IV, 3 - Lugdunum et les peuples du Rhin

Carte Spruner (1865)

1. A la province d'Aquitaine et à la Narbonnaise succède une autre région, qui, partant du Liger et du haut Rhône, autrement dit de la portion du Rhône comprise entre sa source et la ville de Lugdunum, s'étend jusqu'au Rhin et borde ce fleuve dans tout son cours. La partie haute de cette région, j'entends celle qui avoisine les sources des deux fleuves, les sources du Rhin et celles du Rhône, s'étendant ensuite à peu près jusqu'au milieu de la plaine, relève de Lugdunum ; quant au reste du pays, lequel se prolonge jusqu'à l'Océan, on en a fait une autre province attribuée politiquement aux Belges. Toutefois, dans la description détaillée que nous allons donner de cette région, nous nous conformerons aux divisions plus communément suivies par les géographes.

2. La ville même de Lugdunum, qui s'élève adossée à une colline, au confluent de l'Arar et du Rhône, est un établissement romain. Il n'y a pas dans toute la Gaule, à l'exception cependant de Narbonne, de ville plus peuplée, car les Romains en ont fait le centre de leur commerce, et c'est là que leurs préfets font frapper toute la monnaie d'or et d'argent. C'est là aussi qu'on voit ce temple ou édifice sacré, hommage collectif de tous les peuples de la Gaule, érigé en l'honneur de César Auguste : il est placé en avant de la ville, au confluent même des deux fleuves, et se compose d'un autel considérable, où sont inscrits les noms de soixante peuples, d'un même nombre de statues, dont chacune représente un de ces peuples, enfin d'un grand naos ou sanctuaire. Lugdunum est en même temps le chef-lieu du territoire des Ségosiaves, lequel se trouve compris entre le Rhône et le Doubs [lis. le Liger]. Quant aux peuples qui succèdent aux Segosiavi dans la direction du Rhin, ils ont pour leur servir de limite, les uns, le Doubs, les autres l'Arar, deux rivières qui, ainsi que nous l'avons dit précédemment, descendent aussi des Alpes et se jettent dans le Rhône, après avoir confondu leurs eaux. Mais il y a encore une autre rivière, le Sequanas, qui prend sa source dans les Alpes et va se jeter dans l'Océan, après avoir coulé parallèlement au Rhin et avoir traversé tout le territoire d'un peuple de même nom compris entre le Rhin à l'est et l'Arar à l'ouest : c'est de chez ce peuple que provient le meilleur porc salé qu'on expédie à Rome. Entre le Doubs et l'Arar ce sont les Aeduens qui habitent : la ville de Cabyllinum, sur l'Arar, et la place forte de Bibracte leur appartiennent. Les Aeduens se faisaient appeler aussi les frères du peuple romain, et ils avaient été effectivement les premiers d'entre les peuples de la Gaule à rechercher l'amitié et l'alliance des Romains. Les Séquanes, au contraire, qui habitent au delà de l'Arar, avaient été de bonne heure en butte à la haine des Romains, comme aussi des Aeduens, pour avoir pris part à plusieurs reprises aux incursions des Germains en Italie, d'autant que ces incursions avaient révélé leur supériorité militaire, ayant toujours été terribles ou impuissantes, suivant qu'ils avaient prêté ou refusé leur concours aux Germains. Avec les Aeduens, la haine était de plus envenimée par des contestations incessantes au sujet du fleuve qui les sépare, chacun des deux peuples prétendant à la possession exclusive du cours de l'Arar et revendiquant la perception des péages. Mais aujourd'hui les Romains sont maîtres de tout.

3. Des différents peuples, maintenant, qui bordent le Rhin, les Helvètes se présentent à nous les premiers : c'est sur leur territoire, en effet, au mont Adulas, que se trouvent les sources du fleuve. De la même montagne, laquelle fait partie des Alpes, descend, mais dans une direction opposée, c'est-à-dire dans la direction de la Gaule cisalpine, le fleuve Adduas qui, après avoir formé le lac Larius, sur les bords duquel s'élève Côme, s'en va s'unir au Padus. Nous parlerons plus loin de ce dernier fleuve et de ses affluents : pour le Rhin, il forme également dans son cours, et de vastes marais, et un grand lac qui marque la limite extrême des possessions des Rhoetiens et des Vindoliciens, peuples établis en partie dans les Alpes, en partie au-dessus des Alpes. Asinius affirme que la longueur du cours du Rhin est de 6000 stades ; cependant il n'en est rien. Mettons en effet que ce fleuve puisse avoir en ligne droite un peu plus de la moitié de cette longueur ; assurément ce sera assez d'ajouter mille stades pour les sinuosités qu'il décrit. On sait quelle est sa rapidité, bien qu'il coule dès sa sortie des montagnes dans des plaines presque sans pente, et combien il est difficile à cause de cette rapidité même d'y établir des ponts ; or, je le demande, se pourrait-il qu'il conservât cette rapidité et cette force de courant, si, avec le peu de pente qu'il a, nous lui faisions décrire encore une infinité de longs détours ? Asinius veut aussi que le Rhin n'ait que deux bouches, et il taxe d'ignorance ceux qui lui en prêtent davantage. Comme le Rhin, le Sequanas embrasse une certaine étendue de pays dans ses sinuosités, mais il s'en faut bien aussi que ces sinuosités aient le développement qu'on a dit. Les deux fleuves coulent du sud au nord et débouchent l'un et l'autre en face de la Bretagne, le Rhin assez près pour que de son embouchure on aperçoive distinctement le cap Cantium, extrémité orientale de l'île, le Sequanas un peu moins près : aussi est-ce dans le voisinage de l'embouchure du Rhin que le divin César établit le rendez-vous de sa flotte, quand il fut pour passer en Bretagne. Ajoutons que le trajet qu'ont à faire par le Sequanas les bateaux qui ont reçu les marchandises venues de l'Arar est un peu plus long que le trajet par le Liger ou par le Garounas, sans compter qu'il y a bien 1000 stades de Lugdunum au Sequanas et le double ou peu s'en faut des bouches du Rhône à Lugdunum. Fort riches eux-mêmes, à ce qu'on prétend, les Helvètes ne s'en étaient pas moins laissé tenter par la vue des richesses des Cimbres, et c'est ainsi qu'ils se tournèrent vers le brigandage : ils eurent dans la guerre des Cimbres deux de leurs tribus, sur trois, exterminées ; mais on put voir, lors de la guerre contre le divin César, qu'une grande nation s'était déjà reformée des débris de l'ancienne, puisque les Helvètes perdirent 400.000 hommes dans cette guerre, et que César en épargna encore 8000, pour éviter que leur pays, une fois dépeuplé, ne tombât au pouvoir des Germains, leurs voisins.

4. Aux Helvètes, le long des bords du Rhin, succèdent les Séquanes et les Médiomatrices, et, compris parmi ces derniers, les Tribocques, peuple germain, enlevé naguère à ses foyers et transporté là de la rive opposée du fleuve. Le mont Jurasius, situé dans le pays des Séquanes, sert de ligne de démarcation entre ce peuple et les Helvètes. Au-dessus, maintenant, des Helvètes et des Séquanes, dans la direction du couchant, habitent les Aeduens et les Lingons, et dans la même direction, au-dessus des Médiomatrices, les Leuques et encore les Lingons. Puis, entre le Liger et le Sequanas, dans la contrée qui s'étend par delà le Rhône et l'Arar, juste au N. des Allobriges et du territoire de Lugdunum, habitent différents peuples : les plus célèbres sont les Arvernes et les Carnutes dont le Liger traverse les possessions. Le Liger est tributaire de l'Océan, et, comme le trajet qui sépare la côte de Bretagne de l'embouchure des fleuves de la Gaule n'est que de 320 stades, en partant le soir avec le reflux, on peut aborder le lendemain dans cette île vers la 8e heure. Au-dessous des Médiomatrices et des Tribocques sur le Rhin, à la hauteur du pont, que les généraux romains, qui opèrent actuellement contre les Germains, viennent de jeter sur ce fleuve, habitent les Trévires. Juste vis-à-vis, sur la rive opposée, étaient établis les Ubiens, avant qu'Agrippa les eût transportés de leur plein gré de ce côté-ci du fleuve. Les Nerviens, qui succèdent immédiatement aux Trévires, sont aussi d'origine germanique. Puis viennent les Ménapes, qui habitent, eux, aux bouches mêmes et des deux côtés du Rhin, parmi des marais et des bois, ou pour mieux dire, vu le peu d'élévation des arbres, parmi des halliers touffus et épineux. Les Sugambres, autre peuple germain, sont établis dans le voisinage immédiat des Ménapiens. Enfin, au-dessus de la vallée même du fleuve, et tout le long de sa rive droite, habitent les Suèves, Germains aussi l'origine, mais qui surpassent de beaucoup les autres peuples de la même race par leur nombre et leur puissance militaire : ce sont les armes des Suèves, en effet, qui ont expulsé le peuple que nous avons vu tout récemment chercher asile sur la rive citérieure, et, règle générale, à mesure que les peuples placés devant eux déposent les armes et traitent avec les Romains, les Suèves ne manquent jamais de prendre violemment leur place ; comme pour faire renaître la guerre de ses cendres.

5. A l'O. des Trévires et des Nerviens habitent les Sénons et les Rèmes, auxquels il faut ajouter les Atrébatiens et les Eburons ; puis, à la suite des Ménapes, sur le littoral même, viennent les Morins, et, après eux, les Bellovaques, les Ambianiens, les Suessions et les Calètes jusqu'à l'embouchure du Sequanas. Le pays des Morins, des Atrébatiens et des Eburons offre le même aspect que celui des Ménapes, l'aspect d'une forêt, mais d'une forêt d'arbres très peu élevés, qui, tout en présentant une superficie considérable, n'a pourtant que les 4000 stades d'étendue que les historiens lui donnent. On désigne cette forêt sous le nom d'Arduenne. Habituellement, en cas de guerre et d'invasion, les gens du pays entrelaçaient ensemble les branches de ces arbustes, qui sont épineux et rampants comme des ronces, pour que l'ennemi trouvât tous les passages obstrués ; dans certains endroits même ils enfonçaient en terre de gros pieux, après quoi ils allaient se cacher eux et leurs familles au plus profond des bois dans les petites îles de leurs marais. Seulement, s'ils trouvaient là, durant la saison des pluies, d'impénétrables retraites, il devenait aisé de les y atteindre quand commençait la sécheresse. Actuellement, toutes ces populations en deçà du Rhin ont déposé les armes et obéissent aux Romains. Nous nommerons encore dans le bassin même du Sequanas les Parisii qui occupent une île du fleuve et ont pour ville Lucotocia, les Meldes, les Lexoviens dont le territoire borde l'Océan ; mais ce sont les Rèmes qui forment la nation la plus considérable de cette partie de la Gaule, et comme Duricortora, leur capitale, est en même temps la ville la plus peuplée du pays, c'est elle naturellement qui sert de résidence aux préfets envoyés de Rome.


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