XIV, 1 - L'Ionie

Carte Spruner (1865)

1. Il nous reste encore à décrire l'Ionie, et, avec Ionie, la Carie et la partie du littoral sise en dehors du Taurus qu'occupent les Lyciens, les Pamphyliens et les Ciliciens, et ainsi se trouvera complété le périple de cette presqu'île, dont nous avons figuré l'isthme par une ligne tirée de la mer du Pont au fond de la mer d'Issus.

2. Le relevé exact de la côte d'Ionie ne donne pas moins de 3430 stades, à cause du grand nombre de ses golfes et de la forme généralement très découpée qu'elle affecte ; mais, mesurée en ligne droite, sa longueur est peu de chose. D'Ephèse à Smyrne, par exemple, tandis que le trajet par terre, en ligne directe, mesure seulement 320 stades (120 stades jusqu'à Métropolis, et 200 de Métropolis à Smyrne), la distance par mer n'est guère inférieure à 2200 stades. Quant aux limites ou points extrêmes à assigner, d'après cela, à la côte d'Ionie, ce sont, d'une part, le cap Posidium, situé aux confins de la Carie, sur le territoire de Milet, et, d'autre part, Phocée, aux bouches de l'Hermus.

3. De cette côte, une partie, suivant Phérécyde (la partie où se trouvent Milet, Myonte, Mycale et Ephèse), avait été primitivement occupée par les Cariens, tandis que le reste, jusqu'à Phocée, y compris Chios et Samos (autrement dit l'ancien royaume d'Ancée), appartenait aux Lélèges ; mais Lélèges et Cariens se virent du même coup expulser par les Ioniens et refouler au coeur de la Carie. Phérécyde ajoute que la colonie ionienne, postérieure à la migration des Eoliens, avait pour chef ou orchégète Androclus, fils légitiine de Codrus, et que ce fut lui, Androclus, qui fonda Ephèse ; que c'est même à cause de cela qu'Ephèse fut choisie de préférence aux autres villes de l'Ionie pour servir de capitale ou de résidence royale. Il est constant qu'aujourd'hui encore les descendants d'Androclus sont appelés du nom de rois, et qu'ils jouissent de certaines prérogatives : qu'ils occupent, par exemple, la place d'honneur dans les jeux publics, portant une robe de pourpre comme insigne de leur royale origine et un bâton en guise de sceptre, et qu'ils assistent de droit aux mystères de Cérès Eleusinienne. Milet, à son tour, eut pour fondateur Nélée, lequel était originaire de Pylos. Mais Pyliens et Messéniens se regardent comme frères. Nestor, en raison de cette parenté, est souvent appelé le Messénien par les poètes continuateurs d'Homère, et l'on assure que Mélanthus, père de Codrus, en partant pour Athènes, comptait beaucoup de Pyliens parmi ses compagnons : on s'explique donc que tous ces Pyliens de l'Attique en masse aient pris part à la grande migration ionienne. On voit aujourd'hui encore, debout sur le cap Posidium, un autel, monument de la piété de Nélée. De même Cydrélus, fils naturel de Codrus, fonde la ville de Myonte, et Andropompe celle de Lébédos, après s'être emparé, pour y bâtir, d'un lieu appelé Artis. Colophon, elle, a pour fondateur Andraemon le Pylien, comme le marque, entre autres auteurs, Mimnerme dans son poème de Nanno. Quant à Priène, bâtie par Epytus, fils de Nélée, elle reçoit plus tard de nouveaux colons amenés de Thèbes par Philotas. Tel est le cas aussi de Téos : primitivement fondée par Athamas, comme l'atteste l'épithète d'Athamantide dont Anacréon accompagne son nom, elle reçoit, à l'époque de l'émigration ionienne, la colonie de Nauclus, fils illégitime de Codrus, et, après celle-ci, la colonie d'Apoecus et de Damase, tous deux originaires d'Athènes, voire une troisième venue de Béotie sous la conduite de Gérès. Un autre fils illégitime de Codrus, Cnopus, fonde Erythrées ; puis viennent l'Athénien Philogène et Paralus, qui fondent, le premier Phocée, le second Clazomènes. Enfin, à la tête d'un ramassis de toutes nations, Egertius bâtit Chios, pendant que Tembrion s'établit dans Samos, qui, plus tard, reçoit en outre les compagnons de Proclès.

4. Les douze villes que nous venons d'énumérer constituent les villes ioniennes proprement dites ; mais il faut y ajouter encore Smyrne, puisque, dans la suite, les Ephésiens introduisirent cette cité dans l'Ionicon. Ephésiens et Smyrnéens, on le sait, vivaient primitivement côte à côte ; Ephèse même, dans ce temps-là, s'appelait Smyrna. Callinus lui donne ce nom quelque part, et, dans son Invocation à Jupiter, il dit volontiers Smyrnéens pour Ephésiens : témoin ce premier passage :

«Prends pitié des Smyrnéens»,

et cet autre :

«N'oublie jamais, ô Jupiter ! que souvent en ton honneur (les Smyrnéens)
ont dépecé les taureaux et brûlé ces grasses victimes».

Smyrna était l'Amazone qui avait un moment régné sur Ephèse, et ville et habitants avaient retenu son nom, tout comme un de leurs dèmes avait déjà pris, en souvenir de Sisyrbé, le nom de Sisyrbites. Ajoutons que l'un des quartiers ou faubourgs d'Ephèse portait plus spécialement le nom de Smyrna ; ces paroles d'Hipponax en font foi :

«Il loge derrière la ville dans Smyrna, entre Trachée et Lépré-Acté».

Sous ce nom de Lépré-Acté on désignait l'espèce de butte qui domine la ville actuelle et qui supporte une partie de son mur d'enceinte ; cela est si vrai, qu'aujourd'hui même, quand on veut parler des propriétés sises en arrière de cette butte, on dit toujours «les terrains de l'Opistho-léprie». D'autre part, le nom de Trachée désignait tout le terrain en pente qui borde le Coressus. Or, l'ancienne Ephèse (Palaeo-Ephesos) étant groupée autour de l'Athénaeum, qui aujourd'hui est hors de la ville, près [de la fontaine] Hypéloeon, Smyrne, on le voit, devait se trouver près du Gymnase actuel, c'est-à-dire effectivement derrière Palaeo-Ephesos et entre Trachée et Lépré-Acté. Mais les Smyrnéens voulurent se séparer des Ephésiens : ils se dirigèrent alors en armes vers la partie de la côte où s'élève aujourd'hui la ville de Smyrne et que les Lélèges occupaient, en expulsèrent ce peuple et bâtirent Palaeo-Smyrna, à 20 stades de distance de l'emplacement de la ville actuelle. Un moment ils durent se retirer eux-mêmes devant une incursion des Aeoliens et cherchèrent alors un refuge à Colophon, mais bientôt, avec l'aide des Colophoniens, ils purent reprendre l'offensive et rentrer en possession de leur territoire. C'est ce que rappelle encore Mimnerme dans son poème de Nanno, pour montrer combien Smyrne fut toujours une position enviée et disputée :

«Nous avions quitté Pylos, la cité de Nélé, et nos vaisseaux avaient atteint l'heureuse terre d'Asie. Confiants dans la force de nos armes, c'est sur la riante plage de Colophon que nous mettons le pied d'abord et que nous préludons à nos belliqueux travaux ; mais bientôt, franchissant le fleuve Alès pour obéir au divin oracle, nous nous élançons à la conquête de Smyrne l'aeolienne».

J'en ai dit assez du reste sur ce sujet. Il me faut maintenant reprendre les choses une à une en commençant naturellement par le double chef-lieu de l'Ionie, c'est-à-dire par l'une et l'autre ville dont la fondation inaugure en quelque sorte la colonisation ionienne : j'ai nommé Milet et Ephèse, des douze villes qui précèdent assurément les plus importantes et les plus illustres.

5. Tout de suite après le cap Posidium, lequel dépend du territoire de Milet, si l'on remonte vers l'intérieur l'espace de 18 stades environ, on rencontre d'abord, dans, le canton dit des Branchides, le Manteum ou Oracle d'Apollon Didyméen. Ce sanctuaire partagea le sort des autres temples de l'Ionie, qui, à l'exception du temple d'Ephèse, furent tous brûlés par Xerxès. Quant aux Branchides, qui avaient livré les trésors du dieu au roi fugitif, ils prirent le parti de suivre Xerxès et de quitter le pays pour ne pas porter la peine de leur sacrilège et de leur trahison. A la place de ce premier sanctuaire, les Milésiens construisirent un temple qui surpassait par ses dimensions tous les temples connus, et qui, à cause de cela même, ne reçut jamais sa toiture. L'enceinte principale, capable d'enfermer tout un bourg, se trouve placée entre deux aisé ou bois magnifiques, l'un intérieur, l'autre extérieur, et a comme dépendances différents sanctuaires qui contiennent le Mantéum et tous les objets nécessaires au culte. C'est en ce lieu que la Fable place la scène des amours d'Apollon et de Branchus. On y a réuni à titre de pieuses offrandes les chefs-d'oeuvre les plus précieux de l'art antique. Du temple à la ville le chemin n'est rien, qu'on s'y rende par terre ou qu'on descende jusqu'à la côte pour regagner Milet par mer.

6. Si l'on en croit Ephore, Milet tire son origine d'un premier établissement crétois fondé par Sarpédon [non sur la côte même], mais un peu au-dessus de la mer, dans l'emplacement qu'on nomme aujourd hui Palaeo-Miletos. Ayant amené avec lui beaucoup des habitants de la ville crétoise de Milet, Sarpédon avait naturellement donné à la colonie le nom de sa métropole. Ephore ajoute qu'antérieurement le même emplacement avait été occupé par les Lélèges. Quant à la ville moderne, dite Néo-Miletos, c'est Nélée, paraît-il, qui en fut le fondateur. Néo-Miletos a quatre ports, un, entre autres, où pourrait tenir une flotte entière. De toutes les grandes choses qu'a faites Milet (et elle en a fait beaucoup), la plus grande assurément est d'avoir à elle seule fondé tant de colonies. Ses établissements sont répandus tout le long du Pont-Euxin, de la Propontide, et dans maint autre parage encore. Anaximène de Lampsaque en énumère un certain nombre : ceux de l'île Icaria, par exemple, et de l'île de Léros ; et, dans l'Hellespont, sur la côte de la Chersonnèse, celui de Limnae ; sur la côte d'Asie, Abydos, Atisbé, Paesos ; dans l'île des Cyzicéniens, Artacé et Cyzique ; enfin Scepsis, dans l'intérieur de la Troade. A notre tour, et au fur et à mesure que nous les rencontrons, nous signalons tous ceux qu'Anaximène a omis. Milésiens et Déliens honorent un dieu particulier, un Apollon Oulios, autrement dit Apollon dieu de la santé, dieu de la médecine, car le mot oulein signifie être en santé : il a pour dérivé le mot oulé, cicatrice, et se retrouve dans la formule «oule te kai mega chaire», bonne santé et grand' joie. Apollon, comme chacun sait, a dans ses attributs l'art de guérir, et c'est aussi parce qu'elle entretient les corps intacts et en santé, artemeas, qu'on a donné à sa soeur le nom d'Artémis. Ajoutons que, si le Soleil et la Lune ont été identifiés avec ces deux divinités, c'est que l'action combinée des deux astres est ce qui produit la pureté de l'air. Rappelons enfin que les épidémies, les suicides, sont imputés aux deux mêmes divinités.

7. Les personnages illustres qu'a vus naître Milet sont Thalès qui compte parmi les sept Sages, et qui a inauguré chez les Grecs l'étude de la physique et de la science mathématique ; Anaximandre, disciple de Thalès, et Anaximène, disciple à son tour d'Anaximandre ; puis Hécatée l'historien ; et, de nos jours, le rhéteur Aeschine, qui acheva sa vie dans l'exil pour avoir, dans ses rapports avec le Grand Pompée, outrepassé les bornes de la franchise. Milet eut beaucoup à souffrir d'avoir fermé ses portes à Alexandre ; comme Halicarnasse, elle fut prise d'assaut. Elle l'avait été déjà précédemment par les Perses. A ce propos-là même, Callisthène rappelle comment les Athéniens punirent de 1000 drachmes d'amende le poète tragique Phrynichus, pour avoir fait un drame de la prise de Milet par Darius. - En face de Milet, à une faible distance, on aperçoit, outre l'île Lacté, le groupe des Tragées, îlots dont les anses nombreuses offrent de sûrs abris aux pirates.

8. Vient ensuite le golfe Latmique, et, à l'intérieur du golfe, la petite ville d'Héraclée, d'Héraclée-sous-Latmos, laquelle possède un bon mouillage. Primitivement, Héraclée s'appelait Latmos, tout comme la montagne qui la domine : au moins est-ce là ce que semble indiquer Hécatée, quand il identifie le mont Latmos avec le Phthirôn-Oros d'Homère (Il. II, 868), puis qu'Homère place expressément le Phthirôn-Oros au-dessus de Latmos. Mais d'autres auteurs reconnaissent le Phthirôn-Oros dans le Grium, par la raison que cette montagne part de la frontière Milésienne, court à l'est parallèlement au Latmos, traversant la Carie,jusqu'à Euromos et jusqu'aux Chalcétores, et semble, vue à distance, placée juste au-dessus d'Héraclée. Non loin de la ville, en franchissant un petit ruisseau, on trouverait adossé au Latmos même, tout au fond d'une caverne, le tombeau d'Endymion. Puis, en continuant à ranger la côte depuis Héraclée jusqu'à la petite ville de Pyrrha, on compte environ 100 stades.

9. On en compte un peu plus depuis Milet jusqua Héraclée en ayant égard à toutes les sinuosités de la côté. Mais en ligne droite, de Pyrrha à Milet, le trajet n'est en tout que de 30 stades, tant il est vrai qu'un périple proprement dit, dans lequel on relève tous les détails d'une côte, est singulièrement plus long. [A cela que faire ?] Il faut bien pourtant de toute nécessité, quand il s'agit de parages aussi illustres, que le lecteur accepte les lenteurs d'une description méthodique comme est la nôtre.

10. De Pyrrha à l'embouchure du Méandre, le trajet est de 50 stades. La partie de la côte où débouche ce fleuve est basse et marécageuse, mais on peut remonter le fleuve sur une embarcation légère, et, à 30 stades de distance, on atteint Myûs, l'une des douze villes ioniennes, actuellement si dépeuplée, qu'elle ne peut plus être regardée que comme une annexe ou dépendance de Milet. Myûs est cette même ville que Xerxès donna, dit-on, à Thémistocle pour défrayer sa maison de viande et de poisson, en même temps qu'il lui donnait pour le pain de sa table Magnésie et pour le vin Lampsaque.

11. Quatre stades plus loin est le bourg carien de Titymbrée, qu'avoisine un antre sacré, le Charonium, dont aucun oiseau n'ose approcher à cause des vapeurs méphitiques qui s'en exhalent. Juste au-dessus de Thymbrée est la ville de Magnésie du Méandre, ancienne colonie de Magnètes thessaliens et de Crétois, dont nous parlerons plus au long tout à l'heure.

12. Aux bouches du Méandre succède la côte de Priène, qui s'étend juste au-dessous de la ville de ce nom et de la chaîne du mont Mycale. Riche en gibier et en bois, le mont Mycale s'avance à la rencontre de Samos, formant, avec la partie de cette île qui fait face au cap Trogilium, un canal ou détroit large environ de 7 stades. On donne à Priène quelquefois le nom de Cadmé, pour rappeler apparemment que Philotas, son second fondateur, était Béotien. Priène est la patrie de Bias, l'un des sept Sages, bien connu par le mot d'Hipponax :

«Etre meilleur avocat, oui, meilleur avocat que Bias de Priène !»

13. Le cap Trogilium a pour prolongement un îlot de même nom ; depuis cet îlot jusqu'au cap Sunium le trajet le plus court est de 1600 stades. La ligne qu'on suit laisse d'abord sur la droite Samos, Icarie et Corassies, puis passe à gauche des roches Mélantiennes et achève son parcours en coupant par le milieu tout le groupe des Cyclades. La pointe Trogilios n'est à proprement parler qu'une des extrémités du mont Mycale. Une autre montagne, le Pactyès, dépendant du territoire d'Ephèse, se rattache également à cette chaîne, et le Mésogis lui-même tend à se confondre avec elle.

14. De la pointe Trogilios à la ville de Samos il y a 40 stades. La ville proprement dite regarde le midi ; le port, avec son naustathme ou arsenal, a la même exposition. Dans la plus grande partie de son étendue, là où elle est baignée par la mer, la ville de Samos offre un terrain plat et uni, mais elle a aussi l'un de ses quartiers dont les rues montent par une pente assez raide dans le, direction de la montagne qui domine tout ce côté de l'île. En venant par mer, on se trouve avoir à droite, couronné d'un temple de Neptune et précédé de la petite île de Narthécis, le cap Posidium, lequel forme, avec le mont Mycale, cet Heptastade ou canal de 7 stades ; à gauche, on a le faubourg de l'Héraeum avec l'embouchure de l'Imbrasus et l'Héraeum même, temple fort ancien, nef immense convertie aujourd'hui en galerie de tableaux ou pinacothèque. Indépendamment de l'immense quantité de tableaux que contient cette nef principale, l'Héraeum possède maint chef-d'oeuvre antique contenu dans d'autres galeries et dans d'autres temples plus petits. L'hypaethre aussi, ou toute la partie de l'enceinte laissée à ciel ouvert, est rempli de statues du plus grand prix : on y voyait notamment ce beau groupe de Myron, ces trois ligures colossales (de Minerve, d'Hercule et de Jupiter) réunies sur le même piédestal. Antoine avait fait enlever le groupe tout entier, mais César Auguste pieusement replaça sur leur piédestal les deux statues de Minerve et d'Hercule et ne retint quis celle de Jupiter, qu'il fit transporter au Capitole dans un naïscos ou édicule bâti exprès.

15. Le périple de l'île de Samos mesure en tout 600 stades. Nommée primitivement Parthénie, quand elle n'était peuplée encore que de Cariens, cette île s'appela ensuite Anthémussa, puis Mélamphylle, et finalement Samos, soit du nom de quelque héros indigène, soit du nom du chef même de la colonie Ithacienne et céphallénienue. Quant au nom d'Ampélos, que porte, non seulement le promontoire qui fait face au cap Drepanon de l'île d'Icarie, mais encore toute la chaîne de montagnes qui couvre l'île de ses ramifications, il pourrait donner à entendre que Samos est particulièrement fertile en vins : il n'en est rien cependant, et, tandis que les îles environnantes produisent toutes du vin excellent, tandis que la côte de terre ferme située vis-à-vis nous offre presque à chaque pas des crus célèbres, tels que les grands crus d'Ephèse et de Métropolis et ceux du Mésogis, du Tmole, de la Catakékaumène, de Cnide et de Smyrne, sans parler de beaucoup d'autres, qui, pour appartenir à des localités plus obscures, n'en voient pas moins leurs produits très recherchés des gourmets et très ordonnés aux malades, Samos, elle, ne récolte que des vins médiocres. Elle est, en revanche, pour tout le reste merveilleusement partagée, comme le prouvent au sur-plus et l'acharnement des conquérants à s'en disputer la possession et l'enthousiasme de ses panégyristes, lesquels vont jusqu'à lui appliquer ce dicton que Ménandre rappelle et cite quelque part : «Heureuse au point de tirer du lait de ses poules !» On peut même dire que cet excès de prospérité fut la cause des tyrannies que Samos eut à subir, la cause aussi de la haine jalouse que lui portèrent toujours les Athéniens.

16. L'apogée du pouvoir tyrannique à Samos coïncide avec les règnes de Polycrate et de son frère Syloson. Vrai favori de la Fortune, Polycrate était parvenu, par l'éclat de ses victoires, à fonder une sorte de thalassocratie. Pour donner une preuve de l'heureuse chance qui accompagnait toutes ses actions, on raconte qu'ayant jeté exprès à la mer une bague, objet du plus grand prix tant pour la beauté de la pierre que pour le fini de la gravure, il vit peu de temps après un de ses pêcheurs lui apporter le poisson même par qui sa bague avait été avalée, si bien qu'en ouvrant le poisson on retrouva la bague. On ajoute que l'aventure parvint aux oreilles du roi d'Egypte, qui, saisi à l'instant d'une sorte d'inspiration prophétique, annonça tout haut qu'avant peu on verrait périr d'une fin misérable ce prince élevé si haut par les faveurs de la Fortune, et que l'événement vérifia sa prédiction, puisque Polycrate, victime d'une ruse d'Oroïtès, satrape d'Asie Mineure, fut pris par lui et pendu. Anacréon, le poète lyrique, avait beaucoup vécu à la cour de Polycrate, aussi le souvenir de ce prince remplit-il pour ainsi dire toutes ses poésies. Un autre contemporain de Polycrate, Pythagore, avait quitté Samos, dit-on, dès qu'il avait vu poindre dans sa patrie les premiers germes de la tyrannie, et il avait voyagé pour s'instruire en Egypte, à Babylone ; à son retour de ce premier voyage, il trouva la tyrannie plus florissante que jamais dans Samos, il se rembarqua alors et fit voile pour l'Italie où il passa le reste de sa vie. - Nous n'en dirons pas davantage au sujet de Polycrate.

17. Mais il laissait un frère, Syloson. Celui-ci vécut quelque temps encore simple particulier à Samos ; puis Darius, fils d'Hystaspe, devenu roi, se souvint que Syloson lui avait cédé autrefois de bonne grâce certain vêtement dont il avait eu envie en le lui voyant porter (il n'était pas encore roi à cette époque), et il l'en récompensa en lui permettant de s'emparer à son tour de la tyrannie dans sa patrie. La tyrannie de Syloson fut dure, si dure même, qu'en peu de temps la ville de Samos se dépeupla, ce qui donna lieu à ce mot devenu proverbe : «Grâce à Syloson, le désert !»

18. Déjà dans une première expédition, dont Périclès partageait le commandement avec le poète Sophocle, les Athéniens avaient cruellement châtié la défection des Samiens en faisant subir à leur ville toutes les rigueurs d'un siège ; cela n'empêcha pas que plus tard les Samiens ne reçussent encore chez eux deux mille colons athéniens. Néoclès, père du philosophe Epicure et simple maître d'école, dit-on, faisait partie de cette colonie, ce qui explique la tradition qui nous montre Epicure passant le temps de sa première enfance à Samos et à Téos, puis figurant sur la liste des éphèbes à Athènes à côté de Ménandre, le futur poète comique. Un autre Samien célèbre est ce Créophyle qui passe pour avoir donné jadis l'hospitalité à Homère, faveur que le poète aurait reconnue en mettant sous le nom de son hôte son propre poème de la Prise d'Oechalie. Disons pourtant que Callimaque dément cette tradition et qu'à l'aide d'une ingénieuse épigramme il insinue que la Prise d'Oechalie était bien réellement l'oeuvre de Créophyle, et que, si elle fut attribuée à Homère, c'est à cause uniquement de l'hospitalité que Créophyle avait jadis donnée au poète.

«Je suis l'oeuvre du Samien qui naguère sous son toit abrita ie divin Homère, et je pleure les infortunes d'Euryte et de la blonde Iolée. Mais on veut aujourd'hui que je sois un écrit d'Homère lui-même ; pour Créophyle, ô Jupiter ! c'est beaucoup dire».

Il y a plus, à en croire certains auteurs, Homère aurait été le disciple de Créophyle ; mais, suivant d'autres, ce n'est pas Créophyle, c'est Aristée de Proconnèse qu'il aurait eu pour maître.

19. Tout à côté de Samos est l'île d'Icarie, qui a donné son nom à la mer Icarienne. Elle-même rappelle Icare, ce fils de Dédale, que la Fable nous montre accompagnant son père dans sa fuite, quand tous deux, au moyen d'ailes fabriquées, s'élancèrent hors de la Crète leur prison. Icare tomba ici même faute d'avoir su régler son vol : il s'était élevé trop haut, s'approchant trop du soleil, et, la cire de ses ailes ayant fondu, ses ailes mêmes s'étaient détachées. L'île d'Icarie a en tout 300 stades de tour ; elle n'a point de port, mais seulement quelques mouillages, dont le meilleur s'appelle Histi, du nom de la pointe qui l'abrite, laquelle s'avance dans la direction du couchant. On remarque dans la même île, outre un temple (le Tauropolium) consacré à Diane, la petite ville d'Oenoé et celle de Dracanum, ainsi nommée du cap sur lequel elle est bâtie. La ville de Dracanum possède un mouillage sûr ; quant au cap, il n'est distant que de 80 stades de la pointe correspondante de l'île de Samos, dite le Cantharium : c'est le plus petit intervalle qui sépare les deux îles. Icarie aujourd'hui serait complètement déserte, sans les Samiens qui y viennent encore, surtout pour faire paître leurs bestiaux.

20. Si, après avoir franchi le détroit de Samos qui borde le promontoire Mycale, on gouverne sur Ephèse, on se trouve avoir à sa droite la côte des Ephésiens, dont une partie dépend encore du territoire de Samos, et le premier point qu'on relève est le Panionium, à 3 stades au-dessus de la mer. On nomme ainsi le lieu où se tient, sous le nom de Panionies, l'assemblée générale des Ioniens, et où se célèbrent les sacrifices solennels en l'honneur de Neptune Héliconien. La présidence de ces sacrifices appartient aux Priénéens, comme nous avons déjà eu occasion de le dire dans notre description du Péloponnèse. Néapolis, qui se présente ensuite, dépendait autrefois d'Ephèse : elle appartient aujourd'hui aux Samiens, qui ont cédé en échange Marathésium, c'est-à-dire une possession lointaine en échange d'une plus rapprochée. Puis vient la petite ville de Pygéla avec son temple d'Artémis Munychie : le temple passe pour un monument de la piété d'Agamemnon ; quant à la ville, elle eut pour premiers habitants quelques-uns des soldats ou sujets du héros, qui, atteints de douleurs atroces au fondement (d'où leur sobriquet de pygalgées) et trop souffrants par conséquent pour pouvoir continuer leur route, s'étaient arrêtés ici et avaient donné à la localité le nom de leur mal. A Pygéla succède le port de Panormos avec son temple de Diane Ephésienne, puis vient la ville même d'Ephèse. Mais signalons encore sur cette partie de la côte, un peu au-dessus de la mer, le magnifique bois sacré d'Ortygie, planté d'arbres de toute espèce, et de cyprès principalement. Ce bois est traversé par le Cenchrius, qui est la rivière où Latone, dit-on, vint se laver après ses couches. C'est ici en effet que la Fable place la scène de l'accouchement de Latone et du premier allaitement d'Ortygie, à savoir l'antre sacré témoin de la délivrance de la déesse, et tout à côté l'olivier au pied duquel, à peine délivrée, celle-ci vint se reposer. Le bois sacré est dominé par le mont Solmissus, au haut duquel se tenaient, dit-on, les Curètes chargés d'étourdir Junon du bruit de leurs armes entrechoquées et de dépister ses soupçons jaloux en protégeant le mystère de l'accouchement de Latone. L'enceinte d'Ortygie renferme plusieurs temples, les uns très anciens, les autres de construction moderne ; les anciens sont ornés de statues anciennes, les modernes sont riches en oeuvres de Scopas : on y remarque notamment sa Latone au sceptre, ayant Ortygie à côté d'elle avec un enfant sur chaque bras. Une assemblée solennelle se tient ici chaque année et l'usage veut que les jeunes gens rivalisent entre eux à qui donnera les repas les plus somptueux. Dans le même temps le collège des Curètes convie à ses banquets et procède à la célébration de ses mystères particuliers.

21. Les premiers habitants d'Ephèse étaient des Cariens et des Lélèges, mais Androclus chassa la plus grande partie de ces barbares, et fonda ensuite, avec ses compagnons ioniens, sur les hauteurs de l'Héraeum et de l'Hypélaeum, un nouvel établissement, qu'il augmenta encore de terrains en pente situés au pied du Coressus. Cet établissement subsista sans autre changement jusqu'à l'époque de Crésus. On vit alors la population tendre à s'éloigner de cette région basse du Coressus pour descendre plus bas encore vers l'emplacement du temple actuel, lequel est resté le centre de la ville jusqu'à Alexandre. Quant à la nouvelle ville, c'est Lysimaque qui en bâtit l'enceinte. Ajoutons que, comme il voyait les Ephésiens montrer peu d'empressement à s'y enfermer, ce prince guetta la première grande pluie d'orage, et que, se faisant en quelque sorte le complice du fléau, il boucha exprès tous les égouts de la vieille ville, si bien que celle-ci fut inondée et que les habitants n'eurent rien de plus pressé alors que de la quitter. Lysimaque avait appelé la ville nouvelle Arsinoé, du nom de sa femme, mais l'ancien nom prévalut. En revanche, les anciens sénateurs ou Pères conscrits se virent adjoindre sous le nom d'Epiclêti de nouveaux magistrats qui s'emparèrent bientôt de toute l'administration.

22. Quant au temple de Diane, bâti d'abord d'après les plans de Chersiphron, puis agrandi par les soins d'un autre architecte, il fut, comme chacun sait, brûlé par un certain Hérostrate. Les Ephésiens entreprirent alors de s'en faire construire un plus beau, et ils y contribuèrent tous par l'abandon des bijoux de leurs femmes ou de leurs biens particuliers et par la mise en vente des colonnes de l'ancien temple : le fait est attesté par les décrets qui intervinrent alors. Or il faut que Timée de Tauroménium, comme le pense Artémidore, n'ait pas eu connaissance de ces décrets ; autrement, en dépit de sa nature envieuse et de cet esprit critique et chagrin qui lui a attiré le sobriquet d'Epitimée, cet historien n'eût jamais osé avancer que les Ephésiens n'avaient pu subvenir aux dépenses de leur nouveau temple qu'en mettant la main sur les dépôts sacrés des Perses. «D'abord, dit Artémidore, il n'existait pas de dépôts semblables avant l'incendie du temple, et, supposé qu'il en eût existé, tous eussent été consumés par le feu avec le temple lui-même. Il ne s'en forma pas davantage après l'incendie, car, la toiture du temple ayant été complètement détruite, qui eût voulu d'un sanctuaire à ciel ouvert pour confier à sa garde d'aussi précieux dépôts ? On sait d'ailleurs qu'Alexandre avait proposé aux Ephésiens de se charger de toutes les dépenses faites et à faire, à condition que son nom seul figurerait dans l'inscription dédicatoire du nouveau temple, et que les Ephésiens refusèrent cette offre. A plus forte raison, s'écrie Artémidore, eussent-ils refusé de ne devoir la gloire de leur fondation qu'au sacrilège et à la spoliation !» Enfin Artémidore rappelle l'heureuse réponse de ce citoyen d'Ephèse au héros macédonien, «qu'il ne conviendrait pas à un dieu de faire acte de dévotion et de piété à l'égard d'autres dieux».

23. Le nouveau temple achevé (et Artémidore nous apprend qu'il était l'oeuvre de l'architecte [Dinocrate], le même qui bâtit Alexandrie, le même encore qui promit à Alexandre de lui sculpter l'Athos à son image : on aurait vu le héros versant d'une aiguière dans une coupe, comme pour une libation, un fleuve, un vrai fleuve, l'architecte aurait au préalable bâti deux villes, l'une à droite, l'autre à gauche de la montagne, et le fleuve aurait coulé de l'une dans l'autre), le nouveau temple achevé, poursuit Artémidore, restait à se procurer toute la partie décorative, tous les objets d'art : les Ephésiens y réussirent grâce à un rabais énorme consenti par les artistes : c'est ainsi que l'autel principal se trouve décoré presque exclusivement d'oeuvres de Praxitèle, et qu'on nous a montré réunis dans le temple plusieurs morceaux de Thrason, l'auteur bien connu de l'Hécatésium et du groupe de Pénélope et de la vieille Euryclée à la fontaine. Pour prêtres, il ne s'y trouvait autrefois que des eunuques, à qui l'on donnait le nom de mégabyzes, et que l'on faisait venir, au fur et à mesure des besoins, de pays même fort éloignés, pour n'avoir que des sujets dignes de remplir un pareil sacerdoce. Ces eunuques étaient l'objet d'une très grande vénération, mais il leur fallait partager leurs saintes fonctions avec un même nombre de vierges. Aujourd'hui ces anciens rites sont en partie observés, en partie négligés, 1e droit d'asile notamment a subsisté intact tel qu'il était autrefois, seules les limites de l'asile ont changé, et cela à plusieurs reprises. Ainsi Alexandre en étendit le rayon à un stade et Mithridate à la portée d'une flèche lancée d'un des quatre angles de la terrasse supérieure du temple, distance qui, à son idée, devait dépasser un peu le stade ; à son tour, Antoine en doubla l'étendue de manière à comprendre dans les limites de l'asile tout un quartier de la ville, mais on ne tarda pas à reconnaître les inconvénients d'une mesure qui livrait la ville en quelque sorte aux malfaiteurs, et César Auguste l'abrogea.

24. La ville possède un arsenal et un port. Malheureusement les architectes ont été trop prompts à partager l'erreur de leur maître, et, mal à propos, ils ont rétréci l'entrée du port. Attale Philadelphe (car c'est de lui qu'il s'agit) s'était imaginé que, pour rendre accessibles aux plus forts vaisseaux marchands l'entrée du port et le port lui-même, sujet, jusque-là à s'envaser par suite des dépôts ou atterrissements du Caystre, il suffisait d'augmenter la profondeur d'eau en barrant par une digue une partie de l'entrée, ladite entrée se trouvant être exceptionnellement large, et il avait en conséquence ordonné la construction de cette digue. Mais ce fut le contraire justement qui arriva : désormais retenu en dedans de la digue, le limon déposé par le fleuve accrut rapidement le nombre et l'étendue des bas-fonds, qui finirent par gagner même l'entrée du port, tandis qu'auparavant les débordements de la mer et le mouvement alternatif du flux et du reflux réussissaient jusqu'à un certain point à enlever ces dépôts de limon et à les entraîner au large. Tels sont les inconvénients du port d'Ephèse, mais la ville est redevable à sa situation de tant d'autres avantages, qu'elle s'agrandit de jour en jour et qu'elle peut passer actuellement pour la place de commerce la plus importante de toute l'Asie en deçà du Taurus.

25. Maints personnages célèbres sont nés à Ephèse : nous nommerons, parmi les anciens, Héraclite le Ténébreux, et cet Hermodore, au sujet de qui Héraclite eût voulu voir pendre les Ephésiens depuis le premier jusqu'au dernier : «Eh ! ne l'auraient-ils pas mérité, s'écriait-il, les misérables ! pour avoir osé bannir Hermodore, le meilleur d'entre eux, et pour avoir ajouté à la sentence de bannissement, en forme de décret, les paroles suivantes : PLUS DE CES PERFECTIONS DESORMAIS PARMI NOUS, OU SI, PAR MALHEUR, IL EN SURGIT ENCORE, QU'ELLES SE CHERCHENT AILLEURS UNE AUTRE PATRIE». On croit qu'Hermodore est le même qui rédigea pour les Romains quelques-unes de leurs lois. Nous citerons encore comme originaires d'Ephèse le poète Hipponax, les peintres Parrhasius et Apelle, et, dans les temps plus rapprochés de nous, Alexandre dit Lychnos, rhéteur qui, après avoir été mêlé à la politique active, a écrit une Histoire, et nous a laissé des vers dans lesquels il expose les mouvements des corps célestes et décrit la géographie des continents, chacun des continents formant proprement un poème séparé.

26. Au delà de l'embouchure du Caystre, on rencontre la lagune de Sélinusie immédiatement suivie d'une autre qui communique avec elle. Ces deux lagunes sont d'un très grand revenu. Leur titre de propriétés sacrées n'empêcha pas qu'elles ne fussent confisquées par les rois [de Pergame], mais les Romains les restituèrent à 1a déesse. A leur tour, par un acte de violence, les publicains se les approprièrent et en perçurent un moment les droits. Envoyé à Rome à cette occasion, Artémidore, comme il nous l'apprend lui-même, revendiqua au nom de la déesse et recouvra la possession des deux lagunes. Il sut aussi faire condamner à Rome les prétentions d'Héracléotis à s'affranchir de la juridiction sacrée. Pour reconnaître ce double service, la ville d'Ephèse éleva dans le temple même une statue d'or à son ambassadeur. Dans la partie la plus reculée du lac ou étang de Sélinusie s'élève, sous le nom de Temple du Roi, un sanctuaire qui passe pour avoir été fondé par Agamemnon lui-même.

27. Les points remarquables que la côte présente ensuite sont le mont Gallesium, Colophon, l'une des douze villes ioniennes, et, en avant de Colophon, le bois sacré d'Apollon Clarios, siège d'un oracle fort ancien On raconte que le devin Calchas, comme il revenait de Troie par terre en compagnie d'Amphilochus, fils d'Amphiaraüs, s'avança jusqu'ici, et qu'ayant trouvé à Claros, dans la personne de Mopsus, fils de Manto, fille elle-même de Tirésias, un devin plus habile que lui, il en mourut de chagrin. Voici, autant qu'il m'en souvient, comment Hésiode arrange cette scène empruntée à la Fable. Calchas a proposé à Mopsus un problème conçu à peu près en ces termes : «Une chose m'étonne et pique ma curiosité, tu vois ce figuier si chargé de fruits, tout petit qu'il est : pourrais-tu me dire le nombre de ses figues ?» A quoi Mopsus a répondu : «Elles sont au nombre de dix mille et mesurent juste un médimne, mais il en reste une en plus qu'avec tout ton art tu ne saurais y faire entrer». Ainsi a parlé Mopsus, et la solution, vérifiée, s'est trouvée juste tant pour le nombre que pour la mesure. Aussitôt le sommeil de la mort comme un nuage enveloppe Calchas et lui ferme les yeux».

Phérécyde, lui, prétend que, dans la question posée par Calchas, il s'agissait, [non d'un figuier,] mais d'une truie pleine et du nombre des petits qu'elle portait ; qu'à cette question Mopsus avait répondu «trois, deux mâles et une femelle», que sa réponse s'était trouvée vraie et que Calchas en était mort de dépit. Suivant d'autres, Calchas aurait proposé la question de la truie, et Mopsus celle du figuier ; la réponse de Mopsus aurait été reconnue exacte, mais non celle de Calchas, qui, de dépit, serait mort sur l'heure, réalisant ainsi un oracle rendu anciennement. Ledit oracle est rapporté par Sophocle dans la Revendication d'Hélène, il annonçait à Calchas que sa destinée était de mourir quand il aurait trouvé son maître dans l'art de la divination. Ajoutons que Sophocle transporte en Cilicie la lutte des deux devins et la mort de Calchas. Mais nous en avons dit assez sur ces antiques traditions.

28. Il fut un temps où, grâce à leur marine et à leur cavalerie, les Colophoniens exerçaient une véritable suprématie ; leur cavalerie notamment avait une telle supériorité, que, lorsqu'il lui arrivait d'intervenir dans une de ces guerres [entre ennemis de même force] qui menacent de s'éterniser, la guerre était finie du coup, si bien qu'on en a fait une locution proverbiale et qu'on dit : «Il a fait donner Colophon», toutes les fois que quelqu'un a terminé une affaire de façon à n'y plus revenir. Colophon a vu naître un certain nombre de personnages illustres, notamment Mimnerme, célèbre à la fois comme joueur de flûte et comme poète élégiaque, et Xénophane, philosophe physicien en même temps que poète sillographe. Pindare cite aussi un certain Polymnaste, qui compte parmi les célébrités musicales :

«Tu connais cette voix incomparable, l'une des gloires de la Grèce ;
tu as entendu Polymnaste, le grand chanteur de Colophon».

Enfin Homère lui-même, au dire de certains auteurs, aurait eu Colophon pour patrie. - Le trajet d'Ephèse à Colophon est de 70 stades, quand on navigue en ligne droite, il en mesure 120 quand on suit la côte dans toutes les sinuosités qu'elle décrit.

29. A Colophon, maintenant, succèdent le mont Coracium et une petite île consacrée à Diane, où, suivant une légende très accréditée, les biches passent à la nage, quand elles sont au moment de mettre bas. Puis vient Lébédos, distante de Colophon de 120 stades. C'est ici, à Lébedos, que tous les artistes dionysiaques, de l'Hellespont à l'autre extrémité de l'Ionie, se sont donné rendez-vous et ont élu domicile, ici également que se tient l'assemblee annuelle en l'honneur de Bacchus et que se célèbrent les jeux dionysiaques. Autrefois c'était dans Téos, la ville d'Ionie qui fait suite immédiatement à Lébédos, que toute cette population d'histrions habitait de préférence, mais une guerre civile éclata qui la contraignit de se réfugier à Ephèse. Plus tard Attale l'installa dans Myonnèse, à mi-chemin entre Téos et Lebédos, sur quoi les Téiens députèrent à Rome, suppliant le sénat que Myonnèse ne fût pas autorisée à se fortifier ainsi contre eux. Elle émigra alors tout entière à Lébédos, où elle fut accueillie avec d'autant plus d'empressement que la population masculine commençait à s'y faire rare. Téos est à 120 stades de Lébédos ; entre deux est l'île d'Aspis, ou, comme on l'appelle quelquefois aussi, Arconnèse. Quant à Myonnèse, elle est bâtie sur une éminence qui avance dans la mer comme ferait une presqu'île.

30. Téos aussi est bâtie sur une presqu'île, mais elle a de plus l'avantage de posséder un port. Anacréon, le poète lyrique, était de Téos : du temps qu'il vivait, les Téiens, ne pouvant plus tenir aux vexations et à la tyrannie des Perses, abandonnèrent leur ville et se transportèrent à Abdère en Thrace, c'est ce qu'Anacréon rappelle dans ce vers que nous avons déjà eu occasion de citer :

«Abdère, la belle colonie des Téiens».

Mais dans la suite une partie des émigrants rentra à Téos. Une autre circonstance que nous avons eu également occasion de mentionner ci-dessus en parlant d'Apellicon, c'est que lui aussi était de Téos. Ajoutons que l'historien Hécatée était pareillement Téien d'origine. A 30 stades au nord de Téos est un autre port du nom de Gerraeidae.

31. Avec Chalcidées qui se présente ensuite, on atteint l'isthme de la presqu'île que se partagent les Téiens et les Erythréens. Ces derniers habitent en dedans de l'isthme, tandis que les Téiens et les Clazoméniens habitent sur l'isthme même. Les Téiens, maîtres de Chalcidées, occupent naturellement le côté méridional de l'isthme ; quant aux Clazoméniens, ils en occupent le côté septentrional et se trouvent confiner là au territoire d'Erythrée. De ce côté, une localité nommée Hypocrêmnos marque le commencement de l'isthme et sépare les Erythréens des Clazoméniens de manière à laisser ceux-ci en dehors, ceux-là en dedans de la ligne de démarcation. Juste au-dessus de Chalcidées est un bois sacré dédié à Alexandre, fils de Philippe, et dans lequel se célèbrent les jeux dits Alexandréens que l'Iônicon ou assemblée générale des Ioniens annonce à certaines époques. La traversée ou montée de l'isthme en ligne directe depuis l'Alexandréum et depuis Chalcidées jusqu'à Hypocrêmnos est de 50 stades ; quant au périple, il est de plus de 1000 stades. A moitié de la distance environ, on rencontre Erythras, l'une des douze villes ioniennes, et le port d'Erythrae, précédé de quatre petites îles auxquelles on donne le nom d'Hippi.

32. Mais, avant d'atteindre Erythrte, il faut passer d'abord devant Erae, petite ville appartenant aux Téiens, puis relever le haut sommet du Corycus, et, juste au pied du Corycus, le port de Casystès, un autre port connu sous le nom d'Erythras, et plusieurs petits ports encore à la suite de ceux-là. On raconte que toute cette côte du Corycus servait de repaire naguère à des pirates dits Coryceens, lesquels avaient imaginé un nouveau mode de guet-apens maritime : ils se répandaient dans les différents ports de la côte, et là, se mêlant aux marchands récemment débarqués, ils prêtaient l'oreille à leurs discours, apprenaient ainsi la nature de leur cargaison et le lieu de leur destination, puis, se rassemblant de nouveau, fondaient sur leur proie en pleine mer et s'en emparaient. Or c'est de là évidemment qu'est venu l'usage où nous sommes de qualifier de Corycéen tout intrigant, tout curieux, qui cherche à surprendre les secrets ou confidences d'autrui ; de là aussi l'expression proverbiale, «le Corycéen l'aura entendu», que nous appliquons à l'homme qui, croyant avoir agi ou parlé dans le plus grand secret, s'est involontairement trahi, tant est grand le nombre des gens qui aiment à épier et à se faire dire ce qui ne les regarde pas !

33. Passé le Corycus, on aperçoit la petite île d'Halonnèse, bientôt suivie de l'Argennum, promontoire dépendant du territoire érythréen et qui s'approche assez du Posidium de l'île de Chio pour qu'il n'y ait plus entre deux qu'un canal ou détroit de 60 stades environ. Signalons enfin entre Erythrées et Hypocrêmnos la chaîne du Mimas, montagne élevée, giboyeuse et très boisée, à laquelle succèdent le bourg de Cybélie et la pointe Mélaene avec sa riche carrière de pierres meulières.

34. Erythrae, patrie de l'antique Sibylle, cette femme inspirée, si célèbre par ses prophéties, a vu naître, du temps d'Alexandre, une autre devineresse, nommée Athenaïs, et, de nos jours, le médecin Héraclide, de la secte Hérophilienne, condisciple d'Apollonius Mus.

35. Quand on exécute le périple de l'île de Chio en rangeant de près la côte, on trouve que cette île peut avoir 900 stades de circuit. Elle possède une ville [de même nom] pourvue d'un bon port et un naustathme ou arsenal maritime pouvant abriter jusqu'à quatre-vingts vaisseaux. Supposons que, dans ce périple, on parte de la ville de Chio en ayant la côte de l'île à droite, on relèvera successivement le Posidium, le port profond de Pliante, un temple dédié à Apollon et un grand bois sacré planté de palmiers ; puis vient la plage de Notium, mouillage excellent, immédiatement suivie d'une autre plage, dite de Laiûs, dont l'abri n'est pas moins sûr. Entre cette dernière plage et la ville de Chio, l'île forme un isthme qui ne mesure que 60 stades ; mais le périple entre ces deux points est de 360 stades : nous avons, dans un de nos voyages, fait nous-même cette traversée. La pointe Mélaene, qui se présente ensuite, a juste en face d'elle, à 50 stades de distance, l'île Psyra, île très haute qui renferme une ville de même nom et mesure 40 stades de tour ; plus loin, sur un espace de 30 stades environ, on longe le canton d'Ariusie, dont le sol est âpre et la côte droite et dépourvue d'abris, mais qui produit un vin réputé le meilleur des vins grecs. Un dernier point à relever est le mont Minoens, le plus haut sommet de l'île. A ses autres richesses Chio joint l'exploitation d'une carrière de marbre. En fait de célébrités, maintenant, elle compte un poète tragique, Ion ; un historien, Théopompe, et un sophiste, Théocrite, ces deux derniers connus en outre pour leur antagonisme politique. Mais elle revendique aussi l'honneur d'avoir vu naître Homère, et, à l'appui de cette prétention, elle allègue une preuve certainement très forte, à savoir la présence des Homérides ou descendants du poète, présence attestée par Pindare lui-même (Ném. 2,1) :

«De là sont sortis les Homérides, chantres inspirés qui répandent dans le monde les divines rhapsodies».

Ajoutons enfin que Chio possédait naguère une puissante marine, ce qui lui permit non seulement de prétendre à l'hégémonie maritime, mais encore de maintenir longtemps son indépendance. Le trajet de Chio à Lesbos, quand on a le vent du sud en poupe, est de 400 stades environ.

36. D'Hypocrémnoss on gagne Chytrium, localité bâtie sur l'emplacement de l'ancienne Clazomènes. Quant à la Clazomènes actuelle, elle est plus loin, et se trouve avoir en face d'elle huit petites îles fertiles et bien cultivées. Anaxagore le physicien était Clazoménien d'origine : disciple du Milésien Anaximène, il eut pour élèves à son tour le physicien Archélaüs et le poète Euripide. Au delà de Clazomènes, on passe devant un temple d'Apollon et devant des sources d'eau chaude, après quoi l'on atteint bientôt le golfe de Smyrne ainsi que la ville de ce nom.

37. Puis à ce premier golfe en succède immédiatement un autre, sur les bords duquel s'élevait l'ancienne Smyrne, à 20 stades de la ville actuelle. Détruite de fond en comble par les Lydiens, l'ancienne Smyrne ne fut plus, durant quatre cents ans, qu'une réunion de bourgades, mais Antigone, et, après lui, Lysimaque, la relevèrent, et l'Ionie aujourd'hui n'a pas de plus belle ville. Un des quartiers de Smyrne est bâti sur la montagne même, toutefois la plus grande partie de la ville se trouve située dans la plaine à proximité du port, du Métrôon et du Gymnase. Percées avec une régularité remarquable et de manière à se couper autant que possible à angles droits, ses rues sont toutes pavées. [On y admire, entre autres édifices,] de grands portiques carrés composés d'un rez-de-chaussée et d'un étage supérieur ; il s'v trouve aussi une bibliothèque, et, dans ce qu'on appelle l'Homérium, un temple et une statue d'Homère. Nulle ville en effet ne revendique avec plus d'énergie que Smyrne l'honneur d'avoir vu naître Homère : cette monnaie de cuivre qu'elle a émise sous le nom d'homérium en est bien la preuve. Le fleuve Mélès baigne ses murs, mais elle doit encore à sa situation un autre avantage, celui de posséder un port fermé. En revanche, les architectes qui l'ont bâtie ont commis la faute grave de ne point ménager d'égouts sous le pavé de ses rues, lequel se trouve ainsi jonché d'immondices, lors des grandes pluies surtout qui font déborder les latrines. C'est dans Smyrne que Dolabella assiégea, prit et mit à mort Trébonius, l'un des conjurés qui avaient fait tomber sous leurs coups sacrilèges le divin César. Dolabella, à cette occasion, ruina plusieurs quartiers de la ville.

38. La petite ville de Leucae qui fait suite à Smyrne s'insurgea naguère à la voix d'Aristonic, quand, après la mort d'Attale Philométor, cet ambitieux, qui se donnait pour appartenir à la famille des rois de Pergame, imagina de prétendre à leur succession. Chassé de Leucae après la perte de la bataille navale qu'il avait livrée aux Ephésiens dans les eaux de Cume, il s'enfonça dans l'intérieur des terres, rassembla précipitamment autour de lui une foule de prolétaires et d'esclaves appelés par lui à la liberté, donna [à ces soldats improvisés] le nom d'Héliopolites, et [se mettant à leur tête] surprit d'abord Thyatira, s'empara d'Apollonis, et attaqua encore plusieurs autres forteresses ; mais il ne put tenir longtemps la campagne, l'armée que les villes avaient envoyée contre lui ayant reçu des renforts à la fois du roi de Bithynie Nicomède et des rois de Cappadoce. Puis on vit arriver dans le pays cinq commissaires romains, bientôt suivis d'une armée de la république, d'un consul en personne, Publius Crassus, voire plus tard de Marcus Perperna. C'est même ce dernier qui mit fin à la guerre en prenant Aristonic vivant et en l'envoyant sous bonne escorte à Rome. Il y périt en prison ; mais, dans le même temps, Perperna mourait de maladie, et Crassus tombait sous les coups de partisans embusqués aux environs de Leucu. On envoya pour les remplacer Manius Aquillius, un consul, qui, aidé de dix commissaires, organisa l'administration de la nouvelle province et lui donna la forme qui subsiste encore aujourd'hui. Immédiatement après Leucae, dans le golfe [de Smyrne], est Phocée. On se souvient qu'en faisant l'histoire de Massalia nous avons parlé tout au long de cette cité. Les bornes de l'Ionie et de l'Aeolide que l'on atteint ensuite ont été de même ci-dessus l'objet d'une discussion en règle. Mais dans l'intérieur il nous reste à décrire tout le canton correspondant à la côte d'Ionie, canton traversé par la route qui mène d'Ephèse à Antioche du Méandre et habité aussi par une population mêlée de Lydiens, de Cariens et de Grecs.

39. La première localité qu'on rencontre sur cette route au sortir d'Ephèse est la ville aeolienne de Magnésie, dite Magnésie du Méandre, parce qu'en effet le Méandre passe près de ses murs. Mais il y a un autre cours d'eau qui passe encore plus près, c'est le Lethée, affluent du Méandre, qui prend sa source au mont Pactyès sur le territoire éphésien. 0n connaît plus d'un cours d'eau du nom de Léthée, notamment le Léthée de Gortyne, le Léthée des environs de Tricca, sur les bords duquel la Fable fait naître Esculape, et le Léthée du canton des Hespérites en Libye. La ville de Magnésie est située dans une plaine, non loin du mont Thorax, théâtre du supplice du grammairien Daphitas, qui y fut mis en croix, dit-on, pour avoir composé contre les rois [de Pergame] ce distique injurieux :

«Quoi ! c'est vous, vous qui cachez vos stigmates sous la pourpre, vous, les viles raclures de l'or de Lysimaque,
que Lydiens et Phrygiens salueront désormais comme leurs rois !»

On prétend qu'un oracle avait averti dès longtemps Daphitas de se défier du Thorax.

40. Les habitants de Magnésie du Méandre passent pour descendre de ces Aeoliens qui furent en Thessalie les premiers occupants des fameux monts Didymes dont parle Hésiode dans ce passage [des Oeées] :

«Telle encore cette jeune vierge qui, des hauteurs sacrées des Didymes qu'elle habite,
aime à descendre dans la plaine de Dotium, pour venir là, en vue des vignobles d'Amyros,
se baigner les pieds dans le lac Boebéis».

C'est à Magnésie aussi qu'était le temple de Dindymène, que la tradition nous montre desservi naguère par la femme, d'autres disent par la fille de Thémistocle ; mais aujourd'hui, par suite du déplacement de la ville, ce temple n'existe plus. La ville actuelle renferme le temple de Diane Leucophryène, qui, inférieur assurément du temple d'Ephèse quant aux dimensions de la nef et quant au nombre des objets d'art consacrés par la piété, lui est de beaucoup supérieur et par l'harmonie de l'ensemble et par l'ingénieuse disposition du sanctuaire. Ajoutons que ses dimensions surpassent celles de tous les temples de l'Asie, autres que le temple d'Ephèse et le temple de Didymes. En fait d'événements anciens, n'oublions pas de rappeler l'extermination des Magnètes par les Trères, peuple d'origine cimmérienne. Cette catastrophe, qui succédait, pour les Magnètes, à une longue période de prospérité, fut immédiatement suivie de l'établissement des [Ephésiens] en leur lieu et place. Callinus, dans la mention qu'il fait des Magnètes, parle d'eux comme d'un peuple encore heureux et prospère, engagé dans une guerre contre les Ephésiens, mais soutenant cette guerre avec avantage. Il semble au contraire qu'Archiloque ait déjà eu connaissance des malheurs qui depuis étaient venus fondre sur la nation des Magnètes : témoin le vers où il dit qu'il va commencer

«une complainte plus longue que ne pourrait l'être celle des infortunes des Magnètes»,

vers d'où il est permis naturellement d'inférer qu'Archiloque florissait postérieurement à Callinus. Naturellement aussi, quand Callinus s'écrie, pour fixer la date île la prise de Sardes :

«Entendez-vous maintenant l'armée des bouillants Cimmériens qui s'avance»,

c'est de quelque autre invasion cimmérienne, plus ancienne que celle des Trères, qu'il entend parler.

41. Magnésie a vu naître plusieurs personnages célèbres, Hégésias d'abord, Hégésias l'orateur, qui, le premier, altéra la pure tradition de l'éloquence attique en inaugurant dans ses discours le style dit asiatique ; puis le mélode Simon qui, de son côté, bien qu'à un degré moindre que les Lysiodes et les Magodes, porta atteinte au caractère de l'ancienne poésie lyrique ; et Cléomaque aussi, cet athlète pugiliste qui, à la suite d'une liaison honteuse avec un cinaede et une courtisane que celui-ci entretenait, s'avisa de transporter sur la scène les moeurs et les façons de parler de ce monde des cinaedes. Le vrai créateur du genre ou style cinaedologique est Sotade, et après lui Alexandre l'Aetolien, mais l'un et l'autre n'ont écrit qu'en prose, la poésie et le chant cinaedologiques ne commencent qu'avec Lysis, ou plutôt avec Simos, plus ancien que Lysis. Nommons enfin le citharaede Anaxénor, qui, après avoir brillé sur les différents théâtres [de l'Asie], se vit honorer de la faveur particulière d'Antoine. Antoine en effet le nomma phorologue ou receveur des impôts de quatre villes à la fois et l'autorisa dans l'exercice de ses fonctions à se faire escorter par des soldats. Ce n'est pas tout, et sa patrie le grandit encore en le revêtant de la pourpre de grand-prêtre de Jupiter Sosipolis. C'est avec ce costume qu'il est représenté sur le portrait qu'on voit de lui dans l'Agora. Il a en outre sa statue en bronze au théâtre, et cette statue porte l'inscription suivante :

«Pas de plaisir assurément qui vaille l'audition d'un chanteur pareil,
l'égal des dieux pour la beauté de la voix !»

Seulement, faute d'avoir bien mesuré de l'oeil son espace, le graveur s'est trouvé arrêté par le peu de largeur du piédestal de la statue, et il a omis la lettre finale du second vers, exposant par là Magnésie tout entière à se voir taxée d'ignorance, vu que la transcription prête à un double sens, suivant que le dernier mot audê est pris comme un nominatif ou comme un datif : on sait en effet qu'aujourd'hui beaucoup de personnes écrivent 1es datifs sans iota, prétendant qu'il y a là un vieil usage à rejeter, que rien en soi ne justifie.

42. Après Magnésie, la route continue sur Tralles, bordée à gauche par le mont Mésogis. La plaine du Méandre, dans laquelle la route même est tracée, s'étend sur la droite, et se trouve habitée à la fois par des populations lydiennes et cariennes, par des Ioniens Milésiens et Myêsiens et par des Aeoliens de Magnésie. De Tralles à Nysa et à Antioche le pays conserve sa même physionomie. La ville de Tralles est bâtie sur un terrain en forme de trapèze dominé par une acropole d'assiette très forte. Ajoutons que ses environs offrent d'autres positions semblables et également inexpugnables. Peu de villes en Asie comptent un aussi grand nombre de citoyens riches : ii s'ensuit que c'est toujours Tralles qui fournit à la province ses présidents ou asiarques. Pythodore fut du nombre : originaire de Nysa, il était venu s'établir à Tralles attiré par l'illustration du lieu, et s'y était fait un nom grâce à l'amitié dont Pompée l'avait honoré, lui et un petit nombre d'autres. Il possédait une fortune royale, estimée à plus de 2000 talents. Le divin César, pour le punir de son dévouement à la cause de Pompée, fit vendre ses biens, mais il les racheta, et, ayant reconstitué sa fortune telle qu'elle était auparavant, il la laissa intacte à ses enfants. Pythodoris, reine actuelle du Pont, de qui nous avons parlé précédemment, est sa fille. Tralles vit fleurir aussi de nos jours Ménodore, qui à une vaste érudition unissait beaucoup de modestie et de gravité. Grand-prêtre du temple de Jupiter Lariséen, Ménodore succomba aux intrigues de la faction de Domitius Ahénobarbus, à qui on le représenta comme coupable d'avoir fait parmi les marins de la flotte des tentatives d'embauchage. Domitius crut trop facilement la dénonciation et ordonna son supplice. Deux autres Tralliens se firent également une grande réputation comme orateurs, à savoir Dionysoclès et Damase dit le Scombre, ce dernier un peu moins ancien que l'autre. Tralles passe pour avoir été fondée par une colonie d'Argiens, joints à une bande de Tralliens Thraces, de qui elle aurait retenu le nom. Elle connut le régime tyrannique, mais durant peu de temps, sous les fils de Cratippe, à l'époque des guerres contre Mithridate.

43. Nysa est bâtie au pied du Mésogis, et se trouve, dans la majeure partie de son étendue, adossée à la montagne elle-même. Elle forme, du reste, à proprement parler, deux villes, car elle est divisée par une espèce de ravin très profond servant de lit à un torrent. En un endroit du ravin on a jeté un pont qui relie ensemble les deux villes ; sur un autre point a été construit un magnifique amphithéâtre, sous les voûtes duquel passent, comme en un canal souterrain, les eaux du torrent. Deux pics ou escarpements de la montagne forment les extrémités mêmes de l'amphithéâtre et dominent, l'un le gymnase des Ephèbes, l'autre l'agora et le geronticon. Comme Tralles, Nysa se trouve avoir la plaine au midi.

44. Toujours sur la route, entre Tralles et Nysa, et non loin de cette dernière ville, de laquelle même il dépend, est le bourg d'Acharaca, avec son plutonium, qui renferme, outre un bois sacré magnifique et un temple dédié à Pluton et à Coré, ce charonium dont on fait de si merveilleux récits. Il est situé juste au-dessus du bois sacré, et attire, dit-on, une grande affluence de malades et d'adeptes, tous animés d'une foi absolue dans l'efficacité des prescriptions médicales des deux divinités : naturellement c'est à qui viendra se loger le plus près de l'antre. Certains prêtres connus pour avoir l'habitude de ces sortes de consultations reçoivent des pensionnaires. En général les prêtres vont dormir dans l'antre au lieu et place des malades, et reviennent ensuite prescrire à ceux-ci un traitement d'après les songes qu'ils ont eus. Ce sont eux aussi que les malades chargent d'invoquer les dieux en leur nom à l'effet d'obtenir leur guérison. Mais parfois ils mènent les malades mêmes dans l'antre, et les y installent en leur recommandant de rester là immobiles, comme bêtes tapies au fond de leur tanière, sans prendre de nourriture, et cela durant plusieurs jours. Enfin, dans d'autres cas, où les malades pourraient interpréter eux-mêmes les songes qui les ont visités, le prestige attaché à cette qualité de prêtre fait que les malades aiment encore mieux se faire initier par eux à la pensée mystérieuse de la divinité et n'agir que d'après leurs conseils. Le lieu, du reste, passe pour être interdit aux profanes, et il y aurait danger de mort, paraît-il, à y pénétrer [sans avoir été initié]. Chaque année il se tient à Acharaca une panégyris ou assemblée, et l'on peut dire que c'est là le vrai moment pour juger par ses yeux de l'affluence des malades, et pour recueillir tout ce qui se dit de ces cures merveilleuses. Il est d'usage ce même jour-là, à midi, que des jeunes gens et des éphèbes, nus et le corps bien frotté d'huile s'élancent hors de leur gymnase, prennent un taureau, le traînent le plus vite qu'ils peuvent jusqu'au seuil de l'antre et l'y lâchent ; le taureau y fait quelques pas, tombe et expire.

45. A [1]30 stades] de Nysa, de l'autre côté du Mésogis, c'est-à-dire sur le versant méridional de cette montagne, lequel regarde le Tmole, se trouve un lieu appelé le Lintôn, où, de Nysa et des environs, les populations se réunissent aussi une fois l'an pour tenir une panégyris. Non loin du Limôn est un gouffre béant, consacré aux deux mêmes divinités, et qui se prolonge assez loin, dit-on, pour communiquer avec l'antre d'Acharaca. On croit que c'est ce lieu qu'Homère a voulu désigner quand il a parlé du pré Asien ou de la prairie Asienne (Il. II, 461)

«Dans le pré Asien, etc.»

et, à l'appui de cette opinion, on nous montre le double héroôn d'Arias et de Caystrius, en même temps qu'on nous fait remarquer l'extrême proximité des sources du Caystre.

46. L'histoire parle de trois frères, Athymbrus, Athymbradus et Hydrélus, qui, venus de Lacédémone, auraient fondé ici aux environs trois villes, auxquelles ils auraient donné respectivement leurs noms ; mais, la population de ces villes ayant peu à peu diminué, les trois se seraient fondues en une seule et auraient ainsi formé Nysa. Il est de fait qu'aujourd'hui encore les Nyséens proclament Athymbrus comme leur archégète ou premier fondateur.

47. Plusieurs localités importantes environnent Nysa, à savoir Coscinie et Orthosie sur la rive ultérieure du Méandre ; Briula, Mastaura, Acharaca sur la rive citérieure ; enfin, au-dessus de la ville et dans la montagne même, Aroma où, sous le nom d'aromée, on récolte le meilleur vin du Mésogis.

48. Les personnages célèbres que Nysa a vus naître sont, après Apollodore, philosophe stoïcien, réputé le meilleur élève de Panétius, Ménécrate, disciple d'Aristarque, et le fils de Ménécrate, Aristodème, dont nous avons pu, étant fort jeune, suivre encore les leçons à Nysa : il était alors parvenu à l'extrême vieillesse. Nommons aussi Sostrate, le frère d'Aristodème, et son cousin, appelé, comme lui, Aristodème, qui fut l'instituteur du grand Pompée, tous deux grammairiens éminents. L'autre Aristodème, le nôtre, enseignait de plus la rhétorique, et, à Rhodes comme à Nysa, il avait toujours fait deux cours par jour, un cours de rhétorique le matin, un cours de grammaire le soir. Mais à Rome, du temps qu'il dirigeait l'éducation des fils de Pompée, il avait dû se borner à tenir seulement une école de grammaire.


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