XVI, 2 - La Syrie, la Phénicie et la Palestine

Carte Spruner (1865)

1. La Syrie est bornée au nord par la Cilicie et par l'Amanus : depuis la mer jusqu'au Zeugma de l'Euphrate, on ne compte pas moins de [1]400 stades, et ces 1400 stades représentent exactement la longueur dudit côté. Quant aux autres limites de la Syrie, elles sont formées, celle de l'est par le cours même de l'Euphrate et par les possessions des Arabes scénites de la rive citérieure, celle du sud par l'Arabie Heureuse et l'Egypte ; celle enfin du couchant par la mer d'Egypte et par [la mer de Syrie] jusqu'à Issus.

2. Voici maintenant comment nous divisons la Syrie à partir de la Cilicie et de l'Amanus : 1° la Commagène ; 2° la Séleucide dite de Syrie ; 3° la Coelé-Syrie ; 4° une dernière division comprenant une partie maritime qui est la Phénicie et une partie intérieure qui est la Judée. Quelques auteurs, il est vrai, n'admettent pour toute la Syrie que trois divisions : la Coelé-Syrie, la Syrie [proprement dite] et la Phénicie ; mais en même temps ces auteurs constatent la présence dans le pays de quatre nations étrangères mêlées aux populations indigènes, à savoir la nation juive, l'iduméenne, la gazaeenne et l'azotienne, lesquelles sont ou bien vouées à l'agriculture comme les Syriens et les Coelé-Syriens, ou bien occupées de commerce à la façon des Phéniciens.

3. Au surplus laissons les généralités et passons aux détails, en commençant par la Commagène. Le pays qui porte ce nom est peu étendu, mais il renferme une place d'assiette très forte, Samosate, ancienne résidence royale, devenue aujourd'hui le chef-lieu d'une province romaine. Le territoire de Samosate, très limité lui-même, est d'une rare fertilité. Le Zeugma actuel de l'Euphrate se trouve également dans la Commagène, et juste vis-à-vis est la forteresse de Séleucie, qui, bien que située en Mésopotamie, fut attribuée naguère par Pompée à la Commagène. C'est dans cette même forteresse de Séleucie que Tigrane fit mettre à mort Cléopâtre Séléné, princesse chassée récemment de la Syrie et que depuis lors il retenait en captivité.

4. Des quatre divisions que nous énumérions tout à l'heure, la Séleucide est assurément la plus riche, la plus fertile. On l'appelle souvent aussi la tétrapole de la Syrie, et, à ne considérer que ses villes principales, elle mérite effectivement ce nom : autrement elle possède plus de quatre villes. Antioche Epidaphné, Séleucie de Piérie, Apamée et Laodicée sont les quatre plus grandes villes du pays, et telle est la concorde qui règle leurs rapports qu'on les a surnommées dès longtemps les quatre soeurs. Elles ont été fondées toutes les quatre par Séleucus Nicator, qui s'est plu à donner le nom de son père à la plus grande, son propre nom à la plus forte, à Apamée le nom de la reine Apama sa femme, à Laodicée enfin le nom de sa mère. Il était naturel que, formant déjà une tétrapole, la Séleucide fût divisée en quatre satrapies, et Posidonius nous apprend qu'elle le fut en effet, que la Coelé-Syrie de son côté en comptait tout autant, mais que [la Commagène et la Parapotamie] ne formaient qu'une seule satrapie à elles deux. Antioche, du reste, peut être considérée elle-même comme une tétrapole, car elle se compose de quatre quartiers distincts, dont chacun a sa muraille particulière, bien qu'ils soient tous enfermés dans une enceinte commune. Le premier de ces quartiers fut formé par Séleucus Nicator aux dépens d'Antigonie, ville voisine bâtie peu de temps auparavant par Antigone, fils de Philippe, et dont Séleucus transplanta tous les habitants ; devenus trop nombreux à leur tour, ceux-ci se divisèrent et formèrent un second quartier ; puis Séleucus Callinicus en fonda un troisième, et Antiochus Epiphane un quatrième.

5. D'après ce qui précède, on conçoit qu'Antioche soit devenue la métropole de toute la Syrie : les anciens rois l'avaient déjà choisie pour en faire leur lieu de résidence et il est constant que, par la force de sa position et par l'étendue de son enceinte, elle ne le cède ni à la ville de Séleucie que baigne le Tigre ni à la fameuse Alexandrie d'Egypte. Ajoutons que Nicator, outre les habitants d'Antigonie, y avait transporté les derniers descendants de Triptolème de qui nous prononcions le nom tout à l'heure, que c'est même pour cela que les Antiochéens ont élevé un hérdon à Triptolème et qu'ils célèbrent tous les ans une fête en son honneur sur le mont Casius, aux portes de Séleucie. On raconte que Triptolème, envoyé par les Argiens à la recherche d'Io dont on avait commencé à perdre la trace dans Tyr, poussa sa course jusqu'en Cilicie, que là une partie des Argiens qui l'accompagnaient se séparèrent pour fonder Tarse, que lui, avec le reste de ses compagnons, remonta alors toute la côte jusqu'à ce que, désespérant du succès de sa recherche, il s'arrêta ainsi qu'eux dans la vallée de l'Oronte et s'y établit, qu'un dernier détachement, sous la conduite de Gordys son fils, alla coloniser la Gordyée, mais que tous les autres persistèrent et firent souche dans le pays. Et ce sont leurs descendants, paraît-il, que Nicator déplaça et réunit aux habitants d'Antioche.

6. A 40 stades au-dessus d'Antioche est Daphné, localité peu importante comme centre de population, mais qui possède un bois sacré de très grande étendue, rempli des plus beaux arbres et sillonné d'eaux courantes, avec un asile au milieu de ce bois et un temple d'Apollon et de Diane. Les Antiochéens et leurs voisins y tiennent leurs panégyries. Le bois sacré a 80 stades de tour.

7. Le fleuve Oronte, qui passe près de la ville, prend sa source dans la Coelé-Syrie, puis il se perd sous terre ; il reparaît plus loin, traverse alors le territoire d'Apamée, entre ensuite dans celui d'Antioche, et, après avoir baigné les murs mêmes de la ville, va se jeter dans la mer tout auprès de Séleucie. C'est à Orontès, constructeur du premier pont jeté de l'une à l'autre de ses rives, que le fleuve a dû le nouveau nom qu'il porte. Primitivement il s'appelait le Typhon, et en effet la fable place ici quelque part la scène du foudroiement de Typhon et de cette nation des Arimes, dont nous avons eu occasion de parler précédemment. Tout meurtri des coups répétés de la foudre, Typhon, le serpent Typhon, fuyait cherchant un trou dans la terre où il pût se cacher. En sillonnant le sol, les anneaux de son corps creusèrent le lit que devait remplir le fleuve ; puis, de l'endroit où il finit par disparaître, jaillit la source elle-même. De là ce premier nom de Typhon qui fut donné au fleuve. Le territoire d'Antioche est borné à l'ouest par la mer de Séleucie où vient déboucher l'Oronte. On compte 40 stades de Séleucie aux bouches du fleuve, et 120 stades de Séleucie à 'Antioche. Pour remonter depuis la mer jusqu'à Antioche, le trajet est d'un jour. Quant à la limite orientale dudit territoire, elle est formée par le cours de l'Euphrate et par les places de Bambycé, de Bérée et d'Héraclée, qui composaient naguère un petit Etat appartenant à Denys, fils d'Héracléon. Héraclée est à 20 stades de distance du temple d'Athéné Cyrrhestide.

8. Elle précède la Cyrrhestique même, laquelle se prolonge jusqu'à l'Antiochide. Du côté du nord, c'est l'Amanus avec la Commagène qui forme la limite du territoire d'Antioche, et cette limite fort rapprochée de la ville se trouve être aussi celle de la Cyrrhestique, puisque la Cyrrhestique s'avance parallèlement à l'Antiochide dans la direction du nord. De ce côté-là précisément est la forteresse de Gindarus, qui est comme la clef de la Cyrrhestique et qui, par sa position, semble un repaire tout préparé pour le brigandage. Cette localité, ainsi que le temple qui l'avoisine et que l'on connaît sous le nom d'Héracléum, fut témoin de la mort de Pacorus, fils aîné du roi des Parthes, tué de la main de Ventidius, comme il venait d'envahir la Syrie. Pagrae qui touche à Gindarus est un lieu également très fort, mais dépendant de l'Antiochide ; il est situé juste au débouché du col de l'Amanus, qui des Pyles Amanides conduit dans la Syrie, et domine toute la plaine d'Antioche en même temps que le triple cours de l'Arceuthus, de l'Oronte et du Labotas. La même plaine renferme le fossé de Méléagre, et la rivière d'Oenoparas, qui vit se livrer sur ses bords la bataille dans laquelle Ptolémée Philométor, vainqueur d'Alexandre Bala, fut lui-même mortellement blessé. Juste au-dessus s'élève la colline de Trapezôn, qui tire son nom de sa ressemblance avec une table (trapeza), et au pied même de la colline eut lieu cette autre rencontre entre Ventidius et le général parthe Phranicatès. Dans sa partie maritime, le territoire d'Antioche comprend Séleucie, le mont Piérie qui se rattache à l'Amanus, et la ville de Rhosus située entre Issus et Séleucie. Séleucie portait anciennement le nom d'Hydatopotami. Grande et forte comme elle est, cette ville peut être regardée comme une place imprenable : aussi Pompée, après en avoir débusqué Tigrane, s'empressa-t-il de lui donner le titre de ville libre. En avançant maintenant dans la direction du midi, nous trouvons, juste au sud d'Antioche, dans l'intérieur des terres, Apamée, et, juste au sud de Séleucie, le Casius et l'Anticasius. Mais, avant d'atteindre ces deux montagnes, signalons encore, immédiatement après Séleucie, les bouches de l'Oronte et la grotte sacrée du Nymphoeum. Le mont Casius ne vient qu'après, précédant lui-même la petite ville de Posidium et celle d'Héraclée.

9. Laodicée à laquelle nous arrivons maintenant est une ville maritime magnifiquement bâtie, et qui à l'avantage de posséder un excellent port joint celui d'avoir un territoire d'une extrême fertilité, mais particulièrement riche en vignes, ce qui lui permet de fournir à la population d'Alexandrie la plus grande partie du vin qu'elle consomme. Signalons notamment au-dessus de la ville une montagne plantée de vignes presque jusqu'à son sommet, lequel se trouve être du reste fort éloigné des murs de Laodicée, la montagne s'élevant de ce côté graduellement et par une pente très douce, tandis qu'elle surplombe Apamée et forme au-dessus de cette ville comme une muraille à pic. Laodicée eut beaucoup à souffrir du fait de Dolabella, qui, après s'être réfugié dans ses murs, ne tarda pas à y être assiégé par Cassius, se défendit jusqu'à la mort et entraîna dans sa ruine des quartiers entiers de la ville.

10. Le canton d'Apamée contient une ville [de même nom], qui, à en juger par les défenses naturelles qu'elle présente sur presque tous les points, paraît devoir être aussi une forteresse imprenable. Qu'on se figure en effet une colline abrupte s'élevant du milieu d'une plaine très basse, et qui, ceinte déjà de très belles et de très fortes murailles, se trouve protégée en outre et convertie en une véritable presqu'île par le cours de l'Oronte et par un immense lac dont les débordements forment des marécages et des prairies à perte de vue où paissent en foule les chevaux et les boeufs. On conçoit quelle sécurité offre une situation pareille. Mais ce n'est pas là l'unique avantage d'Apamée : cette ville, qu'on appelle quelquefois aussi Chersonesus à cause de sa configuration même, possède un territoire à la fois très étendu et très fertile, traversé par l'Oronte et où sont répandus de nombreux villages qui forment en quelque sorte sa banlieue. Ajoutons que Séleucus Nicator et tous les rois ses successeurs l'avaient choisie pour y loger leurs cinq cents éléphants et la plus grande partie de leur armée; qu'au commencement de l'occupation macédonienne elle avait reçu le nom de Pella, parce que la plupart des vétérans s'étaient établis de préférence dans ses murs et que ce nom rap-pelait la ville natale de Philippe et d'Alexandre devenue la métropole de toute la Macédoine, et qu'enfin elle se trouvait posséder encore les bureaux de recensement de l'armée, les haras royaux, c'est-à-dire plus de 30000 juments avec 300 étalons au moins, et tout un monde de dresseurs de chevaux, de maîtres d'armes et d'instructeurs experts dans tous les exercices militaires, nourris et entretenus à grands frais. Mais rien ne prouve mieux les ressources infinies de cette ville que la fortune rapide de Tryphon dit Diodote et que la tentative hardie de cet ambitieux pour s'emparer du trône de Syrie en faisant d'elle sa place d'armes. Né dans Casiana, l'une des forteresses du territoire d'Apamée, Tryphon avait été élevé à Apamée même, sous la tutelle du roi et de ses ministres ; et, quand il leva l'étendard de la révolte, c'est d'Apamée et des villes qui l'entourent, à savoir de Larisa, de Casiana, de Mégara, d'Apollonie et d'autres localités semblables, toutes tributaires d'Apamée, qu'il tira les ressources et subsides qui lui permirent de se faire proclamer roi de toute cette partie de la Syrie et de s'y maintenir si longtemps. Cacilius Bassus, à son tour, à la tête de deux légions, entraîna Apamée dans son insurrection, et soutint dans ses murs un siège opiniâtre contre deux puissantes armées romaines, qui ne réussirent à le prendre que quand lui-même se fut livré volontairement (encore avait-il au préalable obtenu les conditions qu'il désirait). C'est qu'il avait trouvé abondamment de quoi nourrir son armée dans tout le territoire d'Apamée, et qu'il avait pu recruter aisément de nombreux auxiliaires en s'adressant aux phylarques des environs, tous maîtres d'inexpugnables positions, au phylarque de Lysias, par exemple (Lysias est ce château qui domine le lac d'Apamée), à Sampsicéram aussi et à Iamblique, son fils, chefs émisènes cantonnés dans Aréthuse, enfin à ses autres voisins, le phylarque d'Héliopolis, et le phylarque de Chalcis Ptolémée, fils de Mennmus, qui, de cette forteresse, commande tout le Massyas a et le massif montagneux de l'Iturée. Au nombre des alliés de Bassus avait figuré également Alchaedamnus, roi des Rhambaei, l'un des peuples nomades de la rive citérieure de l'Euphrate. Autrefois ami des Romains, Alchaedamnus s'était cru lésé dans ses intérêts du fait de leurs préfets; il avait alors repassé l'Euphrate pour se jeter en Mésopotamie, et c'était là que Bassus l'avait trouvé et pris à sa solde. Disons, pour finir, qu'Apamée a vu naître le stoïcien Posidonius, de tous les philosophes de notre temps assurément le plus érudit.

11. Le canton d'Apamée est borné à l'est par ce vaste territoire dépendant des phylarques arabes que l'on nomme la Parapotamie, et par la Chalcidique, laquelle commence à partir du Massyas. Quant au territoire situé au sud d'Apamée, il est peuplé surtout de Scénites, dont les moeurs rappellent tout à fait celles des populations nomades de la Mésopotamie. En général, à mesure qu'elles se rapprochent de la Syrie, les populations nomades se civilisent davantage, elles ont moins l'air d'Arabes et de Scénites, et le pouvoir de leurs chefs, le pouvoir d'un Sampsicéram dans Aréthuse, d'un Gambar à Thémellas, etc., etc., prend de plus en plus le caractère d'un gouvernement régulier.

12. Tel est l'aspect de la Séleucide intérieure ; achevons maintenant de ranger la côte à partir de Laodicée. Dans le voisinage immédiat de cette ville sont les petites places de Posidium, d'Héracléum et de Gabalaa. Puis commence la Pérée aradienne avec Paltus, Balanée et le petit port de Camus, dont les Aradiens ont fait leur arsenal maritime. Viennent ensuite Enydra, Marathus, ville très ancienne, d'origine phénicienne, aujourd'hui en ruines, et dont les Aradiens se sont partagé le territoire par la voie du sort ; puis, immédiatement après Marathus, la petite localité de Simyra ; et, pour finir, Orthosie, et, à une très petite distance d'Orthosie, l'embouchure de l'Eleuthérus, fleuve que quelques auteurs considèrent comme formant la limite entre la Séleucide d'une part, et la Phénicie et la Coelé-Syrie de l'autre.

13. Aradus fait face à la partie de la côte comprise entre Carnus, son arsenal, et les ruines de Marathus, côte qui se trouve bordée par une chaîne de falaises que n'interrompt aucun port. Elle occupe là, à 20 stades de la terre ferme, un rocher battu de tous côtés par la mer, et qui peut avoir 7 stades de tour. Toute la surface de ce rocher, aujourd'hui, est couverte d'habitations, et d'habitations à plusieurs étages, tant la population y a toujours été nombreuse et dense. Suivant la tradition, c'est par des exilés de Sidon qu'elle aurait été fondée. La ville tire son eau, en partie de puisards et de réservoirs destinés à recevoir l'eau de pluie, en partie des aiguades de la côte voisine. Mais en temps de guerre, on en va chercher dans le détroit même, un peu en avant de la ville, en un point où a été reconnue la présence d'une source d'eau douce abondante. A cet effet, on se sert d'un récipient ayant la forme d'une gueule de four renversée, que du haut de la barque envoyée pour faire de l'eau on descend dans la mer juste au-dessus de la source : ce récipient est en plomb ; très large d'ouverture, il va se rétrécissant toujours jusqu'au fond, lequel est percé d'un trou assez étroit. A ce fond est adapté et solidement fixé un tuyau en cuir, une outre, pour mieux dire, destinée à recevoir l'eau qui jaillit de la source et que lui transmet le récipient. La première eau recueillie ainsi n'est encore que de l'eau de mer, mais on attend que l'eau pure, l'eau potable de la source, arrive à son tour, et l'on en remplit des vases préparés à cet effet en nombre suffisant, que la barque transporte ensuite à la ville en retraversant le détroit.

14. Anciennement, et comme toutes les autres villes phéniciennes, Aradus avait ses rois particuliers ; mais plus tard l'influence étrangère (celle des Perses d'abord, celle des Macédoniens ensuite et de nos jours celle des Romains) a modifié sa constitution et lui a donné la forme que nous lui voyons actuellement. Comme tout le reste de la Phénicie, elle avait dû accepter l'amitié soi-disant, en réalité le joug des rois de Syrie, quand la discorde éclata entre les deux frères Séleucus Callinicus et Antiochus dit Hiérax. Les Aradiens se rangèrentdu côté de Callinicus et passèrent avec lui un traité, dans lequel ils stipulaient qu'ils auraient le droit d'accueillir dans leurs murs tous les Syriens fugitifs et de refuser de les livrer si eux-mêmes ne consentaient à leur extradition, s'engageant en revanche à ne pas les laisser se rembarquer ni sortir de l'île sans la permission expresse du roi. Or ils retirèrent de cette convention de très grands avantages, car les fugitifs qui vinrent leur demander asile n'étaient pas les premiers venus, c'étaient en général d'illustres personnages qui avaient pu craindre pour eux-mêmes les derniers dangers, et qui, reconnaissants de l'hospitalité qu'on leur avait accordée, considérèrent leurs hôtes comme des bienfaiteurs, des sauveurs, et cherchèrent, surtout après être rentrés dans leurs foyers, tous les moyens de s'acquitter envers eux. A partir de ce moment en effet, les Aradiens eurent toute facilité pour s'annexer une bonne partie de la côte qui leur fait face et qu'ils possèdent aujourd'hui presque en totalité, et ils virent leurs autres entreprises réussir tout aussi heureusement. Il est vrai qu'ils avaient aidé cette heureuse chance par leur prévoyance et leur zèle à développer leur marine, sans que l'exemple des Ciliciens leurs voisins et les efforts faits par eux pour organiser la piraterie eussent pu les entraîner, même un jour, à s'associer à une aussi coupable industrie.

15. Passé Orthosie et l'embouchure de l'Eleuthérus, on arrive à Tripolis, ville qui doit son nom aux circonstances mêmes de sa fondation, ayant eu à la fois pour métropoles les trois villes de Tyr, de Sidon et d'Aradus. Théûprosopon qui fait suite à Tripolis est proprement l'extrémité du mont Liban ; mais, avant d'y arriver, on rencontre la petite localité intermédiaire connue sous le nom de Triérès.

16. C'est la chaîne du Liban qui, par son parallélisme avec l'autre chaîne appelée l'Anti-Liban, forme la Coelé-Syrie ou Syrie Creuse. Les deux chaînes commencent à une faible distance au-dessus de la mer, le Liban dans le canton de Tripolis, près de Théûprosopon précisément, et l'Anti-Liban dans le territoire même de Sidon, pour aller se relier en quelque sorte à la chaîne arabique (laquelle court au-dessus de la Damascène) et à une autre chaîne que les gens du pays appellent les monts Trachônes, mais en s'abaissant considérablement jusqu'à n'être plus qu'une double ligne de collines et de mamelons verdoyants. Entre elles deux s'étend une plaine très basse, dont la largeur mesurée dans le sens de la côte est de 200 stades, tandis que sa longueur (à prendre celle-ci depuis la mer jusque dans l'intérieur des terres) en mesure à peu près le double. Bon nombre de cours d'eau arrosent cette heu-reuse contrée et lui procurent une fertilité exceptionnelle. Le plus important de ces cours d'eau est le Jourdain. Elle possède aussi un grand lac le Gennésaritis, dans les eaux duquel croissent et le jonc aromatique et le roseau odorant, et, indépendamment de ce lac, différents marécages. Ajoutons qu'elle produit en abondance le balsamier. Un autre cours d'eau de la Coelé-Syrie, le Chrysorrhoas, se dépense, pour ainsi dire, tout en canaux d'irrigation, ayant à arroser un canton très étendu et très riche en terre végétale. Par le Lycus et le Jourdain, les marchandises (celles surtout qui viennent d'Aradus) peu-vent remonter dans l'intérieur du pays.

17. La première plaine à partir de la mer qu'on voit s'ouvrir devant soi s'appelle la plaine de Macras ou le Macropédion. C'est dans cette plaine, au dire de Posidonius, qu'on aurait vu gisant sur le sol sans mouvement et sans vie un serpent tellement long qu'il mesurait presque un plèthre et en même temps assez gros pour que deux cavaliers l'ayant entre eux ne pussent s'apercevoir. Posidonius ajoute que sa gueule énorme aurait pu engloutir un homme à cheval et que chaque écaille de sa peau était plus large qu'un bouclier.

18. A cette plaine de Macras succède le canton de Massyas, dont une partie tient déjà à la montagne et où l'on remarque, entre autres points élevés, Chalcis, véritable citadelle ou acropole du pays. C'est à Laodicée, dite Laodicée du Liban, que commence ce canton de Massyas. Toute la population de la montagne, composée d'Ituréens et d'Arabes, vit de crime et de brigandage ; celle de la plaine, au contraire, est exclusivement agricole, et, à ce titre, a grand besoin que tantôt l'un, tantôt l'autre la protège contre les violences des montagnards ses voisins. Les montagnards du Massyas ont des repaires fortifiés qui rappellent les anciennes places d'armes du Liban, soit celles de Sinnas, de Borrama, etc., qui en couronnaient les plus hautes cimes ; soit celles qui, comme Botrys et Gigartum, en défendaient les parties basses ; soit enfin les cavernes de la côte et le château fart bâti au sommet du Théûprosopon, tous repaires détruits naguère par Pompée parce qu'il en partait sans cesse de nouvelles bandes qui couraient et dévastaient le pays de Byblos et le territoire de Bérytus qui lui fait suite, ou, en d'autres termes, tout l'espace compris entre Sidon et Théûprosopon. Byblos, dont Cinyras avait fait sa résidence, est consacrée, comme on sait, à Adonis. Pompée fit trancher la tête à son tyran et la rendit ainsi à la liberté. Elle est bâtie sur une hauteur, à une faible distance de la mer.

19. Passé Byblos, on rencontre successivement l'embouchure de l'Adonis, le mont Climax et Palaebyblos ; puis, vient le fleuve Lycus, précédant la ville de Béryte, qui, détruite par Tryphon, s'est vu relever de nos jours par les soins des Romains, après qu'Agrippa y eut établi deux légions romaines. Agrippa voulut en même temps que le territoire de cette ville fût agrandi d'une bonne partie du Massyas, et il en reporta ainsi la frontière jusqu'aux sources de l'Oronte, lesquelles sont voisines à la fois du Liban, de la ville de Paradisos et de l'Aegyptiôntichos et touchent par conséquent au territoire d'Apamée. - Mais quittons le littoral.

20. Au-dessus du Massyas, est l'Aulôn Basilikos ou Val du Roi ; puis commence la Damascène, cette contrée si justement vantée, dont le chef-lieu Damas, de très grande importance encore aujourd'hui, pouvait, à l'époque de la domination persane, passer pour la cité la plus illustre de toute cette partie de l'Asie. En arrière de Damas on voit s'élever deux chaînes de collines, dites les deux Trachônes ; puis, en se portant du côté de l'Arabie et de l'Iturée, on s'engage dans un pêle-mêle de montagnes inaccessibles, remplies d'immenses cavernes qui servent de places d'armes et de refuges aux brigands dans leurs incursions et qui menacent de toute part le territoire des Damascènes : une de ces cavernes est assez spacieuse, paraît-il, pour contenir jusqu'à 4000 hommes. Il faut dire pourtant que ce sont les caravanes venant de l'Arabie Heureuse qui ont le plus à souffrir des déprédations de ces barbares. Encore les attaques dirigées contre les caravanes deviennent-elles chaque jour plus rares, depuis que la bande de Zénodore tout entière, grâce aux sages dispositions des gouverneurs romains et à la protection permanente des légions cantonnées en Syrie, a pu être exterminée.

21. Tout le pays qui s'étend au-dessus de la Séleucide, dans la direction de l'Egypte et de l'Arabie, est rangé sous la dénomination de Coelé-Syrie, mais cette dénomination s'applique plus particulièrement au territoire compris entre le Liban et l'Anti-Liban, et l'on se sert de deux autres noms pour désigner le reste du pays, du nom de Phénicie pour désigner la côte étroite et basse qui s'étend depuis Orthosie jusqu'à Péluse et de celui de Judée pour désigner les cantons intérieurs, lesquels se prolongent jusqu'à la frontière de l'Arabie et se trouvent compris entre Gaza et l'Anti-Liban.

22. Mais nous avons achevé de parcourir la Coelé-Syrie proprement dite, passons maintenant à la Phénicie, dont nous avons déjà du reste décrit une partie (la partie s'étendant d'Orthosie à Béryte). Passé Béryte, on atteint, après un trajet de [2]00 stades environ, la ville de Sidon ; et les points intermédiaires qu'on relève sont l'embouchure du Tamyras, le Bois sacré d'Esculape et la ville des Lions dite Léontopolis. Tyr qui succède à Sidon passe pour la plus grande et la plus ancienne ville de la Phénicie, et le fait est que, par son étendue, par sa renommée, par son ancienneté même qu'attestent tant de fables relatives à ses origines, Tyr est digne de rivaliser avec Sidon, car, si le nom de Sidon revient plus souvent dans les vers des poètes (on sait qu'Homère ne mentionne même pas Tyr), les colonies que Tyr a envoyées en Libye, en Ibérie et par delà les colonnes d'Hercule, ont plus fait pour la gloire de son nom que tous les dithyrambes du monde. Toujours est-il que ces deux villes ont eu dans l'antiquité et ont encore de nos jours beaucoup de célébrité et d'éclat. Mais laquelle des deux a droit au titre de métropole de la Phénicie, c'est ce qu'on ne saurait dire, et la contestation entre elles n'est pas près de finir. Sidon est bâtie sur le continent à proximité d'un très beau port dont la nature a fait tous les frais.

23. Tyr, au contraire, est bâtie presque tout entière dans une île, situation qui rappelle assez exactement celle d'Aradus ; seulement l'île qu'elle occupe est rattachée à la terre ferme par un môle qu'Alexandre fit construire pendant qu'il assiégeait la ville. Des deux ports que possède Tyr, l'un est fermé ; l'autre, appelé le port Egyptien, est ouvert. On dit que les maisons y sont toutes très hautes et comptent encore plus d'étages que les maisons de Rome, ce qui explique comment, à plusieurs reprises, des tremblements de terre faillirent détruire la ville de fond en comble. Une autre circonstance dans laquelle Tyr eut également beaucoup à souffrir, c'est quand Alexandre, à la suite d'un assaut victorieux la mit à sac ; elle surmonta néanmoins ces différentes épreuves, et, grâce à sa marine (la marine, comme on sait, a toujours été la grande supériorité des nations phéniciennes), grâce aussi à l'industrie de la pourpre, elle réussit toujours à réparer ses pertes. Il est notoire que la pourpre de Tyr est universellement réputée la plus belle : on la recueille à proximité de la ville, et dans la ville même se trouvent réunies toutes les conditions les plus favorables aux diverses opérations de la teinture. Il faut convenir seulement que, si cette industrie enrichit la ville, le nombre toujours grossissant des teintureries en rend le séjour fort incommode. Tyr, qui avait acheté des rois de Perse sa pleine autonomie, la conserva même sous les Ro-mains, ayant obtenu d'eux, moyennant quelques légers sacrifices d'argent, la confirmation des anciens décrets royaux. Le culte que les Tyriens rendent à Hercule est empreint d'exagération et de fanatisme. Leur puissance maritime est attestée par le nombre et l'importance de leurs colonies. Nous ne pousserons pas plus loin le portrait des Tyriens.

24. Pour ce qui est des Sidoniens, l'histoire de tous les temps nous les représente comme un peuple industrieux, un peuple d'artistes (Homère déjà leur donne ce nom), de philosophes, de savants, puisque, des plus simples notions de calcul et de navigation indispensables au marchand pour trafiquer et au marin pour se guider la nuit, ils surent s'élever jusqu'aux abstractions de l'astronomie et de l'arithmétique, ni plus ni moins que les Egyptiens, chez qui la géométrie est née, paraît-il, des fréquentes opérations d'arpentage nécessitées par les inondations du Nil et par les bouleversements qu'elles apportaient dans le bornage des terres. On croit généralement que les Grecs ont appris des Egyptiens la géométrie, mais il y a lieu de croire aussi que leurs connaissances en arithmétique et en astronomie leur sont venues des Phéniciens. Aujourd'hui encore quiconque veut s'instruire dans les différentes branches de la science trouve à Tyr et à Sidon plus de ressource que dans aucune autre ville. Il faudrait même, si l'opinion de Posidonius est fondée, faire honneur de la théorie atomistique à un ancien philosophe de Sidon, Mochus, antérieur à la guerre de Troie. Mais ne remontons pas si haut. Même de nos jours, Sidon a produit d'illustres philosophes, nous nommerons par exemple Boëthus, en compagnie de qui nous aristotélisâmes jadis, Diodote aussi, le frère de Boëthus. Tyr de son côté a vu naître Antipater et cet Apollonius, quelque peu notre aîné, qui a dressé le tableau des philosophes de l'école de Zénon et le catalogue de leurs ouvrages. - La distance qui sépare Tyr de Sidon n'est pas de plus de 200 stades, et les seuls points à relever dans l'intervalle sont la petite place d'Ornithopolis et l'embouchure d'une rivière tout près de Tyr. Au delà de Tyr, à 30 stades de distance est la ville de Palaetyros.

25. Puis on arrive à Ptolémaïs, ville spacieuse, appelée primitivement Acé, et dont les Perses avaient fait en quelque sorte leur place d'armes contre l'Egypte. Entre Acé et Tyr, la côte n'est qu'une suite de dunes formées surtout d'hyalitis ou de sable vitrifiable. Sur les lieux mêmes, ce sable, dit-on, ne peut pas fondre : mais transporté à Sidon, il devient aisément fusible. Quelques auteurs présentent la chose autrement et se contentent de dire que les Sidoniens possèdent aussi et recueillent sur leur territoire du sable hyalitis particulièrement propre à la fusion. D'autres enfin prétendent que tout sable, quel qu'il soit, est fusible de sa nature. Me trouvant à Alexandrie, j'appris de la bouche d'ouvriers verriers que l'Egypte possède une terre particulière, une terre vitrifiable, que sans cette terre ils ne pourraient pas exécuter ces magnifiques ouvrages en verre de plusieurs couleurs, et que dans d'autres pays [où cette terre manque] il faut avoir recours à différents mélanges. Et en effet à Rome il s'invente chaque jour, paraît-il, de nouvelles compositions, de nouveaux procédés, pour colorer le verre et pour simplifier la fabrication, et l'on est parvenu ainsi à obtenir une imitation de cristal [tellement bon marché] qu'un verre à boire avec sa soucoupe ne coûte pas plus d'un chalque.

26. L'histoire rapporte un phénomène étrange et des plus rares survenu sur cette partie de la côte qui se trouve comprise entre Tyr et Ptolémaïs. C'était pendant le combat que les habitants de Ptolémaïs livrèrent, précisément en ce lieu, aux troupes du général Sarpédon, et dans lequel ils eurent le dessous : au moment où la déroute était complète, on vit s'élever de la mer d'immenses vagues, semblables au flot d'une marée, qui, surprenant les fuyards, en entraînèrent une partie dans la mer où ils périrent, et noyèrent le reste sur place dans les creux que présente ici la côte. Puis vint le reflux, qui, en découvrant le rivage, laissa voir les cadavres de ces malheureux, couchés pêle-mêle avec une quantité de poissons morts. Un phénomène analogue se produit de temps à autre aux environs du mont Casius, à la frontière d'Egypte : à la suite d'une brusque et unique secousse de tremblement de terre, on voit s'opérer à la surfacé du sol un premier changement, les parties basses du rivage s'élèvent tout à coup de manière à refouler les flots de la mer, et les parties hautes, au contraire, s'affaissent et se remplissent d'eau ; puis, un second changement survient qui remet toutes choses en place. Le phénomène à vrai dire ne se produit pas toujours d'une manière absolument identique ; tantôt il modifie l'aspect du pays, tantôt il ne laisse aucune trace ; mais [malgré ces différences] il peut parfaitement dépendre du retour périodique d'une même cause encore ignorée, comme les crues du Nil, en dépit des différences qu'elles peuvent présenter entre elles, obéissent, dit-on, à une loi invariable, bien qu'encore mystérieuse pour nous.

27. Nommons après Acé une station navale importante, dite la Tour de Straton ; mais auparavant, dans l'intervalle d'Acé à cette station navale, signalons le mont Carmel et quelques petites villes, telles que Sycaminônpolis, Bucolônpolis, Crocodilopolis et autres aussi insignifiantes, dont on a tout dit en somme quand on a prononcé leurs noms. Au delà de la Tour de Straton, maintenant, la côte déroule aux yeux une grande et belle forêt.

28. Puis vient Iopé, point particulièrement remarquable en ce que la côte qui court jusque-là droit à l'est en continuant celle d'Egypte, tourne alors brusquement au nord. Suivant certains mythographes, c'est à Iopé qu'Andromède aurait été exposée [et disputée par Persée] au monstre marin. Le site est, en effet, très élevé, assez même pour que de là on découvre Hiérosolyme, métropole de la Judée. Il fut un temps où la Judée descendait jusqu'à la mer. Les Juifs d'alors avaient fait leur port de Iopé, mais un port comme celui-là n'est pas impunément hanté par des brigands, et, pour peu que le brigandage y élise domicile, il en a bientôt fait un repaire : la chose est forcée. Les Juifs s'étaient emparés également du mont Carmel et de la forêt qui y touche. [Entre les mains des Juifs] tout ce pays [de Iopé] était devenu si populeux, que du bourg voisin de Iamnia et des autres localités environnantes on pouvait tirer jusqu'à 40 000 soldats. La distance pour aller de Iamnia au Casius, près de Péluse, est d'un peu plus de 1000 stades; elle s'augmente de 300 stades si l'on pousse jusqu'à Péluse même.

29. Nommons encore, comme points intermédiaires, Gadaris dont les Juifs avaient également pris possession, Azot après Gadaris, puis Ascalon, et disons que, depuis Iamnia jusqu'à ces deux villes d'Azot et d'Ascalon, la distance est de 200 stades environ. Les environs d'Ascalon constituent une incomparable oignonière, mais Ascalon même n'est qu'une très petite ville. Le philosophe Antiochus qui florissait peu de temps avant l'époque actuelle était d'Ascalon. De même Gadara a vu naître l'épicurien Philodème, Méléagre, Ménippe le satirique et le rhéteur Théodore, mon contemporain.

30. On trouve ensuite près d'Ascalon le port des Gazaeens. La ville même de Gaza est située au-dessus, à 7 stades de distance. Très célèbre autrefois, cette ville fut détruite par Alexandre, et depuis elle est toujours restée déserte. Entre Gaza et Aela[na] (cette dernière ville est située tout au fond du golfe Arabique) la traversée de l'isthme mesure, dit-on, 1260 stades. Le fond du golfe Arabique est partagé en deux bras qui remontent, l'un du côté de l'Arabie et de Gaza (celui-ci est appelé le golfe Aelanitès du nom de la ville qui est située sur ses bords), l'autre du côté de l'Egypte et d'Héroopolis : c'est entre Péluse et l'extrémité de ce dernier bras, que la traversée de l'isthme se trouve être la plus courte. Mais, d'un côté ou de l'autre, cette traversée ne se fait qu'à dos de chameau, et il faut franchir d'immenses espaces déserts et sablonneux, infestés qui plus est de reptiles.

31. A Gaza succède Raphia, où eut lieu la bataille entre Ptolémée IV et Antiochus le Grand. Puis vient Rhinocorura, dont le nom rappelle que le premier établissement, formé en ce lieu, se composait de malheureux à qui l'on avait coupé le nez. L'idée était d'un conquérant éthiopien, qui, devenu maître de l'Egypte, avait cru devoir substituer ce genre de mutilation à la peine de mort, et tous les malfaiteurs, à qui il avait fait couper le nez, il les internait ici, dans la pensée que, retenus par la conscience de leur difformité, ils n'oseraient plus mal faire à l'avenir.

32. Tout le pays, de Gaza à Rhinocorura, est aride [et] sablonneux ; mais celui qui lui fait suite immédiatement l'est encore davantage, surtout dans sa partie intérieure, là où l'on voit le lac Sirbonis s'étendre presque 5 parallèlement à la mer, en ne laissant de praticable, jusqu'au lieu dit l'Ecregma qu'une étroite chaussée intermédiaire, longue de 200 stades environ et large au plus de 50. Cette ancienne embouchure du lac, qui est ce qu'on appelle l'Ecregma, est aujourd'hui comblée. Au delà, jusqu'au mont Casius, voire jusqu'à Péluse, la côte continue sans changer de nature.

33. Le Casius est une colline, ou, pour mieux dire, une dune aride, en forme de promontoire, qui sert de tombeau au grand Pompée et que couronne un temple dédié à Zeus Casius. C'est ici près, en effet, que le grand Pompée est tombé victime d'un guet-apens, sous les coups de sicaires égyptiens. Tout de suite après le Casius, commence la route qui mène à Péluse en passant par Gerrha, par le Fossé ou Rempart de Chabrias, et par les Barathra dits de Péluse, lesquels sont formés par les débordements du Nil, le terrain autour de Péluse étant généralement bas et marécageux. - Nous avons achevé de décrire la Phénicie. Ajoutons qu'Artémidore évalue la distance d'Orthosie à Péluse à 3650 stades, en ayant égard aux détours et sinuosités de la côte ; qu'il compte en outre 1900 stades depuis Meloenae ou Melaniee, petite localité située en Cilicie, près de Celenderis jusqu'à la frontière commune de la Cilicie et de la Syrie, plus 520 stades de cette frontière aux bords de l'Oronte, et 1130 stades encore de l'Oronte à Orthosie.

34. L'extrémité occidentale de la Judée voisine du mont Casius est occupée par l'Idumée et le lac [Sirbonis.] Les Iduméens sont d'anciens Nabatéens chassés de leur patrie à la suite de discordes intestines, et qui, mêlés aux Juifs, ont fini par adopter leurs moeurs et leurs coutumes. Quant au lac Sirbonis, il couvre la plus grande partie de la Judée maritime, laquelle comprend en outre tout le pays à la suite du lac jusqu'à Hiérosolyme. Et, en effet, on peut dire que cette ville, qui, ainsi que nous le faisions remarquer tout à l'heure, s'aperçoit depuis le port de Iopé, dépend encore de la Judée maritime : seulement elle en représente l'extrémité septentrionale. A partir de là, presque tout le reste de la Judée s'offre à nous fractionné entre des tribus mélangées d'Egyptiens, d'Arabes et de Phéniciens. Tel est effectivement l'aspect du pays dans la Galilée, dans les cantons de Hiéricho et de Philadelphie et dans le canton de Samarie (on sait qu'au nom ancien de Samarie Hérode a substitué le nom de Sébaste). Mais, malgré la présence de ces éléments étrangers, ce qui se dégage de plus certain de l'ensemble des traditions relatives au temple de Hiérosolyme, c'est que les Egyptiens sont les ancêtres directs des Juifs actuels.

35. Ce fut Moïse, en effet, prêtre égyptien, qui, après avoir été préposé au gouvernement d'une partie de la [basse] Egypte, voulut, par dégoût de l'ordre de choses établi, sortir d'Egypte, et qui emmena à sa suite en Judée tout un peuple attaché comme lui au culte du vrai Dieu. Il disait et enseignait que les Egyptiens et les Libyens étaient fous de prétendre représenter la divinité sous la figure de bêtes féroces ou d'animaux domestiques, et que les Grecs n'étaient guère plus sages quand ils lui donnaient la forme et la figure humaine ; que la divinité ne saurait être autre chose que ce qui nous enserre, nous, la terre et la mer, autre chose par conséquent que ce que [nous autres stoïciens] appelons le ciel et le monde ou la nature. Quel est l'esprit en pleine possession de sa raison, disait-il encore, qui eût osé concevoir une image de la divinité faite d'après tel ou tel modèle humain ? Non, il faut renoncer à tous ces vains simulacres de la statuaire, et se borner, pour honorer la divinité, à lui dédier une enceinte et un sanctuaire dignes d'elles, sans vouloir y placer ni statue, ni effigie d'aucune sorte. Il faut aussi que, dans ces sanctuaires, ceux qui sont sujets à faire d'heuroux songes viennent dormir et provoquer ainsi, pour les autres comme pour eux-mêmes, les réponses de la divinité, de qui les sages et les justes doivent toujours attendre quelque manifestation bienveillante sous la forme d'une faveur ou d'un avertissement sensible, mais les sages et les justes seuls, cette attente étant interdite aux autres mortels.

36. Voilà ce qu'enseignait Moïse. Or, persuadés par sa parole, beaucoup d'hommes de bonne volonté le suivirent dans le pays où s'élève la ville de Hiérosolyme. Et, comme ce pays était par lui-même un séjour peu enviable et qu'il ne méritait en aucune façon d'étre énergiquement disputé, Moïse put s'en emparer aisément. L'emplacement de Hiérosolyme est en effet pierreux : l'eau à la vérité abonde dans l'intérieur même de la ville, mais aux alentours tout le terrain est pauvre et aride, et le reste du pays, dans un rayon de 60 stades, n'est à proprement parler qu'une carrière de pierres. Ce n'était pas d'ailleurs en conquérant menaçant, mais en prêtre, en prophète chargé d'une mission divine, que Moïse s'était présenté aux populations. Il ne leur demandait que de le laisser dresser à son Dieu un autel durable et leur promettait en échange de les initier à une religion et à un culte qui ne gênent en rien leurs sectateurs, puisqu'ils ne leur imposent ni dépenses excessives, ni enthousiasme et délire divin, ni superstitions et absurdités d'aucune sorte. Accueilli avec faveur, Moïse réussit à fonder un Etat qui, par l'accession volontaire de toutes les populations environnantes, gagnées à sa vive et familière éloquence et à ses séduisantes promesses, eut bientôt pris un développement fort respectable.

37. Les successeurs de Moïse demeurèrent pendant un certain temps fidèles aux mêmes principes, observant comme lui en toute vérité la justice et la piété ; mais plus tard, la dignité de grand prêtre changeant de mains dégénéra en superstition d'abord, puis en tyrannie : la superstition imposa, avec l'abstinence de tel ou tel aliment (abstinence qui s'est maintenue jusqu'à présent dans les usages du peuple juif), la circoncision, l'excision et mainte autre pratique semblable ; et la tyrannie à son tour engendra le brigandage, aussi bien le brigandage intérieur exercé dans les limites mêmes de la Judée et sur ses frontières par des bandes insurrectionnelles, que le brigandage extérieur dirigé par le gouvernement lui-même et ses armées contre les gouvernements voisins pour aboutir à la conquête d'une portion notable de la Syrie et de la Phénicie. Toutefois un certain prestige demeura attaché à l'acropole du pays, et les populations, qui auraient pu la maudire comme l'asile et le fort de la tyrannie, continuèrent à la vénérer comme le sanctuaire auguste de la divinité.

38. C'est qu'en effet ce sentiment est conforme à la nature des choses et commun à la fois aux Grecs et aux Barbares. Pour vivre en société, les hommes ont besoin de reconnaître une seule et même autorité ; autrement il serait impossible que les individus qui forment la masse du peuple agissent avec unité et concertassent efficacement leurs efforts en vue d'un but commun (ce qui est proprement l'objet de tout Etat), impossible même qu'ils continuassent à former une société quelconque. Mais il y a deux principes d'autorité : il y a l'autorité qui émane des dieux et l'autorité qui émane des hommes. Les Anciens étaient plus portés à consulter et à respecter la première, aussi voyait-on alors les mortels, tous également avides d'interroger la divinité, se porter en foule, les uns à Dodone, les autres à Delphes, comme ce père dont parle Euripide,

«Qui brûle de savoir si le fils exposé par ses ordres vit encore ou ne vit plus» (Phoeniss. 36),

ou comme ce fils lui-même,

«qui, voulant enfin connaître ceux à qui il doit le jour, vole au temple de Phébus» (Phoeniss. 34),

ou bien encore comme Minos le roi de Crète, de qui le Poète a dit :

«Il régnait, et tous les neuf ans, confident intime du dieu, il s'inspirait des leçons du grand Zeus» (Od. XIX, 179).

Minos en effet, si l'on en croit Platon, montait tous les neuf ans à l'Antre de Jupiter, et recueillait là de la bouche même du dieu ses prescriptions sacrées, qu'il rapportait ensuite parmi les hommes. Lycurgue, qui fut, on le sait, l'émule jaloux de Minos, agissait de même, et souvent, à ce qu'il semble, il fit le voyage de Delphes pour s'instruire auprès de la Pythie de ce qu'il convenait de prescrire aux Lacédémoniens.

39. Quoi qu'on puisse penser de la réalité historique de ces faits, toujours est-il que les hommes anciennement les admettaient tous, qu'ils y croyaient, et que, par suite de cette croyance, ils honoraient les devins d'une façon toute particulière, jusqu'à revêtir parfois de la dignité royale ces messagers inspirés qui nous apportent les avertissements et les ordres de la divinité, non seulement pendant leur vie, mais même après leur mort, témoin Tirésias et ce que dit de lui Homère :

«A lui seul il a été donné par une faveur spéciale de Proserpine de conserver, même mort,
l'esprit et la sagesse ; mais les autres ne sont plus que des ombres fugitives» (
Il. X, 494).

Or ce qu'ont été chez les Grecs les Amphiaraüs, les Trophonius, les Orphée, les Musée ; ce qu'ont pu être pour les Gètes les différents personnages qu'ils ont appelés du nom de Théos, tels que le pythagoricien Zamolxis dans les temps anciens, et, de nos jours, Décaeneus, ce ministre inspiré de Byrébistas ; ce qu'ont pu être pour les Bosporènes Achaïcar, pour les Indiens les gymnosophistes, pour les Perses les mages (avec leurs nécyomantes, voire leurs lécanomantes et leurs hydromantes), pour les Assyriens les Chaldaei, pour les Romains enfin les haruspices tyrrhéniens, Moïse et ses successeurs immédiats l'ont été pour les Juifs : je dis ses successeurs immédiats, car, ainsi que nous en avons déjà fait la remarque, la dignité de grand prêtre, si pure, si bienfaisante à ses débuts, n'avait pas tardé à dégénérer.

40. La Judée était donc ouvertement livrée à tous les excès de la tyrannie quand on vit, pour la première fois, un grand prêtre, Alexandre, s'attribuer le titre de roi. Alexandre avait deux fils, Hyrcan et Aristobule, qui à leur tour se disputèrent ardemment le pouvoir. C'est alors que Pompée intervint : il déposa les deux frères l'un après l'autre, et démantela leurs différentes places d'armes, à commencer par Hiérosolyme. Mais, pour se rendre maître de cette dernière ville, il avait dû faire un siége en règle et livrer un furieux assaut. Hiérosolyme, en effet, est bâtie sur un rocher qu'entoure une forte enceinte, et, tandis que l'eau manque absolument aux abords de la place, dans la place même elle abonde. Il y a de plus, pour en défendre les approches, un fossé creusé en plein roc et qui ne mesure pas moins de 60 pieds de profondeur et de 250 pieds de largeur, de sorte qu'avec la pierre retirée du fossé on a pu construire tout le mur extérieur du Temple. On assure même que Pompée ne put s'emparer de Hiérosolyme qu'en choisissant, pour faire combler le fossé et appliquer les échelles, un de ces jours de jeûne public pendant lesquels les Juifs s'abstiennent de tout travail. Pompée ordonna donc que toutes ces fortifications de Hiérosolyme fussent rasées, et il fit tout son possible pour détruire de même les différents repaires où les brigands s'étaient retranchés et les gazophylakies où les tyrans conservaient leurs trésors. Deux de ces gazophylakies, Threx et Taurus, commandaient le défilé donnant accès dans Hiéricho, mais la Judée en renfermait beaucoup d'autres, tels que Alexandrium, Hyrcanium, Machaerûs et Lysias, sans compter toutes les forteresses du canton de Philadelphie et celle de Scythopolis en Galilée.

41. Sous le nom de Hiéricho on désigne une plaine circulaire entourée de montagnes dont le versant intérieur figure en quelque sorte les gradins d'un amphithéâtre. C'est dans cette plaine que se trouve le Phoenicôn, grand bois planté d'arbres fruitiers de toute espèce, mais principalement de palmiers. Ce bois s'étend sur une longueur de 100 stades, des eaux courantes le sillonnent en tout sens et un grand nombre d'habitations y sont répandues. On y voit aussi un château royal avec un parc dit le Jardin du Balsamier. Le balsamier est un arbuste assez semblable au cytise et au térébinthe, et qui, comme eux, porte des baies odoriférantes. A l'aide d'incisions profondes faites dans son écorce, on en fait découler un suc crémeux qu'on recueille dans des espèces de godets pour le transvaser ensuite dans des coquilles où il se coagule et finit par former une sorte d'opiat, merveilleux soit pour dissiper les maux de tête, soit pour arrêter à leur début les fluxions sur les yeux et les cas d'amblyopie. Naturellement cette substance est chère, d'autant qu'on ne la recueille nulle autre part. Le Phoenicôn est également le seul endroit (si l'on excepte toutefois Babylone et le canton situé immédiatement à l'est de cette ville), où croisse le palmier caryote. Aussi tire-t-on de cet arbre, comme du balsamier, de très gros revenus. Il n'est pas jusqu'au bois du balsamier qu'on n'utilise aussi : on l'emploie comme aromate.

42. Le lac Sirbonis est assurément fort grand, puisque certains auteurs lui donnent jusqu'à 1000 stades de tour. Sa longueur cependant, mesurée par rapport au littoral (sa direction générale est parallèle à celle de la côte), ne dépasse guère 200 stades. Ses eaux sont très profondes même sur le bord et tellement pesantes, qu'il n'y a pas possibilité pour un plongeur d'y exercer ses talents, car celui qui y entre n'a pas plus tôt enfoncé jusqu'à mi-corps qu'il se sent soulevé hors de l'eau. Ajoutons que l'asphalte se trouve dans le lac en très grande quantité : à des époques dont le retour n'a rien de régulier, on voit cette substance jaillir du milieu, du plus profond du lac, avec une forte ébullition qui rappelle tout à fait celle de l'eau bouillante. En retombant, elle forme une sorte de monticule arrondi. Il se dégage en même temps beaucoup de suie, mais à l'état de gaz, et, pour ne pas être visible, cette suie n'en atteste pas moins sa présence en ternissant le cuivre, l'argent et tous les corps brillants, jusqu'à l'or lui-même, et c'est en voyant leurs vases et autres ustensiles se rouiller, que les riverains habituellement pressentent l'approche d'une éruption. Ils se préparent alors à recueillir l'asphalte et disposent à cet effet des radeaux faits de joncs tressés. L'asphalte est une substance terreuse, qui, liquéfiée par la chaleur, jaillit et fait expansion, mais pour changer d'état aussitôt, car au contact de l'eau, d'une eau aussi froide que l'est celle du lac, elle se solidifie et arrive à former une masse tellement dure, qu'il faut la couper, la briser en morceaux. Par suite de la nature toute particulière des eaux du lac, dans lesquelles, avons-nous dit, l'art du plongeur ne trouve absolument pas à s'exercer, puisqu'à peine entré on s'y sent porté et soulevé sans pouvoir enfoncer, l'asphalte y surnage, et les gens du pays, montés sur leurs radeaux, se portent vers l'endroit où s'est faite l'éruption, coupent l'asphalte et en emportent autant de morceaux qu'ils peuvent.

43. Voilà réellement comme les choses se passent ; mais, au dire de Posidonius, les gens du pays, qui sont tous plus ou moins sorciers, ont un procédé pour donner à l'asphalte cette dureté et cette consistance qui permet de la couper en morceaux : ils prononcent certaines formules ou incantations magiques, et, pendant ce temps-là, imbibent l'asphalte d'urine et d'autres liquides également fétides, tantôt versés à flot, tantôt exprimés goutte à goutte. Il pourrait se faire pourtant qu'[au lieu de tirer cette propriété de formules magiques] l'urine la possédât naturellement, et qu'elle agît en cette circonstance comme quand il se forme des calculs dans la vessie et de la chrysocolle dans l'urine des enfants. Ajoutons qu'on s'explique aisément comment le phénomène en question se produit juste au milieu du lac, le centre du lac devant correspondre exactement au foyer intérieur et à la source la plus abondante de l'asphalte. Enfin, si l'éruption n'a lieu qu'à des époques irrégulières, cela tient à ce que les mouvements du feu, non plus que les mouvements de beaucoup d'autres gaz, n'obéissent à aucun ordre apparent. C'est aussi un phénomène analogue qu'on observe à Apollonie en Epire.

44. On a constaté, du reste, beaucoup d'autres indices de l'action du feu sur le sol de cette contrée. Aux environs de Moasada, par exemple, on montre, en même temps que d'âpres rochers portant encore la trace du feu, des crevasses ou fissures, des amas de cendres, des gouttes de poix qui suintent de la surface polie des rochers, et jusqu'à des rivières dont les eaux semblent bouillir et répandent au loin une odeur méphitique, çà et là enfin des ruines d'habitations et de villages entiers. Or cette dernière circonstance permet d'ajouter foi à ce que les gens du pays racontent de treize villes qui auraient existé autrefois ici même autour de Sodome, leur métropole, celle-ci, ayant seule conservé son enceinte (une enceinte de 60 stades de circuit). A la suite de secousses de tremblements de terre, d'éruptions de matières ignées et d'eaux chaudes, bitumineuses et sulfureuses, le lac aurait, paraît-il, empiété sur les terres voisines ; les roches auraient été calcinées, et, des villes environnantes, les unes auraient été englouties, les autres se seraient vu abandonner, tous ceux de leurs habitants qui avaient survécu s'étant enfuis au loin. Mais Eratosthène contredit cette tradition : il prétend, lui, qu'à l'origine tout ce pays n'était qu'un lac immense, qu'avec le temps seulement plus d'une issue s'était ouverte qui n'existait pas auparavant, que le fond de la plus grande partie du lac avait été laissé ainsi à découvert, ce qui avait donné naissance à une autre [Thessalie].

45. Dans le canton de Gadara également se trouve un grand lac ou étang, dont on croirait les eaux empoisonnées, à voir comment tous les bestiaux qui s'y abreuvent perdent infailliblement leurs poils, leurs sabots et leurs cornes. Le poisson du lac de Tarichées, en revanche, préparé et salé sur les lieux, dans des établissements spéciaux, constitue un mets délicieux. Ajoutons que les bords de ce même lac sont couverts d'arbres à fruits assez semblables à nos pommiers. Les Egyptiens se servent de l'asphalte pour embaumer leurs morts.

46. Pompée, qui avait commencé par reprendre aux Juifs une partie des provinces qu'ils s'étaient appropriées en usant de violence, éleva ensuite [Hyrcan] à la dignité de grand prêtre. Un parent et compatriote d'Hyrcan, nommé Hérode, usurpa plus tard la même dignité ; mais il se montra tellement supérieur à ses prédécesseurs, dans l'art surtout de négocier avec Rome et d'administrer, qu'il réussit, du consentement d'Antoine d'abord, et de César Auguste ensuite, à échanger son titre de grand prêtre contre celui de roi : Meurtrier de plusieurs de ses fils qu'il soupçonnait de comploter contre sa vie, il voulut, quand sa dernière heure fut venue, faire plusieurs parts de ses Etats et attribuer lui-même à chacun de ses enfants survivants le lot qui lui revenait. César combla d'honneurs ces fils d'Hérode, ainsi que sa soeur Salomé et la fille de celle-ci, Bérénice. Le règne des fils d'Hérode toutefois ne fut rien moins qu'heureux : ils durent répondre à de graves accusations, et l'un d'eux mourut en exil, interné chez les Gaulois Allobroges. Quant aux autres, ils durent s'abaisser au métier de courtisans, et, même à ce prix, n'obtinrent qu'à grand'peine de pouvoir rentrer en Judée, pour y reprendre l'administration de leurs tétrarchies respectives.


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