VII, 2 - Digression sur les Cimbres
Carte Spruner (1865) |
1. Dans ce que l'histoire nous dit des Cimbres, tout n'est pas vrai, et, à côté de faits d'une certitude absolue, il y a de notoires mensonges. Ainsi, comment admettre
que les Cimbres aient été chassés de la Chersonnèse, leur primitive demeure, par une grande marée de l'Océan, et que ce soit là la cause qui a
fait d'eux un peuple de brigands et de nomades, quand nous les voyons aujourd'hui encore occuper les mêmes lieux qu'ils habitaient naguère ? Il est constant que l'ambassade qu'ils
ont envoyée à Auguste pour lui offrir en présent ce qu'ils avaient de plus cher et de plus précieux, à savoir leur chaudière sacrée, et pour
solliciter, arec l'amitié du prince, le pardon de leurs fautes, venait de la Chersonnèse et y est retournée après avoir obtenu ce qu'elle demandait. N'est-il pas
ridicule d'ailleurs de supposer que c'est le dépit, le dépit contre un phénomène naturel et constant, contre un phénomène se produisant deux fois par
jour, qui a pu chasser tout un peuple de ses foyers ? Sans compter que cette marée extraordinaire a tout l'air d'une fiction : car, si les marées de l'Océan sont
susceptibles d'accroissement et de diminution, ces variations elles-mêmes sont réglées et périodiques. Je ne crois pas non plus ce que nous dit tel historien, que les
Cimbres menacent et repoussent de leurs armes le flot qui monte, ni ce qu'avance Ephore au sujet des Celtes ou Gaulois, que, pour s'exercer à ne rien craindre, ils regardent
tranquillement la mer détruire leurs habitations, se contentant de les rebâtir après, et que les inondations ont toujours fait chez eux plus de victimes que la guerre : si
ces historiens eussent réfléchi à la régularité des marées et à cette circonstance, que des peuples habitant les bords de l'Océan
devaient connaître la limite atteinte par le flot, ils n'eussent pas assurément écrit de semblables absurdités. Eh quoi ! des populations habituées à
voir le flux et le reflux de l'Océan se produire deux fois par jour ne se seraient jamais doutées que ce fût là un phénomène naturel et sans danger, un
phénomène commun à toutes les côtes de l'Océan et non particulier à celle qu'ils habitaient ! La chose est inadmissible. Je n'admets pas non plus que
les cavaliers dont parle Clitarque se soient enfuis à toute bride en voyant la mer monter et qu'ils aient encore failli être engloutis par les flots, car je ne sache pas que la mer
monte avec une telle rapidité ; c'est par degrés au contraire et de façon insensible que le flot avance toujours. J'ajoute qu'un phénomène comme
celui-là, qui se renouvelle chaque jour et qui frappe les oreilles de tous ceux qui approchent, avant même de frapper leurs yeux, n'était point de nature à causer un
tel effroi ni à mettre les gens en fuite comme eût pu faire un danger subit et imprévu.
2. Posidonius a donc bien raison de faire honte aux historiens qui débitent de pareils mensonges. Mieux inspiré, il croit, lui, que les Cimbres, naturellement pillards et
vagabonds, ont dû pousser leurs courses jusqu'aux environs du Palus Maeotis et que c'est à cause d'eux que le Bosphore a été appelé Cimmérien
(Cimmérien pour Cimbrique), les Grecs ayant changé apparemment le nom de Cimbres en celui de Cimmériens. Il ajoute que les Boïens, possesseurs autrefois de la
forêt Hercynienne, s'y virent attaquer par les Cimbres, mais les repoussèrent ; et que ceux-ci descendirent alors vers l'Ister et le pays des Scordisques, peuple d'origine
galatique ou gauloise, pour passer ensuite chez les Teuristes ou Taurisques, autre peuple Gaulois, et finalement chez les Helvètes ; que ces derniers, bien que fort riches
eux-mêmes et d'humeur pacifique, ne purent se contenir en voyant les richesses des Cimbres, ces richesses acquises par le vol et le pillage, surpasser les leurs, et voulurent, les
Tigurins surtout et les Toygènes, partir en masse avec eux, mais que les Romains ne laissèrent pas de les exterminer tous, aussi bien les Cimbres que leurs alliés, les
Cimbres, comme ils avaient déjà franchi les Alpes et pénétré en Italie, et les autres comme ils étaient encore dans la Gaule Transalpine.
3. Suivant les mêmes historiens, c'était une coutume chez les Cimbres, que leurs femmes, qui prenaient part à toutes leurs expéditions, fussent accompagnées
elles-mêmes de prêtresses ou de prophétesses, reconnaissables à leurs cheveux blancs, à leur robe blanche que retenait une écharpe de carbase ou de lin
très fin agrafée par-dessus, à leur ceinture de cuivre et à leurs pieds nus. Amenait-on des prisonniers dans le camp, ces prêtresses, le glaive à la
main, allaient au-devant d'eux, et, après les avoir couronnés de fleurs, les conduisaient vers un grand bassin de cuivre pouvant contenir vingt amphores et contre lequel
était appliquée une sorte d'échelle ou de marchepied ; l'une d'elles y montait, et, tirant après soi jusqu'à la hauteur du bassin qu'elle dominait ainsi
chaque captif à son tour, elle l'égorgeait, prononçant telle ou telle prédiction suivant la manière dont le sang avait jailli dans le bassin. Quant aux
autres, elles ouvraient le corps des victimes et, d'après l'examen des entrailles, annonçaient et promettaient la victoire. Les mêmes femmes, pendant que les Cimbres
combattaient, ne cessaient de frapper les claies d'osier qui recouvraient leurs chariots, faisant ainsi à dessein un bruit épouvantable.
4. La Germanie septentrionale, avons-nous dit, borde l'Océan et nous est parfaitement connue depuis les bouches du Rhin, où elle commence, jusqu'à l'embouchure de l'Elbe :
ses principaux peuples sont les Sugambres et les Cimbres. En revanche toute la contrée au delà de l'Elbe qui avoisine l'Océan nous est complètement inconnue : nous
ne voyons pas en effet qu'aucun des anciens navigateurs se soit avancé vers l'E. le long des côtes de l'Océan jusqu'à l'entrée de la mer Caspienne et les
vaisseaux romains n'ont pas encore dépassé l'embouchure de l'Elbe ; il n'y a pas de voyageur non plus qui ait suivi et exploré par terre tout le littoral de l'Océan.
Nous pouvons bien affirmer qu'en continuant à marcher, dans le sens de la longueur de la terre habitée, à l'E. de l'embouchure de l'Elbe, on doit rencontrer l'embouchure du
Borysthène et le rivage septentrional du Pont, car la chose résulte des climats et des distances parallèles ; mais quels sont les peuples qui habitent au delà des
Germains proprement dits et de leurs plus proches voisins ? sont-ce déjà les Bastarnes, comme le croient la plupart des géographes ? ou bien faut-il placer avant les
Bastarnes les Iazyges, les Roxolans ou telle autre nation hamaxaeque, c'est ce qu'il nous serait difficile de décider. Nous ne saurions dire non plus si, sur toute cette longueur
de pays, les peuples que nous venons de nommer descendent jusqu'aux bords de l'Océan ou s'il existe le long de l'Océan comme une zone intermédiaire que le froid ou telle
autre cause rend inhabitable ; ou bien encore s'il n'y aurait pas à partir des bouches de l'Elbe, entre la mer et les Germains Orientaux, des peuples d'une autre race établis
là à demeure. Ajoutons que la même obscurité plane sur toutes les nations du Nord faisant suite aux Germains ; car nous ne saurions dire davantage au sujet des
Bastarnes, des Sauromates et en général des peuples qui habitent au-dessus du Pont, s'ils sont éloignés de la mer Atlantique et de combien ils le sont, ou si leurs
possessions s'étendent jusqu'à ses rivages mêmes.