William Blake - Les accusateurs de Socrate, Anytus, Melitus et Lycon - Jerusalem, plate 93 - 1804-1820 - Yale Center for British Art
Le moule est-il cassé de ceux qui aimaient la vertu pour elle-même, un Confucius, un Pythagore, un Thalès, un Socrate ? Il y avait de leur temps des foules de dévots à leurs pagodes et à leurs divinités, des esprits frappés de la crainte de Cerbère et des Furies, qui couraient les initiations, les pélerinages, les mystères, qui se ruinaient en offrandes de brebis noires. Tous les temps ont vu de ces malheureux dont parle Lucrèce (III, 51-54) :
Et quocumque tamen miseri venere, parentant, |
Les macérations étaient en usage ;
les prêtres de Cybèle se faisaient
châtrer pour garder la continence. D'où vient
que, parmi tous ces martyrs de la superstition,
l'antiquité ne compte pas un seul grand homme, un
sage ? C'est que la crainte n'a jamais pu faire la vertu.
Les grands hommes ont été les enthousiastes
du bien moral. La sagesse était leur passion
dominante ; ils étaient sages comme Alexandre
était guerrier, comme Homère était
poète, et Apelle peintre, par une force et une
nature supérieure : et voilà peut-être
tout ce qu'on doit entendre par le démon de
Socrate.
Un jour deux citoyens d'Athènes, revenant de la
chapelle de Mercure, aperçurent Socrate dans la
place publique. L'un dit à l'autre : «N'est-ce
pas là ce scélérat qui dit qu'on peut
être vertueux sans aller tous les jours offrir des
moutons et des oies ? - Oui, dit l'autre, c'est ce sage qui
n'a point de religion ; c'est cet athée qui dit
qu'il n'y a qu'un seul Dieu». Socrate approcha d'eux
avec son air simple, son démon, et son ironie que
Mme Dacier a si fort exaltée : «Mes amis, leur
dit-il, un petit mot, je vous prie. Un homme qui prie la
Divinité, qui l'adore, qui cherche à lui
ressembler autant que le peut la faiblesse humaine, et qui
fait tout le bien dont il est capable, comment
nommeriez-vous un tel homme ? - C'est une âme
très religieuse, dirent-ils. - Fort bien : on
pourrait donc adorer l'Etre suprême, et avoir
à toute force de la religion ? - D'accord, dirent
les deux Athéniens. - Mais croyez-vous, poursuivit
Socrate, que quand le divin architecte du monde arrangea
tous ces globes qui roulent sur vos têtes, quand il
donna le mouvement et la vie à tant d'êtres
différents, il se servit du bras d'Hercule, ou de la
lyre d'Apollon, ou de la flûte de Pan ? - Cela n'est
pas probable, dirent-ils. - Mais s'il n'est pas
vraisemblable qu'il ait employé le secours d'autrui
pour construire ce que nous voyons, il n'est pas croyable
qu'il le conserve par d'autres que par lui-même. Si
Neptune était le maître absolu de la mer,
Junon de l'air, Eole des vents, Cérès des
moissons, et que l'un voulût le calme quand l'autre
voudrait du vent et de la pluie, vous sentez bien que
l'ordre de la nature ne subsisterait pas tel qu'il est.
Vous m'avouerez qu'il est nécessaire que tout
dépende de celui qui a tout fait. Vous donnez quatre
chevaux blancs au soleil, et deux chevaux noirs à la
lune : mais ne vaut-il pas mieux que le jour et la nuit
soient l'effet du mouvement imprimé aux astres par
le maître des astres, que s'ils étaient
produits par six chevaux ?» Les deux citoyens se
regardèrent et ne répondirent rien. Enfin
Socrate finit par leur prouver qu'on pouvait avoir des
moissons sans donner de l'argent aux prêtres de
Cérès, aller à la chasse sans offrir
des petites statues d'argent à la chapelle de Diane,
que Pomone ne donnait point des fruits, que Neptune ne
donnait point des chevaux, et qu'il fallait remercier le
souverain qui a tout fait.
Son discours était dans la plus exacte logique.
Xénophon, son disciple, homme qui connaissait le
monde, et qui depuis sacrifia au vent dans la retraite des
dix mille, tira Socrate par la manche, et lui dit :
«Votre discours est admirable ; vous avez
parlé bien mieux qu'un oracle, vous êtes perdu
; l'un de ces honnêtes gens à qui vous parlez
est un boucher qui vend des moutons et des oies pour les
sacrifices, et l'autre un orfèvre qui gagne beaucoup
à faire de petits dieux d'argent et de cuivre pour
les femmes ; ils vont vous accuser d'être un impie
qui voulez diminuer leur négoce ; ils
déposeront contre vous auprès de
Mélitus et d'Anitus vos ennemis, qui ont
conjuré votre perte : gare la ciguë ! votre
démon familier aurait bien dû vous avertir de
ne pas dire à un boucher et à un
orfèvre ce que vous ne deviez dire qu'à
Platon et à Xénophon».
Quelque temps après, les ennemis de Socrate le
firent condamner par le conseil des cinq cents. Il eut deux
cent vingt voix pour lui. Cela fait présumer qu'il y
avait deux cent vingt philosophes dans ce tribunal ; mais
cela fait voir que dans toute compagnie le nombre des
philosophes est toujours le plus petit.
Socrate but donc la ciguë pour avoir parlé en
faveur de l'unité de Dieu : et ensuite les
Athéniens consacrèrent une chapelle à
Socrate, à celui qui s'était
élevé contre les chapelles
dédiées aux êtres inférieurs.