Un soir d'hiver, Cicéron s'était enfui de la
maison du Palatin, la tête enveloppée d'un pan
de son manteau. Il courait vers la porte Latine, en dehors de
laquelle l'attendait son frère Quintus et ses esclaves
les plus dévoués. Le jour même, il avait
appris que son nom se trouvait sur les listes de
proscriptions et cette fâcheuse nouvelle le
décidait à se jeter à travers champs,
à se cacher n'importe en quelle retraite, dans la
crypte de quelque pyramide d'Egypte, s'il le fallait, afin
d'éviter la hache des triumvirs. La pensée de
la mort, d'une mort si vulgaire et si brutale, lui semblait
insupportable. A soixante-quatre ans, il touchait, selon lui,
à l'heure la plus féconde de son génie.
Il avait assez plaidé, et sa fortune reposait en
sûreté chez les banquiers d'Alexandrie,
d'Antioche et d'Athènes. Il renonçait
volontiers aux luttes du Forum, aux joies décevantes
du pouvoir. Il écrirait désormais les annales
de son temps, c'est-à-dire les commentaires de ses
plaidoyers politiques, de son gouvernement en Cilicie, de son
consulat. Et la maigre prose de Jules César
pâlirait ridiculement à côté de
l'oeuvre éclatante qu'il comptait léguer
à la postérité. Assez longtemps il avait
été Démosthène ; il lui serait
doux, au déclin de ses jours, d'être Thucydide.
D'ailleurs, la politique devenait trop amère,
maintenant que le parti des honnêtes gens, son parti,
les Pompéiens, le Sénat, n'étaient plus
les maîtres de Rome. Octave et Antoine lui faisaient
regretter Catilina. Au moins, le grand aventurier et ses amis
étaient-ils des brigands d'une franchise sans
pareille, dont l'impudeur rehaussait l'ambition, dont
l'infamie égalait les dettes. Et puis, de leur temps,
il était consul, l'arbitre de la République,
tandis qu'aujourd'hui il se voyait condamner à mort,
au nom de l'Etat, et cette différence lui paraissait
fort sensible. Il ne parvenait point à comprendre
pourquoi le neveu de César, un jeune homme si bien
nourri de la meilleure rhétorique, ne voulait point
lui pardonner de s'être réjoui imprudemment de
la mort de César. Il sentait que son rôle
était fini, les lois abolies, la liberté morte,
le patriciat enterré et qu'on ne prononcerait plus
à Rome beaucoup de beaux discours. Mais, à
cette heure, son idée la plus claire était que
les bourreaux romains ne refuseraient rien aux triumvirs et
le fameux Vixerunt qu'il avait proféré
jadis sur les cadavres sanglants des complices de Catilina
passait et repassait au fond de sa mémoire et le
contraignait à un retour sur lui-même tout
à fait pénible.
Cicéron franchit donc la porte Latine avec l'angoisse
d'un homme qui marche à l'inconnu et que chasse vers
les ténèbres de l'avenir un long passé
tragique.
Quintus, qui n'était point stoïcien de
profession, accueillit, très tranquille, son glorieux
frère, sous une pluie battante, à deux milles
de Rome, dans le creux d'un ravin. Et les deux
litières, emportées sur les épaules
robustes des esclaves, prirent côte à
côte, d'une allure très leste, le chemin des
marais Pontins.
Ce fut un voyage lamentable. Il semblait qu'à chaque
pas une blessure nouvelle déchirât le coeur de
Cicéron. A mesure que Rome s'é1oignait, et,
avec Rome, le péril imminent du supplice, le sentiment
de son irréparable déchéance le
torturait davantage. C'était bien l'éternel
adieu qu'il donnait aux grands rêves de sa jeunesse et
de son âge mûr. Il s'en prenait au monde entier
d'une chute si profonde, à ses amis autant qu'à
ses adversaires, au peuple ingrat et stupide, aux chevaliers
imbéciles, aux patriciens corrompus, à la
Grèce qui avait soufflé l'impureté sur
Rome, à l'Asie qui l'avait gorgée d'or,
à l'Egypte qui lui avait prêté ses dieux
lugubres, aux philosophes qui l'avaient enivrée de
pensées vaines, aux prêtres qui l'avaient
rassasiée de mensonges. Il goûtait un plaisir
farouche à se démontrer à lui-même
qu'il avait été la dupe des hommes, des
idées et des choses, un jouet puéril entre les
mains des artisans de révolutions qui, depuis les
Gracques, poussaient Rome aux abîmes, un disciple
vraiment trop naïf des sophistes grecs dont il avait
ennobli les songes par la majesté de ses
périodes latines. Il fut, pour Platon, d'une ironie
presque féroce. Il le traita de poète et de
charlatan. C'est à Platon qu'il devait l'erreur
mortelle de sa vie, cette persuasion qu'il appartient surtout
aux philosophes de régner superbement sur les
cités et les empires.
«Ils feignent de ne croire qu'à la raison,
disait-il à son frère, tandis que leurs
porteurs trébuchaient dans les fondrières
boueuses de la campagne ; ils se figurent que l'âme est
dominée par la raison et ils ne voient pas, aveugles
déclamateurs, que les foules n'écoutent que
leurs amours ou leurs haines, que les peuples n'ont que des
convoitises ou des colères, et se rient des lois
divines, et outragent avec bonheur la justice qui contrarie
leurs passions. Athènes nous a perdus par ses
philosophes d'une façon plus
irrémédiable que Corinthe ou Alexandrie par
leurs courtisanes, Eleusis ou la Syrie par leurs
mystères, Verrès par ses criminels exemples et
toute l'école d'Epicure par son mépris des
dieux».
Quintus avait emporté, sous ses coussins, le Songe
de Scipion, afin de faire, à l'occasion, une
lecture réconfortante ; il tendit à Marcus
Tullius le rouleau de parchemin, à travers les rideaux
des deux litières.
«Mon frère, dit-il, en ces pages, les plus
belles qu'ait gravées ton stylet, tu laisses au moins
le ciel aux grands citoyens qui ont gouverné leur
peuple avec sagesse et l'ont guéri de ses
misères grâce aux préceptes d'une saine
philosophie.
- Vous êtes un vieil enfant, répliqua d'un ton
très sec le Père de la patrie. Oubliez-vous
donc, Quintus, que je fus avocat ? J'ai plaidé pendant
quarante années une cause que je croyais excellente et
noble. Or, elle était détestable, puisque me
voici vaincu et proscrit. L'immortalité dans les
étoiles, c'est une fort belle matière de
rhétorique, une aimable espérance à
vanter aux écoliers, un thème
d'élégants dialogues pour des convives
abreuvés de vieux falerne. Mais, de grâce, mon
ami, remarquez qu'il pleut à verse sur nos
litières et que nous fuyons comme des lièvres
devant la meute des triumvirs. Une chambre bien tiède,
un bain parfumé et surtout un abri très
sûr, voilà ce qu'il nous faut. Laissez le ciel
aux astrologues, aux augures et aux pontifes qui,
étant gens d'esprit, ne peuvent se rencontrer sans
rire».
Et, durant trois jours qui leur parurent autant de
siècles, ils cheminèrent dans les solitudes
mornes du Latium, tantôt avec une incroyable vitesse,
tantôt d'une lenteur désespérante,
évitant les régions habitées, campant
dans la peste des lagunes, passant hâtivement à
travers des villes en ruines plus vieilles que Rome, des
villes qui, au printemps, se décorent d'une floraison
de rouges anémones, mais qui, en ces journées
grises de l'hiver, n'étaient plus que des amas de
décombres hérissés d'épines, plus
horribles à voir que le désert des marais
Pontins. Et, chose étrange, en face de ce tableau,
Cicéron retrouvait une sérénité
mélancolique et des paroles harmonieuses
tombèrent de ses lèvres sur la vanité
des oeuvres humaines et l'ironie de l'impassible nature, qui
tient toujours un linceul de fleurs ou de ronces prêt
à recouvrir les monuments des peuples, tous leurs
trophées et tout leur orgueil.
Au pied du cap Circé, près du petit bourg
d'Astura, Cicéron possédait une villa où
les deux litières pénétrèrent en
une nuit tempétueuse. Un navire, retenu par Quintus,
était à l'ancre dans le pauvre port de
pêcheurs ; des galeries de la villa, on apercevait son
fanal, attaché au grand mât, qui se
balançait violemment. De lourds nuages noirs pendaient
sur le cap et sur la mer ; les vagues battaient avec une
rumeur affreuse les rochers de la côte. Tullius, qui
n'avait point le pied marin, ne put fermer l'oeil et retomba
dans la fièvre de ses anxiétés. Un
instant, il imagina que l'orage lui serait encore moins
périlleux à Rome que sur les flots : il fit
éveiller son frère et lui proposa de rebrousser
chemin et de marcher droit aux triumvirs. Lui-même, il
irait s'asseoir au foyer d'Octave et se tuerait de sa propre
main en vouant aux Furies le neveu de César. Jusqu'au
jour, Quintus s'efforça de l'apaiser, puis il
l'entraîna jusqu'au navire. Mais Cicéron ne
savait plus alors vers quels rivages il voulait fuir, vers
l'Egypte, la Grèce ou l'Asie, vers Carthage ou vers
Smyrne. Et tout à coup, comme l'écume venait de
rafraîchir sa joue consulaire, il saisit au bras
Quintus consterné, sauta dans la barque, revint
à terre et courut à sa maison. Là, ils
échangèrent d'aigres propos, Quintus
irrité monta dans sa litière, et après
un adieu très bref disparut du côté de
Rome où, quelques jours plus tard, il fut
massacré.
Ciceron, demeuré seul, tête nue, sous le
portique de sa villa, suivit longtemps du regard les voiles
blanches du vaisseau qui s'enfonçait là-bas
dans la brume matinale et glissait vers des contrées
de lumière, emportant les dernières chances de
sa destinée. A plusieurs reprises, il fut sur le point
de rejoindre Quintus. Mais l'image de Rome en feu et de ses
rues sanglantes l'épouvanta de nouveau. Il manda
quelques pêcheurs et, la mer s'étant
calmée, il se fit conduire, le long du rivage,
jusqu'aux environs de Gaëte. Il trouverait facilement
dans ce port un navire en partance pour l'Orient. Tout au
moins, caché dans sa villa de Formies, il pourrait
attendre les événements.
Au coucher du soleil, il débarqua, assez loin de la
ville, près d'un petit temple consacré à
Apollon. Il renvoya ses matelots et, entouré de ses
serviteurs, il vint s'asseoir sur les degrés du
temple. La nuit montait de la mer assoupie, de la plaine
silencieuse et noyait d'azur sombre les grandes montagnes. La
tristesse de la nature parut très douce à
l'âme de Cicéron. Bercé par le murmure
des vagues, accoudé sur ses genoux et le visage entre
les mains, il évoqua les heures solennelles de sa vie,
sa jeunesse passée aux écoles d'Athènes,
ses luttes au barreau, ses victoires pour la liberté
ou la dignité de Rome, Catilina et Verrès, sa
campagne d'Asie, ses lauriers d'imperator, Rome
suspendue à ses lèvres, César vaincu par
sa parole, toute une splendeur évanouie, tout un monde
enseveli. Puis, il se souvint de Démosthène,
proscrit, lui aussi, et s'empoisonnant au bord de la mer, sur
les degrés d'un sanctuaire de Neptune, et un grave
sourire effleura sa bouche. Il releva la tête avec
complaisance vers le fronton du temple. Du côté
de Rome un noir bataillon de corbeaux accourait en croassant.
Ils s'abattirent pesamment sur le toit d'Apollon.
Cicéron se redressa, descendit en hâte les
degrés et marcha vers Formies. Les corbeaux
secouèrent leurs ailes et le poursuivirent. Ils
volaient très bas et, chassés par les esclaves,
revenaient toujours, en traçant de grands cercles, au
cortège de l'exilé. Et Cicéron se
rappela, avec une mystérieuse inquiétude, ses
paroles de l'avant-veille :
«Laissez le ciel aux astrologues et aux augures
!»
La bande sinistre se dispersa, avec des cris rauques, parmi
les cyprès de la villa.
Un souper délicat, une amphore de vin de Syracuse
rendirent le calme à Cicéron. Demain, aux
premières heures du jour, des marchands crétois
mettaient à la voile et prenaient à leur bord
l'hôte illustre. De Crète, il naviguerait vers
Athènes où, loin des troubles de Rome, tandis
que les triumvirs se dévoreraient, il revivrait ses
années heureuses. Il avait renoncé à la
philosophie comme à l'éloquence ; il
reviendrait aux muses, à la poésie, à la
musique enchantée d'Homère, de Pindare, de
Sophocle. Il pourrait encore s'asseoir au banquet de Platon,
mais seulement pour y écouter la joueuse de
flûte couronnée de violettes. Aux aurores
d'été, il éveillerait les abeilles sur
les rochers de 1'Hymette ; aux soirs d'automne, il
cueillerait des roses dans le jardin d'Epicure. Et sous ce
ciel, le plus beau qui soit au monde, parmi les souvenirs
héroïques ou charmants d'une race divine, il
connaîtrait enfin la paix profonde, souverain bien des
sages qui ne croient plus à l'action et se
désintéressent des choses humaines.
Afin d'être éveillé par les premiers
rayons du matin, il voulut dormir sous un portique
tourné vers le levant ; il se coucha sur des tapis et
s'enveloppa la tête de son manteau.
Alors il fut visité par un rêve formidable. Il
lui sembla que, penché à la plus haute terrasse
de sa maison romaine, il voyait venir, des rampes du
Capitole, le long de la voie Sacrée, une multitude
muette dont les pas ne faisaient aucun bruit et qui marchait
vers le Palatin. Ils défilèrent devant lui, en
rangs serrés, et c'était une armée de
spectres, tous les légionnaires morts dans les guerres
de César et les vétérans morts sur les
champs de la Gaule, de l'Espagne, de la Grande-Bretagne, et
les jeunes gens morts dans l'horreur des guerres civiles. Ils
portaient des armes brisées et tenaient leurs aigles
renversées. Il voulut se dérober à cette
vue, car il sentait l'approche d'une vision plus terrible
encore ; mais une force surhumaine l'enchaînait
à cette place. Et tout à coup Antoine parut,
vêtu de deuil, monté sur un cheval de bataille,
puis les licteurs, la hache de leurs faisceaux tournée
vers la terre, puis, sur une civière, en sa toge
blanche bordée de pourpre et tachée de sang, le
voile pontifical autour de son front chauve, Jules
César. Sur la blanche figure aux traits rigides, sur
les paupières closes, sur la bouche
décolorée reposait une tristesse infinie. Et
quand le dictateur passa sous la maison consulaire, les yeux
s'ouvrirent et regardèrent douloureusement l'homme
penché à la terrasse ; puis, de sa main droite,
plus pâle que la cire, écartant les plis de sa
toge, il montrait au disciple de Zénon la trace du
couteau stoïcien de Brutus.
Cicéron jeta un grand cri. Des griffes d'acier lui
labouraient la tête et arrachaient le manteau qui
recouvrait sa face. Il se souleva en tremblant sur le coude,
tandis qu'un corbeau énorme battait des ailes et
tournoyait dans les ténèbres. Un esclave
accourut avec une torche : la bête fatale s'enfuit par
la gauche du portique.
Alors le malheureux résolut de descendre au port
sur-le-champ. Mais, tandis que les serviteurs
préparaient les bagages, lui-même il recherchait
dans sa bibliothèque les livres grecs qui lui
serviraient de viatique. On perdit ainsi un temps
précieux. Quand il monta dans sa litière, le
ciel blanchissait. Les porteurs se jetèrent, par le
plus court chemin, à travers les massifs de buis, de
lauriers et de chênes verts où traînaient
des lambeaux de brouillard. Des pas précipités,
des cris d'appel furent alors entendus ; on venait à
eux d'une allée voisine. Les esclaves, inquiets,
s'arrêtèrent. Cicéron les
questionna.
«Ils sont armés, avec des figures
méchantes», dit à voix basse un jeune
esclave qui s'était détaché en
éclaireur.
Les assassins approchaient. Il fallait, sans retard,
retourner en arrière et gagner à la course une
porte dérobée des jardins. Et, par des chemins
creux, par de longs circuits, on parviendrait au rivage.
Là, les dieux auraient peut-être pitié du
proscrit.
Mais Cicéron dit, avec un accent impérieux
:
«J'attends ici les sicaires d'Antoine. Il convient que
je meure avec la liberté de Rome. Déposez la
litière...»
Puis, d'une voix plus douce, il ajouta :
«Retirez-vous, mes amis, et ne cherchez pas à me
défendre. La main du Destin s'est abaissée sur
mon front. Adieu. Vous trouverez votre affranchissement dans
les tablettes de mon testament. Vivez heureux et
souvenez-vous de moi et de ma mort».
Cet homme qui, depuis quatre jours, fuyait éperdument
afin de sauver sa tête, venait d'entrevoir les
mystères profonds de sa conscience. Durant toute sa
vie, sa passion souveraine, son unique amour, sa religion,
avait été la gloire, et, dans l'agonie des
libertés publiques, il avait savouré plus d'une
fois l'espérance d'une gloire immortelle. Mais la
postérité levait tout à coup en face de
lui dans les brumes funèbres d'une aurore d'hiver. Il
voulut franchir, tête haute, le seuil de l'histoire et
mourir en consul romain.
Les esclaves, obéissant au geste de leur maître,
avaient relevé les voiles de la litière.
Cicéron se tenait assis et, le menton soutenu par sa
main gauche, regardait tranquillement les bourreaux du
triumvir. Parmi eux, il reconnaissait Popilius, qu'il avait
autrefois défendu pour crime de parricide, et un jeune
homme, Philogonus, dont il avait dirigé
l'éducation philosophique.
Les soldats s'étaient arrêtés à
quelques pas de la litière. Plusieurs d'entre eux
détournaient le visage. Le centurion Herennius, qui
commandait la bande, hésitait à frapper.
Cicéron pouvait parler alors et plaider sa cause. Mais
parler, c'était encore fuir. Il pouvait
proférer quelque sentence magnifique que les hommes
rediraient éternellement. Il se taisait toujours et
regardait fixement les meurtriers. Puis il avança la
tête hors de la litière et tendit sa gorge au
poignard d'Herennius.
Et ce fut la fin de la République romaine.
Ce conte d'Emile Gebhart a été publié dans Au son des Cloches - Au soir du monde antique (1898)