TYRANNUS (Τύραννος, Tyrannos)

I. Définition

La tyrannie fut pour beaucoup de cités grecques un stade intermédiaire entre l'oligarchie et la démocratie. Au pouvoir arbitraire des oligarques, elle substitua la dictature d'un seul ; mais, quoique en général d'origine populaire, elle consacra plutôt l'écrasement des nobles que la victoire du peuple ; il est vrai qu'elle prépara celle-ci en habituant tous les citoyens à vivre égaux sous le même joug : les tyrans assurent l'égalité de la moisson en coupant les épis qui dépassent.

En quoi la « monarchie » du tyran diffère-t-elle de la royauté ? Cette distinction parait d'autant plus difficile à établir que les orateurs athéniens, au témoignage de Philochore, affectaient souvent de confondre les termes de βασιλεῖς, basileis et de τύραννοι, tyrannoi. Les tyrans d'alors sont les rois étrangers suspects de κατάλυσις τοῦ δήμου, katalysis tou dêmou, et dont les garnisons menacent tant de démocraties.

La distinction que n'ont pas faite, dans une intention de polémique, les orateurs athéniens, se trouve, au contraire, fortement établie dans les tragédies d'Eschyle. C'est qu'Eschyle est né sous les tyrans ; il a assisté à la victoire de la démocratie et à son organisation. Le Prométhée se ressent de ces impressions de combat. Zeus, qui, sous les Pisistratides, fut le dieu des tyrans est ici représenté comme le tyran des dieux ; c'est un souverain « nouveau » qui gouverne d'après des lois « nouvelles » (Prompéthée, 149 sqq) ; aussi ce pouvoir porte-t-il le nom de τυραννίς; tyrannis (v. 10), c'est-à-dire d'un gouvernement dans lequel Zeus, seul maître, a aboli l'oligarchie des dieux (v. 49). Zeus gouverne donc illégalement (v.150) : il est la mesure du juste et de l'injuste (v.186). Aussi, de même que le tyran et contrairement au roi n'a-t-il de comptes à rendre à personne : οὐδ’ ὑπεύθυνος κρατεῖ, oud' hypeuthunos kratei (v.323-324). Ce passage est capital. On n'en saurait méconnaître l'importance, quand on se rappelle ce que représentait, dans les démocraties antiques, la garantie de l'εὔθυνα, euthuna.

Par contre, le Xerxès des Perses, qui est un roi, exerce un pouvoir doux et paternel (v. 844) ; la mort seule peut le dispenser de l' εὔθυνα, euthuna, car il est responsable devant l'État (v. 213, 855); cette responsabilité est un des caractères de tout pouvoir légitime.

Voilà bien établis les caractères distinctifs de la royauté et de la tyrannie : Aristote ne fera pas mieux et pas autrement quand il exposera la théorie du sujet. Cette théorie est la suivante : en premier lieu, le tyran a acquis le pouvoir par la force ou la ruse, c'est-à-dire illégalement; la tyrannie est une usurpation, tandis que la royauté est consacrée par la tradition et par une longue hérédité.

En second lieu la tyrannie est une ἀρχὴ ἀνυπεύθυνος, arkhê anupeuthunos ; le tyran ne doit de comptes à personne ; le pouvoir du roi est contrôlé et limité par la constitution ou la coutume ; l'un règne δεσποτικῶς καὶ κατὰ τὴν αὑτοῦ γνώμην, despotikôs kai kata tên autou gnômên, l'autre κατὰ νόμον, kata nomon.

Enfin le roi recherche l'intérêt public, τὸ κοινὸν συμφέρον, to koinon sumpheron ; le tyran, même quand il fait le bien, n'a en vue que son propre intérêt.

La théorie d'Aristote rend-elle compte de tous les faits ? On lui a objecté, par exemple, qu'il y avait eu de bons tyrans, Miltiade l'Ancien en Chersonèse ; à Athènes Pisistrate, dont le gouvernement fit penser à l'âge d'or de Cronos ; Gélon à Syracuse. A l'Aristote théoricien on a opposé l'Aristote de la Constitution d'Athènes, où il est dit, par une étrange contradiction, semble-t-il, que Pisistrate régna μᾶλλον πολιτικῶς ἢ τυραννικῶς, mallon politikôs ê tyrannikôs : c'est ainsi que ce tyran se rendit à l'Aréopage pour y répondre d'une accusation de meurtre. Enfin, le tyran Gélon s'est soumis à la formalité de l'εὔθυνα, euthuna. Nous répondrons que la recherche de l'intérêt public, chez les bons tyrans, est volontaire, que le respect de la constitution est également dù au bon plaisir du despote ; enfin l'apologie que Gélon fit de son règne ne ressemble pas plus à une reddition de comptes que n'y ressemblent celle de Sylla, ou le panégyrique auquel la rébellion de ses soldats contraignit un jour le tyran Agathocle.

Il est donc vrai de dire que, si le roi règne sur des citoyens, le tyran commande à des esclaves, et Aristote a eu raison de comparer à la tyrannie le pouvoir du maître sur ses esclaves, à la royauté le pouvoir du père sur ses enfants. Aussi le terme s'applique-t-il à tout pouvoir absolu, arbitraire, excessif, comme celui du destin sur les dieux, de l'or sur les hommes, de l'amour sur les uns et les autres... Et seule, Sophocle le proclamera, l'ὕβρις, hybris peut engendrer un pouvoir de ce genre.

Il semblerait qu'il n'y ait pas place, à côté d'un tel despotisme, pour l'exercice d'un pouvoir législatif. En effet Périandre à Corinthe et Pisistrate à Athènes ont tenu le peuple loin de la ville, c'est-à-dire de la politique. Mais d'Halicarnasse nous est parvenue une loi à la confection de laquelle ont collaboré le tyran Lygdamis et le σύλλογος, syllogos. Nous savons par Diodore que Gélon, qui fut du reste le plus roi de tous les tyrans siciliens, donna lui-même l'exemple du respect pour une loi sur les funérailles votée par les Syracusains. Diodore a également fait mention d'assemblées convoquées par d'autres tyrans de Sicile en des circonstances solennelles. Ces assemblées devaient être assez fréquentes sous Agathocle, qui aimait à y déployer son talent de mime. Généralement le tyran y parle seul : à la moindre opposition, il dissout l'assemblée. Du reste celle-ci ratifie toujours les décisions du maître ; elle délibère sous la menace des mercenaires qui ont remplacé l'armée nationale. De telles réunions n'exercent qu'un pouvoir nominal, analogue à celui du Sénat romain sous l'Empire.

En dépit des tempéraments que certains tyrans, par prudence ou par bonté naturelle, ont cru devoir y apporter, le bon plaisir du despote est, dans la tyrannie, la loi suprême. Il y eut des tyrans justes ; il y en eut de φιλάνθρωποι, philanthropoi ; et le titre par lui-même n'avait rien d'outrageant, tout au contraire. Certains tyrans, confiants en leur popularité, ne craignaient pas de se mêler à la foule de leurs sujets, sans gardes, sans doryphores. Mais la plupart s'entouraient de mercenaires et désarmaient les citoyens libres ; ils savaient la haine qu'inspirait aux Grecs ce pouvoir illégitime ; ils n'ignoraient pas que, non seulement l'impunité, des sommes d'argent, mais encore les plus grands honneurs, étaient promis aux tyrannicides : la démocratie leur élevait des statues et célébrait des fêtes en leur honneur; elle les chantait dans ses hymnes. Par contre, elle poursuivait le tyran tombé et ses partisans de l'atimie, de la confiscation, de la mort, de la malédiction ; elle condamnait sa mémoire et exilait jusqu'à ses cendres.

Une situation aussi pleine de périls ne pouvait tenter que des hommes hardis et audacieux. Les tyrans énergiques jusqu'à la cruauté sont nombreux ; nombreux les Périandre, les Phalaris, les Denys, les Agathocle, bien plus nombreux que les Gélon.

Aussi, alors que l'ancienne royauté avait laissé de si bons souvenirs, il pèse comme une malédiction sur la tyrannie : le mot de τύραννος, tyrannos prend de plus en plus un sens péjoratif. Aux haines des aristocrates bannis et décimés s'ajoutent les craintes des démocraties : toutes deux opèrent sur l'histoire des tyrans et la transforment en légende. Elles ont découvert ou inventé le taureau de Phalaris et le lit d'airain d'Agathocle. L'historien Cléarque raconte, sans rire, que Phalaris se nourrissait d'enfants à la mamelle. L'imagination populaire s'est plu à attribuer à ces hommes singuliers une enfance digne de leur merveilleuse fortune : l'enfance de Cypsélos devient un roman ; celle d'Agathocle ressemble, par ses inventions puériles, dans le récit du crédule Diodore, à une ὑπόθεσις, hypothesis de la Comédie nouvelle.

Ce travail de l'imagination populaire et de l'esprit de parti n'est pas de nature à faciliter la tâche de l'historien de la tyrannie ancienne. Mais tout n'est pas légende, même dans le récit de Diodore, même dans celui d'Hérodote. Essayons donc de résumer très brièvement ce que l'on sait avec certitude de la tyrannie, sans nous risquer à faire de l'histoire avec des histoires.

II. Historique

Fustel de Coulanges a magistralement tracé le tableau de la royauté au temps homérique [REGNUM] et, dans un livre plus récent, M. Alfred Croiset a traité le même sujet, en montrant comment, de la royauté paternelle des temps anciens, on avait passé au régime plus dur et plus égoïste de l'oligarchie. Nous n'avons pas à y revenir.

A l'époque qui précède immédiatement l'avènement de la tyrannie, l'aristocratie achève de triompher des dernières résistances de la royauté : le pouvoir des rois a été progressivement mutilé et affaibli ; le principe oligarchique de la collégialité a un peu partout substitué à la royauté d'un seul le gouvernement de plusieurs, la souveraineté d'un petit nombre d'oligarques, qui finissent par ne plus laisser au roi qu'un titre honorifique et des fonctions religieuses.

Mais tandis que les nobles étendent leur pouvoir aux dépens de l'ancien roi, le peuple gémit dans une demi-servitude. La cruelle législation sur les dettes l'accule au servage ou à la révolte. Le régime oligarchique pèse ainsi sur les populations rurales plus lourdement que celui des anciens rois : partout se dressent les bornes hypothécaires, signes de servitude et de pauvreté. La petite propriété disparaît ou plutôt diminue [THETES].

Avec le paupérisme des petits fermiers fait contraste la richesse des grands propriétaires ; la culture de la vigne et de l'olivier a pris une grande extension. Parallèlement se développe l'industrie de la céramique, avec ses potiers et ses artistes. D'autres industries prospèrent; les mines sont en pleine activité. Le commerce s'étend, en même temps que s'accroît la marine grecque. Et ainsi, à côté d'une population agricole, généralement asservie, se développe une population ouvrière, d'artisans et de marins, et une classe de commerçants actifs, entreprenants et libres, dont beaucoup s'enrichissent. Une classe moyenne (μέσοι, mesoi) se constitue.

Or n'oublions pas que l'argent est « le principal apôtre de l'égalité ». L'argent fait ici son oeuvre égalisatrice : l'égalité devient une des plus ardentes revendications de l'esprit grec, dont le radicalisme ne s'accommodera pas de demi-mesures Les luttes sont ardentes ; ce sont de véritables guerres d'extermination. Il faut des chefs, énergiques et influents ; les démocraties en trouvent, même chez leurs adversaires. Ces chefs, gagnés aux idées nouvelles ou mécontents de la noblesse, sincères ou simplement ambitieux, ont parfois de l'argent, toujours de l'audace, et souvent ne s'embarrassent pas plus de scrupules qu'il ne sied à un chef de parti.

Des modérés interviennent dans ces luttes intestines ; ils cherchent à ramener la paix. Des arbitres sont choisis, qui exercent, jusqu'à l'achèvement de leur tâche, un pouvoir absolu. Tous n'ont pas l'honnêteté supérieure d'un Solon ; certains essayent de garder ce pouvoir : les voilà devenus des tyrans.

Les arbitres apparaissent entre l'ancien régime, qu'ils abolissent, et le nouveau qu'ils élaborent, comme de véritables « constituants ». Mais parfois, des troubles qui accompagnent leur œuvre révolutionnaire un général victorieux essayera de tirer profit ; imbu des idées nouvelles, il assurera leur triomphe par un gouvernement énergique. Comme exemple, citons Pisistrate, revenu victorieux de Mégare.

Mais beaucoup de ces aspirants à la tyrannie sont de simples démagogues ; ils sont portés au pouvoir suprême par la faveur populaire. Cylon comptait sur l'appui du peuple. Pisistrate était le chef du parti des Diacriens ; on le savait δημοτικώτατος, dêmotikôtatos. Grâce au récit détaillé de Diodore, nous pouvons suivre l'ascension de plusieurs démagogues de Sicile : de Denys, d'Agathocle ; il y en avait bien d'autres. Dans cette île, sans cesse menacée de l'invasion étrangère, les citoyens sont obligés d'élire, pour faire face aux événements, un στρατηγὸς αὐτοκράτωρ, stratêgos autokratôr qui, le plus souvent, transforme sa dictature temporaire en une tyrannie durable. Dans tous ces cas, l'établissement de la tyrannie a pour cause la victoire de la force sur le droit ou, si l'on préfère, sur la légalité.

Puis, au fur et à mesure que se développe l'art militaire et que se multiplient les essais d'hégémonie et de conquête, s'étend, pour prédominer bientôt, la forme de la tyrannie dont la domination perse, au VIe siècle, avait déjà doté les villes grecques d'Asie. L' « ancien » tyran ou, mieux, le tyran à la mode ancienne, qui était un chef de parti, porté au pouvoir pour l'écrasement du parti vaincu, cède de plus en plus la place sans disparaître toutefois entièrement au tyran « nouveau », qui est un chef militaire, imposé par un État étranger aux citoyens d'une ville libre, pour l'assujettissement de celle-ci. Signalons rapidement et pour n'y plus revenir les Trente tyrans à Athènes, les décarchies de Lysandre, les harmostes spartiates [HARMOSTAI] et les gouverneurs que les rois de Macédoine ont placés un peu partout dans le monde hellénique. Ces tyrans sont soutenus par une garnison étrangère, ils lèvent des tributs.

Il y a donc deux sortes de tyrannies, l'une politique, l'autre militaire ; et l'on peut parler de tyrannie ancienne et de tyrannie nouvelle, comme on parle de nouvelle et d'ancienne comédies.

C'est en Asie Mineure que nous trouvons la plus ancienne tyrannie ; la chose pourrait bien en être originaire, comme le mot τυραννίς, tyrannis, qui fut employé pour la première fois par Archiloque de Paros. Nous y assistons, dans la seconde moitié du VIIe siècle, à la victoire du peuple sur les Basilidai (Éphèse, Érythrées), sur les oligarques (Chios). De même, à Milet, des luttes sanglantes mettent aux prises les nobles et les Gergithes ou démocrates. Sur ces luttes un tyran dresse sa fortune. Milet ne retrouvera un peu de calme qu'avec le déclin de sa puissance et de son commerce ; alors on aura recours à l'intervention des Pariens : une commission y instituera un régime démocratique modéré. A Lesbos également les luttes sont vives. Une série de tyrans s'y succèdent. Il faut attendre le début du VIe siècle pour que les mesures modérées de Pittakos, ses lois démocratiques, dans le genre de celles de Solon, et le rappel des bannis, ramènent la paix dans la cité déchirée.

Nous ne savons pas grand'chose de tous ces tyrans d'Asie Mineure : il faut en excepter toutefois Polycrate, le fameux tyran de Samos, dont l'invraisemblable prospérité mérita d'échapper à l'oubli et qui fut un modèle du tyran au pire sens du mot. Ce capitaliste traita la ville de Samos et la mer Égée comme une vaste maison de commerce, où il volait sans scrupules, rançonnant l'Archipel sans distinction d'amis ou d'ennemis, agrandissant son domaine, l'embellissant aussi par d'immenses travaux qui faisaient l'admiration du monde grec. Milet, Lesbos, Égine et Sparte tentèrent inutilement de secouer son joug : le siège de Samos (524?) dut être levé. Polycrate soutint, au mépris de ses serments d'alliance, l'entreprise de Cambyse contre l'Égypte (525). Ce fut la tin de sa fortune colossale : tombé dans une embuscade, il fut mis à mort. Son secrétaire particulier lui succéda ; mais à ce dernier les Perses préférèrent un tyran de leur choix.

Signalons cette intervention des Perses ; elle se produit dans les autres villes grecques d'Asie Mineure ; aussi, à la fin du VIe siècle, la tyrannie est-elle la forme de gouvernement dominante dans la Grèce d'Asie. Mais elle y revêt un caractère spécial sur lequel nous reviendrons tout à l'heure, quand nous étudierons la tyrannie « nouvelle ».

Dans l'isthme, à Corinthe, à Sicyone, à Mégare, l'établissement de la tyrannie et la victoire du δῆμος, dêmos apparaissent comme la revanche des populations conquises et asservies sur le dorisme conquérant et envahisseur : c'est la revanche de l'ionisme. A Corinthe Cypsélos renverse les Bacchiades (vers 657), puis établit un régime démocratique. Sous sa direction, le commerce fleurit, la puissance coloniale de Corinthe s'étend, particulièrement au Nord-Ouest. La modération de Cypsélos lui valut de garder le pouvoir sans conteste pendant trente ans, et de le transmettre, en 627, à son fils Périandre.

Celui-ci, plus énergique encore, bouleverse l'organisation de la cité : il défend aux citoyens qui constituaient une caste guerrière, à la façon dorienne, de se servir d'esclaves et les contraint de s'occuper eux-mêmes de commerce ; aussi Corinthe atteint-elle son apogée artistique et commercial. Il prit, pour réorganiser la cité et écraser la noblesse, des mesures radicales qui lui ont valu d'être jugé très différemment par la postérité ; celle-ci le met au nombre des Sept sages, ou le représente comme le type conventionnel du tyran, systématiquement cruel, débauché contre nature même pour des Grecs, vindicatif, persécuteur des siens, auteur de deux manuels de la tyrannie. Il mourut, semble-t-il, vers 586. Il n'eut qu'un successeur obscur, qui périt bientôt assassiné.

Peu avant Corinthe, Sicyone avait assisté à la défaite de l'aristocratie ; pendant un siècle (de 670 à 570 environ) les Orthagorides et surtout le dernier d'entre eux, Clisthène, vont peser de tout leur poids sur la classe autrefois dominante ; Clisthène réorganisera dans cette intention les anciennes phylès. Et comme, en Grèce, les luttes politiques influent sur les relations extérieures, on fait la guerre à l'aristocratique Argos.

A Mégare, la population des campagnes lutte contre la noblesse et la bourgeoisie ; elle finit par assurer l'établissement du tyran Théagène. Ces luttes reprennent plus vives après la mort de ce dernier. L'aristocratie, qui a émigré en masse, revient et s'empare du pouvoir. La chute de la tyrannie ouvre à l'influence et à l'alliance spartiates les États du nord du Péloponnèse.

Dans ces trois villes de l'isthme, à cause de Sparte, toute proche, la tyrannie a fait place au régime oligarchique. Il n'en est pas de même à Athènes et en Sicile.

A Athènes la tyrannie était inévitable. Déjà Cylon avait essayé d'établir une monarchie sur les ruines du parti aristocratique Athènes n'échappe momentanément à la tyrannie qu'en nommant un médiateur. Solon, adversaire des riches, mais modéré, devient ainsi l'arbitre souverain de la situation, et tel était l'état des esprit que, quand il déposa ses pouvoirs, sa tâche accomplie, ce fut une surprise et, pour beaucoup, une déception. On lui reprocha sa pusillanimité. Ce dont Solon n'avait pas voulu, un autre le rechercha : Damasias, archonte en 582, parvint à se maintenir à la tête de la cité jusqu'à son exil, survenu deux ans après. La tyrannie était dans l'air.

On s'en aperçut bien quand, peu après, Pisistrate essaya de tirer profit des troubles auxquels la médiation de Solon avait été loin de mettre un terme. Ce n'était pas seulement le chef du parti populaire ; l'auréole de la victoire, depuis son expédition contre Mégare, s'ajoutait au prestige de la naissance et de la richesse. Il joignait à cela d'admirables qualités personnelles : l'intelligence, le goût, la générosité, la clémence. Sa tyrannie fut douce et modérée. Comme on l'a dit si justement, il fit de l'État le banquier des pauvres, prêtant au peuple des campagnes pour lui permettre de trouver profit au travail agricole. De la sorte la terre produisit davantage ; la dîme, perçue par le tyran, s'en accrut. En même temps, occupé à ces travaux, le peuple pensa moins aux affaires publiques. Il désapprit le chemin de la ville, d'autant plus que Pisistrate avait institué des juges de districts. Le tyran lui-même parcourait la contrée, se rendant compte des besoins matériels En dehors de ce qu'exigeait son maintien au pouvoir, il respecta les lois existantes ; il s'y soumettait même, s'il est vrai, comme le raconte Aristote, qu'ayant à répondre d'une accusation de meurtre, il se rendit à l'Aréopage. Il avait soin de confier les charges à ses amis. A part cela, son gouvernement, plus constitutionnel que véritablement tyrannique, laissa le souvenir d'un âge d'or. Pisistrate dut à son humanité de rester longtemps au pouvoir, et d'y remonter facilement, quand la coalition de ses adversaires l'en eut renversé.

Il fut le type du despote éclairé. Sous son règne de grands travaux embellirent la ville : le temple d'Athéna, l'Hécatompédon, le sanctuaire de Dionysos ; il jeta les fondements du temple de Zeus Olympien. Il institua en 535 les grandes Dionysies, avec un prix de concours tragique. Il éleva le culte campagnard de Dionysos à la dignité de culte d'État. La religion populaire l'intéressait en tant qu'appui de sa politique égalisatrice ; de même Clisthène, à Sicyone, avait remplacé le culte du héros Adrastos par celui de Dionysos. Pisistrate institua ou développa les Panathénées. Il y ajouta des concours littéraires et musicaux. Il s'intéressa aux poèmes homériques. Le souci des choses de l'esprit caractérise aussi beaucoup de tyrannies, celles de Corinthe, par exemple, et de Sicile.

Les fils de Pisistrate imitèrent au début la politique modérée de leur père. Mais quand Hipparque fut tombé assassiné, victime d'une intrigue amoureuse, la politique du survivant devint soupçonneuse et cruelle. Hippias devait bientôt s'enfuir devant l'opposition, que dirigeaient les Alcméonides et qu'avait sanctifiée l'oracle de Delphes. Alors la démocratie triomphe à Athènes.

La même année 510 vit l'expulsion des Tarquins. C'est là plus qu'une coincidence : les rois de Rome étaient, comme l'a observé M. A. Croiset, des aesymnètes (αἰσυμνῆται, aisymnêtai), c'est-à-dire des tyrans à vie, plutôt que des βασιλεῖς, basileis. Ils avaient cédé le pouvoir à une aristocratie orgueilleuse, conservatrice par conviction et par intérêt, et qui devait opposer à la montée de la plèbe une longue résistance.

Les patriciens surent exploiter contre les nobles, ambitieux ou compatissants, qui donnaient leur appui au peuple, l'accusation d'aspirer à la tyrannie ; cette manoeuvre réussit souvent, nous le voyons par Tite-Live. Dès le début de la république une loi autorise le tyrannicide.

Mais quand la plèbe fut devenue une populace cosmopolite et désoeuvrée, avide d'argent et ardente au plaisir ; quand, parallèlement, les exigences de la conquête du monde eurent transformé les chefs de la politique romaine en généraux enrichis, disposant de légions gagnées à leur cause et dévouées à leurs intérêts, alors apparurent ce que M. Croiset a si justement appelé les pseudo-tyrannies de Lucullus, de Sylla, de Marius, puis les tyrannies à trois constituées par les triumvirs, puis, dans le chaos des guerres civiles, la plus grande et la plus durable des tyrannies, celle de l'Empire. La fière parole du poète grec, ὦ τυραννὶ βαρβάρων ἀνδρῶν φίλη, ô tyranni barbarôn andrôn philê, devint un mensonge, et la haine de la tyrannie ne fut plus qu'un lieu commun réservé aux écoles de rhétorique.

Partout où fleurissent l'industrie et le commerce, la montée du δῆμος, dêmos est irrésistible ; la populeuse et riche Sicile ne pouvait échapper à ce mouvement, pas plus qu'à la naissance des tyrannies : le premier tyran y fut sans doute Panaetios qui, à Leontini, renversa le régime oligarchique. Phalaris, à Agrigente, chargé de diriger la construction de la citadelle et du temple principal, gagne à sa cause les ouvriers et devient tyran. Il fonda la puissance d'Agrigente en s'assujettissant les Sicanes voisins. Il laissa le souvenir d'un despote cruel. Sa chute, survenue après seize ans de règne, n'entraîna pas celle de la tyrannie.

A la fin du VIe siècle, la tyrannie devient la forme de gouvernement dominante en Sicile ; elle y revêt un caractère spécial, étant issue à la fois des luttes politiques et de la crainte de l'invasion étrangère. Le tyran y est généralement un démagogue, auquel le peuple, vaincu par les Carthaginois, confie la conduite des armées.

Dans la ville de Géla, où s'étaient succédé deux tyrans, Gélon parvint à s'emparer du pouvoir en écrasant le peuple révolté. Il agit de même à Syracuse : il comprit l'importance de cette ville et y transféra son siège, afin d'en faire la capitale de la Sicile. Il remporta à Himère sur les Carthaginois une victoire éclatante (480). Les dépouilles des vaincus ornèrent les temples, tandis que, mis à la chaîne, les prisonniers de guerre travaillaient à l'embellissement de la cité, taillant des pierres pour la construction d'égouts souterrains ou de temples magnifiques. La tyrannie de Gélon fut douce ; c'est pourquoi le peuple le salua un jour du titre de βασιλεύς, basileus ; les citoyens avaient gardé le droit de faire des lois. Aussi Gélon reçut-il les honneurs de l'héroïsation (478/7).

Gélon avait remis le pouvoir à son frère Hiéron. Celui-ci protégea efficacement l'hellénisme contre la «barbarie » étrusque. Il fut aussi un protecteur éclairé des lettres, attirant à sa cour les artistes étrangers, tels qu'Eschyle et Pindare, les y retenant parfois, comme ce fut le cas pour Simonide de Céos et Bacchylide, encourageant aussi la poésie locale qui venait de créer, avec Épicharme, la comédie sicilienne.

Son frère Thrasybule lui succéda (467) ; bientôt il devait abandonner le pouvoir devant la révolte des Syracusains (466). Les garnisons étrangères, protectrices des tyrannies, furent chassées de toute la Sicile ; partout le gouvernement démocratique fut établi ; à Syracuse il dura soixante ans.

Les Syracusains venaient à peine d'échapper à l'expédition dirigée contre eux par Athènes (413), quand, de nouveau, l'ennemi héréditaire, le Carthaginois, descendait en Sicile (409). Il prenait geste, Sélinonte, Himère, puis la riche et populeuse Agrigente (406). Dans l'affolement que provoquent ces nouvelles, un simple scribe, fils d'un ânier, dit-on, est investi d'un commandement illimité. Il double la solde des troupes, se fait donner une garde, s'attache des mercenaires et enfin ose prendre le titre de tyran. Denys l'Ancien eut soin d'affermir son pouvoir par des alliances. Il parvint ainsi à conserver jusqu'à sa mort, pendant 38 ans, ce pouvoir absolu sur la plus grande des cités grecques. Ce fut, au dire de Diodore, la tyrannie la plus vaste et la plus durable. Denys dirigea quatre guerres contre Carthage, et s'il fut malheureux dans la troisième, du moins rendit-il à son pays le service d'arrêter les envahisseurs. II fonda de nombreuses colonies, fit sentir son influence dans l'Adriatique et jusqu'en Étrurie

Il ne vit pas la tin de la quatrième guerre contre Carthage. Son fils et successeur, Denys le Jeune, ne fit qu'apparaître à deux reprises, sur le trône paternel. Élevé à l'écart des affaires, il fut tout heureux d'abdiquer et de rentrer dans la vie privée (343). Alors Syracuse se donna un gouvernement démocratique et les tyrans de Sicile, qui s'étaient alliés aux Carthaginois, furent obligés de se démettre. Toutes les villes de l'île s'unirent en une vaste ligue (339).

Mais vingt-cinq ans s'étaient à peine écoulés que les luttes intestines, unies aux guerres avec les cités voisines ou avec les Carthaginois, produisaient leur effet inévitable : la naissance d'une tyrannie démocratique et militaire. D'humble condition, comme Denys l'Ancien, comme lui démagogue il avait promis aux pauvres la remise des dettes et des distributions de terres, comme lui devenu, par ses intrigues, στρατηγὸς αὐτοκράτωρ, stratêgos autokratôr, « avec le pouvoir d'un monarque absolu » Agathocle, en dépit de son serment de ne rien tenter contre la démocratie, transformait sa dictature en tyrannie. Ce simple potier subjugua la plus grande et la plus belle de toutes les îles et fit preuve, dans ses guerres avec Carthage, des qualités d'un grand capitaine. Vaincu par les Carthaginois, assiégé dans sa capitale, il eut l'audace et la témérité de transporter le théâtre de la guerre en Libye. Carthage faillit sombrer dans cette lutte de trois ans. De gré ou de force, 200 villes s'étaient détachées d'elle, lorsque Agathocle dut rentrer en Sicile. Sa seconde expédition en Afrique ne fut pas heureuse. Il intervint aussi dans le sud de l'Italie.

Au dire de certains historiens, Agathocle semble avoir pris à coeur d'imiter la légendaire cruauté de Phalaris : on lui attribue un lit d'airain, instrument de torture barbare. Mais d'autres historiens ont pris soin de sa mémoire ; si bien que, si l'on est d'accord pour porter aux nues le grand capitaine, on discute encore sur le jugement à émettre au sujet de l'homme. Diodore le fait mourir empoisonné et brûlé vif. On renversa les statues du tyran ; on rétablit la démocratie. Puis le « royaume » de Sicile car Agathocle, à l'imitation des diadoques dont il s'estima l'égal, avait pris le titre de roi se démembra en une foule de cités rivales, commandées par des tyrans issus de l'armée.

Inutile de signaler encore les apparitions éphémères et intermittentes de la tyrannie. Ce que nous en avons dit suffira à justifier le jugement général qu'il convient de porter à présent sur elle.

III. Les deux tyrannies. Conclusion

Quand on compare les deux tyrannies, une constatation frappe tout d'abord : sans être d'une bien longue durée, les tyrannies anciennes ont duré plus longtemps que les nouvelles ; peu de celles-ci ont survécu à leur fondateurs. A peu d'exceptions près, citons Hiéron lI de Syracuse, Évagoras de Chypre, Jason de Phères. Ces nouveaux tyrans font, à côté des anciens, assez pauvre figure. Ce sont en général des troupiers, élevés dans les camps, plus accoutumés à l'emploi de la force qu'au respect du droit, se désintéressant du bien public, n'entendant rien aux belles choses. L'ancien tyran, comme chef de parti, avait du moins un idéal, un programme qu'il s'efforçait de réaliser : s'il était démocrate, il essayait d'élever le peuple, de l'instruire et de l'amuser. Dans tous les cas, il embellissait sa ville, y attirait les artistes étrangers. Aussi telle tyrannie « ancienne » dura un siècle.

C'était exceptionnel, à la vérité. Bien peu, en dépit des services qu'elles rendirent à l'hellénisme en le défendant contre les barbares, et à la démocratie en écrasant ses adversaires, bien peu de tyrannies dépassèrent la seconde génération. Il y a à cela diverses raisons.

Et d'abord la personnalité du tyran : les fondateurs de ces tyrannies étaient des hommes énergiques et populaires ; ces qualités d'audace et d'habileté, auxquelles ils devaient d'avoir conquis le pouvoir suprême, manquaient trop souvent à leurs successeurs.

Ensuite l'état des esprits : les idées d'égalité économique et sociale qui avaient donné naissance à la tyrannie, devaient, en progressant, amener la ruine de celle-ci. Les riches écrasés, les rancunes du peuple satisfaites, les mesures prises pour assurer le règne de l'égalité, que reste-il à faire au tyran ? A quoi peut-il être encore utile ? Aussi un jour vient où la démocratie se sent assez forte pour se passer d'un tuteur et d'un maître qui ne peut plus que lui nuire. Dans la période ancienne, le mercenariat n'est pas encore assez développé pour permettre au tyran de rester au pouvoir malgré le peuple.

Du reste, à ces tyrannies, royautés nées d'hier, manque la consécration qu'assuraient à l'ancien roi, au « nourrisson de Zeus » (Διοτρεφής, Diotréphês), la tradition et une longue hérédité. Le roi portait le sceptre divin ; le droit qu'il invoquait était d'origine céleste. La tyrannie, par contre, est de droit populaire E. Bientôt, sa tache faite, elle verra s'unir contre elle les démocraties impatientes et la noblesse dépouillée et bannie.

Celle-ci revient souvent avec l'appui de l'étranger. C'est du reste une habitude en Grèce, où le patriotisme n'avait pas nos délicatesses. L'étranger qui ramène les bannis, et qui chasse les tyrans, c'est Sparte. Celle-ci est oligarque : elle hait ces tyrannies démocratiques, qui, en certains endroits, quoi qu'on en ait dit, revêtent un caractère antidorien. C'est elle, et non l'Harmodios et l'Aristogiton célébrés par la légende, c'est Sparte qui a chassé les Pisistratides. Elle a pourchassé les tyrans. Cette politique se modifiera, comme se modifiera la politique étrangère d'Athènes. Car si, au IVe siècle, les Athéniens « ne croyaient plus, comme ils l'avaient fait au Ve siècle, qu'ils ne pussent s'entendre qu'avec des démocraties» Foucart, Revue archéologique, 1898, II, p.426 sqq), l'aristocratique Sparte, si fière d'avoir été ἀεὶ ἀτυραννευτός, aei atyranneutos, (Thucyd.I, 18, 1), s'entendra avec Denys l'Ancien, protégera Lycophron, le tyran de Phères, rétablira la tyrannie à Argos, soumettra Athènes aux Trente, livrera les autres villes de son empire au despotisme de ses décarques et de ses harmostes, et finira bien tard, il est vrai, et pour bien peu de temps par tomber au pouvoir de tyrans tels que Lycurgue, Machanidas et Nabis.

A. HUMPERS.