XI, 7 - L'Hyrcanie
Carte Spruner (1865) |
1. Les populations nomades qui bordent la mer Caspienne tout de suite à gauche de l'entrée sont connues aujourd'hui sous le nom de Daae, ou mieux sous celui de Dam-Parni, vu
qu'à la dénomination générale on ajoute habituellement cette désignation particulière. Le territoire de ces populations est séparé de
l'Hyrcanie par un vaste désert intermédiaire ; puis, immédiatement après ce désert, commence l'Hyrcanie. C'est à la hauteur de cette contrée que
la Caspienne devient proprement une mer, aspect qu'elle conserve jusqu'au pied des montagnes de Médie et d'Arménie. Car ces montagnes qui, dans leurs parties basses, se creusent
en manière de croissant, viennent finir en quelque sorte au bord de la mer et forment bien réellement le fond du golfe Caspien. On trouve là échelonnées,
à partir de la mer et en remontant jusqu'au sommet, différentes populations : d'abord, dans des limites assez resserrées, quelques tribus albaniennes et arméniennes,
puis, sur un espace beaucoup plus étendu, les Gèles, les Cadusii les Amardes, les [Cyrtii], les Anariakes et mainte autre tribu que la nature des lieux âpre et
stérile a réduite à vivre de brigandage et à délaisser les travaux de l'agriculture pour les habitudes guerrières. Toutefois, ce sont les Cadusii qui
occupent la plus grande partie de cette côte montagneuse : leur territoire peut avoir 5000 stades [de longueur], c'est du moins ce que dit Patrocle, qui estime en même temps que
l'étendue de la mer Caspienne ne diffère pas sensiblement de celle du Pont-Euxin. Mais, dans tout le territoire des Cadusii, le sol est particulièrement pauvre et
aride.
2. Par opposition, l'Hyrcanie est une contrée aussi riche que spacieuse, composée pour la plus grande partie de plaines, et qui se trouve parsemée pour ainsi dire de
très grandes villes, telles que Talabroca, Saramiané (ou, comme on l'appelle aussi, Cartan) et Tapé, résidence royale située, dit-on, à une faible
distance de la côte, à 14[10] stades des Pyles Caspiennes. On peut juger aux indices suivants de la fertilité exceptionnelle de l'Hyrcanie : un seul pied de vigne y donne un
métrète de vin ; un seul figuier 60 médimnes de figues ; le grain tombé des épis suffit à y faire lever une moisson nouvelle ; les arbres y servent de
ruches aux abeilles et laissent le miel dégoutter de leurs feuilles, ce qui, du reste, s'observe aussi en Médie dans le canton de Matiané et en Arménie dans ceux de
Sacasène et d'Araxène. Et pourtant on n'a point encore tiré tout le parti qu'on aurait pu de ce beau pays, non plus que de la mer qui porte son nom et qui demeure
inexplorée et improductive, bien qu'il s'y trouve, à ce que certains auteurs assurent, des îles parfaitement habitables et riches en terrains aurifères. La cause en
est que, dès le principe, l'Iyrcanie a toujours été au pouvoir des Barbares, des Mèdes d'abord, puis des Perses et en dernier lieu des Parthes, pires encore que les
autres s'il est possible, et qu'en outre elle est environnée uniquement de brigands, de Nomades et d'affreuses solitudes. Il est vrai de dire que les Macédoniens l'ont
possédée quelque temps, mais ils étaient, comme on sait, engagés dans des guerres continuelles et ne pouvaient à cause de cela surveiller les provinces
lointaines de leur empire. - Aristobule s'étonne que l'Hyrcanie, pays très boisé, et qui produit des chênes en quantité, manque absolument de sapins et de
pins, et en général d'arbres résineux, desquels abondent, au contraire, dans les forêts de l'Inde. - A la rigueur on peut considérer la Nésée
elle-même comme une dépendance de l'Hyrcanie. Toutefois quelques auteurs font de cette province un état séparé.
3. A ses autres avantages l'Hyrcanie joint celui d'être sillonnée de grands fleuves : et, en effet, l'Ochus et l'Oxus la traversent tout entière dans leur cours
inférieur avant d'aller se jeter dans la mer Caspienne. L'Ochus arrose également la Nésée ; mais, suivant certains auteurs, il ne faudrait voir dans ce cours d'eau
qu'un affluent de l'Oxus. Quant à l'Oxus, Aristobule dit n'avoir pas vu de plus grand fleuve dans toute l'Asie, à l'exception des fleuves de l'Inde. Il ajoute (ce
qu'Eratosthène, du reste, rapporte aussi, mais sur la foi de Patrocle), il ajoute que ce fleuve est aisément navigable et qu'il sert à transporter une bonne partie des
marchandises de l'Inde jusqu'à la mer Hyrcanienne, par laquelle ces marchandises gagnent en peu de temps la côte d'Albanie, pour remonter ensuite le Cyrus, atteindra le versant
opposé et redescendre alors jusqu'à l'Euxin. C'est à peine si les Anciens font mention de l'Ochus ; en revanche, Apollodore, l'auteur des Parthiques, le nomme
à tout instant comme étant le cours d'eau le plus voisin du pays des Parthes.
4. Le désir de flatter l'ambition d'Alexandre a fait imaginer plus d'un mensonge sur la mer Hyrcanienne [comme sur le Caucase]. Ainsi, bien qu'il fût universellement admis que le
cours du Tanaïs est ce qui sépare l'Europe de l'Asie et que tout l'espace compris entre la mer Hyrcanienne et le Tanaïs (espace qui forme une portion notable de l'Asie)
était resté en dehors des conquêtes des Macédoniens, on résolut de biaiser et de faire en sorte que, nominalement du moins, Alexandre parût régner
sur cette contrée lointaine comme il régnait en réalité sur le reste de l'Asie. On prétendit alors que le Palus-Maeotis où se jette le Tanaïs ne
faisait qu'un avec la mer Caspienne ou Hyrcanienne, qu'on affecta d'appeler aussi du nom de lac, en même temps qu'on affirmait que les deux bassins communiquent par des conduits
souterrains et se trouvent ainsi dépendre étroitement l'un de l'autre. L'historien Polyclite essaya même de démontrer l'une et l'autre proposition, alléguant
pour prouver que la Caspienne n'est qu'un lac qu'elle nourrit des serpents et que ses eaux sont peu salées, et pour prouver qu'elle n'est autre que le Maeotis lui-même s'appuyant
sur ce fait qu'elle compte le Tanaïs au nombre de ses tributaires. Or, on savait que des mêmes montagnes de l'Inde où prennent leurs sources l'Ochus, l'Oxus et plusieurs
autres fleuves encore, descend aussi l'Iaxarte, qui va se jeter comme eux (plus au N. seulement) dans la mer Caspienne : on s'empressa donc de transporter le nom de Tanaïs au fleuve
Iaxarte, et, pour achever de démontrer son identité avec le Tanaïs de Polyclite, on fit remarquer que le sapin croît dans tout le pays situé à droite de
ce fleuve et que les Scythes qui habitent de ce côté n'emploient même jamais d'autre bois pour leurs flèches, et de cette circonstance on voulut conclure que toute la
contrée à droite de l'Iaxarte appartenait à l'Europe et non à l'Asie, le sapin, suivant ces mêmes auteurs, ne croissant ni dans la Haute-Asie, ni dans
l'Asie-Orientale. Malheureusement Eratosthène affirme qu'il y a des forêts de sapins jusque dans l'Inde et que c'est avec du bois de sapin uniquement qu'Alexandre construisit sa
flotte. Eratosthène, comme on sait, relève et réfute [dans ses Mémoires] beaucoup d'autres mensonges de ce genre, mais nous croyons, nous, en avoir dit assez
sur ce sujet.
5. Quant aux réelles merveilles dont la nature, au dire d'Eudoxe et d'autres historiens, s'est plu à enrichir l'Hyrcanie, le détail suivant pourra du moins en donner
l'idée. Dans certains endroits, la mer Hyrcanienne est bordée de hautes falaises, creusées par-dessous en forme de grottes et s'avançant de manière à
laisser entre leur pied et la mer une plage unie et basse ; or, les fleuves qui tombent dans la mer du haut de ces escarpements acquièrent une extrême rapidité en approchant
du bord des falaises et lancent pour ainsi dire leurs eaux par-dessus la plage, laquelle demeure intacte au point qu'un corps d'armée tout entier pourrait y passer à pied sec,
protégé même par la cascade comme par une voûte. Les gens du pays descendent souvent en ce lieu pour y célébrer un banquet, un sacrifice ou simplement
pour s'y reposer, les uns, à l'ombre, sous les falaises, les autres, au soleil sous la cascade, chacun s'amusant là à sa guise et jouissant à la fois de la
perspective d'une mer immense qui se prolonge à droite et à gauche du spectateur et de la vue [plus rapprochée] de ce rivage, entretenu toujours aussi vert et aussi fleuri
par la perpétuelle humidité qui y règne.