III, 4 - La côte méditerranéenne de l'Ibérie et la Celtibérie

Carte Spruner (1865)

1. La partie de l'Ibérie qui nous reste à décrire comprend : 1° tout le littoral de notre mer des Colonnes d'Hercule au Mont Pyréné ; 2° toute la région intérieure située au-dessus de ladite côte. Or, cette région intérieure, de largeur inégale, a un peu plus de 4000 stades de longueur, c'est-à-dire 2000 stades de moins que la côte à laquelle elle correspond et dont on décompose la longueur ainsi qu'il suit : du mont Calpé, voisin des Colonnes d'Hercule, à Carthage-la-Neuve, une première section de 2200 stades, occupée par les Bastétans, les mêmes qu'on nomme quelquefois les Bastules, et en partie aussi par quelques tribus orétanes ; puis, de Carthage-la-Neuve à l'Ebre, une seconde section de même longueur ou peu s'en faut que la première, et occupée par les Edétans ; enfin une troisième section de 1600 stades, s'étendant en deçà de l'Ebre jusqu'au Mont Pyréné et aux Trophées de Pompée, et habitée dans une partie encore par quelques tribus d'Edétans, et dans le reste par la nation des Indicètes, laquelle est partagée en quatre tribus.

2. Reprenons maintenant du mont Calpé pour décrire toute cette côte en détail. Tout le long de la Bastétanie et du territoire des Orétans règne une chaîne de montagnes couverte de hautes et épaisses futaies, qui forme la séparation entre le littoral et la région intérieure : cette chaîne, en maint endroit, possède aussi des mines, des mines d'or et d'autres métaux. La première ville qu'on rencontre dans cette partie de la côte est Malaca. Située juste à la même distance de Calpé que Gadira, Malaca est l'emporium ou le marché que fréquentent de préférence les peuples numides de la côte opposée. Il s'y trouve d'importants établissements de salaisons. Quelques auteurs pensent que cette ville n'est autre que Maenacé, que la tradition nous donne pour la plus occidentale des colonies phocéennes, mais il n'en est rien. L'emplacement de Maenacé, ville aujourd'hui ruinée, se trouve à une distance plus grande de Calpé, et, d'ailleurs, le peu de vestiges qui en restent dénotent une ville hellénique, tandis que Malaca, en même temps qu'elle est plus rapprochée de Calpé, a la physionomie complétement phénicienne. Vient ensuite la cité des Exitans, qui a donné son nom aussi à un genre de salaisons estimées.

3. Abdères, qui lui succède, est également d'origine phénicienne. Au-dessus de cette ville, maintenant, dans la montagne, se trouve, dit-on, Odyssea, la ville d'Ulysse, avec le temple de Minerve qui en dépend. Posidonius affirme le fait, ainsi qu'Artémidore et Asclépiade de Myrlée, grammairien connu pour avoir professé chez les Turdétans et pour avoir publié sous forme de relation de voyage une description des peuples de ces contrées. Ce dernier auteur ajoute que les parois du temple de Minerve à Odyssea supportent encore les boucliers et les éperons de navire qui y furent fixés anciennement en commémoration des erreurs d'Ulysse. Il veut aussi qu'il y ait eu chez les Callaïques un établissement formé par quelques-uns des compagnons de Teucer, et rappelle en même temps qu'on voyait naguère en ce pays deux villes appelées l'une Hellenes et l'autre Amphilochi, ce qui semblerait prouver qu'Amphilochus était venu mourir ici, et que ses compagnons, continuant d'errer à l'aventure, avaient poussé plus loin jusque dans l'intérieur des terres. Suivant une autre tradition recueillie par le même auteur, quelques-uns des compagnons d'Hercule auraient également fondé un établissement en Ibérie. Il y serait venu aussi une colonie messénienne. Enfin Asclépiade et d'autres auteurs nous parlent d'une bande de Lacédémoniens qui auraient occupé une partie de la Cantabrie. Ajoutons qu'il se trouve dans la même contrée une ville du nom d'Opsicella [ou d'Ocela], qui passe pour avoir été fondée par Ocelas, l'un des héros qui accompagnaient Anténor et ses enfants lors de leur passage en Italie. En Libye, d'autre part, s'il faut ajouter foi aux rapports des marchands Gadirites, comme ont fait certains auteurs que nomme Artémidore, il existe réellement au-dessus de la Maurusie, et dans le voisinage des Ethiopiens occidentaux, des peuples appelés Lotophages parce qu'ils se nourrissent de la plante et racine du lotos, laquelle les dispense de boire ou plutôt leur tient lieu de boisson, le pays qu'ils habitent et qui se prolonge jusqu'au-dessus de Cyrène étant complètement dépourvu d'eau. Ce ne sont même pas là les seuls Lotophages, car on donne ce nom aussi aux habitants de l'île Méninx, l'une des deux îles qui commandent l'entrée de la Petite Syrte.

4. On conçoit donc parfaitement que l'imagination d'Homère ait pu, modifiant sur ce point les traditions relatives aux erreurs d'Ulysse, transporter par delà les Colonnes d'Hercule, en pleine mer Atlantique, une partie des aventures du héros (car ici, tant par le choix des lieux que par les autres circonstances, la fiction s'écartait assez peu des données positives de l'histoire pour paraître presque vraisemblable) ; on conçoit également qu'il se soit trouvé des personnes, comme voilà Cratès de Mallos et d'autres encore, qui, conciliant leur foi dans ces traditions historiques avec le respect dû à la grande érudition d'Homère, ont fait de ses poèmes un sujet de discussions scientifiques. En revanche, il y a des auteurs qui ont compris l'oeuvre du poète de façon si rustique, on peut dire, que, non contents de lui refuser, comme ils auraient pu faire au fossoyeur ou au simple moissonneur, la science et l'érudition proprement dite, ils ont traité d'insensé quiconque avait pu soumettre ses poèmes à une étude, à un examen scientifique ; et jusqu'ici personne, sont parmi les grammairiens, soit parmi les mathématiciens, n'a osé entreprendre une défense en règle d'Homère, ni même rectifier ou contredire d'une façon quelconque les assertions de ces auteurs. Il me semble pourtant possible de justifier Homère de la plupart des reproches qu'on lui a adressés et de rectifier qui plus est mainte erreur de ses critiques, notamment celles où ils sont tombés, pour avoir cru aux mensonges de Pythéas, dans l'ignorance complète où ils étaient de la géographie des contrées qui bordent l'Océan à l'O. et au N. de la terre habitée. Mais laissons ce sujet, qui demanderait à être traité d'une manière spéciale avec tous les développements qu'il comporte.

5. Quant à ces migrations des Hellènes chez les peuples barbares, il y a lieu de croire qu'elles avaient eu pour cause le morcellement de la nation hellénique en tant de petites fractions ou Etats, que l'orgueil empêchait de former aucun lien ensemble, ce qui les laissait sans force contre les agressions venues du dehors. Ce même orgueil présomptueux existait au plus haut degré chez les Ibères, joint à un caractère naturellement faux et perfide. Habiles à surprendre leur ennemi, ces peuples ne vivaient que de brigandages, risquant bien de petits coups de main, mais jamais de grandes entreprises, faute d'avoir su doubler leurs forces en fondant une ligue ou confédération puissante. Autrement, s'ils avaient consenti à unir leurs armes, on n'eût point vu la meilleure partie de leur pays si facilement envahie et conquise par les Carthaginois et plus anciennement encore par les Tyriens, puis par les Celtes, les mêmes que l'on nomme aujourd'hui Celtibères et Vérons, et plus récemment par Viriathe, un brigand, par Sertorius et par maint autre chef jaloux, comme lui, d'agrandir son empire. Après quoi, vinrent les Romains qui, ayant attaqué et vaincu une à une chaque tribu ibère, perdirent il est vrai beaucoup de temps dans cette longue suite de guerres partielles, mais finirent après deux cents ans et plus par voir le pays tout entier réduit en leur puissance. - Reprenons la description méthodique de l'Ibérie.

6. Passé Abdères, la première ville qui se présente est Carthage-la-Neuve, laquelle fut fondée par Asdrubal, successeur de Barca, le père d'Annibal. De toutes les villes de cette contrée, elle est assurément la plus puissante. Une situation naturellement forte, un mur d'enceinte admirablement construit, la proximité de plusieurs ports, d'un lac ou étang et des mines d'argent dont nous avons parlé plus haut, tels sont les avantages qui la distinguent. On trouve aussi aux environs de nombreux établissements à saler le poisson. Enfin cette ville est le principal entrepôt où se rendent à la fois les populations de l'intérieur pour s'approvisionner des denrées venues par mer, et les marchands étrangers pour acheter les produits venus de l'intérieur du pays. Entre Carthage-la-Neuve et l'embouchure de l'Ebre, presque à moitié chemin, on rencontre le cours du Sucron avec une ville de même nom à son embouchure. Ce fleuve prend sa source dans un des contreforts de la chaîne de montagnes qui domine Malaca et le territoire de Carthage ; il est guéable, presque parallèle à l'Ebre et un peu moins éloigné de Carthage qu'il ne l'est de l'Ebre. Entre le Sucron, maintenant, et Carthage, et à une faible distance du fleuve, se trouvent trois petites places, dont la population est massaliote d'origine : la plus connue des trois est Hemeroscopium. Sur le promontoire qui l'avoisine s'élève un temple consacré à Diane Ephésienne, et en grand honneur dans le pays. Sertorius en avait fait sa place d'armes maritime. C'est effectivement une position très forte, et un vrai nid de pirates, qui s'aperçoit de très loin en mer : on l'appelle le Dianium (ce qui équivaut pour nous à Artemisium). A proximité de ce cap se trouvent des mines de fer de bonne qualité, et les petites îles de Planesia et de Plumbaria, puis, en dedans de la côte, une lagune de 400 stades de tour. On voit ensuite, en se rapprochant de Carthage, l'île d'Hercule, dite Scombroaria [ou Scombraria], à cause des scombres qu'on y pêche et qui servent à faire le meilleur garum : cette île est située à 24 stades de Carthage. De l'autre côté du Sucron, dans la direction des bouches de l'Ebre, s'élève Sagonte, colonie zacynthienne, qu'Annibal détruisit contre la foi des traités, ce qui donna lieu à la seconde guerre punique. Près de Sagonte sont les villes de Cherronesos, d'Oleastrum et de Cartalias, puis, sur les bords mêmes de l'Ebre, à l'endroit où l'on passe ce fleuve, la colonie de Dertossa. L'Ebre, qui prend sa source dans le pays des Cantabres, coule au midi à travers une plaine de grande étendue et parallèlement aux Monts Pyrénées.

7. Entre les bouches de l'Ebre et l'extrémité du Mont Pyréné, sur laquelle s'élève le Trophée de Pompée, la première ville qu'on rencontre est Tarracon, qui, sans avoir de port proprement dit, occupe sur les bords d'un golfe une situation avantageuse à tous égards, elle n'est pas moins peuplée aujourd'hui que Carthage, et, se trouvant commodément placée pour être le centre des voyages ou tournées des préfets, elle est devenue comme qui dirait la métropole, non seulement de la province en deçà de l'Ebre, mais encore d'une bonne partie de la province Ultérieure. Il suffit du reste de voir à quelle proximité elle est des Gymnesiae et d'Ebysus, îles, comme on sait, très considérables, pour comprendre toute l'importance de sa position. Eratosthène va jusqu'à faire de Tarracon une station maritime, mais il est contredit sur ce point par Artémidore, qui nie formellement qu'elle possède même un ancrage passable.

8. Généralement, depuis les Colonnes d'Hercule jusqu'ici, la côte n'offre qu'un très petit nombre de ports ; en revanche, de Tarracon à Emporium, les bons ports ne sont point rares. Le sol, qui plus est, dans cette partie du littoral, se fait remarquer par sa fertilité, notamment chez les Laeétans, chez les Lartolaeètes, etc. Emporium, colonie de Massalie, n'est qu'à 40 stades environ du Mont Pyréné et de la frontière de la Celtique ; tout son territoire, le long de la côte, est également riche, fertile et pourvu de bons ports. On y voit aussi Rhodopé [ou Rhodé], petite place dont la population est emporite, mais qui, suivant certains auteurs, aurait été fondée par les Rhodiens. Diane d'Ephèse y est, ainsi qu'à Emporium, l'objet d'un culte particulier, nous en dirons la raison en parlant de Massalia. Dans le principe, les Emporites n'avaient occupé que cette petite île voisine de la côte, qu'on appelle aujourd'hui Palaeopolis, la Vieille-Ville, mais actuellement leur principal établissement est sur le continent, et comprend deux villes distinctes, séparées par une muraille, voici pourquoi : dans le voisinage immédiat du nouvel Emporium se trouvaient quelques tribus d'Indicètes, qui, tout en continuant à s'administrer elles-mêmes, voulurent, pour leur sûreté, avoir avec les Grecs une enceinte commune. Par le fait, l'enceinte fut double, puisqu'un mur transversal la divisa par le milieu. Mais, avec le temps, les deux villes se fondirent en une seule cité, dont la constitution se trouva être un mélange de lois grecques et de coutumes barbares, ce qui du reste s'est vu en beaucoup d'autres lieux.

9. Ajoutons qu'à peu de distance d'Emporium passe un cours d'eau qui descend du Mont Pyréné, et dont l'embouchure sert de port à la ville. Les Emporites sont très habiles à tisser le lin. Des terres qu'ils possèdent dans l'intérieur, les unes sont fertiles, les autres ne produisent que du sparte ou jonc de marais, de toutes les espèces de jonc la moins propre à être mise en oeuvre. On appelle tout ce canton la Plaine des Joncs (Campus Juncarius). Ce sont encore des Emporites qui occupent l'extrémité de la chaîne du Mont Pyréné jusqu'aux Trophées de Pompée. Au pied de ce monument passe la route que suivent les voyageurs venant d'Italie qui se rendent dans l'Ibérie ultérieure, et notamment dans la Bétique. Cette route tantôt longe la mer et tantôt s'en écarte, mais cela surtout dans la partie occidentale de son parcours. Elle se dirige sur Tarracon depuis les Trophées de Pompée, en passant par la Plaine des Joncs, par Veteres et par la plaine Marathon, autrement dite en latin Foenicularius campus, à cause de la grande quantité de fenouil (marathon) qu'elle produit ; puis, de Tarracon, elle gagne le passage de l'Ebre à Dertossa, traverse ensuite Sagonte et Saetabis, et commence à s'éloigner insensiblement de la mer, après quoi elle atteint le Champ Spartaire, comme qui dirait chez nous le Champ des Schoenes: c'est une grande plaine sans eau, où croît abondamment l'espèce de sparte qui sert à faire les cordages et qu'on exporte en tout pays, surtout en Italie. Autrefois, ladite route passait par le milieu juste de la plaine et par Egelastae, seulement on la trouvait longue et difficile, on en a alors tracé une nouvelle plus rapprochée de la côte, qui ne fait plus que toucher au Champ Spartaire, mais qui aboutit, comme l'ancienne, aux environs de Castlon et d'Obalcon, vu qu'il faut nécessairement passer par ces villes pour aller à Corduba et à Gadira, les deux plus importantes places de commerce de toute l'Ibérie. Obulcon est à 300 stades environ de Corduba, et, au dire des historiens, César mit vingt-sept jours pour venir de Rome à Obulcon, où campait son armée, quand le moment fut venu pour lui d'ouvrir la campagne de Munda.

10. Tel est l'aspect que présente la côte d'Ibérie depuis les Colonnes d'Hercule jusqu'à la frontière de Celtique. Quant à la région intérieure située au-dessus de cette côte (et j'entends par là tout le pays qui s'étend en deçà des Pyrénées et du côté septentrional de l'Ibérie jusqu'au territoire des Astures), deux chaînes de montagnes principales la divisent : l'une qui court parallèlement au Mont Pyréné et qui commence chez les Cantabres pour aller finir aux bords mêmes de notre mer (on l'appelle l'Idubeda) et l'autre qui, se détachant du milieu de celle-là, se prolonge au couchant, puis incline au midi, dans la direction de la côte que nous avons vu commencer aux Colonnes d'Hercule : cette deuxième chaîne, très peu élevée d'abord et complètement nue, se relie, après avoir traversé le champ Spartaire, à l'épaisse forêt située au-dessus du territoire da Carthage-la-Neuve et de Malaca : on la nomme l'Orospeda. Entre le mont Pyréné et l'Idubeda est l'Ebre, fleuve qui coule parallèlement à l'une et à l'autre chaînes, et se grossit des rivières et autres cours d'eau qui en descendent. Sur les bords de l'Ebre s'élèvent la ville de Caesaraugusta et celle de Celsa, colonie romaine, où l'on passe le fleuve sur un pont de pierre. Différents peuples habitent la contrée dont nous parlons : le plus connu est celui des Iaccétans. Son territoire commence avec les premières pentes du Mont Pyréné, puis se déploie dans la plaine, pour finir aux environs d'Ilerda et d'Osca, villes appartenant aux Ilergètes et situées non loin de l'Ebre. Ce sont ces deux villes, avec Calaguris, l'une des cités des Vascons, et les deux places maritimes de Tarracon et d'Hemeroscopium, qui furent témoins des derniers efforts de Sertorius, après qu'il eut été chassé hors de la Celtibérie, et c'est à Osca qu'il fut assassiné. Plus récemment, dans les environs d'Ilerda, Afranius et Petreius, lieutenants de Pompée, ont été vaincus par le divin César. Ilerda est à 160 stades à l'E. de l'Ebre, à 460 stades environ au N. de Tarracon et à 540 stades au S. d'Osca. Ces mêmes villes sont traversées par la route qui part de Tarracon et va jusque chez les Vascons des bords de l'Océan, à Pompelon, voire plus loin à Oeasoun, ville bâtie sur l'Océan même : cette route mesure 2400 stades et s'arrête juste à la frontière de l'Aquitaine et de l'Ibérie. Le pays des Iaccétans fut aussi naguère le théâtre de plusieurs combats entre Sertorius et Pompée, et c'est là qu'eut lieu plus tard la lutte de Sextus, fils du grand Pompée, contre les lieutenants de César. Puis, au dessus de la laccétanie, dans la direction du nord, habite la nation des Vascons, qui a pour ville principale Pompeion, comme qui dirait la ville de Pompée.

11. Des deux versants du Mont Pyréné, celui qui regarde l'Ibérie est couvert de belles forêts, composées d'arbres de toute espèce, notamment d'arbres toujours verts ; celui qui regarde la Celtique, au contraire, est entièrement nu et dépouillé ; quant aux parties centrales de la chaîne, elles contiennent des vallées parfaitement habitables : la plupart de ces vallées sont occupées par les Cerrétans, peuple de race ibérienne, dont on recherche les excellents jambons à l'égal de ceux de [Cibyre], ce qui est une grande source de richesse pour le pays.

12. Au delà de l'Idubeda commence immédiatement la Celtibérie, contrée spacieuse et d'aspect varié, mais dont la plus grande partie est naturellement âpre, et sujette en outre aux débordements de grands fleuves. En effet, sans parler de l'Anas et du Tage qui la traversent, c'est là que commence toute cette suite de cours d'eau qui descendent vers l'Océan occidental : de ce nombre est le Durius, qui passe près de Nomantia et de Serguntia. Quant au Baetis, il prend sa source dans l'Orospeda, traverse l'Orétanie et se dirige vers la Bétique. Au N. des Celtibères, sur les confins du territoire des Cantabres-Conisques, habitent les Vérons qui, eux aussi, sont issus de la grande émigration celtique ; leur ville principale est Varia, située à l'un des passages de l'Ebre. Les Vérons confinent en même temps aux Bardyètes, ou, comme on dit souvent aussi aujourd'hui, aux Bardyles. A l'O. maintenant de la Celtibérie se trouvent quelques tribus d'Astures, de Callaïques, de Vaccuens, et aussi de Vettons et de Carpétans ; la même contrée est bornée au midi par les Orétans et les différentes tribus hastétanes et [sidétanes] qui habitent l'Orospeda ; elle l'est enfin du côté de l'E. par l'Idubeda.

13. Des quatre cantons ou districts de la Celtibérie, ce sont ceux de l'est et du midi qui renferment la nation la plus puissante, j'entends la nation des Arvaques, laquelle confine au territoire des Carpétans et aux sources du Tage. Leur ville la plus renommée est Nomantia ou Numance, qui, dans cette fameuse guerre de vingt ans entre les Celtibères et les Romains, déploya tant de courage ; on sait, en effet, qu'après avoir détruit plusieurs armées romaines avec leurs chefs les Numantins, enfermés dans leurs murailles, finirent par se laisser mourir de faim, à l'exception d'un petit nombre, qui aima mieux rendre la place. Les Lusons, qui habitent également la partie orientale de la Celtibérie, confinent, comme les Arvaques, aux sources du Tage. A ces derniers appartiennent encore les villes de Segeda et de Pallantia. Mais pour en revenir à Numance, elle est à 800 stades de distance de Caesaraugusta, qui se trouve, avons-nous dit, sur les bords mêmes de l'Ebre. Segobriga et Bilbilis, aux environs desquelles eut lieu la lutte entre Métellus et Sertorius, sont aussi des villes de la Celtibérie. De plus, dans l'énumération que fait Polybe des peuples vaccéens et celtibères et des principales localités qui leur appartiennent, nous trouvons comprises les villes de Segesama et d'Intercatia. Ce qu'on lit dans Posidonius, que Marcus Marcellus put lever en Celtibérie un tribut de 600 talents, donne à penser que les Celtibères formaient une nation nombreuse et riche, bien qu'habitant une contrée si peu fertile. Mais en même temps Posidonius relève ce qu'avait dit Polybe, que Tiberius Gracchus avait détruit 300 villes en Celtibérie, il le plaisante à ce sujet, et l'accuse d'avoir voulu complaire à Gracchus en donnant le nom de villes à de simples tours, comme il arrive dans les pompes triomphales. Or, il pourrait bien se faire qu'au fond il eût raison, car généraux et historiens se laissent aller volontiers à ce genre de mensonge qui consiste à embellir les faits ; il me paraît même évident que ceux qui ont compté plus de 1000 villes en Ibérie ne l'ont fait aussi que pour avoir donné le nom de villes à de simples bourgades, le pays ne comportant pas naturellement un grand nombre de villes, tant le sol en est pauvre, la situation peu centrale et l'aspect sauvage, et les moeurs des Ibères, ainsi que leur manière de vivre (j'excepte ceux du littoral de la mer Intérieure), ne supposant rien non plus d'analogue, puisque la sauvagerie est le fait des populations qui vivent dispersées dans des bourgs et que la plupart des Ibères sont des sauvages, sans compter que les villes elles-mêmes ne peuvent guère exercer leur influence civilisatrice, quand la majeure partie de la population continue à habiter les bois et menace de là la tranquillité de leurs voisins.

14. Aux Celtibères, dans la direction du midi, succèdent les peuples qui habitent l'Orospeda et la plaine du Sucron : ces peuples sont, outre les Sidétans, qui s'étendent jusqu'à Carthage, les Bastétans et les Orétans, qui s'étendent, eux, presque jusqu'à Malaca.

15. Dans leurs guerres, on peut dire que les Ibères n'ont jamais combattu autrement qu'en peltastes, car, par suite de leurs nabitudes de brigandage ils étaient tous armés à la légère et ne portaient, comme font, avons-nous dit, les Lusitans, que le javelot, la fronde et l'épée. A leur infanterie pourtant était mêlée aussi quelque cavalerie : les chevaux en ce pays sont dressés à gravir les montagnes et à fléchir promptement les genoux, quand il le faut, à un signal donné. L'Ibérie produit un grand nombre de chamois et de chevaux sauvages ; ses lacs ou étangs abondent en oiseaux [aquatiques], tels que cygnes et espèces analogues ; on y voit aussi beaucoup d'outardes, et, sur le bord des fleuves, des castors. Mais le castoreum d'Ibérie n'a pas toutes les vertus que possède celui du Pont ; les propriétés médicales, notamment, ne se trouvent que dans ce dernier, ce qui est vrai du reste aussi de mainte autre substance, du cuivre de Cypre, par exemple, puisque, au dire de Posidonius, il est le seul qui donne la cadmie, le vitriol et le spodium. En revanche, Posidonius nous signale, comme une exception appartenant en propre à l'Ibérie, cette double particularité que les corneilles y sont aussi noires [que des corbeaux], et que la robe des chevaux celtibériens, qui est naturellement miroitée, change de couleur du moment qu'on les fait passer dans la province Ultérieure. Il ajoute que ces chevaux ressemblent à ceux des Parthes, en ce qu'ils ont de même incomparablement plus de vitesse et de fond que les autres.

16. Les plantes tinctoriales abondent en Ibérie. Quant aux arbustes, tels que l'olivier, la vigne, le figuier et autres semblables, ils croissent tous en quantité sur les côtes qui bordent notre mer et sur une bonne partie aussi des côtes de la mer Extérieure. S'ils ne viennent pas également sur la côte septentrionale, c'est le froid qui en est cause, mais, sur les autres points du littoral de l'Océan, c'est la faute des populations, de leur négligence et de l'état d'abjection dans lequel elles se complaisent par routine, ne cherchant pas le bien-être, mais seulement le strict nécessaire et la satisfaction de leurs instincts ou appétits brutaux, à moins qu'on ne suppose que c'est par un amour raffiné du bien-être, que les hommes et les femmes, chez ces peuples, emploient pour se laver et se nettoyer les dents l'urine qu'ils ont laissée croupir dans des réservoirs, comme font, dit-on, les Cantabres et leurs voisins. Cette coutume-là, à vrai dire, et celle de coucher sur la dure existent aussi bien chez les Celtes que chez les Ibères. Suivant quelques auteurs, les Callaïques sont athées ; mais les Celtibères et les peuples qui les bornent au nord ont une divinité sans nom, à laquelle ils rendent hommage en formant, tous les mois, à l'époque de la pleine lune, la nuit, devant la porte de leurs maisons, et chaque famille bien au complet, des choeurs de danse qui se prolongent jusqu'au matin. Les mêmes auteurs racontent, au sujet des Vettons, que les premiers d'entre eux qui mirent le pied dans un camp romain crurent, en voyant les centurions aller et venir pour se promener, que c'étaient des fous et voulurent les reconduire à leurs tentes, ne concevant pas que des hommes pussent faire autre chose, quand ils ne combattaient pas, que de rester en place tranquillement assis ou couchés.

17. II y a quelque chose de barbare aussi, à ce qu'il semble, dans la forme de certains ornements propres aux femmes d'Ibérie et que décrit Artémidore. Dans quelques cantons, par exemple, les femmes se mettent autour du cou des cercles de fer supportant des corbeaux ou baguettes en bec de corbin, qui forment un arc au-dessus de la tête et retombent bien en avant du front ; sur ces corbeaux elles peuvent, quand elles le veulent, abaisser leurs voiles qui, en s'étalant, leur ombragent le visage d'une façon très élégante à leur gré ; ailleurs, elles se coiffent d'une espèce de tympanium ou de petit tambour, parfaitement rond à l'endroit du chignon, et qui serre la tête jusque derrière les oreilles, pour se renverser ensuite en s'évasant par le haut. D'autres s'épilent le dessus de la tête, de manière à le rendre plus luisant que le front lui-même. Il y en a enfin qui s'ajustent sur la tête un petit style d'un pied de haut, autour duquel elles enroulent leurs cheveux et qu'elles recouvrent ensuite d'une mante noire. Indépendamment les détails qui précèdent sur les moeurs étranges de l'Ibérie, nous trouvons dans les historiens et dans les poètes maints détails [plus étranges encore], je ne dis pas sur la bravoure, mais sur la férocité, sur la rage bestiale des Ibères, et en particulier de ceux du nord. On raconte par exemple que, dans la guerre des Cantabres, des mères tuèrent leurs enfants pour ne pas les laisser tomber aux mains des Romains ; un jeune garçon, dont le père, la mère et les frères étaient enchaînés, les égorgea tous, sur l'ordre de son père, à l'aide d'un fer qui lui était tombé sous la main ; une femme égorgea de même tous ses compagnons de captivité. On vit enfin un prisonnier, que des soldats ivres s'étaient fait amener au milieu d'eux, se précipiter de lui-même dans les flammes d'un bûcher. Tous ces traits-là, disons-le, se retrouvent chez les Celtes, les Thraces et les Scythes, le courage (et j'entends le courage des femmes aussi bien que celui des hommes) étant une vertu commune à toutes les nations barbares. Toutes ces femmes barbares, en effet, travaillent à la terre ; à peine accouchées, elles cèdent le lit à leurs maris et les servent. Souvent même, elles accouchent dans les champs, lavent leur enfant dans le courant d'un ruisseau près duquel elles s'accroupissent, et l'emmaillottent elles-mêmes. En Ligurie, par exemple, Posidonius entendit conter à un certain Charmolaüs de Massalia, son hôte, le fait suivant : il avait pris pour lui bêcher un champ des ouvriers à la journée, des hommes et des femmes ; une de ces femmes ayant ressenti les premières douleurs de l'enfantement s'écarta un moment de l'endroit où elle travaillait, accoucha et revint aussitôt se remettre à la besogne, pour ne pas perdre son salaire. Charmolaüs s'aperçut qu'elle travaillait avec peine, mais sans en deviner d'abord la cause, il ne l'apprit que tard dans la journée, la paya alors et la renvoya. Quant à elle, après avoir porté le nouveau-né à une fontaine voisine et l'y avoir lavé, elle l'enveloppa comme elle put, et le rapporta chez elle sain et sauf.

18. Un autre usage des Ibères, mais qui ne leur est pas particulier non plus, c'est de monter à deux le même cheval, l'un des deux cavaliers mettant pied à terre au moment du combat. De même l'Ibérie n'est pas seule à avoir souffert des invasions de rats et des maladies épidémiques qui en sont le plus souvent la suite. Les Romains éprouvèrent par eux-mêmes en Cantabrie les effets de ce fléau, et durent, pour s'en délivrer, organiser une chasse en règle, avec promesse publique d'une prime par tant de rats tués ; même ainsi, ils eurent de la peine à échapper à la contagion, d'autant que la disette était venue aggraver leur position : réduits à tirer d'Aquitaine leur blé et leurs autres approvisionnements, ils ne les recevaient qu'à grand-peine, vu l'extrême difficulté des chemins. Mais, puisqu'il est question des Cantabres, rappelons encore un trait qui montrera jusqu'où pouvait aller leur exaltation féroce : on raconte que des prisonniers de cette nation, mis en croix, entonnèrent leur chant de victoire. Assurément de tels traits dénotent quelque chose de sauvage dans les moeurs. En voici d'autres, en revanche, qui, sans avoir encore le caractère de la civilisation, ne sont pourtant plus le fait de brutes. Ainsi, chez les Cantabres, l'usage veut que ce soit l'époux qui apporte une dot à sa femme, et les filles qui héritent, à la charge de marier leurs frères, ce qui constitue une espèce de gynaecocratie, régime qui n'est pourtant pas précisément politique. Un autre usage ibérien c'est de porter habituellement sur soi certain poison qui se prépare dan le pays à l'aide d'une plante semblable à l'ache et qui tue sans douleur, pour avoir ainsi une ressource toujours prête contre les malheurs inattendus ; enfin il n'y a que les Ibériens pour se dévouer comme ils font à ceux auxquels ils sont attachés, jusqu'à subir la mort pour eux.

19. Quelques auteurs divisent, avons-nous dit, l'Ibérie en quatre parties, d'autres y comptent jusqu'à cinq divisions. Mais on ne peut rien préciser à cet égard par suite des changements politiques survenus en ce pays et du peu de célébrité attaché à son nom. Quand il s'agit de contrées bien connues, de contrées célèbres, on est à même d'apprendre tout ce qui s'y est passé en fait de migrations de peuples, de divisions de territoire, de changements de noms et de circonstances analogues, car il ne manque pas de gens pour vous en informer, parmi les Grecs surtout, qui sont bien les plus communicatifs des hommes. Mais s'agit-il de contrées barbares et lointaines, divisées qui plus est et comme démembrées en beaucoup de petits pays, les documents deviennent rares et peu certains et l'ignorance s'accroît, à proportion que lesdites contrées sont plus distantes de la Grèce. A vrai dire, les historiens latins cherchent à imiter ceux de la Grèce, mais ils n'y réussissent qu'imparfaitement, se contentant de traduire ce qu'ont dit les Grecs, sans montrer par eux-mêmes une bien vive curiosité. Il en résulte que, quand les historiens grecs nous font défaut, les autres ne nous offrent pas grande ressource pour combler la lacune. Ajoutons que presque partout les noms les plus illustres sont des noms grecs d'origine. Le nom d'Ibérie est de ceux-là, et, suivant certains auteurs, les anciens Grecs l'avaient donné à tout le pays à partir du Rhône et de l'isthme qui se trouve resserré entre les golfes Galatiques, tandis que, aujourd'hui, on regarde le Mont Pyréné comme la limite de l'Ibérie, en même temps qu'on fait des noms d'Ibérie et d'Hispanie deux noms équivalents. Suivant d'autres, le nom d'Ibérie n'aurait désigné d'abord que la région située en deçà de l'Ebre ou l'ancien pays des Iglètes, ainsi appelé du nom d'un peuple qui pourtant, au dire d'Asclépiade de Myrlée, n'occupait qu'un territoire relativement peu étendu. Puis sont venus les Romains qui, en même temps qu'ils ont appelé la contrée tout entière indifféremment Ibérie et Hispanie, l'ont partagée en province Ultérieure et province Citérieure, se réservant de modifier encore par la suite la division administrative du pays, suivant que les circonstances l'exigeraient.

20. Et c'est ce qui vient d'arriver : en vertu du partage récemment fait des provinces entre le Peuple et le Sénat d'une part et le Prince de l'autre, la Bétique se trouve attribuée au peuple, et l'on envoie pour administrer la nouvelle province, dont la limite orientale passe dans le voisinage de Castlon, un préteur assisté d'un questeur et d'un légat. Mais le reste de l'Ibérie appartient à César, qui y envoie pour le représenter deux légats, l'un prétorien, l'autre consulaire : le prétorien, assisté lui-même d'un légat, est chargé de rendre la justice aux Lusitans, c'est-à-dire aux populations comprises entre la frontière de la Bétique et le cours du Durius jusqu'à son embouchure, car toute cette partie de l'Ibérie, y compris Emerita-Augusta, a reçu le nom spécial de Lusitanie. Tout ce qui est maintenant en dehors de la Lusitanie (et c'est la plus grande partie de l'Ibérie) est placé sous le commandement du légat consulaire, qui dispose de forces considérables, puisqu'il a sous ses ordres trois légions environ et jusqu'à trois légats. L'un de ces légats, à la tête de deux légions, garde et observe toute la contrée située par delà le Durius dans la direction du nord, c'est-à-dire la Lusitanie des anciens, appelée aujourd'hui la Callaïque, et, avec cette contrée, les montagnes qui la bordent au nord et qu'habitent les Astures et les Cantabres. Le territoire des Astures est traversé par le fleuve Melsas ; un peu plus loin est la ville de Naega, puis, tout près de Naega, s'ouvre un estuaire formé par l'Océan, qui marque la séparation entre les deux peuples. Toute la suite de la chaîne jusqu'au Mont Pyréné est sous la garde spéciale du second légat et de l'autre légion. Quant au troisième légat, il surveille l'intérieur du pays et contient [par sa seule présence] les togati, comme qui dirait les populations pacifiées, lesquelles semblent en effet avoir pris avec la toge romaine la douceur de moeurs, voire même le caractère et le génie des Italiens. Ces populations sont celles de la Celtibérie et des deux rives de l'Ebre jusqu'au littoral. Enfin, le préfet même, le légat consulaire se tient durant l'hiver dans la partie maritime de la province, à Carthage surtout et à Tarracon, double siège de son tribunal ; puis, quand vient l'été, il part pour sa tournée d'inspection, pendant laquelle il relève au fur et à mesure sur son passage tous les abus qu'il est urgent de réformer. Ajoutons qu'il y a dans la province des procurateurs de César, toujours pris parmi les chevaliers, et qui sont chargés de distribuer aux troupes l'argent nécessaire à leur entretien.


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