celle qui est à Amycle, dont je vais
bientôt parler ; mais les Lacédémoniens ont
eu plus de dévotion pour cette dernière, ayant
employé à l'orner les richesses que Crésus
roi de Lydie leur avait données pour l'ornement de la
première.
XI. [1] En descendant du Thornax vous avez devant vous la ville
de Sparte, qui s'est toujours ainsi appelée dès sa
fondation, mais qui dans la suite a eu aussi le nom de
Lacédémone, parce que c'était le nom du
pays. Or comme avant que d'entreprendre la description de
l'Attique, j'ai déclaré que je ne
m'arrêterais pas à tout ce que je trouverais en mon
chemin, mais seulement aux choses qui me paroîtraient les
plus dignes de mémoire et les plus curieuses, je crois
devoir en user de même à l'égard de
Lacédémone ; car si dès le commencement de
ma narration, entre plusieurs traditions il m'a fallu faire
choix des plus plausibles, parce que chaque peuple a les siennes
qu'il met en vogue le plus qu'il peut ; comme il en est encore
de même ici, je ne dois rien changer à une conduite
qui m'a semblé raisonnable.
Tardieu, 1821
[2] A Sparte donc il y a beaucoup de choses dignes de
curiosité ; en premier lieu la place publique où
se tient le sénat des vieillards, le sénat de ceux
qui sont les conservateurs des lois, le sénat des
éphores et le sénat de ces magistrats qu'ils
appellent Bidiéens. Le sénat des vieillards est le
souverain tribunal des Lacédémoniens et celui qui
règle toutes les affaires d'état. Les autres
sénateurs sont à proprement parler des archontes ;
les éphores sont au nombre de cinq, et les
Bidiéens de même ; ceux-ci sont commis pour veiller
sur les jeunes gens, et pour présider à leurs
exercices, soit dans ce lieu qu'ils nomment le Plataniste, soit
partout ailleurs ; ceux-là sont chargés de soins
plus importants, et chaque année ils en nomment un
d'entre eux qui préside aux autres, et dont le nom sert
à marquer l'année, de la même manière
qu'à Athènes les neuf, car ainsi les appelle-t-on,
élisent un d'eux qui a le nom d'archonte par
excellence.
[3] Le plus bel édifice qu'il y ait dans la place, c'est
le portique des Perses, ainsi nommé parce qu'il a
été bâti des dépouilles
remportées sur les Perses ; dans la suite on l'a beaucoup
agrandi et orné, pour le faire de la magnificence dont il
est aujourd'hui. Tous les chefs de l'armée des barbares
et entre autres Mardonius fils de Gobryas ont là chacun
leur statue de marbre blanc, et ces statues sont sur autant de
colonnes. On y voit aussi la statue d'Artémise fille de
Lygdamis et reine d'Halycarnasse ; on dit que cette Reine de son
propre mouvement joignit ses forces à celles de
Xerxès pour faire la guerre aux Grecs, et que dans le
combat naval qui fut donné auprès de Salamine elle
fit des prodiges de valeur.
[4] Après le portique des Perses, ce qu'il y a de plus
beau à voir dans cette place, ce sont deux temples, dont
l'un est consacré à César qui le premier
voulut régner sur les Romains, et changea la forme de
leur gouvernement, l'autre à Auguste son fils qui
affermit la monarchie et acquit encore plus de gloire
d'autorité que son père. Ce prince fut
nommé Auguste, terme qui répond
parfaitement au Sebastos des Grecs.
[5] On vous fera remarquer sur son autel une figure d'Agias
gravée sur du cuivre ; c'est cet Agias qui prédit
à Lysander qu'il se rendrait maître de toute la
flotte d'Athènes à Aegospotamos, à la
réserve de dix galères, qui en effet se
sauvèrent en Chypre ; toutes les autres furent prises par
les Lacédémoniens avec les soldats et les matelots
qui étaient dessus. Agias était fils
d'Agéloque et petit-fils de Tisamène.
[6] Pour Tisamène, il était d'Elis, de la famille
des Jamides ; un oracle prononcé en sa faveur lui promit
qu'il sortirait victorieux de cinq combats
célèbres ; il crut que ces paroles devaient
s'entendre du pentathle ; mais agrès avoir
remporté le prix de la course et du saut sur
Hyéronyme d'Andros aux jeux olympiques, il succomba
à la lutte. Ce fut alors qu'il comprit le sens de
l'oracle et qu'il commença à espérer que la
victoire se déclarerait pour lui jusqu'à cinq fois
à la guerre.
[7] Les Lacédémoniens qui avaient connaissance de
cet oracle persuadèrent à Tisamène de
quitter Elis, et de venir chez eux pour les assister de ses
conseils et de ses prédictions ; Tisamène fit ce
qu'ils souhaitaient, et les Lacédémoniens crurent
lui avoir obligation de cinq grandes victoires, dont ils
remportèrent la première à Platée
sur les Perses, la seconde à Tégée
lorsqu'ils combattirent contre deux peuples
confédérés, les Argiens et les
Tégéates ; la troisième à
Dipée dans cette guerre où ils eurent sur les bras
tous les Arcadiens, excepté ceux de Mantinée ;
Dipée est une ville de la Mélanie, et de la
dépendance de Tégée.
[8] La quatrième sur ceux des Hilotes qui après
le tremblement de terre arrivé à Sparte
étaient allés avec les Ethéens se cantonner
à Ithome ; car tous les Hilotes ne se
révoltèrent pas, mais seulement les
Messéniens de nation, qui dès le commencement
s'étaient séparés des autres Hilotes ;
c'est un point d'histoire que j'expliquerai dans la suite ;
quant à présent il suffit de dire que les
Lacédémoniens par respect pour un oracle de
Delphes, et pour les avis de Tisamène donnèrent la
vie à ces fugitifs sous de certaines conditions ; la
cinquième enfin lorsque les Lacédémoniens
combattirent avec les Argiens et les Athéniens à
Tanagre : voilà ce que l'on raconte de
Tisamène.
[9] Dans la place de Sparte on voit encore trois statues ;
l'une d'Apollon Pythaeüs, l'autre de Diane, et la
troisième de Latone. L'endroit où sont ces statues
est une enceinte qu'ils appellent du nom de Choeur, parce
que dans ces jeux publics auxquels les jeunes gens s'exercent et
qui se célèbrent avec beaucoup de
solemnité, toute la jeunesse de Sparte va là et
forme des choeurs de musique en l'honneur d'Apollon. Près
de là sont plusieurs temples, l'un consacré
à la Terre, l'autre à Jupiter Agoréus, un
autre à Minerve Agoréa, et un quatrième
à Neptune surnommé Asphalius. Apollon et Junon ont
aussi chacun le leur.
[10] Vous verrez encore une grande statue qui représente
le peuple de Sparte, et un peu plus bas le temple des Parques.
Tout joignant ce temple est le tombeau d'Oreste ; car ses os en
conséquence d'un oracle furent rapportés de
Tégée à Sparte, et déposés en
ce lieu-là. Auprès de sa sépulture on vous
fera remarquer le portrait du roi Polydore fils
d'Alcamène. Les Lacédémoniens ont tellement
distingué ce Roi entre tous les autres, qu'encore
à présent les actes publics sont scellés de
son sceau.
[11] Au même lieu il y a un Mercure qui porte un petit
Bacchus, et ce Mercure est surnommé Agoréus.
Là sont rangées d'anciennes statues qui
représentent les éphores de ce temps-là.
Parmi ces statues se voit le tombeau d'Epiménide et celui
d'Aphareüs fils de Périérès. Quant
à Epiménide, je crois que les
Lacédémoniens en parlent avec plus de
vérité que les Argiens. Du côté
où sont les Parques vous verrez les salles où les
Lacédémoniens prennent ces repas publics qu'ils
appellent Phiditia, et là est aussi Jupiter
hospitalier et Minerve hospitalière.
XII. [1] Si en sortant de la place vous prenez par la rue des
Barrières, vous trouverez une maison qu'ils appellent
encore aujourd'hui le Boonète. Mais avant que de
dire ce que c'est, il est bon d'expliquer d'où la rue
même a pris son nom. Ils disent donc qu'Icarius
père de Pénélope voulant marier sa fille,
la proposa pour prix à quiconque surpasserait les autres
à la course. Il est certain qu'Ulysse fut victorieux et
qu'il eut Pénélope. La lice où l'on courut
était cette rue, et parce qu'elle était
fermée de deux barrières, le nom lui en est
resté.
[2] Après tout Icarius ne fit en cela que ce que
Danaüs avait fait avant lui ; car Danaüs ne pouvant
marier ses filles à cause de l'horrible crime qu'elles
avaient commis, il fit publier qu'il ne demandait aucuns
présents de noces et qu'il permettait à ses filles
d'épouser les hommes qui leur agréraient le plus.
Malgré ces facilités il se trouva peu de
prétendants, mais à ce peu il leur proposa de
disputer la plus belle de ses filles à la course ; par ce
moyen il en maria quelques-unes, et les autres attendirent qu'il
se présente des amants qui voulussent d'elles aux
mêmes conditions.
[3] A l'égard du Boonète, c'était la
maison du roi Polydore. Après sa mort la Reine sa femme
vendit cette maison un certain prix qui fut payé en
boeufs ; car alors on ne connaissait ni l'or ni l'argent
monnayé ; le commerce consistait en un échange
réciproque de choses nécessaires à la vie,
et ce que l'on avait acheté, on le payait en boeufs, en
esclaves, en un morceau d'or ou d'argent tout brut et nullement
affiné.
[4] Et encore aujourd'hui ceux qui vont aux Indes y portent des
marchandises de Grèce pour en rapporter de celles des
Indes ; où l'on ne se sert point d'espèces
monnayées, quoique le pays abonde en mines d'or et de
cuivre. Au-dessus du sénat des Bidiéens, il y a un
temple de Minerve où l'on dit qu'Ulysse consacra une
statue à la déesse sous le nom de Minerve
Céleuthéa, comme un monument de la victoire qu'il
avait remportée sur les amants de Pénélope,
et il fit bâtir sous le même nom trois temples en
trois endroits différents.
[5] Au bout de la rue des Barrières on trouve une
sépulture de héros, entre autres celle d'Iops que
je crois avoir vécu environ le temps de Lélex et
de Mylès, celle encore d'Amphiaraüs fils
d'Oïclès : on dit que ce sont les enfants de Tyndare
qui lui ont élevé ce tombeau comme à leur
cousin germain ; celle enfin de Lélex même. Assez
près de là est le temple de Neptune
surnommé Ténarius ; aussi n'appellent-ils point ce
temple autrement que le Ténare. Près de là
vous verrez une statue de Minerve, qui fut consacrée,
disent-ils, par les Lacédémoniens qui
allèrent se transplanter en Italie et surtout à
Tarente.
[6] Du même côté il y a la place
Hellénie, ainsi nommée parce que dans le temps que
Xerxès passa en Europe, toutes les villes grecques qui
prirent les armes contre lui envoyèrent leurs
députés à Sparte, et que ces
députés s'abouchèrent là pour aviser
aux moyens de résister à une puissance si
formidable. D'autres disent que cette dénomination est
encore plus ancienne, et qu'elle vient de ce que tous les
princes de la Grèce ayant pour l'amour de
Ménélas entrepris le siège de Troie, ils
s'assemblèrent en ce lieu pour délibérer
sur cette expédition et sur les moyens de tirer vengeance
de Pâris qui avait enlevé
Hélène.
[7] Près de cette place on vous montre le tombeau de
Talthybius ; mais ceux d'Egion en Achaïe ont aussi dans le
marché de leur ville un tombeau qu'ils assurent
être celui de Talthybius. Quoi qu'il en soit, ce
Talthybius fit éprouver sa colère aux
Lacédémoniens et aux Athéniens, pour avoir
violé le droit des gens en la personne de ces
hérauts qui étaient venus demander aux Grecs terre
et eau de la part du roi Darius : le châtiment des
Lacédémoniens fut général, et parmi
les Athéniens Miltiade fils de Cimon eut sa maison
rasée, parce qu'il avait conseillé à ses
citoyens de faire périr ces hérauts, lorsqu'ils
vinrent à Athènes.
[8] Dans le même quartier vous verrez un autel
dédié à Apollon Acritas, un temple de la
Terre, lequel ils nomment Gasepton, et un peu au-dessus
un autre temple d'Apollon surnommé
Maléates. Quand vous aurez passé la rue des
Barrières, tout contre les murs de la ville vous
trouverez une chapelle dédiée à Dictynna,
et ensuite les tombeaux de ces Rois qui ont été
appellés Eurypontides. Auprès de la place
Hellénienne il y a le temple d'Arsinoé, qui
était fille de Leucippe, et belle-soeur de Castor et de
Pollux. Du côté des remparts on voit un temple de
Diane, et un peu plus loin la sépulture de ces devins qui
vinrent d'Elis et que l'on appellait Jamides.
[9] Maron et Alphée ont aussi là leurs temples ;
c'étaient deux grands capitaines qui après
Léonidas signalèrent le plus leur courage au
combat des Thermopyles. A quelques pas de là vous voyez
le temple de Jupiter Tropéüs, qui fut bâti par
les Doriens, après qu'ils eurent subjugué les
Achéens qui étaient alors en possession de la
Laconie, et nommément les Amycléens. Mais de tous
les temples qui sont à Sparte le plus
révéré est celui de la mère des
dieux. Derrière ce temple on vous fera voir le monument
héroïque d'Hippolyte fils de Thésée,
et celui d'Aulon Arcadien fils de Tlésimène.
Quelques-uns font Tlésimène frère de
Parthénopée qui était fils de
Mélanion, et d'autres le font son propre fils.
[10] La grande place de Sparte a encore une autre issue, et de
ce côté-là on trouve un édifice
où les habitants viennent prendre le frais ; aussi
l'appellent-ils du nom de Sxias ; et c'est le lieu
où l'on assemble le peuple encore aujourd'hui. Ils disent
que ce bâtiment est un ouvrage de Théodore de
Samos, qui le premier trouva l'art de fondre le fer, et d'en
faire des statues. C'est à la voûte de cet
édifice que les Lacédémoniens suspendirent
la lyre de Timothée de Milet, après l'avoir puni
de ce qu'aux sept cordes de l'ancienne lyre il en avait
ajouté quatre autres.
[11] Près de là est une rotonde où il y a
deux statues, d'une de Jupiter Olympien, l'autre de Vénus
Olympienne ; selon eux c'est Epiménide qui l'a fait
bâtir; du reste ils ne conviennent point de ce que les
Argiens racontent de lui, et nient même que les Argiens
aient jamais frit la guerre aux Gnossiens.
XII. [1] Vous trouvez ensuite le tombeau de Cynortas fils
d'Amyclas, et un peu plus loin celui de Castor avec son temple
qui est tout auprès. Car ils prétendent que Castor
et Pollux, tous deux fils de Tyndare, ne furent mis au nombre
des dieux que quarante ans après le combat où ils
se signalèrent contre Lyncée et Ida ; on montre
aussi le tombeau de ces deux fils d'Aphareüs auprès
de l'édifice dont j'ai parlé, et que l'on nomme
Sxias ; cependant il y a plus d'apparence que leur
sépulture est chez les Messéniens.
[2] Mais les désordres de la guerre et le long temps que
ces peuples ont passé hors du Péloponnèse,
sont cause qu'après leur retour ils n'ont presque pas
reconnu leur propre pays, ni retrouvé plusieurs monuments
de l'antiquité qu'ils y avaient laissés ; comme
donc ils ne peuvent plus nous en instruire, on a toute
liberté de les tenir pour suspects. Auprès de la
chapelle de Vénus Olympienne on voit un temple de
Proserpine conservatrice, bâti, à ce qu'ils disent,
par Orphée de Thrace, et selon d'autres par cet Abaris
qui était venu des pays Hyperboréens.
[3] Quant à Carnéus surnommé le
Domestique, il était honoré à Sparte
avant même le retour des Héraclides dans le
Péloponnèse, et il eut d'abord un oratoire dans la
maison du devin Crius, qui était fils de
Théoclè ; ce Crius était si bien
antérieur au retour des Doriens, que leurs coureurs ayant
rencontré sa fille qui portait de l'eau, ils
lièrent conversation avec elle et la suivirent jusqu'au
logis de son père, où ils apprirent de lui comment
ils devaient faire pour se rendre maîtres de Sparte.
[4] A l'égard du culte d'Apollon Carnéus, qui a
été embrassé de tous les Doriens, il tire
son origine d'un certain Carnus qui était d'Acarnanie, et
qui avait reçu d'Apollon même l'art de deviner ; ce
Carnus ayant été tué par Hippotès
fils de Phylas, Apollon frappa de la peste tout le camp des
Doriens ; Hippotès fut banni pour ce meurtre ; et les
Doriens appairèrent les mânes du devin d'Acarnanie
par des expiations instituées à ce dessein. Mais
le Carnéus que les Lacédémoniens ont
surnommé le Domestique est différent,
puisqu'il avait déjà son culte à Sparte
dans la maison de Crius, lorsque les Achéens
étaient encore maîtres de la ville.
[5] Praxilla dit dans ses poésies que Carnéus
était fils de Jupiter et d'Europe, et qu'Apollon et
Latone prirent soin de son éducation. Cependant d'autres
disent que les Grecs pour construire ce cheval de bois qui fut
si fatal aux Troyens, coupèrent une grande
quantité de cornouillers sur le mont Ida dans un bois
consacré, à Apollon, et que par là ayant
attiré sur eux la colère du dieu, ils
instituèrent un culte en son honneur, et du nom de
l'arbre qui faisait le sujet de leur disgrâce
donnèrent à Apollon le surnom de
Carnéüs, en transposant une lettre à la
manière des anciens.
[6] Auprès de ce temple d'Apollon vous verrez la statue
d'Aphétéüs, c'est le nom que porte
l'inscription ; comme s'ils avaient voulu faire une
divinité qui présidât aux barrières,
le jour que les amants de Pénélope devaient entrer
en lice et se la disputer à la course. Du même
côté, mais un peu au-dessus, vous trouvez des
portiques de figure carrée, où l'on vendait
anciennement toutes sortes de mercerie. A quelques pas de
là sont trois autels dédiés à
Jupiter Ambulius, à Minerve Ambulia, et aux Dioscures qui
ont aussi le surnom d'Ambulii.
[7] Vis-à-vis est une éminence appellée
Colona, où il y a un temple de Bacchus Colonate ; ce
temple tient presque à un bois qu'ils ont consacré
à ce Héros qui eut l'honneur de conduire Bacchus
à Sparte. Même ces femmes qu'ils appellent
Dionysiades et Leucippides sacrifient à ce héros
avant que de sacrifier au dieu. Outre ces prêtresses, il y
a onze autres femmes qui se nomment aussi Dionysiades, et qui
tous les ans disputent le prix de la course entre elles, suivant
une coutume qui leur a été suggérée
par l'oracle de Delphes.
[8] Du temple de Bacchus à celui de Jupiter Evanemus il
n'y a pas loin ; et de ce dernier on voit le monument
héroïque de Pleuron, dont les enfants de Tyndare
descendaient par leur mère ; car selon le poète
Asius, Thestius père de Léda était fils
d'Agénor et petit-fils de Pleuron. Près de
là est une colline où Junon Argiva a un temple,
qui a été consacré, dit-on, par Eurydice
fille de Lacédémon et femme d'Acrisius qui
était fille d'Abas ; car pour le temple de Junon
Hyperchiria, il fut bâti par le conseil de l'oracle dans
le temps que le fleuve Eurotas inondait toute la campagne.
[9] On voit dans ce temple une statue de bois d'un goût
fort ancien, et qui représente à ce qu'ils disent
Vénus Junon ; toutes les femmes qui ont des filles
à marier font des sacrifices à cette
déesse. Sur le chemin qui mène à la colline
on trouve à droite une statue d'un certain
Hétamocle fils d'Hiposthène ; ce
Lacédémonien fut couronné onze fois pour
avoir remporté le prix de la lutte aux jeux olympiques,
et son père l'emporta encore sur lui, ayant
été couronné douze fois.
XIV. [1] Au sortir de la place, si vous allez au couchant vous
verrez le cénotaphe de Brasidas fils de Tellis, et
ensuite le théâtre ; il est bâti de marbre
blanc et c'est un très bel édifice.
Vis-à-vis du théâtre est le tombeau du roi
Pausanias, qui commandait les Lacédémoniens au
combat de Platée ; la sépulture de Léonidas
est tout auprès. Tous les ans on fait les oraisons
funèbres de ces grands capitaines sur leurs tombeaux, et
ces oraisons sont suivies de jeux funéraires où il
n'y a que les Lacédémoniens qui soient
reçus à disputer le prix. Léonidas est
véritablement inhumé en ce lieu-là, car ses
os furent rapportés des Thermopyles par Pausanias
quarante ans après sa mort. Là se voit aussi une
colonne sur laquelle sont gravés les noms de ces braves
hommes qui soutinrent l'effort des Perses aux Thermopyles, et
non seulement leurs noms, mais ceux de leurs pères.
[2] Il y a un quartier de la ville, qu'on nomme le
Théomélide, où sont les tombeaux des rois
dits Agides. Le Lesché est tout contre, c'est le lieu
où les Crotanes s'assemblent, et les Crotanes ne sont
autre chose que la cohorte des Pitanates. Vous trouvez ensuite
le temple d'Esculape, qu'ils nomment ordinairement l'Enapadon,
et un peu plus loin le tombeau de Ténarus, d'où un
promontoire fort connu qui avance dans la mer a pris sa
dénomination. Dans le même quartier vous verrez le
temple de Neptune Hippocurius, et celui de Diane Eginéa ;
en retournant vers le Lesché vous trouverez sur votre
chemin le temple de Diane Issoria, autrement dite Limnéa
; ce n'est pas même de Diane à proprement parler,
mais de la Britomartis des Crétois, dont j'ai
déjà fait mention dans l'histoire des
Eginètes.
[3] Près de ces tombeaux des Agides vous verrez une
colonne sur laquelle on a gravé les victoires qu'un
Lacédémonien nommé Anchionis a
remportées au nombre de sept, tant à Olympie
qu'ailleurs ; savoir quatre à la simple course, et trois
autres à la course double ; car ce n'était pas
encore la coutume de finir les jeux en courant avec le bouclier
; on dit que cet Anchio iis se joignit à Battus de
Théra, et qu'il s'embarqua avec lui pour passer Afrique,
où il lui aida à bâtit Cyrène, et
à donner la chasse aux Libyens, dont le voisinage les
incommodait.
[4] Quant au temple de Thétis qui est aussi dans ce
quartier-là, voici à quelle occasion il a
été bâti. Lorsque les
Lacédémoniens voulurent punir les
Messéniens de leur défection, Anaxandre roi de
Sparte fit une course dans le pays ennemi, et prit un grand
nombre de captives qu'il amena avec lui ; Cléo
prêtresse de Thétis fut de ce nombre ;
Léandris femme d'Anaxandre pria son mari de lui donner
cette captive, et l'ayant obtenue, elle remarqua que Cléo
avait une statue de la déesse ; cette découverte
jointe à une inspiration qu'elle eut en songe, la porta
à bâtir à Thétis un temple qui fut
consacré par sa prêtresse même.
[5] Et depuis ils ont gardé si précieusement
cette ancienne statue, que qui que ce soit n'a permission de la
voir. Pour le culte de Cérès Chthonia,
comme ils l'appellent, ils prétendent l'avoir reçu
d'Orphée ; mais je crois qu'ils l'ont pris plutôt
des habitants d'Hermioné chez qui cette déesse est
honorée sous le même nom. On voit aussi à
Sparte un temple de Sérapis et un temple de Jupiter
Olympien : le premier est des plus récents.
[6] Je ne dois pas oublier un endroit de la ville qu'ils
appellent Dromos, où encore de nos jours ils exercent
leurs jeunes gens à la course. Si vous y entrez du
côté qui regarde la sépulture des Agides,
vous verrez à main gauche le tombeau
d'Eumédès, qui était un des fils
d'Hippocoon, et à quelques pas de là une vieille
statue d'Hercule. C'est à ce dieu et en ce lieu-là
que sacrifient les jeunes gens qui sortent de l'adolescence,
pour entrer dans la classe des hommes. Le Dromos a deux gymnases
ou lieux d'exercices, dont l'un a été
consacré à cet usage par Euryclide de Sparte.
Au-dehors et près de la statue d'Hercule on vous montrera
une maison qui appartient aujourd'hui à un particulier,
et qui était autrefois la maison de
Ménélas. Plus loin vous trouverez les temples des
Dioscures, des Grâces, de Lucine, d'Apollon
Carnéüs, et de Diane Hégémaque.
[7] A droite du Dromos vous avez le temple d'Agnitas, c'est un
surnom quia été donné à Esculape
à cause du bois dont sa statue est faite. Quand on a
passé le temple d'Esculape on voit un trophée que
Pollux, à ce que l'on dit, érigea lui-même
après la victoire qu'il remporta sur Lyncée ; et
c'est ce qui semble confirmer l'opinion de ceux qui croient que
les enfants d'Apharéüs n'ont point leur
sépulture à Sparte. Les Dioscures ont leurs
statues à l'entrée du Dromos, comme des
divinités qui président à la
barrière. En avançant plus loin vous verrez le
monument héroïque d'Alcon ; cet Alcon, selon eux,
était un fils d'Hippocoon. A quelque pas de là
c'est le temple de Neptune surnommé
Domatitès.
[8] Plus loin c'est un endroit qu'ils nomment le
Plataniste, à cause de la quantité des grands
platanes dont il est rempli. Les jeunes Spartiates font leurs
combats dans cette plaine, qui est toute entourée de
l'Euripe ; vous diriez d'une île au milieu de la mer ; on
y passe sur deux ponts ; à l'entrée de l'un il y a
une statue d'Hercule, et à l'entrée de l'autre un
portrait de Lycurgue ; car Lycurgue a fait des lois non
seulement pour la république en général
mais aussi pour les exercices et les combats des jeunes gens ;
ainsi la jeunesse lacédémonienne a ses usages
particuliers.
[9] En effet dans le collège où les jeunes gens
sont élevés, ils sacrifient avant que d'aller au
combat. Ce collège est hors de la ville et près du
quartier appellé Thérapné. Les deux troupes
de combattants immolent le petit d'une chienne au dieu Mars, ne
croyant pas pouvoir offrir au plus courageux des dieux une
victime plus agréable, que l'animal le plus courageux
qu'il y ait entre les animaux domestiques. Je ne sais au reste
si les Lacédémoniens ne sont point les seuls de
tous les Grecs qui immolent le petit d'une chienne à
quelque divinité ; il faut pourtant en excepter les
Colophpniens qui ont coutume de sacrifier un petit chien noir
à leur déesse Enodia ; ce sacrifice tant à
Colophon qu'à Sparte se fait la nuit.
[10] Mais à Sparte les jeunes gens après leur
sacrifice prennent deux sangliers apprivoisés, et les
mènent avec eux pour les faire battre l'un contre l'autre
; chaque troupe s'intéresse pour le sien ; il arrive
même d'ordinaire que la troupe dont le sanglier a
été victorieux dans le Plataniste, est
celle-là même qui remporte le lendemain la
victoire. Voilà ce qu'ils pratiquent entre eux dans leur
collège. Le lendemain sur le midi ils passent dans la
plaine dont j'ai parlé, après avoir tiré au
sort la nuit de devant, pour savoir par quel côté
chaque troupe prendra le chemin du rendez-vous ; car, comme j'ai
dit, il y a deux ponts, l'un d'un côté, l'autre de
l'autre. Le signal donné ils se battent à coups de
poings, à coups de pieds, ils se mordent de toute leur
force et s'entre-arrachent les yeux ; vous les voyez se battre
à outrance tantôt un contre un, tantôt par
pelotons, et tantôt tous ensemble, chaque troupe faisant
tous ses efforts pour faire reèuler l'autre et pour la
pousser dans l'eau qui est derrière.
XV. [1] Vers ce bois de platanes vous verrez aussi le monument
héroïque de Cynisca fille du roi Archidame, la
première personne de son sexe qui ait pris plaisir
à nourrir des chevaux, et la première qui sur un
char attelé de quatre chevaux ait remporté le prix
de la course aux jeux olympiques. Derrière un portique
qui est là vous trouverez encore d'autres monuments
héroïques, comme ceux d'Alcime et
d'Enaréphore, un peu plus loin celui de Dorcée, et
au-dessus celui de Sébrus ; c'étaient, à ce
qu'ils disent, deux fils d'Hippocoon.
[2] Dorcée a donné son nom à une fontaine
qui est dans le voisinage, et Sébrus le sien à une
rue de ce quartier-là. A droite du monument de
Sébrus vous remarquerez le tombeau d'Alcman qui a fait de
si beaux cantiques quoique écrits dans la langue du pays,
c'est-à-dire en une langue dont les mots n'ont aucune
douceur.
[3] Là se trouvent aussi le temple
d'Hélène, et le temple d'Hercule, le premier plus
près de la sépulture d'Alcman, le second tout
contre les murs de la ville ; dans ce dernier il y a une statue
d'Hercule armé ; on dit qu'Hercule est
représenté ainsi à cause de son combat avec
Hippocoon et avec ses enfants. Et la raison que l'on donne de la
haine d'Hercule contre cette famille, c'est que ce héros
étant venu à Sparte pour se faire purifier du
meurtre d'Iphitus, Hippocoon et ses enfants s'y
opposèrent, ne le trouvant pas digne de cette
grâce.
[4] Mais voici ce qui leur mit les armes à la main, du
moins selon qu'on le raconte à Sparte. Oeonus
était fils de Lycimnius frère d'Alcmène, et
par conséquent il était aussi cousin germain
d'Hercule ; étant venu avec lui à Sparte dans sa
première jeunesse, un jour qu'il se promenait par la
ville, comme il passait devant la porte d'Hippocoon, un chien
qui gardait la maison sauta sur lui, Oeonus lui jeta une pierre,
aussitôt les fils d'Hippocoon accoururent et
assommèrent ce jeune homme à coup de
bâtons.
[5] Hercule au désespoir de cet accident vint fondre sur
eux ; mais ayant été blessé dans la
mêlée il se retira. Quelque temps après il
revint avec main-forte, massacra Hippocoon et ses enfants, et
vengea ainsi la mort de son cousin ; c'est pourquoi l'on voit le
tombeau d'Oeonus auprès du temple d'Hercule.
[6] Si en sortant du Dromos vous allez du côté de
l'orient, vous trouverez un temple dédié à
Minerve Axiopenas ou Vengeresse ; on prétend que ce fut
Hercule qui le fit bâtir après la terrible
vengeance qu'il tira d'Hippocoon et de ses fils ; et ce surnom
vient de ce qu'autrefois les châtiments des hommes
étaient appellés du nom de poené.
Minerve a encore dans cette rue un temple, que l'on trouve
à gauche au sortir du Dromos ; on assure que celui-ci a
été consacré par Théras fils
d'Autésion, petit-fils de Tisamène et
arrière-petit-fils de Thersandre, lorsqu'il mena une
colonie dans l'île Calliste, qui depuis a pris le nom de
Théra.
[7] Ensuite vous verrez le temple d'Hipposthène, homme
célèbre pour avoir été plusieurs
fois vainqueur à la lutte ; ils lui rendent des honneurs
divins suivant un certain oracle, et en l'honorant ils croient
honorer Neptune même. Vis-à-vis de ce temple il y a
une statue fort ancienne qui représente Mars
enchaîné sur le même fondement que l'on voit
à Athènes une Victoire sans ailes ; car les
Lacédémoniens se sont imaginés que Mars
étant enchaîné demeurerait toujours avec
eux, comme les Athéniens ont cru que la Victoire n'ayant
point d'ailes, elle ne pourrait s'envoler ailleurs, ni les
quitter ; c'est la raison qui a porté ces deux peuples
à représenter ainsi ces divinités.
[8] Vous avez encore à Sparte un autre Lesché
qu'ils nomment le Poecile, et auprès vous pourrez voir
les monuments héroïques de Cadmus fils
d'Agénor, d'Oeolicus fils de Théras, et
d'Egée fils d'Oeolycus. On dit que ce sont Mésis,
Léas, et Europas fils d'Hyrée et petit-fils
d'Egée, qui ont fait élever ces monuments. Ils y
ont même ajouté celui d'Amphiloque, parce que
Tisamène leur ancêtre était né de
Démonasse soeur d'Amphiloque.
[9] Les Lacédémoniens sont les seuls Grecs qui
révèrent Junon sous le nom de la déesse
Egophage, et qui lui immolent une chèvre ; ils
prétendent qu'Hercule lui bâtit un temple, parce
que dans son combat contre Hippocoon et contre ses enfants elle
ne l'avait point traversé, comme il s'attendait qu'elle
ferait, et comme elle avait fait dans toutes ses autres
entreprises ; et faute d'une autre victime, il lui sacrifia une
chèvre, coutume qui s'est perpétuée depuis
ce temps-là.
[10] Si vous reprenez le chemin du théâtre, vous
verrez un temple de Neptune Généthlius, et deux
monuments héroïques, l'un de Cléodée
fils d'Hyllus, l'autre d'Oebalus. Esculape a plusieurs temples
dans Sparte, mais le plus célèbre de tous, c'est
celui qui est auprès du Boonète, et à la
gauche duquel on voit le monument héroïque de
Téléclus, dont je parlerai quand j'en serai
à l'histoire des Messéniens. Plus avant vous
découvrirez une petite colline, au haut de laquelle il y
a un vieux temple de Vénus, et dans ce temple une statue
qui représente la déesse armée ; c'est un
temple singulier et le seul que j'aie vu bâti de cette
manière ; car à proprement parler ce sont deux
temples l'un sur l'autre.
[11] Celui de dessus est dédié à Morpho,
mais Morpho n'est qu'un surnom de Vénus ; la
déesse y est voilée, et elle a des chaînes
aux pieds ; ils disent que c'est Tyndate qui lui a mis ces
chaînes, pour donner à entendre combien la
fidélité des femmes envers leurs maris doit
être inviolable ; d'autre, disent, pour se venger de
Vénus à qui il imputait l'incontinence et les
adultères de ses propres filles ; mais je ne le puis
croire, car il faudrait être insensé pour
s'imaginer que l'on se venge d'une déesse, en la
représentant par une statue de bois de cèdre avec
des chaînes aux pieds.
XVI. [1] Le temple le plus proche qui se présente
ensuite, c'est celui d'Hilaire et de Phoebé. L'auteur des
poésies cypriennes a écrit qu'elles étaient
filles d'Apollon ; elles ont pour prêtresses des vierges
qui se nomment Leucippides, comme les déesses
elles-mêmes, qui ont chacune leur statue. On raconte qu'un
jour l'une de ces vierges voulant parer la statue de la
déesse lui changea entièrement le visage en la
représentant comme les femmes se mettent aujourd'hui ; et
que contente de son ouvrage elle se disposait à en faire
autant à l'autre, mais qu'elle eut un songe qui l'en
détourna. Un oeuf enveloppé de bandelettes est
suspendu à la voûte du temple, et le peuple croit
que c'est l'oeuf dont accoucha Léda.
[2] Des femmes de Sparte filent tous les ans une tunique pour
la statue d'Apollon qui est à Amycle, et le lieu
où elles filent s'appelle par excellence la Tunique.
Auprès est une maison qu'habitaient autrefois les fils de
Tyndare, et qu'acheta depuis un particulier de Sparte
nommé Phormion. Un jour, à ce que l'on dit, les
Dioscures arrivèrent chez 1ui, se disant des
étrangers qui venaient de Cyrène ; ils lui
demandèrent l'hospitalité et le prièrent de
leur donner une certaine chambre dans sa maison, c'était
celle où ils s'étaient plu davantage, lorsqu'ils
étaient parmi les hommes.
[3] Phormion leur dit que toute sa maison était à
leur service, à la réserve pourtant de cette
chambre qui était occupée par une jeune fille
qu'il avait ; les Dioscures prirent l'appartement qu'on leur
donna ; mais le lendemain la jeune personne et les femmes qui la
servaient, tout disparut, et l'on ne trouva dans sa chambre que
deux statues des Dioscures, une table, et sur cette table du
benjoin : voilà ce qu'ils racontent.
[4] En allant vers la porte de la ville vous trouverez sur
votre chemin le monument héroïque de Chilon, qui fut
autrefois en grande réputation de sagesse, et celui d'un
héros athénien qui était l'un des
principaux de cette colonie que Doriéüs fils
d'Anaxandride débarqua en Sicile. La raison qui fit que
l'on envoya cette colonie, était que le pays d'Erycie
appartenait aux descendants d'Hercule et non aux Barbares qui
l'occupaient ; car Hercule en combattant contre Héryx
à la lutte avait mis pour condition que s'il le
terrassait il serait maître du pays, et que s'il en
était vaincu il lui donnerait les boeufs de
Géryon.
[5] En effet, il touchait ces boeufs devant lui en allant en
Sicile, et quand ils eurent passé le détroit
à la nage, il alla ensuite les rassembler lui-même
au promontoire de Scylla. Mais les dieux ne furent pas aussi
favorables à Doriéüs qu'ils l'a voient
été à Hercule ; car ce héros tua
Héryx, et Doriéüs fut taillé en
pièces avec son armée par les
Egestéens.
[6] Les Lacédémoniens ont aussi bâti un
temple à Lycurgue leur législateur comme à
un dieu ; derrière son temple on voit le tombeau de son
fils Eucosmus, auprès d'un autel qui est
dédié à Lathria et à Anaxandra,
c'étaient deux soeurs jumelles
qu'épousèrent les deux fils d'Aristodème
qui étaient aussi jumeaux ; elles avaient pour
père Thersandre fils d'Agamédidas, qui
régnait sur les Cléonéens, et qui
était le quatrième des descendants de
Ctésippe fils d'Hercule. Vis-à-vis du temple de
Lycurgue est la sépulture de Théopompe fils de
Nicandre, et celle de cet Eurybiade qui commandait la flotte des
Lacédémoniens au combat d'Artémisium et
à celui de Salamine contre les Perses. Ensuite vous
trouvez le monument héroïque d'Astrabacus.
[7] De là vous passez dans une rue qu'ils nomment
Limnée, où il y a un temple dédié
à Diane Orthia ; ils prétendent que la statue de
la déesse est celle-là même qu'Oreste et
Iphigénie enlevèrent de la Taurique, et disent
qu'elle leur fut apportée par Oreste, qui en effet a
été roi de Sparte ; tradition qui me paraît
beaucoup plus vraisemblable que celle des Athéniens au
sujet de la même statue ; car pourquoi Iphigénie
aurait-elle laissé la statue de Diane à Brauron ?
et pourquoi les Athéniens ne l'auraient-ils pas mise sur
leurs vaisseaux, lorsqu'ils prirent la résolution
d'abandonner leur ville ?
[8] Cette statue est encore aujourd'hui si
célèbre que les Cappadociens et ces peuples qui
habitent auprès du Pont-Euxin se la disputent entre eux,
sans compter les Lydiens qui croient aussi l'avoir dans leur
temple de Diane Anaïtis ; et les Athéniens, peuples
si religieux, auraient souffert qu'un monument si
considérable devînt la proie des Perses ? je n'y
vois nulle apparence : mais de plus on sait que la Diane qui
était à Brauron fut portée à Suse,
et qu'ensuite par la bonté de Séleucus elle passa
aux habitants de Laodicée en Syrie, qui la gardent
encore.
[9] Enfin, que la statue de Diane Orthia qui est à
Sparte soit la même que celle qui a été
enlevée aux Barbares de la Taurique, en voici des preuves
qui ne manquent pas de probabilité. Premièrement
Astrabacus et Alopécus tous deux fils d'Irbus,
petits-fils d'Amphisthène, et arrière-petits-fils
d'Amphiclès qui eut pour père Agis, n'eurent pas
plutôt trouvé cette statue qu'ils furent
frappés de manie et perdirent le sens. En second lieu les
Limnates, peuples de la Laconie, les Cynosuréens, ceux de
Misoa et de Pitane étant venus à Sparte pour
sacrifier à Diane Orthia, l'esprit de discorde s'empara
tellement d'eux, qu'ils prirent querelle ensemble et se
battirent les uns contre les autres ; plusieurs furent
tués au pied de l'autel, et une maladie subite emporta
les autres.
[10] L'oracle consulté sur cet accident, prononça
que cet autel voulait être teint du sang humain ; c'est
pourquoi durant un temps on y immola un homme pour victime, et
le sort en décidait. Lycurgue abolit cette barbare
coutume, et substitua à sa place la flagellation des
jeunes gens, qui se pratique encore à présent ; de
sorte qu'il est encore vrai de dire que cet autel est teint du
sang des hommes. La prêtresse préside à
cette flagellation, et pendant que l'on fouette de jeunes
enfants jusqu'au sang, elle tient entre ses mains la statue de
la déesse, qui est fort petite et fort
légères.
[11] Mais si l'exécuteur épargne quelqu'un de ces
enfants, soit pour sa naissance ou pour sa beauté,
aussitôt la prêtresse s'écrie que la statue
s'apesantit et que l'on ne peut plus la soutenir ; elle s'en
prend au prévaricateur, et lui impute la peine qu'elle
souffre ; tant il est comme naturel à cette statue
d'aimer le sang humain, et tant l'habitude qu'elle en a
contractée chez les Barbares s'est enracinée en
elle ; au reste elle n'a pas pour un surnom, car on l'appelle
aussi Lygodesmas, parce qu'elle est venue
empaquetée avec des brins de sarment ; et comme elle
était si bien liée qu'elle ne pouvait pencher d'un
côté ni d'autre, de là vient qu'ils l'ont
aussi nommée Orthia.
XVII. [1] Du temple de Diane il n'y a pas loin à celui
de Lucine ; ils disent que c'est l'oracle de Delphes qui leur a
conseillé de bâtir celui-ci, et d'honorer Lucine
comme une déesse. Les Lacédémoniens n'ont
point de citadelle bâtie sur une hauteur, comme la
Cadmée à Thèbes, ou Larissa à Argos
; mais ils ont plusieurs collines dans l'enceinte de leur ville,
et la plus haute de ces collines leur tient lieu de
citadelle.
[2] Minerve y a son temple sous les noms de Minerve
Poliuchos et Chalcioecos. Tyndare commença cet
édifice ; après lui ses enfants entreprirent de
l'achever et d'y employer le prix des dépouilles qu'ils
avaient remportées sur les Aphidnéens ; mais
l'entreprise étant encore restée imparfaite, les
Lacédémoniens longtemps après
construisirent un nouveau temple qui est tout d'airain, comme la
statue de la déesse. L'ouvrier dont ils se servirent fut
Gitiadas, originaire et natif du pays ; il a fait aussi
plusieurs cantiques, et entre autres un hymne pour Minerve sur
des airs doriens.
[3] Au-dedans du temple la plupart des travaux d'Hercule sont
gravés sur l'airain, tant les aventures que l'on
connaît sous ce nom, que plusieurs autres que ce
héros a courues volontairement, et dont il est
glorieusement sorti. Là sont aussi gravés les
exploits des Tyndarides, et surtout l'enlèvement des
filles de Leucippe. Ensuite vous voyez d'un côté
Vulcain qui dégage sa mère de ses chaînes,
suivant que je l'ai expliqué dans mon premier livre ;
d'un autre côté Persée prêt à
partir pour aller combattre Méduse en Lybie ; des nymphes
lui mettent un casque sur la tête et des
talonnières aux pieds, afin qu'il puisse voler en cas de
besoin. On n'a pas oublié tout ce qui a rapport à
la naissance de Minerve ; mais ce qui efface tout le reste
à mon gré, c'est un Neptune et une Amphitrite qui
sont d'une beauté merveilleuse.
[4] Vous trouvez ensuite une chapelle de Minerve Ergané.
Aux environs du temple il y a deux portiques, l'un au midi,
l'autre au couchant. Vers le premier est une chapelle de Jupiter
surnommé Cosmétès, et devant cette
chapelle le tombeau de Tyndare. Sur le second portique on voit
deux aigles éployés qui portent chacun une
victoire ; c'est un présent de Lysander et en même
temps un monument des deux victoires qu'il avait
remportées, l'une près d'Ephèse sur
Antiochus le lieutenant d'Alcibiade, qui commandait les
galères d'Athènes, l'autre encore sur la flotte
athénienne qu'il défit entièrement à
Aegospotamos.
[5] A l'aile gauche du temple d'airain il y a une chapelle qui
est consacrée aux Muses, parce que les
Lacédémoniens marchent à l'ennemi non au
son de la trompette, mais au son des flûtes et de la lyre.
Derrière le temple est la chapelle de Vénus
Aréa, où l'on voit des statues de bois aussi
anciennes qu'il y en ait dans toute la Grèce.
[6] A l'aile droite on voit un Jupiter en bronze, qui est de
toutes les statues de bronze la plus ancienne. Ce n'est point un
ouvrage d'une seule et même fabrique ; il a
été fait successivement et par pièces,
ensuite ces pièces ont été si bien
enchâssées, si bien jointes ensemble avec des
clous, qu'elles font un tout fort solide. A l'égard de
cette statue de Jupiter, ils disent que c'est Léarque de
Rhegium qui l'a faite ; selon quelques-uns c'était un
élève de Dipoene et de Scyllis, et selon d'autres
de Dédale même. De ce côté-là
est un endroit appellé Scenoma, où vous trouvez le
portrait d'une femme ; les Lacédémoniens disent
que c'est Euryléonis, qui se rendit célèbre
pour avoir conduit un char à deux chevaux dans la
carrière, et remporté le prix aux jeux
olympiques.
[7] A l'autel même du temple de Minerve il y a deux
statues de ce Pausanias qui commandait l'armée de
Lacédémone au combat de Platée. Je
m'abstiens de raconter ses aventures, parce qu'elles sont assez
connues, et que ceux qui ne les savent pas peuvent consulter
plusieurs historiens qui en ont fait un récit fort exact
: mais j'ai su d'un homme de Bysance que Pausanias se voyant
atteint et convaincu de trahison, avait été le
seul qui se fût réfugié à l'autel de
Minerve Chalcioecos et qui n'y eut pas trouvé sa
sûreté ; la raison qu'il en apportait, c'est que
Pausanias ayant quelque temps devant commis un meurtre, il
n'avait jamais pu s'en faire purifier.
[8] En effet, ce prince dans le temps qu'il commandait
l'armée navale des Lacédémoniens et de
leurs alliés sur l'Hellespont, devint amoureux d'une
jeune Byzantine ; ceux qui avaient ordre de l'introduire dans sa
chambre, y étant entrés sur le commencement de la
nuit, le trouvèrent déjà endormi.
Cléonice, c'était le nom de la jeune personne, en
approchant de son lit renversa par mégarde une lampe qui
était allumée ; à ce bruit Pausanias se
réveille en sursaut, et comme il était en des
agitations continuelles, à cause du dessein qu'il avait
formé de trahir sa patrie, se croyant découvert,
il se lève, prend son cimeterre, en frappe sa
maîtresse et la jette morte à ses pieds.
[9] C'est-là ce meurtre dont il ne put jamais être
purifié, quelques supplications, quelque expédient
qu'il pût employer ; en vain s'adressa-t-il à
Jupiter Phyxius, en vain alla-t-il à Phigalée en
Arcadie pour implorer le secours de ces gens qui savent
évoquer les âmes des morts, tout cela lui fut
inutile ; c'est pourquoi il paya enfin à Dieu et à
Cléonice la peine de son crime. Les
Lacédémoniens par ordre exprès de l'oracle
de Delphes ont depuis érigé deux statues de bronze
à ce prince, et encore aujourd'hui rendent une
espèce de culte au génie Epidote, dans la
pensée que ce génie apaise la déesse, qui
autrement pourrait se ressentir de l'injure qu'ils lui ont faite
en la personne de Pausanias, lorsqu'il était suppliant
aux pieds de ses autels.
XVIII. [1] Après ces statues on en voit une de
Vénus surnommée Ambologéra ; celle-ci a
aussi été érigée par l'avis de
l'oracle, ensuite celles du Sommeil et de la Mort, qui sont
frères au rapport d'Homère dans
l'Iliade.
[2] Si de là vous passez dans la rue Alpia, vous
trouverez le temple de Minerve dite Ophthalmitis ; on dit
que c'est Lycurgue même qui a consacré ce temple
sous ce titre à Minerve, en mémoire de ce que dans
une émeute, ayant eu un oeil crevé par Alcandre
à qui ses lois ne plaisaient pas, il fut sauvé en
ce lieu-là par le peuple, sans le secours duquel il
aurait peut-être perdu l'autre oeil et la vie
même.
[3] Plus loin vous trouverez le temple d'Ammon, car il
paraît qu'anciennement les Lacédémoniens
étaient de tous les Grecs ceux qui recouraient le plus
volontiers à l'oracle de la Lybie. On dit même que
Lysander assiégeant la ville d'Aphytis près de
Pallene eut durant la nuit une apparition du dieu Ammon qui lui
conseilla comme une chose également avantageasse à
lui et à Lacédémone de laisser les
assiégés en paix, conseil auquel il
déféra si bien, qu'il leva le siège, et
qu'il porta ensuite les Lacédémoniens à
honorer Ammon encore plus qu'ils ne faisaient : ce qui est de
certain, c'est que les Aphytéens révèrent
ce dieu comme les Libyens mêmes.
[4] Quant au temple de Diane Cnagia, ainsi la nomment-ils,
voici ce qu'ils en racontent. Cnagéüs était
selon eux un homme originaire du pays, qui accompagna Castor et
Pollux au siége d'Aphidna ; ayant été fait
prisonnier dans un combat il fut vendu et envoyé en
Crète ; après avoir été esclave
quelque temps dans une ville, où les Crétois
avaient un temple de Diane, il s'enfuit avec la prêtresse
qui emporta avec elle la statue de Diane. Tous les deux
étant venus à Sparte, leur aventure donna lieu et
au temple et au surnom de la déesse.
[5] Mais pour moi je ne puis croire que ce Cnagéüs
ait passé en Crète à l'occasion que disent
les Lacédémoniens, car premièrement il n'y
eut point de combat à Aphidna, Thésée
était pour lors chez les Thesprotiens ; d'ailleurs les
Athéniens étaient partagés, et même
la plupart penchaient plus pour Mnesthée que pour lui ;
comment auraient-ils combattu en faveur du dernier ? Mais quand
il y aurait eu un combat, je ne vois point d'apparence qu'aucun
du parti des victorieux pût être prisonnier de
guerre, les Lacédémoniens ayant tellement en
l'avantage qu'ils prirent même Aphidna. Cette petite
discussion doit suffire en passant.
Chapitre suivant
Traduction par l'abbé Gédoyn (1731, édition
de 1794)
NB : Orthographe modernisée et chapitrage
complété.