[Mantinée et sa région]

Tardieu, 1821

[4] Sur les confins des Argiens près des ruines d'Hysies vers le mont Parthenius il y a une espèce de défilé qui communique avec l'Arcadie, et qui mène jusques sur les terres des Tégéates. On peut prendre deux autres chemins du côté de Mantinée ; l'un se nomme Prine, et l'autre l'Echelle ; ce dernier est le plus large, et porte ce nom parce qu'autrefois on y descendait par des marches faites de main d'homme.

[5] En tenant ce chemin on arrive au bourg de Mélangée, d'où coule dans la ville de Mantinée une source de fort bonne eau. A sept stades de là est la fontaine des Méliastes et un temple de Bacchus, où ils célèbrent les orgies. On voit là aussi un temple de Vénus dite la Noire, surnom qui vient apparemment de ce que les hommes prennent d'ordinaire le temps de la nuit pour avoir commerce avec leurs femmes, au lieu que les autres animaux s'accouplent durant le jour.

[6] L'autre chemin est beaucoup plus étroit et passe par le mont Artémisius dont j'ai parlé ci-devant et où j'ai dit qu'il y avait un temple et une statue de Diane. Le fleuve Inachus a sa source dans cette montagne ; c'est même dès sa source ou du moins en tombant qu'il sert de limites entre les Argiens et les Mantinéens ; car lorsqu'il vient à prendre son cours, il tourne du côté des Argiens ; c'est pourquoi Eschyle et plusieurs autres poètes ne l'appellent point autrement que le fleuve d'Argos.

VII. [1] Quand on a passé le mont Artémisius, pour aller à Mantinée on descend dans une plaine fort stérile qui à cause de cela est appellée Argos, car en grec le mot Argos signifie inutile et oisif. Cette stérilité vient de ce que l'eau du ciel qui tombe des montagnes voisines dans la plaine la tient toujours inondée à tel point qu'elle deviendrait un lac, si l'eau ne trouvait une ravine par où non seulement elle s'écoule, mais elle se perd sous terre pour quelque temps.

[2] Car elle ressort ensuite auprès de Dine vers Génethlium village sur les terres des Argiens. Dine est un lac d'eau douce, formé pourtant par les eaux de la mer. Les Argiens en l'honneur de Neptune y jetaient autrefois des chevaux superbement enharnachés. Au reste que l'eau de la mer se filtre et devienne douce en passant sous terre, c'est ce qui arrive non pas seulement dans l'Argolide, mais aussi dans la Thesprotie auprès d'un lieu que l'on nomme Chimerium.

[3] On voit dans le Méandre une chose bien plus mervelleuse, une source d'eau bouillante sortir non seulement d'une roche que le fleuve baigne de tous côtés, mais même du limon du fleuve. C'est ainsi qu'auprès de Dicéarchie il y a dans la mer Tyrrhénienne une source d'eau chaude, autour de laquelle on a fait une espèce d'île pour profiter de ces bains salutaires, et ne pas laisser ce bienfait de la nature inutile.

[4] A la gauche de ces landes dont j'ai parlé et du côté de Mantinée, s'élève une montagne où l'on voit les ruines d'un camp de Philippe et d'un village appellé Nestane. Car il passe pour constant que Philippe campa là, et une fontaine voisine se nomme encore la fontaine de Philippe. En effet ce prince vint en Arcadie pour désunir les Arcadiens d'avec les autres Grecs, et pour tâcher de se les attacher.

[5] Personne ne peut douter que Philippe n'ait fait de très grandes actions, et que de ce côté-là il n'ait surpassé tous les rois de Macédoine qui ont été avant et après lui ; mais si l'on en juge sainement, on ne le regardera pas pour cela comme un bon roi. Jamais prince n'a si peu respecté la religion des serments, n'a si mal observé les traités, et n'a été de si mauvaise foi. Aussi n'échappa-t-il pas longtemps à la colère du ciel.

[6] Car il n'avait pas plus de quarante-six ans lorsque l'oracle de Delphes se trouva accompli en sa personne. Il l'avait consulté sur la guerre qu'il méditait contre les Perses, et il en avait reçu cette réponse :

Déjà la victime est parée,
Le sacrificateur est prêt à l'égorger ;
Je vois le fer tranchant, sa mort est assurée.

L'événement fit voir que cet oracle devait s'entendre non du roi de Perse, mais de Philippe même.

[7] Il laissa un fils en bas âge, qu'il avait eu de Cléopâtre nièce d'Attalus ; Olympias fit jeter la mère et le fils dans un vaisseau d'airain brûlant, et les y tint jusqu'à ce qu'ils eussent expiré dans les tourments ; quelques années après elle fit mourir Aridée. Mais la vengeance divine poursuivit Philippe jusques dans la postérité de Cassander, en ôtant de ce monde deux fils que Cassander avait eus de Thessalonice fille de Philippe.

Thessalonice et Aridée étaient nés de deux Thessaliennes. Quant à Alexandre, tout le monde sait quelle fut sa fin.

[8] Si Philippe dans toute sa conduite, avait eu devant les yeux cette parole de la Pythie à Glaucus le Spartiate,

Qui craint Dieu, voit toujours prospérer sa famille,

il n'aurait pas attiré sur lui la colère du ciel qui le punit par l'extinction de toute sa race et par la ruine entière du royaume de Macédoine. On me pardonnera bien cette petite digression.

VIII. [1] Après les ruines de Nestane on trouve un temple de Cérès qui est fort célèbre, et où les Mantinéens font tous les ans la fête de la Déesse avec beaucoup de solemnité. Au-dessous de Nestane ce sont les landes de Moera, ainsi les nomme-t-on ; elles continuent l'espace de dix stades, ensuite vous entrez dans une plaine, et à quelques pas de là vous rencontrez sur le bord du grand chemin la fontaine Arné.

[2] Les Arcadiens disent que Rhéa ayant accouché de Neptune le cacha dans une bergerie pour être élevé par des bergers dont les moutons paissaient là auprès, et qu'alors cette fontaine fut appellée Arné du mot grec arnes, qui signifie des moutons. Rhéa fit accroire ensuite à Saturne qu'elle avait accouché d'un poulain, et le lui donna à dévorer ; comme depuis à la naissance de Jupiter elle supposa une pierre qu'elle présenta à Saturne, enveloppée de langes.

[3] Au commencement de cet ouvrage, lorsque j'avois à rapporter de ces sortes de fables inventées par les Grecs, je les trouvais ridicules et pitoyables ; mais à présent j'en juge autrement. Je crois que les sages de la Grèce nous ont caché d'importantes vérités sous des énigmes, et que ce que l'on dit de Saturne est de cette nature. Quoi qu'il en soit, pour ce qui regarde les dieux, il faut s'en tenir à ce qui est établi, et en parler comme le commun des hommes en parle.

[4] De la fontaine Arné à Mantinée il n'y a guère que deux stades. Il est certain que Mantinéüs fils de Lycaon bâtit ailleurs une ville, que les Arcadiens appellent encore de son nom. Dans la suite Antinoé en vertu d'un certain oracle transféra les habitants de cette ville en celle dont il s'agit présentement. On dit qu'un serpent lui montra le chemin qu'elle devait tenir, mais on ne dit pas quelle espèce de serpent c'était ; on ajoute seulement que le fleuve qui traverse la ville fut nommé de là Ophis, car Ophis en grec veut dire un serpent.

[5] Que s'il est permis de tirer quelque conjecture des vers d'Homère, je croirois que ce serpent était un dragon. En effet lorsque dans le dénombrement des vaisseaux ce poète dit que les Grecs laissèrent Philoctète à Lemnos, souffrant des douleurs mortelles de la piquure d'un serpent, il se sert non du mot Ophis, mais de celui d'hydros, une hydre ; et au contraire, quand il dit qu'un aigle qui tenait un dragon dans ses serres le laissa tomber au milieu des Troyens, il emploie le mot Ophis : c'est pourquoi on peut croire que le serpent qui servit de guide à Antonoé était un dragon.

[6] Les Mantinéens, pour venir à leurs exploits, ne furent que spectateurs du combat que les autres Arcadiens livrèrent aux Lacédémoniens près de Dipée ; mais dans la guerre du Péloponnèse ils se liguèrent avec les Eléens en faveur d'Athènes contre Sparte, et soutenus pat les Athéniens ils osèrent combattre les Lacédémoniens en bataille rangée. Ensuite suivant toujours l'inclination qu'ils avaient pour Athènes ils firent voile sous ses enseignes en Sicile.

[7] Quelques années après les Lacédémoniens sous la conduite d'Agésipolis fils de Pausanias firent des courses jusqu'aux portes de Mantinée, taillèrent en pièces tout ce qui s'opposa à eux, et prirent enfin la ville non pourtant par force, mais par adresse. Car ils détournèrent le fleuve Ophis, et lui firent prendre son cours le long des murs, qui bâtis de brique crue bientôt se délayèrent et ne furent d'aucune résistance.

[8] En effet cette sorte de brique soutient mieux l'effort des machines de guerre que les pierres les plus dures, qui rudement frappées ou s'éclatent, ou se détachent et se désunissent ; mais à l'eau elle s'amollit et fond comme la cire au soleil. Agésipolis n'eut pas la gloire de l'invention dans cette entreprise ; il ne fit que ce que Cimon fils de Miltiade avait fait avant lui au siège d'Eïon sur le Strymon contre Bogès qui défendait la place pour le roi de Perse.

[9] Agésipolis qui pouvait avoir ouï parler de ce stratagème si vanté à Pellène, en profita fort à propos. Lorsqu'il eut pris Mantinée il en rasa une bonne partie, et ne laissa sur pied que quelques maisons pour un petit nombre d'habitants qui y restèrent, les autres furent dispersés dans plusieurs villages.

[10] Mais après la bataille de Leuctres ils furent rétablis dans leur ville par les Thébains ; bienfait dont ils ne se montrèrent pas fort reconnaissants ; car peu après ils traitèrent avec Sparte à l'insu des autres Arcadiens, et craignant les Thébains qui avaient découvert leur dessein, ils se rangèrent hautement du parti des Lacédémoniens. Du moins est-il certain qu'au combat de Mantinée ils combattirent sous les ordres des Lacédémoniens contre Epaminondas et contre les Thébains.

[11] Mais ensuite s'étant brouillés avec eux ils quittèrent leur alliance pour entrer dans la ligue d'Achaïe. Alors ils prirent les armes contre Agis fils d'Eudamidas roi de Sparte et le chassèrent de leur pays ; après quoi s'étant joints aux Achéens commandés par Aratus ils remportèrent une seconde victoire. Ils secondèrent encore les Achéens dans leur expédition contre Cléomène, et contribuèrent beaucoup à abattre la puissance des Lacédémoniens. Enfin parce qu'Antigonus, tuteur de ce jeune Philippe qui fut père de Persée, s'était durant sa tutèle montré fort affectionné aux Achéens, les Mantinéens lui rendirent toute sorte d'honneurs, jusqu'à changer le nom de leur ville en celui d'Antigonée.

[12] Dans la suite à la bataille d'Actium qui se donna près du cap d'Apollon ils combattirent pour Auguste, tandis que les autres Arcadiens suivaient le parti d'Antoine, par aversion comme je crois pour les Lacédémoniens qui avaient embrassé celui d'Auguste. Enfin après dix générations, Hadrien parvenu à l'empire fit reprendre à la ville de Mantinée son ancien nom, ne trouvant pas bon qu'elle en portât un qui sentait un peu trop son amour pour les Macédoniens.

IX. [1] Le principal temple de la ville est double ou pour mieux dire, c'en sont deux qui ne sont séparés que par un mur. Dans l'un il y a une statue d'Esculape, et c'est un ouvrage d'Alcamène, l'autre est consacré à Latone et à ses enfants ; leurs statues ont été faites par Praxitèle trois générations après Alcmène. Sur le piédestal de ces statues le sculpteur a représenté d'un côté une Muse, de l'autre Marsyas qui joue de la flûte. Dans ce temple on voit une colonne contre laquelle est adossée une statue de Polybe fils de Lycortas ; je parlerai de lui ailleurs.

[2] Les Mantinéens ont plusieurs autres temples ; ils en ont un de Jupiter Sauveur, un autre de Jupiter Epidote, comme qui dirait, de la divinité dont les hommes tiennent tous leurs biens ; un autre de Castor et de Pollux, un autre de Cérès et de Proserpine. Dans ce dernier ils conservent du feu toujours allumé, et ont grand soin qu'il ne s'éteigne pas. J'ai vu aussi un temple de Junon près du théâtre.

[3] La Déesse est assise sur un trône, ayant à ses côtés sa fille Hébé et Minerve : ce morceau de sculpture est de Praxitèle. Le tombeau d'Arcas fils de Callisto est tout auprès de l'autel de Junon ; car c'est-là que ses os ont été apportés de Ménale en conséquence d'un oracle rendu à Delphes, et conçu en ces termes : [4]

Ménale fut toujours le séjour des frimas ;
Ménale cependant possède votre Artas.
Peuples qui lui devez un nom si plein de gloire,
Hâtez-vous à l'envi d'honorer sa mémoire.
Qu'incessamment ses os par vos soins rapportés,
Soient au milieu de vous désormais respectés ;
Et que ce héros, mis au rang des immortels,
Obtienne enfin chez vous un temple et des autels.

Les Mantinéens déposèrent les cendres d'Arcas dans un lieu qu'ils nomment les autels du Soleil.

[5] Aux environs du théâtre il y a plusieurs monuments dignes de curiosité, entre autres une espèce de rotonde où ils gardent le feu sacré, ou commun, ainsi qu'ils l'appellent. On croit que là repose Autonoé fille de Céphée. Près de sa tombe on voit une colonne sur laquelle est une statue équestre de Grillus fils de Xénophon.

[6] Derrière le théâtre sont les ruines d'un temple de Vénus dite de bon secours, avec quelques statues qui sont restées. Sur un piédestal vous voyez une inscription qui porte que ces statues avaient été consacrées par Nicippe fille de Paséas. Les Mantinéens bâtirent ce temple à Vénus pour apprendre à la postérité qu'au combat naval d'Actium ils avaient combattu sur la flotte des Romains. Ils ont aussi dédié un temple et une statue à Minerve Aléa.

[7] Antinoüs est encore une de leurs divinités, mais son temple est le plus récent de tous, et c'est pour faire leur cour à Hadrien qu'ils l'ont bâti. Pour moi je n'ai jamais vu Antinoüs, mais j'ai vu de ses portraits et de ses statues. Mantinée n'est pas le seul endroit où il ait les honneurs divins ; les Egyptiens ont sur le Nil une ville qui porte même son nom. Que si l'on veut savoir pourquoi il est particulièrement honoré à Mantinée, en voici la raison. Antinoüs était de Bithynium qui est au-dessus du fleuve Sangar. Or les habitants de Bithynium sont Arcadiens et même Mantinéens d'origine.

[8] Voilà pourquoi l'empereur Hadrien a voulu qu'Antinoüs eut à Mantinée un temple et des sacrifices, et qu'on y instituât même en son honneur des jeux qui se célèbrent tous les cinq ans. Dans le lieu d'exercice il y a une maison où l'on conserve des statues d'Antinoüs ; cette maison est à voir pour la beauté du marbre dont elle est ornée et pour ses peintures. Antinoüs y est peint en plusieurs endroits sous la forme de Bacchus, et l'on y voit aussi ce combat de la cavalerie athénienne, dont il y a un si beau tableau dans le Céramique à Athènes.

[9] Dans la place publique vous verrez une statue de femme en bronze, qui, à ce que disent les habitants, représente Déomenée fille d'Arcas. Vous y verrez aussi le monument héroïque de Podarès, qui fut tué, disent-ils, en combattant contre Epaminondas et contre les Thébains. Quelque soixante et dix ans avant moi ils transportèrent au jeune Podarès petit-fils de celui-ci l'inscription qui était sur le tombeau de son aïeul. Le jeune Podarès a pu voir encore les Romains en république.

[10] Mais de mon temps c'était l'ancien Podarès qui était honoré des Mantinéens. Et en effet ils publient qu'entre tous ceux qui payèrent de leur personne au combat de Mantinée, citoyens ou alliés, celui qui se distingua le plus fut Gryllus fils de Xénophon ; après lui Céphisodore de Marathon qui commandait la cavalerie des Athéniens, et en troisième lieu Podarès, celui-là même dont je parle.

X. [1] La ville est percée de telle sorte que de tous côtés il y a des chemins qui mènent dans le reste de l'Arcadie ; je n'oublierai rien de ce qui se trouve de remarquable sur chaque route. En allant à Tégée, sur le grand chemin à gauche, et près, des murs de Mantinée, vous voyez une plaine qui sert de lice pour les courses des chevaux, et un peu au-delà un stade où l'on court à pied dans les jeux institués en l'honneur d'Antinoüs. Au-dessus de ce stade est le mont Alésium, ainsi appelié, dit-on, à cause de la vie errante de Rhéa. Le sommet de la montagne est couvert d'un bois consacré à Cérès.

[2] Au bas est le temple de Neptune Hippius, il n'est éloigné de Mantinée que d'un stade. Je ne sais rien de ce temple que par ouï dire, et ceux qui en ont parlé n'en savaient pas plus que moi ; car nul homme n'y peut entrer. A l'égard du temple moderne que l'on voit aujourd'hui, c'est Hadrien qui l'a fait bâtir, avec la précaution de commettre des surveillants pour empêcher que les ouvriers ne regardassent dans l'ancien temple, ni n'en enlevassent aucune démolition, et il a voulu que l'ancien temple fût renfermé dans le nouveau. Quant à l'ancien, on dit qu'il fut bâti par Agamede et par Trophonius, et qu'eux-mêmes posèrent la charpente qui est de bois de chêne.

[3] Pour en défendre l'entrée aux hommes ils n'employèrent ni barrière, ni verrou ; ils tendirent seulement un cordon de laine devant la porte, soit qu'alors la religion ayant plus d'empire sur l'esprit des hommes, cela fût suffisant pour leur imprimer de la crainte et du respect, soit que ce cordon eût quelque vertu secrète. Quoi qu'il en soit, on raconte qu'Epytus fils d'Hippotoüs sans passer par-dessus, ni par-dessous le cordon, mais après l'avoir coupé, entra dans le temple, au mépris de la religion qui en faisait un crime ; mais qu'aussitôt il fut aveuglé par une source d'eau qui lui jaillit au visage, et que peu après il mourut.

[4] C'est une vieille tradition à Mantinée, que la mer passe sous ce temple. On en dit autant du temple qui est dans la citadelle d'Athènes, et à Mylasse ville de Carie du temple de ce dieu qui dans la langue du pays se nomme Ogoa. Mais Athènes n'est qu'à vingt stades de Phalère et par conséquent de la mer ; au lieu que du port des Mylasséens à Mylasse on compte quatre-vingt stades. Pour la ville de Mantinée, elle est si avant dans les terres, que la mer ne peut venir dans le temple de Neptune que par un miracle.

[5] Après ce temple vous trouvez un trophée de marbre, monument de la victoire remportée sur les Lacédémoniens et sur Agis. Voici quelle fut la disposition de l'une et de l'autre armée. Les Mantinéens, tous gens choisis, avaient l'aile droite, commandés par Podarès le petit-fils de celui qui se signala contre les Thébains. Ils avaient avec eux le devin Thrasybule Eléen fils d'Enéüs de la race des Iamides ; ce devin leur prédit la victoire, et lui-même y contribua beaucoup par sa valeur.

[6] Tous les autres Arcadiens composaient l'aile gauche ; car chaque ville avait fourni un certain nombre de troupes avec leurs chefs. Les Mégalopolitains entre autres étaient menés par Lydiade et par Léocyde. Aratus à la tête des Sicyoniens et des Achéens commandait le corps de bataille. Les Lacédémoniens de leur côté étendirent leur phalange afin de faire front de toutes parts. Agis se mit au centre, couvert de ce qu'il y avait de plus brave et de plus déterminé dans ses troupes.

[7] Dès le commencement du combat Aratus, suivant qu'il en était convenu avec les Arcadiens, fit semblant de lâcher pied, comme ne pouvant soutenir la première furie de l'ennemi. Par cette feinte le corps de bataille forma une espèce de demi-lune ; Agis croyant avoir déjà la victoire poursuit Aratus ; les Lacédémoniens, ceux même de l'aile droite, et ceux de l'aile gauche, tous suivent leur général,

[8] et tous se trouvent enveloppés par les Arcadiens qui en firent un très grand carnage. Agis fils d'Eudamidas périt en cette occasion. Les Mantinéens disent que Neptune lui-même combattit pour eux, et par cette raison le trophée qu'ils érigèrent lui fut consacré.

[9] Que les dieux assistent en personne aux guerres et aux combats des hommes, ce n'est pas chose nouvelle pour quiconque a lu l'Iliade d'Homère et les aventures de ses héros. Les Athéniens publient aussi qu'aux combats de Marathon et de Salamine les dieux prirent les armes en leur faveur, et il passe pour constant que l'armée des Gaulois fut défaite à Delphes par Apollon, et plus visiblement encore par les génies tutélaires de cette ville. Il ne serait donc pas étonnant que les Mantinéens fussent redevables de leur victoire à la présence et au secours de Neptune.

[10] Ce Léocyde qui fut chef des Mégalopolitains avec Lydiade mérite que j'en dise un mot. J'ai ouï dire aux Arcadiens qu'il était le neuvième descendant de cet Arcésilas, qui dans le temps qu'il demeurait à Lycosure, vit un vieux cerf consacré à cette Déesse qu'ils nomment la Maîtresse ; ce cerf portait un collier, et sur ce colier cette inscription :

Jeune faon je fus pris, quand pour aller à Troie
Agapénor partait, plein d'ardeur et de joie.

Ce qui prouve que les cerfs vivent plus longtemps que les éléphants.

XI. [1] Le temple de Neptune n'est pas loin d'un bois fort épais, qu'ils nomment Pelagus. A travers les chênes dont il est planté on a fait un chemin qui conduit à Tégée, et dans le chemin même il y a un autel de figure ronde qui sépare le territoire de Mantinée de celui de Tégée. Si vous aimez mieux prendre le chemin qui est sur la gauche du temple, vous n'aurez pas fait cinq stades que vous trouverez la sépulture des filles de Pélias. Car les Mantinéens assurent qu'après l'insigne mechanceté de Médée, qui fut si fatale à leur père, elles se transplantèrent en ce lieu, pour éviter les reproches qu'elles avaient mérités.

[2] En effet Médée ne fut pas plutôt venue à Iolchos qu'elle machina la perte de Pélias, afin de mettre sur le trône Jason qu'elle faisait semblant de haïr, mais qu'elle aimait au fond de son coeur. Pour y réussir, elle persuade aux filles de Pélias que si l'on veut la laisser faire, elle rajeunira leur père qui était d'un âge fort avancé ; et en leur présence elle prend un vieux bélier, le coupe en morceaux, le jette dans une chaudière, et après y avoir mêlé je ne sais quelles herbes, le retire et le fait voir transformé en un jeune agneau.

[3] Elle entreprend donc de faire la même expérience sur la personne du Roi, elle le dissèque de même et le jette dans une chaudière d'eau bouillante ; mais la perfide l'y laissa jusqu'à ce que le feu l'eût entièrement consumé, de sorte que ses filles ne purent pas même lui donner la sépulture. Voilà ce qui fit prendre à ces malheureuses princesses le parti de venir en Arcadie où elles finirent leurs jours, et elles y furent inhumées, comme je l'ai dit. Aucun poète, au moins de ceux que j'ai lus, ne nous a appris leurs noms ; mais par leurs portraits que j'ai vus de la main de Micon, je sais que l'une s'appellait Astéropée, et l'autre Antinoé.

[4] A vingt stades de ces tombeaux vous verrez une petite éminence entourée d'une balustrade, c'est la sépulture des Phoésus ; ce lieu n'a point d'autre nom. Là le chemin se retrécit ; on vous montrera aux environs le tombeau d'Arétus surnommé Corynète à cause de la massue qu'il portait.

[5] Revenons à Mantinée, et prenons le chemin qui va à Pallantium. Quand vous aurez fait trente stades vous trouverez près du grand chemin ce bois qu'il leur a plu d'appeller le Pélagus. Ce fut là qu'il y eut un combat de cavalerie entre les Athéniens et les Mantinéens d'une part, et les Béotiens de l'autre. Epaminondas fut tué dans ce combat, les Mantinéens en attribuent l'honneur à un de leurs citoyens qu'ils nomment Machérion ; les Lacédémoniens disent que ce Machérion était de Sparte.

[6] Mais les Athéniens assurent que ce fut Gryllus le brave fils de Xénophon, qui porta ce coup mortel à Epaminondas, et les Thébains en conviennent. Aussi Gryllus en a-t-il toute la gloire dans ce beau tableau qui représente le combat de Mantinée, et qui se voit au Céramique d'Athènes. Les Mantinéens eux-mêmes semblent y avoir souscrit par la pompe funèbre qu'ils lui ordonnèrent aux dépens du public ; et par le monument qu'ils lui érigèrent dans le lieu même où il tomba, monument qui atteste encore que ce fut Gryllus qui se distingua le plus à cette fameuse journée. Pour Machérion, les Lacédémoniens et les Mantinéens ont beau en parler, il n'est point connu ; et je sais bien assuré

[7] que jamais homme de ce nom n'a reçu aucune marque d'honneur, ni chez les uns, ni chez les autres. Epaminondas retiré de la mêlée ferma sa plaie comme il put ; ensuite il observa l'événement du combat, il le regardait d'un lieu que l'on a depuis nommé l'observatoire ; quand il vit la victoire disputée et l'avantage égal de part et d'autre, il débanda sa plaie et rendit l'âme avec son sang. Ce grand homme fut inhumé sur le champ de bataille.

[8] On lui dressa une colonne à laquelle on attacha son bouclier où un serpent était gravé, pour marquer qu'il était de la race de ces hommes sortis des dents de serpent dont la terre avait été semée. Aujourd'hui il y a deux colonnes sur son tombeau, l'une ancienne avec une inscription béotique, l'autre moderne que l'empereur Hadrien a fait ériger avec une nouvelle inscription.

[9] Je crois que l'on peut mettre Epaminondas en parallèle avec tout ce que les Grecs ont eu de plus grands capitaines. Car les plus illustres généraux soit d'Athènes, soit de Lacédémone ont eu cet avantage de trouver leur ville en possession de donner la loi aux autres, et ont commandé des troupes à qui cette supériorité enflait le courage. Mais Epaminondas se mit à la tête des Thébains lorsqu'ils étaient le plus découragés et presque subjugués ; cependant en très peu de temps non seulement il les tira de cet état d'humiliation, mais il les rendit supérieurs aux autres.

[10] Depuis longtemps l'oracle de Delphes l'avait averti de se défier de ce que les Grecs appellent le pélagos, et pour profiter de cet avis il évitait soigneusement de monter ni galère, ni bâtiment de transport ; mais le Dieu voulait dire ce bois que les Mantinéens nommaient le pélagos. Cette conformité de nom avait déjà trompé les Athéniens, et depuis trompa encore Annibal.

[11] L'oracle d'Ammon avait prédit à ce général carthaginois qu'après sa mort il serait enterré dans la terre de Libye. Sur la foi de cet oracle Annibal comptait qu'après avoir défait les Romains il reverrait sa patrie et y finirait ses jours. Mais les affaires ayant changé de face, Flaminius qui voulait le prendre vif obligea Prusias à le chasser de ses états où il s'était réfugié. Annibal en montant à cheval se blessa le doigt avec son épée qui était à demi sortie du fourreau. Il n'eut pas fait quelques stades que l'inflammation lui causa la fièvre ; au bout de trois jours il mourut et fut enterré dans un village que les Nicomédiens nommaient Libye.

[12] Quant aux Athéniens, l'oracle de Dodone leur conseilla d'aller s'établir en Sicile ; mais cette Sicile était une petite colline peu distante d'Athènes. Eux, prenant l'oncle dans un autre sens, portèrent la guerre fort loin de leur pays et jusqu'à Syracuse. On pourrait trouver bien d'autres exemples de semblables méprises.

XII. [1] Un stade au-delà du tombeau d'Epaminondas vous verrez le temple de Jupiter surnommé Charmon. Dans les bois d'Arcadie il y a des chênes de plusieurs espèces, les uns ont la feuille fort large, d'où ils prennent leur dénomination ; les autres sont des hêtres ; d'autres ont l'écorce si poreuse et si légère que dans l'eau elle surnage, et qu'elle peut servir de marque aux mariniers et aux pêcheurs, pour reconnaître l'endroit où ils ont jeté soit l'ancre, soit leurs filets. C'est pourquoi les poètes d'Ionie, et entre autres Hermésianax qui a fait des élégies pour exprimer cette écorce, emploient un mot qui signifie du liège.

[2] Méthydrium autrefois une ville n'est plus qu'un village appartenant aux Mégalopolitains ; si vous y voulez aller, il y a un chemin qui y mène de Mantinée. Quand vous aurez fait environ trente stades, vous entrerez dans la plaine d'Alcmédon. Au-delà est le mont Ostracine où l'on vous montrera la grotte qui servait de demeure à Alcimédon; c'était un de ces hommes a qui l'on a donné le nom de héros.

[3] Si l'on en croit les Phigaliens, Hercule devint amoureux de sa fille nommée Phillo, et en eut un fils. Alcimédon incontinent après les couches de sa fille fit exposer la mère et l'enfant sur la montagne. Une pie à force d'entendre crier l'enfant apprit à le contrefaire.

[4] Si bien qu'un jour Hercule passant par là et entendant la voix de la pie crut entendre les cris d'un enfant ; il se détourna, vit la mère et son fils, les reconnut et les délivra du danger où ils étaient. L'enfant eut nom Ecmagoras ; et une fontaine voisine fut nommée la fontaine de Cissa ou de la pie. Quarante stades plus loin vous trouvez un lieu qu'ils appellent Petrosaca, et qui sert de limites entre les Mantinéens et les Mégalopolitains.

[5] Outre les deux routes dont j'ai parlé, il y en a deux autres qui vont à Orchomène. Sur l'une des deux est le stade de Ladas, ainsi nommé parce que Ladas avait coutume de s'y exercer à la course. Près de là on voit un temple de Diane, et sur le chemin à droite une petite hauteur que l'on dit être le tombeau de Pénélope. Car la tradition des Arcadiens sur Pénélope ne s'accorde pas avec les poètes de la Thesprotie.

[6] Ceux-ci disent que Pénélope après le retour d'Ulysse lui donna une fille qui eut nom Ptoliporthe ; mais les Mantinéens prétendent qu'accusée par son mari d'avoir mis elle-même le désordre dans sa maison, elle en fut chassée ; qu'elle se retira premièrement à Sparte, et qu'ensuite elle vint à Mantinée, où elle finit ses jours.

[7] La sépulture de Pénélope touche à une plaine de peu d'étendue bornée par une montagne où l'on voit les ruines de l'ancienne Mantinée, qui conserve encore le nom de Ptolis ; et en avançant quelques pas vers le nord on rencontre la fontaine d'Alalcoménie. A trente stades de la ville ce sont les ruines du village de Méra, je ne sais pourtant s'il est bien vrai que Méra ait eu sa sépulture en ce lieu ; car les Tégéates, qui prétendent avoir chez eux le tombeau de cette fille d'Atlas, me paraissent mieux fondés. Mais peut-être a-t-elle eu une fille de même nom, qui est venue s'établir chez les Mantinéens.

[8] J'ai dit qu'il y avait une autre route qui menait à Orchomène. En suivant celle-là on trouve le mont Anchisius, au bas duquel est le tombeau d'Anchise ; car Enée faisant voile en Sicile prit terre en un endroit de la Laconie, et s'y arrêta assez pour fonder les villes d'Aphrodisias et d'Oeétis. Pendant ce temps-là son père Anchise qui était allé en Arcadie je ne sais pour quel dessein, mourut et y fut enterré. C'est pourquoi ce lieu fut nommé le mont Anchise.

[9] Et ce qui semble confirmer cette tradition, c'est que les Eoliens qui occupent à présent l'ancienne Troie n'ont trouvé nulle part le tombeau d'Anchise. Près de la montagne on voit encore les restes d'un temple qui avait été dédié à Vénus. C'est cette même montagne qui sépare les Mantinéens des Orchoméniens.


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Traduction par l'abbé Gédoyn (1731, édition de 1794)
NB : Orthographe modernisée et chapitrage complété.