[Histoire de l'Achaïe]
Monin, 1830
VI. [1] Après la transmigration des Ioniens, les
Achéens partagèrent leur domaine entre eux, et le
sort en décida ; ce domaine consistait en douze villes
qui sont connues de tous les Grecs : c'est à savoir Dyme,
que l'on trouve la première en venant d'Elis, ensuite
Olene, Phares, Tritia, Rhypes, Egion, Cerynée, Bure,
Hélice, Eges, Egire, et Pellene qui est la
dernière du côté de la Sicyonie. Les
Achéens et leurs rois s'établirent dans toutes ces
villes, qui auparavant étaient habitées par les
Ioniens.
[2] Les principaux rois des Achéens étaient
Daïmène, Sparton, Tellès et
Léontomène, tous fils de Tisamène ; car
leur aîné Cométès était
déjà passé en Asie. Ces quatre princes avec
Damasias leur cousin germain fils de Penthilus et petit-fils
d'Oreste avaient toute l'autorité ; cependant Preugene et
Patréus son fils, souverains de ces Achéens qui
avaient été chassés de
Lacédémone, furent associés aux autres
princes. On leur donna en souveraineté une ville qui
depuis du nom de Patréus fut nommée Patra.
[3] Il me faut maintenant parler des exploits militaires de ces
peuples. Au temps de la guerre de Troie, lorsque les
Achéens étaient encore maîtres de Sparte et
d'Argos, ils faisaient une partie considérable des Grecs
et ils eurent grande part à cette expédition. Mais
dans la guerre des Perses, ils ne se trouvèrent ni au pas
des Thermopyles où Léonidas fit une action si
mémorable, ni au combat naval qui fut donné par
Thémistocle général des Athéniens
entre Salamine et l'île Eubée ; car il n'est fait
aucune mention d'eux dans le dénombrement soit des
Lacédémoniens, soit des Athéniens.
[4] Ils n'arrivèrent même à Potidée
qu'après que le combat fut fini ; c'est la raison
pourquoi vous ne voyez point le nom des Achéens sur le
monument que les Grecs consacrèrent à Jupiter
Olympien en action de grâce de leur victoire. Je crois
qu'alors ils ne se mettaient en peine que de défendre
leur pays ; peut-être aussi qu'enflés d'avoir
autrefois conquis le royaume de Priam ils n'aimaient pas
à être commandés par les
Lacédémoniens, qui étaient non plus de ces
anciens Achéens, mais des Doriens ; c'est même ce
qui parut dans la suite. Car dans la guerre de
Lacédémone contre Athènes ils
donnèrent du secours à ceux de Patra, et
favorisèrent toujours les Athéniens.
[5] Mais depuis ce temps-là, lorsqu'il fut question de
la cause commune des Grecs, comme à
Chéronée où toute la Grèce
était réunie contre les Macédoniens et
contre Philippe, les Achéens firent leur devoir. S'ils ne
marchèrent pas en Thessalie pour courir même
fortune que les Athéniens à la journée de
Lamia, c'est qu'ayant été défaits en
Béotie ils n'étaient pas remis encore de leurs
pertes, du moins ainsi le disent leurs historiens. Dans le temps
que j'étais à Patra, celui qui me montrait les
curiosités du pays m'assura qu'il n'y eut qu'un seul
Achéen qui se trouva à cette bataille ; il le
nommait Chilon et me disait que ce Chilon était un homme
qui s'était fait de la réputation à la
lutte.
[6] Je sais pour moi qu'il y eut aussi un Lydien nommé
Adraste qui par inclination s'attacha aux Grecs et voulut suivre
leur sort. Les Lydiens lui érigèrent ensuite une
statue de bronze, devant le temple de Diane Persique, avec une
inscription qui porte que cet Adraste mourut en combattant pour
les Grecs contre Léonnatus.
[7] Quant à l'irruption que firent les Gaulois
lorsqu'ils passèrent les Thermopyles, ni les
Achéens, ni les autres peuples du
Péloponnèse ne crurent pas devoir beaucoup s'en
alarmer. Ils se persuadèrent qu'ils n'avaient qu'à
fortifier l'isthme de Corinthe depuis le port Lechée
jusqu'au port Cenchrée, parce que ces barbares n'ayant
point de flotte ils ne pouvaient pénétrer que par
cet espace de terre qui est entre les deux mers ; c'était
le sentiment général de tous les
Péloponnésiens.
[8] Et lorsque ces mêmes Gaulois ayant par tout moyen
rassemblé des vaisseaux furent passés en Asie,
voici en quel état se trouva la Grèce. Aucune
puissance n'était assez supérieure à
l'autre pour entreprendre de lui donner l'exemple ou de lui
faire la loi. Les Lacédémoniens avaient
reçu à Leuctres une plaie qui saignait encore ;
d'ailleurs d'un côté les Arcadiens réunis
contre eux dans la ville de Mégalopolis, de l'autre les
Messéniens à leurs portes et toujours prêts
à les harceler ne leur permettaient pas de reprendre leur
ancienne supériorité.
[9] Thèbes détruite par Alexandre et
rétablie peu d'années après par Cassander
n'avait pas eu le temps de se relever. Les Athéniens
avaient à la vérité l'affection de la
plupart des Grecs qui se souvenaient de l'état florissant
où avait été Athènes ; mais les
Macédoniens ne leur donnaient pas le moindre
relâche.
VII. [1] Or en ce temps-là que les différents
peuples de la Grèce peu touchés de
l'intérêt commun de la nation, ne s'occupaient que
de leur intérêt particulier, les Achéens
l'emportaient sur tous les autres en force et en puissance. Car
premièrement toutes leurs villes à la
réserve de Pellène avaient été
exemptes de la domination des tyrans ; en second lieu la guerre
et la peste les avaient beaucoup plus épargnées
que toutes les autres parties de la Grèce. C'est pourquoi
non seulement les états d'Achaïe étaient
toujours assemblés, mais on y agitait sans cesse tout ce
qui était du bien public.
[2] Il avait plu aux Achaïens de transférer ces
états à Egium, parce que de toutes leurs villes,
depuis qu'Hélice avait été
submergée, Egium était la plus considérable
et la plus riche. Les premiers qui envoyèrent leurs
députés à cette assemblée furent les
Sicyoniens. Les autres peuples du Péloponnèse
suivirent l'exemple des Sicyoniens, les uns plus tôt, les
autres plus tard, et enfin ceux même qui habitaient hors
de l'isthme, attirés par le succès de cette
espèce de confédération, voulurent aussi y
entrer.
[3] Les Lacédémoniens furent les seuls Grecs qui
firent bande à part, et bientôt après ils
déclarèrent la guerre aux Achéens. En effet
Agis fils d'Eudamidas roi de Sparte prit Pellène, qui peu
après fut reprise par Aratus général des
Sicyoniens. A quelque temps de là Cléomène
fils de Léonidas et petit-fils de Cléonyme, de
l'autre maison royale, défit Aratus et les Achéens
en bataille rangée auprès de Dyme, puis il fit la
paix avec Antigonus et avec les Achéens.
[4] Antigonus gouvernait alors la Macédcine sous le nom
du jeune Philippe son pupille. Ce Philippe était fils de
Démétrius, et Antigonus était cousin
germain et beau-père du jeune prince.
Cléomène qui venait de jurer la paix avec les
Achéens, comptant pour rien de violer la foi des
traités et de ses serments, alla tout aussitôt
mettre à feu et à sang la ville de
Mégalopolis en Arcadie. Mais peu de temps après,
lui et les Lacédémoniens furent taillés en
pièces par Antigonus à Sélasie, et cet
événement fut regardé comme une juste
punition de leur infidélité. Laissons-là
Cléomène, nous reviendrons à lui quand nous
en serons aux affaires d'Arcadie.
[5] Cependant Philippe fils de Démétrius sorti de
tutèle reçut le royaume de Macédoine des
mains d'Antigonus, qui le lui remit sans peine. Non seulement il
ne descendait pas de Philippe fils d'Amyntas, mais ses
pères avaient été sujets de ce prince.
Néanmoins à la faveur de son nom et par l'ambition
qu'il avait de marcher sur les pas du premier Philippe, il
était déjà formidable aux Grecs. Comme lui,
il ne plaignait point l'argent lorsqu'il s'agissait de se faire
des créatures dans les villes grecques, et de gagner ceux
qui préféraient leur intérêt
particulier à l'intérêt commun de leur
patrie. Mais, ce qui ne tomba jamais dans l'esprit au fils
d'Amyntas, en buvant familièrement avec les grands de son
royaume il savait fort bien empoisonner ceux qui lui
étaient suspects ; ce crime ne lui coûtait rien, et
il regardait comme une bagatelle de se défaire d'un homme
par le poison.
[6] Il tenait garnison macédonienne dans trois places
qui lui ouvraient toute la Grèce ; aussi se vantait-il
d'en avoir les clefs. L'une de ces places était Corinthe
dans le Péloponnèse, et il eut grand soin d'en
bien fortifier la citadelle. La seconde était Chalcis sur
l'Euripe, qui lui servait de rempart contre les Grecs de
l'île Eubée, de la Béotie et de la Phocide.
La troisième était Magnésie sous le mont
Pélion ; cette dernière était une
barrière contre les Thessaliens et contre les Etoliens.
De plus, Philippe harcelait continuellement les peuples de
l'Attique et de l'Etolie soit en tenant la campagne, soit par
des détachements qui ravageaient leurs terres et se
retiraient incontinent après.
[7] J'ai dit dans mon premier livre que les Grecs et les
barbares s'unirent avec les Athéniens contre ce prince,
et j'ai raconté aussi de quelle manière les
Athéniens et leurs alliés épuisés
par la longueur de la guerre furent enfin obligés
d'implorer le secours des Romains. Peu de temps auparavant les
Romains avaient fait marcher quelques troupes moins pour
secourir l'Etolie, que pour observer les desseins des
Macédoniens.
[8] Mais dans le pressant besoin où se trouva
Athènes, ils envoyèrent en Grèce une bonne
armée sous la conduite d'Atilius, c'était le nom
de famille de ce consul ; car les Romains n'ajoutent pas le nom
de leurs pères au leur propre comme font les Grecs, mais
ils ont chacun trois noms, et plutôt plus que moins.
Atilius avait ordre seulement de défendre les
Athéniens et les Etoliens contre les armes de Philippe ;
il passa ses ordres.
[9] Hestiéa en Eubée, et Anticyre dans la Phocide
s'étaient soumises à Philippe ne pouvant faire
autrement ; Atilius assiégea ces deux villes, les prit et
les saccagea. Ce fut, autant que j'en puis juger, la raison
pourquoi les Romains le rappellèrent et mirent Flaminius
en sa place.
VIII. [1] Ce nouveau général ne fut pas
plutôt arrivé que passant sur le ventre à un
corps de Macédoniens qui couvrait Eréthrie, il
prit cette place et l'abandonna au pillage. Ensuite il alla
mettre le siège devant Corinthe où il y avait
garnison macédonienne, et en même temps il
députa aux Achéens pour les prier de venir joindre
leurs forces avec les siennes, suivant les engagements qu'ils
avaient pris avec les Romains, et la bonne volonté des
Romains pour les Grecs.
[2] Mais les Achéens ne se pressèrent pas ; ils
ne pouvaient pardonner à Flaminius, ni à son
prédécesseur, d'avoir détruit d'anciennes
villes grecques qui n'avaient manqué en rien aux Romains
et dont tout le crime était d'avoir cédé
à la nécessité en recevant la loi du
vainqueur. D'ailleurs ils prévoyaient que les Romains
après avoir chassé Philippe et les
Macédoniens prendraient leur place, et assujettiraient
à leur tour l'Achaïe et toute la Grèce. Ces
raisons furent agitées avec beaucoup de chaleur dans le
conseil des Achéens ; mais les partisans des Romains
l'emportèrent, et il fut arrêté que les
Achéens aideraient Flaminius de toutes leurs forces ; de
sorte que Corinthe fut bientôt obligée de se
rendre.
[3] Les Corinthiens se voyant délivrés du joug
des Macédoniens se liguèrent aussitôt avec
les Achéens, comme ils avaient déjà fait,
lorsque Aratus général des Sicyoniens eut
chassé de la citadelle de Corinthe la garnison
qu'Antigonus y avait mise, et tué Persée qui en
était le commandant. Depuis la prise de Corinthe les
Achéens furent regardés comme les bons et
fidèles alliés des Romains, et en effet durant un
temps ils se montrèrent tout dévoués
à leurs volontés ; car ils allèrent avec
eux en Macédoine faire la guerre à Philippe,
ensuite ils les accompagnèrent dans leur
expédition contre les Etoliens, et enfin ils
marchèrent en Syrie sous leurs enseignes pour combattre
Antiochus et les Syriens.
[4] Dans la guerre qu'ils firent aux Macédoniens et aux
Syriens ils ne suivirent que l'inclination qu'ils avaient pour
les Romains. Mais dans la suite ils se déclarèrent
contre les Lacédémoniens, et en cela ils
satisfirent leur ressentiment particulier ; car depuis longtemps
ils avaient plus d'un grief contre eux. C'est pourquoi
après que le tyran Nabis homme cruel et sanguinaire eut
été tué, ils songèrent
aussitôt à se venger d'eux,
[5] ils les assujettirent aux résolutions du conseil
d'Achaïe, leur firent rendre un compte sévère
de toutes leurs injustices, et enfin rasèrent les murs de
Sparte. Ces murs avaient été faits assez à
la hâte pour défendre la ville contre
l'armée de Démétrius et ensuite contre
celle de Pyrrhus qui en formèrent le siège.
Depuis, Nabis les rebâtit et il n'épargna rien pour
les rendre d'une bonne défense. Les Achéens les
démolirent, et abolissant la discipline de la jeunesse
lacédémonienne, contenue dans les lois de Lycurgue
ils y accoutumèrent leur propre jeunesse.
[6] Mais je traiterai tout cela plus au long, lorsque j'en
serai aux affaires d'Arcadie. Cependant les
Lacédémoniens lassés d'un joug aussi pesant
que celui des Achéens eurent recours à
Métellus et à ses collègues qui
étaient venus de Rome. On les envoyait non pour
déclarer la guerre à Philippe, avec qui au
contraire les Romains avaient fait la paix, mais pour
connaître des plaintes que les Thessaliens et les Epirotes
faisaient de ce prince.
[7] Il était extrêmement affaibli de ses pertes,
car après avoir eu du dessous dans plusieurs escarmouches
il voulut donner bataille à Flaminius auprès de
Cynocéphales, et taillé en pièces, non
seulement il perdit la meilleure partie de son armée,
mais il n'obtint la paix qu'à condition qu'il
évacuerait toutes les places qu'il occupait dans la
Grèce.
[8] Encore cette paix qui lui coûta bien cher ne fut-elle
qu'un vain nom, puisqu'au fond il se mit pour ainsi dire les
fers aux pieds et devint comme l'esclave des Romains. Ainsi l'on
vit arriver ce que la Sybile, sans doute inspirée d'en
haut, avait prédit longtemps auparavant, que l'empire de
Macédoine après être parvenu à un
haut point de gloire sous Philippe fils d'Amynthas tomberait en
décadence et en ruine sous un autre Philippe. Car
l'oracle qu'elle rendit était conçu en ces termes
:
[9] Macédoniens qui vous vantez d'obéir
à des rois issus des anciens rois d'Argos, apprenez que
deux Philippes feront tout votre bonheur et votre malheur. Le
premier donnera des maîtres à de grandes villes et
à des nations ; le second vaincu par des peuples sortis
de l'Occident et de l'Orient vous perdra sans ressource et vous
couvrira d'une honte éternelle. En effet les Romains
par qui le royaume de Macédoine fut renversé
étaient au couchant de l'Europe, et ils furent
secondés par Attalus roi de Mysie et par les Mysiens qui
étaient à l'orient.
IX. [1] Mais pour reprendre le fil de ma narration ;
Métellus et ses collègues ayant égard aux
plaintes des Lacédémoniens, prièrent les
Achéens de convoquer les
états-généraux de la nation, afin que les
Lacédémoniens y pussent défendre leurs
intérêts et obtenir un traitement moins dur. A cela
les Achéens répondirent que ni Métellus ni
les autres n'étaient en droit de demander la convocation
des états, qu'au préalable ils n'eussent
montré leurs ordres, et qu'ils ne fussent
autorisés par un décret du Sénat. Les
ambassadeurs romains prirent ce refus pour une injure faite
à leur caractère, et s'en retournèrent
à Rome, où ils n'oublièrent rien pour
rendre les Achéens odieux, exagérant leurs torts
même aux dépens de la vérité.
[2] Aréüs et Alcibiade se
déchaînèrent encore plus contre ces peuples
; c'étaient deux Lacédémoniens qui
étaient en grande estime parmi leurs compatriotes, mais
fort injustes envers les Achéens ; car ayant
été chassés de Sparte par Nabis ils se
retirèrent en Achaïe, et après la mort du
tyran les Achéens les ramenèrent en leur patrie et
les y firent recevoir malgré l'opposition du
peuple.
[3] Cependant ces ingrats introduits dans le Sénat
à Rome noircirent les Achéens encore plus que
n'avaient fait les ambassadeurs. Aussi dès qu'on sut en
Achaïe qu'ils étaient sortis de Rome et qu'ils
revenaient, on ne manqua pas de leur faire leur procès et
de les condamner à mort. Quant aux Romains ils
envoyèrent Appius avec d'autres députés
pour juger équitablement le différend qui
était entre les Achéens et les
Lacédémoniens. Mais leur arrivée ne fut pas
agréable aux Achéens, parce qu'ils amenaient avec
eux Aréüs et Alcibiade qui s'étaient
déclarés leurs ennemis. Ce qui acheva d'irriter
les esprits, ce fut que dans l'assemblée des états
les députés de Rome parlèrent d'un ton fort
haut, nullement propre à persuader.
[4] Dans cette assemblée Lycortas de Mégalopolis
tenait son rang ; c'était un Arcadien qui ne le
cédait à pas un autre en mérite et en
dignité, et l'amitié de Philopoemen lui enflait
encore le courage. Il entreprit la défense des
Achéens, parla avec beaucoup de liberté, et
tança la conduite des Romains par son discours. Les
députés s'en moquèrent, ils soutinrent
qu'Aréüs et Alcibiade n'avaient fait aucun tort aux
Achéens, et permirent aux Lacédémoniens de
députer à Rome ; quoique par un traité fait
entre les Achéens et les Romains il fût
expressément dit que les
états-généraux pourraient envoyer à
Rome des députés, mais qu'aucune des villes
confédérées ne le pourrait faire en son
propre et privé nom.
[5] Les Achéens souffrant ce qu'ils ne pouvaient
empêcher, ne surent faire autre chose que d'envoyer aussi
des députés de leur côté. Les uns et
les autres frrent écoutés dans le Sénat ;
après quoi les Romains renvoyèrent les mêmes
commissaires en Grèce avec plein pouvoir de terminer
cette querelle en la manière qu'ils jugeraient la plus
convenable. Appius et ses collègues ne furent pas
plutôt arrivés, qu'ils rappellèrent à
Sparte tous ceux que les Achéens en avaient bannis.
Plusieurs avaient été condamnés à de
grosses amendes, pour s'être absentés et avoir
voulu décliner le jugement des Achéens ; les
commissaires leur remirent les peines qu'ils avaient encourues.
Véritablement ils ne tirèrent pas les
Lacédémoniens de la dépendance du conseil
d'Achaïe ; mais ils ordonnèrent que les causes
capitales seraient à l'avenir portées au
Sénat de Rome, laissant du reste aux Achéens la
liberté de faire droit sur les causes moins importantes.
Enfin ils permirent aux Spartiates d'entourer leur ville d'une
bonne muraille.
[6] Les bannis de retour à Sparte ne songèrent
qu'à faire de la peine aux Achéens ; pour y
réussir ils persuadent à plusieurs
Messéniens chassés de leur pays comme complices de
la mort de Philopoemen, et à tout ce qu'il y avait
d'Achéens exilés ; ils leur persuadent, dis-je,
d'aller porter leurs plaintes à Rome, et pour les appuyer
ils y vont avec eux. Là ils trouvent Appius qui ne manque
point de prendre le parti des Lacédémoniens contre
les Achéens, et qui tourne l'esprit du Sénat comme
il lui plaît, de sorte qu'il obtient sans peine le rappel
des exilés. Aussitôt le Sénat fait
expédier pour Athènes et pour l'Etolie des lettres
circulaires, par lesquelles il les informe de son décret,
leur enjoint de tenir la main à son exécution, et
de faire rétablir dans leurs biens tous les
Messéniens et les Achéens qui avaient ete
bannis.
[7] Cette violence chagrina fort les Achéens ; ce
n'était pas la première injustice qu'ils avaient
reçue de la part des Romains, et leurs services
passés n'étaient payés que d'ingratitude ;
car après avoir fait la guerre à Philippe, aux
Etoliens, et à Antiochus pour l'amour des Romains, ils se
voyoient sacrifiés à des bannis et à des
scélérats ; cependant ils jugèrent à
propos de se soumettre, et ils cédèrent à
la nécessité.
X. [1] Il était donc aussi de la destinée des
Achéens de se voir plongés dans les derniers
malheurs, par la perfidie de ces hommes corrompus qui pour leur
intérêt particulier sont toujours prêts
à livrer leur patrie et leurs concitoyens. A dire le vrai
depuis que cette peste eut une fois pénétré
en Grèce, elle ne cessa point de l'affliger ; car en
premier lieu du temps de Darius fils d'Hystape roi de Perse, les
affaires des Ioniens furent presque entièrement
ruinées par la trahison de ceux qui commandaient les
galères de Samos, et qui passèrent du
côté de l'ennemi à la réserve de onze
seulement.
[2] Après la défaite des Ioniens les Perses
saccagèrent Eréthrie, et ce fut encore par la
perfidie de Philagre fils de Cynéüs, et d'Euphorbe
fils d'Alcimaque, qui tenaient un rang considérable dans
la ville. Lorsque Xerxès fit une invasion dans la
Grèce, les Aleuades lui ouvrirent la Thessalie, et
Thèbes fut livrée par deux de ses principaux
citoyens, Attagmus et Timagénidas. Durant la guerre du
Péloponnèse Xénias Eléen
n'entreprit-il pas d'introduire Agis et les
Lacédémoniens dans Elis ?
[3] Et sous Lysander ensuite ceux que l'on appellait ses
hôtes furent-ils en repos qu'ils ne l'eussent rendu
maître de leurs propres villes ? Sous Philippe fils
d'Amyntas on ne trouvera que la seule ville de Sparte qui n'ait
pas connu les noirs complots et la perfidie ; toutes les autres
furent plus infectées de trahison qu'elles ne l'avaient
été de la peste quelque temps auparavant.
Alexandre fils de Philippe dut encore cet avantage à sa
fortune, que de son temps il n'y eut point d'exemple de pareille
lâcheté, du moins qui mérite qu'on en
parle.
[4] Mais après la malheureuse journée de Lamia,
comme Antipater se hâtait de porter la guerre en Asie,
qu'en partant il n'était pas fâché de donner
la paix aux Athéniens, et qu'il ne croyait pas que ce
fût contre la politique de laisser Athènes et toute
la Grèce libre, Démade et les autres
traîtres persuadèrent à ce prince qu'il ne
fallait pas avoir tant de douceur pour les Grecs, et
après avoir intimidé le peuple d'Athènes,
ils furent cause que cette ville et plusieurs autres
reçurent garnison macédonienne.
[5] Une preuve quele mal était au-dedans, c'est que les
Athéniens firent une plus grande perte en Béotie,
ayant eu mille hommes tués et deux mille faits
prisonniers, et cependant ils ne se soumirent pas à
Philippe ; au lieu qu'après l'affaire de Lamia où
ils ne perdirent que deux cent hommes, ils subirent le joug des
Macédoniens. On voit par ce détail que les
traîtres dans tous les temps furent comme une autre peste
qui désola toutes les villes de la Grèce. Les
Achéens n'en furent pas exempts ; la
méchanceté de Callicrate les assujettit enfin aux
Romains. Le commencement de leurs maux fut une suite de la
défaite de Persée, et du renversement de l'empire
de Macédoine.
[6] Car Persée fils de Philippe étant en paix
avec les Romains, au lieu d'observer le traité fait entre
eux et son père, attaqua Abrupolis roi des Sapéens
qui était allié du peuple Romain, et il le chassa
de ses états. Les Sapéens sont des peuples dont il
est parlé dans les ïambes d'Archiloque.
[7] Les Romains pour venger leurs alliés firent la
guerre à Persée, conquirent la Macédoine,
et y envoyèrent ensuite dix commissaires pour y
régler toutes choses conformément aux vues du
Sénat. Dès que ces commissaires furent en
Grèce, Callicrate leur fit sa cour et n'oublia rien pour
leur plaire ; il remarqua qu'il y en avait un qui n'était
pas fort porté pour la justice ; il s'attacha surtout
à le gagner, et lui persuada qu'il pouvait prendre
séance dans le conseil d'Achaïe.
[8] Le commissaire y vint en effet, et là en pleine
assemblée il se plaignit de ce que les plus puissants de
la nation avaient entretenu des pratiques avec Persée et
l'avaient assisté contre les Romains ; il demanda qu'on
prononçât peine de mort contre ces
mal-intentionnés, et dit qu'ensuite il les nommerait tous
par leur nom. Sa proposition parut fort étrange ; on lui
dit que s'il connaissait de ces personnes, il devait commencer
par les nommer, et que la justice ne permettait pas qu'on les
condamnât sans les entendre, encore moins sans les
connaître.
[9] Alors le commissaire se voyant blâmé de tout
le monde, eut la hardiesse de soutenir que les
Officiers-généraux des Achéens
étaient tous en faute, et qu'ils avaient favorisé
Persée et les Macédoniens contre les
intérêts des Romains ; il parla ainsi à
l'instigation de Callicrate. Xénon homme de
considération parmi les Achéens prenant la parole
: «Je répondrai, dit-il, à l'accusation
intentée. J'ai commandé les troupes des
Achéens, mais je n'ai jamais eu de liaison avec
Persée, ni n'ai offensé les Romains en quoi que ce
soit ; je suis prêt à prouver mon innocence, soit
dans le conseil d'Achaïe, soit dans le Sénat de Rome
si l'on veut».
[10] Cette parole qui n'était que le témoignage
d'une bonne conscience ne tomba pas à terre ; le
commissaire la releva, et s'en prévalant à propos
il ordonna que tous ceux qui étaient accusés
allassent à Rome pour y être jugés. C'est ce
que la Grèce n'avait point encore vu ; car ni Philippe
fils d'Amyntas, ni Alexandre, les deux plus puissants rois de
Macédoine, quand ils avaient à se plaindre de
quelques Grecs, ne les traduisaient point à leur
tribunal, mais ils souffraient que ces sortes d'affaires fussent
portées devant les amphictyons.
[11] Il plut aux Romains d'en user autrement ; ils firent un
décret par lequel tous ceux que Callicrate avait
dénoncés étaient cités à
Rome. On y amena plus de mille Achéens, qui
regardés comme gens déjà condamnés
au conseil d'Achaïe furent mis en prison et
distribués dans toutes les villes de l'Etrurie. Les
Achéens envoyèrent en vain députés
sur députés pour obtenir leur grâce ou leur
jugement.
[12] Enfin au bout de dix-sept ans on les crut assez punis, et
on rendit la liberté à ces misérables qui
se trouvèrent réduits à moins de trois
cents, les autres avaient péri de misère. Pour
ceux qui tâchaient de se sauver lorsqu'on les conduisait
à Rome, ou qui s'enfuyaient de leur prison, si on les
attrapait il n'y avait point de miséricorde pour eux, on
les faisait mourir.
XI. [1] Les Romains sachant que les Lacédémoniens
et les Argiens étaient en différend sur leurs
limites, envoyèrent encore un commissaire du corps des
sénateurs pour accommoder la querelle entre ces deux
peuples. Ce fut Sulpitius Gallus ; il agit et parla avec
hauteur, et pour dire ce qui en est, il se moqua
également des uns et des autres.
[2] Car ces deux villes si célèbres, Sparte et
Argos, qui avaient autrefois soutenu si glorieusement la guerre,
pour le même sujet, et qui eurent ensuite Philippe fils
d'Amyntas pour médiateur ; ces villes, dis-je, ne
parurent pas à Gallus dignes de son attention, il renvoya
l'affaire à Callicrate, de tous les Grecs l'homme le plus
insolent et le plus corrompu.
[3] Les Etoliens de Pleuron qui étaient soumis aux
Achéens, vinrent prier Gallus de les affranchir de cette
domination. Il leur permit d'envoyer en leur nom des
députés à Rome pour demander cette
grâce qui leur fut accordée ; et en même
temps vint un ordre à Gallus de désunir de la
ligue d'Achaïe tout autant de villes qu'il pourrait, ce
qu'il eut grand soin d'exécuter.
[4] Sur ces entrefaites il arriva que le peuple
d'Athènes plus par nécessité que
volontairement, pilla Orope ville de la dépendance de
cette république. Car à dire vrai, les
Athéniens qui avaient été fort
malmenés par les Macédoniens, se trouvaient
réduits à la dernière misère ; mais
ceux d'Orope portèrent leurs plaintes au Sénat de
Rome, qui désapprouvant la violence et l'injustice des
Athéniens, donna ordre aux Sycioniens de les obliger
à payer des dommages et intérêts
proportionnés au tort qu'ils avaient fait.
[5] Les Sycioniens après avoir cité ceux
d'Athènes, voyant qu'ils ne comparaissaient point, les
condamnèrent à cinq cents talents de dommages et
intérêts. Les Athéniens en appelèrent
au Sénat qui modéra cette somme à cent
talents ; encore ne les payèrent-ils point ; car non
seulement ils adoucirent les Oropiens par de magnifiques
promesses et par des présents, mais ils les
engagèrent à recevoir garnison athénienne
dans leur ville, et à donner des otages pour
sûreté de cette garnison, à condition que si
on leur faisait quelque nouvelle injure, les Athéniens
retireraient aussitôt leurs troupes, et rendraient les
otages.
[6] Peu de temps après, quelques soldats de la garnison
ayant de nouveau maltraité les habitants, ceux-ci
députèrent aux Athéniens pour les prier de
retirer cette garnison, et de renvoyer les otages, suivant que
l'on en était convenu de part et d'autre : mais les
Athéniens n'en voulurent rien faire, disant que la faute
de quelques soldats ne devait pas s'imputer au peuple
d'Athènes, et qu'ils châtieraient les
coupables.
[7] Les Oropiens voyant qu'on se moquait d'eux,
implorèrent le secours des Achéens ; et comme ils
savaient que les Achéens étaient liés
d'amitié avec Athènes, ils s'adressèrent
à Ménalcidas de Sparte qui commandait alors
l'armée d'Achaïe, et lui promirent dix talents, s'il
pouvait engager les Achéens à prendre leur
querelle. Ménalcidas comprit qu'il fallait gagner
Callicrate que l'amitié des Romains rendait tout-puissant
dans le conseil d'Achaïe ; il va donc le trouver, et offre
de partager les dix talens avec lui.
[8] Callicrate accepte la proposition, et détermine les
Achéens à secourir ceux d'Orope. La nouvelle en
étant venue à Athènes, les Athéniens
sans perdre de temps fondent sur Orope, en enlèvent le
peu qui avait échappé au premier pillage, et
emmènent la garnison avec eux ; ainsi les Achéens
arrivèrent trop tard : alors Ménalcidas et
Callicrate voulurent leur persuader de ravager l'Attique ; mais
les Athéniens ayant tiré du secours de toute part,
et surtout de Lacédémone, il convint aux
Achéens de s'en retourner.
XII. [1] Quoique la protection de Ménalcidas n'eût
de rien servi aux Oropiens, il ne laissa pas d'exiger les dix
talents qui lui avaient été promis ; et quand il
les eut, il ne se pressa pas d'en faire part à Callicrate
; il l'amusa durant quelque temps, puis il leva le masque, et
déclara ouvertement qu'il ne lui voulait rien
donner,
[2] ce qui vérifia le proverbe qui dit qu'il y a
loups et loups, puisque Callicrate qui passait pour le plus
méchant homme qu'il y eût dans la Grèce, en
trouva un encore plus méchant et plus infidèle que
lui. Cependant Callicrate qui ne pouvait digérer de se
voir trompé, et de s'être attiré la haine
des Athéniens sans aucun fruit, voyant Ménalcidas
sorti de charge, prend le parti de le poursuivre criminellement
: il l'accuse d'avoir accepté une députation
à Rome contre les intérêts des
Achéens, d'avoir procuré aux Spartiates de ne plus
dépendre du gouvernement d'Achaïe ; et conclut
à ce qu'il soit condamné à mort.
[3] Ménalcidas alarmé du danger où il se
trouvait, met dans ses intérêts Diéüs
de Mégalopolis qui lui avait succédé ; et
pour se l'assurer, il lui donne trois talents des dix qu'il
avait reçus des Oropiens. Diéüs gagné
par ce présent fait absoudre Ménalcidas presque en
dépit des Achéens : ensuite sentant le tort que
cette affaire lui faisait dans l'esprit de sa nation, en habile
homme il songe à faire diversion, et n'entretient les
Achéens que de grands projets et d'espérances
flatteuses.
[4] Les Lacédémoniens avaient pris le
Sénat de Rome pour arbitre de leur différend avec
les Argiens au sujet de leurs limites ; mais le Sénat
avait répondu que tout ce qui n'était pas affaire
criminelle devait être renvoyé au conseil
d'Achaïe, et par conséquent celle-ci comme les
autres. Diéüs imposa aux Achéens par un
mensonge, et leur fit accroire que le Sénat leur
abandonnait aussi les matières criminelles.
[5] Sur ce fondement les Achéens voulaient être
juges des Lacédémoniens, lors même qu'il
s'agissait d'infliger peine de mort : les
Lacédémoniens s'y opposaient, ils accusaient
Diéüs de mensonge, et disaient qu'ils enverraient
à Rome des députés pour savoir la
volonté du Sénat ; on leur répliquait que
les villes qui étaient du ressort de l'Achaïe
pouvaient députer à Rome en commun, mais qu'aucune
ne le pouvait en son particulier.
[6] Ces contestations, s'étant échauffées
de part et d'autre, causèrent enfin une rupture ouverte
entre les deux peuples. Cependant les
Lacédémoniens se voyant fort inférieurs aux
Achéens, députèrent à chaque ville
de cet état et à Diéüs même,
pour détourner les maux dont ils étaient
menacés ; la réponse des villes fut qu'ayant eu
ordre d'armer, elles ne pouvaient s'empêcher
d'obéir. Pour Diéüs, il répondit qu'il
n'en voulait point à Sparte, et qu'il ne
prétendait faire la guerre qu'à ceux qui mettaient
le trouble et la dissension dans cette ville.
[7] Sur quoi les sénateurs de Sparte lui ayant
demandé quels étaient donc ces ennemis du repos
public, il leur envoya les noms de vingt-quatre personnes, qui
étaient justement ceux qui avaient le plus de part aux
affaires. Alors Agasisthène ouvrit un avis digne de sa
réputation, et qui lui fit beaucoup d'honneur :
c'était que ces vingt-quatre s'exilassent volontairement
pour ne point attirer la guerre à leur patrie ; il
ajoutait qu'ils n'avaient qu'à s'aller plaindre à
Rome, et qu'ils seraient bientôt rétablis par les
Romains.
[8] Son avis ayant été suivi, les vingt-quatre
s'absentèrent, et comme si les Spartiates avaient
désapprouvé leur évasion, ils instruisirent
leur procès, et les condamnèrent à mort par
contumace : en même temps les Achéens
envoyèrent à Rome Diéüs et Callicrate
avec ordre de poursuivre auprès du Sénat la
condamnation des vingt-quatre. Callicrate tomba malade à
Rhodes, et y mourut : on ne peut pas dire si au cas qu'il
fût allé jusqu'à Rome il eût servi les
Achéens, ou s'il n'eût point tramé quelque
nouvelle intrigue contre eux. Quoi qu'il en soit,
Diéüs eut à soutenir les
intérêts des Achéens contre
Ménalcidas envoyé de la part des
Lacédémoniens.
[9] L'un et l'autre s'étant dit beaucoup d'injures en
plein Sénat, ils eurent pour toute réponse que le
Sénat enverrait des commissaires sur les lieux pour
accommoder ce différend. Il y eut en effet des
commissaires de nommés, mais ils ne se pressèrent
pas de partir, de sorte que les deux députés
eurent le temps d'arriver avant eux, et de tromper l'un les
Achéens, l'autre les Lacédémoniens : car
Ménalcidas fit accroire à ceux-ci que par
concession du Sénat ils ne relevaient plus de
l'Achaïe, et Diéüs assura les Achéens
que Sparte serait toujours soumise à leur
domination.
XIII. [1] Ce faux exposé jeta ces peuples dans l'erreur
et leur mit encore une fois les armes à la main.
Damocrite nouveau préteur d'Achaïe, leva des
troupes, et se disposa à marcher contre les Spartiates.
Dans ce temps-là même le consul Métellus
marchait en Macédoine avec une armée, pour
réduire Andriscus fils de Persée qui
s'était soulevé contre les Romains.
[2] Comme il était empêché à cette
guerre qui pourtant devait bientôt finir, il donna ordre
à des officiers que l'on envoyait en Asie d'interposer
leur autorité auprès des Achéens, pour les
obliger à mettre les armes bas, et à attendre les
commissaires que le Sénat avait nommés.
[3] Ces officiers exécutèrent leurs ordres ; mais
voyant que Damocrite allait se mettre en campagne, et qu'ils ne
gagnaient rien sur son esprit, ils firent voile en Asie : les
Lacédémoniens de leur côté comptant
plus sur leur courage que sur leurs forces, prirent les armes,
et marchèrent au-devant de l'ennemi pour défendre
l'entrée de leur pays ; mais battus dans un combat, et
ayant perdu plus de mille hommes de leurs meilleures troupes,
ils se retirèrent avec précipitation au-dedans de
leur ville. Il est certain que si les Achéens les eussent
poursuivis, ils auraient pu entrer dans Sparte
pêle-mêle avec les fuyards.
[4] Damocrite manqua l'occasion, et au lieu d'aller ensuite
assiéger Sparte il aima mieux faire des courses dans le
pays et en enlever du butin.
[5] La campagne finie, il fut accusé de trahison, et
condamné à cinquante talents d'amende ; comme il
n'avait pas le moyen de les payer, il s'enfuit
secrètement, et quitta le Péloponnèse.
Diéüs ayant été nommé
général en sa place, Métellus lui
députa aussitôt pour le prier d'accorder une
trêve jusqu'à ce que les commissaires Romains
fussent arrivés.
[6] Diéüs y consentit ; mais durant ce
temps-là il s'avisa d'une ruse qui lui fut fort utile :
il gagna toutes les villes au milieu desquelles Sparte
était enclavée, et y mit garnison ; par-là
les Lacédémoniens étaient extrêmement
resserrés, et les Achéens pouvoient fondre sur eux
de toutes parts.
[7] Cependant Ménalcidas que les Spartiates venaient
d'élire pour général, rompit la
trève, et voulut tenter une entreprise. Il fit des
courses jusqu'aux portes d'Iase, ville située sur les
confins de la Laconie, mais qui pour lors appartenait aux
Achéens ; il l'emporta d'emblée et la
saccagea.
[8] Par cette hostilité il attira la guerre aux
Lacédémoniens dans un temps où ils
n'avaient ni troupes ni argent, et où leurs terres
étaient même demeurées incultes.
Après cette témérité,
prévoyant bien qu'il ne pouvait éviter leur
ressentiment, il prit le parti de s'empoisonner : ainsi finit
Ménalcidas, homme également fatal aux
Lacédémoniens et aux Achéens ; aux uns par
son ignorance dans le métier de la guerre, et aux autres
par sa perfidie.
XIV. [1] Sur ces entrefaites arrivent en Grèce les
commissaires que le Sénat de Rome avait nommés, et
dont le principal était Oreste. Dès qu'il fut
à Corinthe, il manda tous ceux qui avaient quelque
autorité dans chaque ville d'Achaïe, entre autres
Diéüs ; et quand ils furent venus, il leur
déclara de la part du Sénat que ni les
Lacédémoniens, ni Corinthe même ne
dépendraient plus à l'avenir des états
d'Achaïe. Il en démembra encore Argos,
Héraclée qui est près du mont Oeta, et les
Orchoméniens qui sont en Arcadie, alléguant pour
raison que ces peuples n'étaient point Achéens
d'origine ; et à l'égard des villes d'Argos et
d'Héraclée, qu'elles ne faisaient partie du corps
Achaïque que depuis peu de temps.
[2] Diéüs et les autres magistrats entendant ce
discours, sans donner à Oreste le temps d'achever,
sortent brusquement de la salle d'audience, et vont sur le champ
convoquer le peuple, qui n'eut pas plutôt appris l'ordre
du Sénat, qu'il entra en fureur, se jeta sur les
Spartiates qui se trouvèrent à Corinthe, et leur
fit mille avanies : tout ce qu'il y eut de
Lacédémoniens que l'on put soupçonner
seulement à leur nom, ou reconnaître pour tels,
soit à la chevelure, soit à la chaussure, soit
à l'habit, tout fut traité de même, sans
respect pour la maison d'Oreste, d'où l'on tira par force
tous ceux qui s'y étaient réfugiés.
[3] En vain les députés de Rome firent leurs
efforts pour apaiser cette multitude ; ils eurent beau dire que
c'était lever l'étendard, et s'attaquer aux
Romains même ; toutes leurs remontrances furent inutiles.
Quelques jours après, les Achéens mirent en prison
tous les Lacédémoniens qui avaient
été pris, et relâchèrent seulement
ceux qui n'étaient pas de cette nation ; ensuite ils
députèrent à Rome Théridas avec
quelques autres de leurs principaux magistrats. Théridas
s'étant mis en chemin, rencontra de nouveaux commissaires
que le Sénat envoyait à la place des premiers, ce
qui l'obligea à s'en revenir.
[4] Diéüs était sorti de charge, et
Critolaüs lui avait succédé : celui-ci le
plus inconsidéré des hommes brûlait d'envie
de faire la guerre aux Romains. Sachant donc que de nouveaux
commissaires arrivaient, il alla à leur rencontre
jusqu'à Tégée ville d'Arcadie, sous
prétexte de s'aboucher avec eux, mais au fond pour
empêcher que l'on n'assemblât les états
d'Achaïe : cependant comme les commissaires en demandaient
la convocation, il en expédia l'ordre aux présents
; mais par des lettres furtivement écrites à
toutes les villes d'Achaïe il donnait en même temps
un contre-ordre.
[5] De sorte qu'au jour marqué il ne se trouva personne,
ainsi les commissaires ne purent pas douter de l'artifice ; mais
ils en furent encore plus persuadés, quand ils virent que
Critolaüs les priait d'attendre une seconde convocation
qu'il indiquait à six mois de là, disant au reste
que de lui-même il ne pouvait rien conclure avec eux.
Après une tromperie si grossière, ces commissaires
ne pouvant demeurer dans le pays avec bienséance, s'en
retournèrent à Rome ; aussitôt
Critolaüs tient les états à Corinthe, et
persuade aux Achéens non seulement de prendre les armes
contre Sparte, mais de déclarer la guerre aux
Romains.
[6] Qu'une République ou un roi entreprennent une
guerre, et qu'ils y succombent, c'est ce qui arrive tous les
jours, moins par la faute de ce roi ou de cette
République, que par je ne sais quelle fatalité qui
préside aux combats ; mais que sans aucune force on ait
la témérité d'attaquer une puissance
formidable, alors cette témérité n'est plus
malheur ; c'est fureur, c'est manie : voilà pourtant ce
qui perdit et Critolaüs et les Achéens. Un
Béotien nommé Pythéas qui commandait pour
lors dans Thèbes, y contribua de sa part en irritant
encore les Achéens contre les Romains, et en leur
promettant le secours des Thébains.
[7] En effet les Thébains ayant ravagé les terres
des Phocéens, des Eubéens, et des habitants
d'Amphisse, Métellus les avait condamnés à
des dommages et intérêts envers ces peuples.
Piqués de cet affront ils n'épiaient que
l'occasion de se déclarer contre les Romains, et l'ayant
trouvée ils ne la manquèrent pas. Cependant les
Romains informés de la conduite des Achéens par
les lettres de Métellus et par leurs
députés, résolurent de ne pas laisser tant
d'injures impunies ; Mummius venait d'être fait consul :
on lui donne une flotte avec des troupes, et on le charge du
soin d'aller faire la guerre en Achaïe.
XV. [1] D'un autre côté Métellus apprenant
que Mummius venait avec une armée, n'oublia rien pour
avoir l'honneur de finir lui-même cette guerre avant que
son successeur fût arrivé.
[2] Il dépêche donc aux Achéens, pour leur
dire qu'ils eussent à rétablir les
Lacédémoniens dans leurs droits, et toutes les
villes qui s'étaient mises sous la protection du peuple
Romain ; qu'à cette condition tout le passé leur
serait pardonné. En même temps qu'il envoyait ces
ordres, lui-même se mit à la tête des troupes
qu'il avait en Macédoine, et prit son chemin par la
Thessalie le long du golfe Maliaque : mais Critolaüs bien
loin d'écouter aucune proposition de paix, voyant
qu'Héraclée s'était soulevée contre
les Achéens, il alla l'assiéger, et s'en rendit
maître.
[3] Cependant ayant appris par ses coureurs que Métellus
avait déjà passé le Sperchius, il songea
à se retirer à Scarphée ville des Locriens.
Les défilés qui sont entre Héraclée
et les Thermopyles, ces lieux si célèbres par les
prodiges de valeur que les Lacédémoniens et les
Athéniens y firent autrefois, les uns contre les Perses,
les autres contre les Gaulois ;
[4] ces lieux, dis-je, ne furent pas capables de rassurer le
général achéen ; il voulut pousser
jusqu'à Scarphée ; mais Métellus l'ayant
joint avant qu'il y pût entrer, il le tailla en
pièces, et fit plus de mille prisonniers. Après le
combat Critolaüs ne fut trouvé ni parmi les vivants,
ni parmi les morts ; on n'a jamais su ce qu'il était
devenu ; s'il prit la fuite par ces marais que les eaux de la
mer forment sous le mont Oeta, on ne doit pas s'étonner
qu'il y soit péri.
[5] Cependant sa mort a donné lieu à d'autres
conjectures. Quoi qu'il en soit, une troupe d'élite de
mille Arcadiens s'étant sauvée de la
déroute, gagna Elatée dans la Phocide, et y fut
reçue en considération de l'ancienne
confraternité qu'il y avait entre ces peuples ; mais
depuis, les Phocéens ayant appris la défaite de
Critolaüs et des Achéens, ils ne jugèrent pas
à propos de se compromettre en gardant chez eux des gens
qui avaient pris les armes contre les Romains.
[6] Ces fugitifs, contraints de se retirer par le
Péloponnèse, ne purent éviter de rencontrer
Métellus auprès de Chéronée ;
l'armée romaine fit main-basse sur eux, et aucun
n'échappa ; ainsi le ciel permit que les Arcadiens
fussent punis par les Romains dans le lieu même où
ils avaient lâchement abandonné les Grecs,
lorsqu'ils combattaient contre Philippe roi de
Macédoine.
[7] Critolaüs étant mort, Diéüs reprit
les fonctions de général, et crut remédier
à tout en faisant ce que Miltiade et les Athéniens
avaient fait dans la conjoncture du combat de Marathon. Il donna
la liberté aux esclaves, en enrôla la plus grande
partie, fit prendre les armes à tout ce qu'il y avait de
gens capables de les porter, soit en Achaïe, soit en
Arcadie, et mit sur pied une armée de vingt mille hommes,
parmi lesquels on comptait plus de six mille chevaux.
[8] Mais il manqua de prudence en tout le reste : car bien
qu'il eût devant les yeux le malheur de Critolaüs,
qui avec toutes ses forces n'avait pu résister aux
Romains, il affaiblit son armée par un détachement
de quatre mille hommes qu'il envoya à Mégare sous
la conduite d'Alcamène, avec ordre de défendre
cette ville, et de s'opposer à Métellus, s'il
tentait l'entrée du Péloponnèse par ce
côté-là.
[9] Mais le général romain après avoir
défait le corps d'Arcadiens dont j'ai parlé,
marcha droit à Thèbes. Les Thébains avaient
fait le siège d'Héraclée conjointement avec
les Achéens, et s'étaient trouvés au combat
de Scarphée ; ils avaient perdu beaucoup de monde en ces
deux occasions, de sorte qu'à l'approche de
Métellus presque tous prirent la fuite, hommes et femmes
; aimant mieux être errants dans les plaines de
Béotie, ou sur les montagnes, que de s'exposer à
la fureur des Romains en soutenant un siège.
[10] Métellus entré dans Thèbes eut soin
de contenir le soldat, et d'empêcher qu'on ne
brûlât les temples, qu'on n'abattît les
maisons, et qu'on ne maltraitât aucun Thébain, ni
de ceux qui étaient restés dans la ville, ni des
autres. Il ordonna seulement que si l'on prenait Pythéas,
on le lui amenât : on le prit en effet, et il fut
condamné à perdre la vie. L'armée romaine
s'étant ensuite approchée de Mégare,
Alcamène en sortit avec son détachement, et se
retira au camp des Achéens sous Corinthe.
[11] Les Mégaréens se rendirent aussitôt.
Métellus ayant pénétré dans
l'isthme, envoya encore offrir la paix aux Achéens ; il
brûlait d'envie de terminer deux grandes guerres comme
celle d'Achaïe et celle de Macédoine, mais
Diéüs fut assez perdu de sens pour y mettre obstacle
en rejetant ses propositions.
XVI. [1] Cependant arrive Mummius ; il amenait avec lui Oreste
que le Sénat avait ci-devant nommé arbitre entre
les Lacédémoniens et les Achéens. La
première chose que fit le nouveau général,
ce fut de renvoyer Métellus en Macédoine avec ses
troupes. Pour lui, il se tint dans l'isthme, jusqu'à ce
qu'il eût rassemblé toutes ses troupes. Son
armée était composée de vingt-trois mille
hommes d'infanterie et de trois mille cinq cents chevaux, sans
compter quelques archers crétois qui l'étaient
venus joindre, et un corps de troupe qu'Attalus lui envoyait de
Pergame sur le Caïque, et qui était conduit par
Philopoemen.
[2] A douze stades de là il avait encore un corps de
troupes auxiliaires tirées de toutes ]es villes d'Italie,
et qui servaient comme de gardes avancées pour la
sûreté du camp : mais ces troupes par trop de
confiance faisant fort mal la garde, les Achéens
tombèrent dessus brusquement, en tuèrent bon
nombre, et poussèrent les autres jusqu'au camp ; ils
prirent en cette occasion près de cinq cents boucliers.
Fiers de ce succès ils n'avaient qu'un cri pour le
combat. Cependant Mummius rangeait son armée en
bataille.
[3] Sitôt qu'il eut donné le signal, la cavalerie
romaine attaqua celle des ennemis, et la mit en fuite. Leur
infanterie quoiqu'un peu découragée par cet
exemple, ne laissa pas de faire une fort belle
résistance. Accablée par le nombre et
percée de coups elle se défendait toujours,
jusqu'à ce qu'enfin se voyant prise en flanc par une
troupe de mille hommes choisis que Mummius avait
détachés du corps de bataille, elle lâcha
pied, et s'enfuit à vau-de-route.
[4] Si Diéüs se fût retiré à
Corinthe, et que là il eût recueilli les
débris de son armée, peut-être que le
général romain pour éviter les longueurs
d'un siège, lui eût fait bonne composition : mais
dès qu'il vit les siens plier, il ne songea plus
qu'à lui, et gagna Mégalopolis le plus vite qu'il
put ; bien différent de Calistrate l'illustre fils
d'Empédus, qui en pareille occasion eut le courage de se
sacrifier pour sauver les Athéniens qu'il avait l'honneur
de commander.
[5] Car ce brave homme à la tête d'une troupe de
cavalerie Athénienne, et de quelques volontaires, ayant
été battu près du fleuve Asinarus en
Sicile, forma un escadron de ce qui lui restait de monde, se fit
jour à travers les ennemis, et arriva à Catane
avec sa troupe ; ensuite prenant la résolution de
rebrousser chemin par Syracuse, il alla fondre sur ceux qui
pillaient le camp des Athéniens, en fit un grand carnage,
tua cinq hommes de sa main ; enfin criblé de coups, et
ayant eu son cheval tué sous lui, il mourut glorieusement
après avoir donné aux siens le moyen
d'échapper et de s'en retourner chez eux, comblés
de gloire.
[6] Diéüs vaincu, au lieu de suivre un si bel
exemple, porta aux Mégalopolitains la première
nouvelle du malheur qui les menaçait ; et de peur que sa
femme ne tombât en la puissance de l'ennemi, il la tua de
sa propre main, et s'empoisonna lui-même ensuite,
imitateur de Ménalcidas par la circonstance de sa fin,
comme il l'avait été par son insatiable
avarice.
[7] Les Achéens qui après le combat
s'étaient retirés à Corinthe, en sortirent
à la faveur de la nuit, et la plupart des habitants avec
eux. Mummius ayant trouvé les portes ouvertes, ne se
pressa pas pour cela d'y entrer ; il craignait quelque
embûche : mais au troisième jour il prit la ville
et la brûla.
[8] Tout ce qui s'y trouva d'hommes fut passé au fil de
l'épée ; les femmes et les enfants furent vendus
à l'encan ; les esclaves à qui les Achéens
avaient donné la liberté pour les enrôler
dans leurs troupes, et que la guerre avait
épargnés, eurent le même sort. Mummius
dépouilla les places publiques et les temples des dieux
de leurs ornements les plus considérables, pour les
envoyer à Rome ; ce qui était d'un moindre prix,
il le donna à Philopoemen qui commandait les troupes du
roi Attalus ; et lorsque j'étais à Pergame, on y
voyait encore ces riches dépouilles des
Corinthiens.
[9] Ensuite il démantela toutes les villes qui avaient
fait la guerre aux Romains, et il désarma les habitants :
voilà ce qu'il fit de son autorité avant que les
Romains lui eussent composé un conseil ; mais lorsque les
sénateurs qui devaient l'assister de leurs
lumières furent arrivés, il abolit tout
gouvernement républicain, et confia l'administration des
affaires aux principaux citoyens dans chaque ville. Il imposa un
tribut à la Grèce, il défendit aux riches
de s'agrandir en acquérant des terres, et il interdit
toute assemblée d'états aux peuples de
l'Achaïe, de la Béotie, et de la Phocide.
[10] Quelques années après, les Romains eurent
pitié des Grecs. Ils permirent aux différents
peuples qui composent cette nation, de s'assembler en corps
comme auparavant, et rendirent aux particuliers la
liberté de faire des acquisitions dans l'étendue
de leur pays. Mummius avait condamné quelques villes
à de grosses amendes ; ainsi les Béotiens et les
Eubéens devaient payer cent talents à ceux
d'Héraclée, et les Achéens deux cents aux
Lacédémoniens ; toutes ces sommes furent remises
aux débiteurs. Mais la Grèce fut réduite en
province dépendante de l'empire romain, et l'on y envoie
de Rome encore tous les ans un préteur que l'on nomme le
préteur d'Achaïe et non de Grèce, parce que
les Grecs furent subjugués dans le temps que les
Achéens l'emportaient sur tous les autres en
autorité et en puissance. La guerre d'Achaïe fut
terminée sous la magistrature d'Antitheus à
Athènes, en la cent soixantième olympiade qui fut
remarquable par la victoire de Diodore de Sicyone aux jeux
olympiques.
XVII. [1] Ainsi la Grèce gangrénée, pour
ainsi dire, dans toutes ses parties, et conduite depuis
longtemps à sa perte par son mauvais génie, se
trouva pour lors si faible, qu'il fallut succomber. Car
premièrement Argos qui avait été si
florissante et si renommée dans les temps
héroïques, en passant sous la domination des Doriens
perdit sa fortune et son lustre.
[2] Athènes épuisée par la guerre du
Péloponnèse et par les ravages de la peste,
respirait à peine, que peu d'années après
elle se vit opprimée par la puissance des
Macédoniens. La colère d'Alexandre vint fondre
aussi du fond de la Macédoine sur Thèbes dans la
Béotie. Epaminondas Thébain porta à Sparte
un coup dont elle ne put jamais se relever. Enfin la nation
Achéenne, comme un rejeton qu'un reste de sève
pousse d'un tronc déjà affecté, semblait
croître et fleurir, lorsque tout d'un coup la malice et
l'incapacité de ses chefs ruinèrent ses
espérances.
[3] Plusieurs siècles ensuite Néron rendit
à la Grèce sa première indépendance
; et pour dédommager les Romains de ce
démembrement, il leur assujettit en même temps la
Sardaigne. Certes quand je considère cette action dans un
si méchant Empereur, je trouve que Platon a eu raison de
dire que les grands forfaits ne se commettent point par des
hommes médiocres, mais qu'ils partent d'une âme
forte et généreuse, quoique corrompue par une
mauvaise éducation.
[4] Mais les Grecs ne surent pas mettre à profit le
bienfait de Néron. Vespasien parvenu à l'empire
fut encore obligé de les punir de leurs divisions
domestiques ; c'était en eux comme un vice de
tempérament. Il les fit donc encore une fois tributaires
des Romains, et leur donna un préteur pour les gouverner,
disant que les Grecs avaient désappris à user de
la liberté. Telle fut la destinée des
Achéens.
Chapitre suivant
Traduction par l'abbé Gédoyn (1731, édition
de 1794)
NB : Orthographe modernisée et chapitrage
complété.