CICERON - ANNEE 107 AVANT J.-C. - 647 DE LA FONDATION DE ROME
Ce n'est pas le nom d'un orateur, c'est le nom de
l'éloquence.
L'éloquence, telle que nous l'entendons et telle que
Cicéron l'entendait lui-même, n'est pas
seulement l'art de parler aux hommes sur la place publique :
c'est le don de sentir fort, de penser juste, de savoir tout,
d'imaginer avec splendeur, d'exprimer avec puissance, et de
communiquer, par la parole écrite ou parlée,
aux autres hommes, l'idée, le sentiment, la conviction
de la vérité, l'admiration du beau, le
goût de l'honnête, l'enthousiasme de la vertu, le
dévouement au devoir, l'héroïsme de la
patrie, la foi dans l'immortalité, qui rendent
l'âme honnête, le coeur sensible, l'esprit juste,
la raison saine, la science populaire, l'imagination artiste,
le patriotisme ardent, le courage viril, la liberté
chère, la philosophie pieuse, la religion conforme
à l'idée la plus haute de la Divinité,
en un mot, qui font l'individu bon, le peuple grand,
l'humanité sainte. Voilà ce que nous entendons
par l'idéal de l'éloquence. Elle suppose pour
nous la possession et l'exercice de toutes les
facultés intellectuelles et morales de l'homme
résumées dans la parole : la puissance du verbe
humain.
Aucun homme peut-être ne les réunit autant en
lui que Cicéron, dont nous entreprenons de vous
raconter l'histoire. Poète, philosophe, citoyen,
magistrat, consul, administrateur de provinces,
modérateur de la république, idole et victime
du peuple, théologien, jurisconsulte, orateur
suprême, honnête homme surtout, il eut de plus le
rare bonheur d'employer tous ces dons divers, tantôt
à l'amélioration, au délassement et aux
délices de son âme dans la solitude,
tantôt au perfectionnement des arts de la parole par
l'étude, tantôt au maniement du peuple,
tantôt aux affaires publiques de sa patrie, qui
étaient alors les affaires de l'univers, et
d'appliquer ainsi ses dons, ses talents, son courage et ses
vertus au bien de son pays, de l'humanité, et au culte
de la Divinité à mesure qu'il les
perfectionnait pour lui-même !
On ne put lui reprocher que deux fautes : la vaine gloire
dans la contemplation de lui-même, et des faiblesses
réelles, ou plutôt des indécisions
regrettables à la fin de sa vie envers les tyrans de
sa patrie. Mais ces deux fautes, si on étudie bien son
histoire, ne sont pas les fautes de son caractère,
elles sont surtout les fautes de son temps.
La vaine gloire était la vertu des grands hommes
à ces époques où la religion, plus
magnanime et plus épurée des vanités
humaines, n'avait pas encore enseigné aux hommes
l'abnégation, la modestie, l'humilité, qui
déplacent pour nous la gloire de la terre, et qui la
reportent dans la satisfaction muette de la conscience ou
dans la seule approbation de Dieu.
Et quant aux compositions avec les événements
et avec les tyrannies qu'on reproche de loin à
Cicéron, il faut se reporter à l'état de
la république romaine, à la corruption des
moeurs, à la lâcheté du peuple, à
l'énervation des caractères de son temps, pour
être juste envers ce grand homme. A aucune
époque de sa carrière civile il n'a
montré devant son devoir une hésitation. S'il
faiblit devant César, il ne faiblit pas devant la
mort. Mais pour appuyer le levier de cette force d'âme
qu'on lui demande, et pour soutenir seul la république
contre César, il lui fallait un point d'appui dans la
république. Il n'y en avait plus. Ce ne fut pas le
levier qui manqua à Cicéron, ce fut le point
d'appui. On peut plaindre le temps, mais non accuser le
citoyen.
Aucune forme de gouvernement autant que la république
romaine ne fut propre à former ces hommes complets,
tels que nous venons de les définir dans le plus grand
orateur de Rome. On n'avait pas inventé alors ces
divisions de facultés et ces spécialités
de professions qui décomposent un homme entier en
fraction d'homme, et qui le rapetissent en le
décomposant. On ne disait pas : Celui-ci est un
citoyen civil, celui-là est un citoyen militaire,
celui-ci est poète, celui-ci est orateur, celui-ci est
un avocat, celui-là est consul. On était tout
cela à la fois, si la nature et la vocation vous
avaient donné toutes ces aptitudes. On ne mutilait pas
arbitrairement la nature, comme nous faisons si
malheureusement aujourd'hui, au grand détriment de la
grandeur de la patrie et de l'espèce humaine. On
n'imposait pas à Dieu un maximum de facultés
qu'il lui était défendu de dépasser
quand il créait une intelligence plus universelle ou
une âme plus grande que les autres. César
plaidait, faisait des vers, écrivait
l'Anti-Caton, conquérait les Gaules.
Cicéron écrivait des poèmes, faisait des
traités de rhétorique, défendait les
causes au barreau, haranguait les citoyens à la
tribune, discutait le gouvernement au sénat, percevait
les tributs en Sicile, commandait les armées en Syrie,
philosophait avec les hommes d'étude, et tenait
école de littérature à Tusculum. Ce
n'était pas la profession, c'était le
génie qui faisait l'homme ; et l'homme alors
était d'autant plus homme qu'il était plus
universel : de là la grandeur de ces hommes multiples
de l'antiquité.
Quand, mieux inspirés, nous voudrons grandir comme
elle, nous effacerons ces barrières jalouses et
arbitraires que notre civilisation moderne place entre les
facultés de la nature et les services qu'un même
citoyen peut rendre sous diverses formes à sa patrie.
Nous ne défendrons plus à un philosophe
d'être un politique, à un magistrat d'être
un héros, à un orateur d'être un soldat,
à un poète d'être un sage ou un citoyen.
Nous ferons des hommes, et non plus des rouages humains. Le
monde moderne en sera plus fort et plus beau, et plus
conforme au plan de Dieu, qui n'a pas fait de l'homme un
fragment, mais un ensemble.
Cicéron, tel que nous le retrouvons dans les portraits
et dans les lettres de ses contemporains ou de
lui-même, était de taille haute, telle qu'elle
est nécessaire à un orateur qui parle devant le
peuple, et qui a besoin de dominer de la tête ceux
qu'il doit dominer de l'esprit. Ses traits étaient
sévères, nobles, purs, élégants,
éclairés par l'intelligence intérieure
qui les avait pour ainsi dire façonnés à
son image. Le front élevé, et poli comme une
table de marbre destinée à recevoir et à
effacer les mille impressions qui le traversaient ; le nez
aquilin, très resserré entre les yeux ; le
regard à la fois recueilli en lui-même, ferme et
assuré sans provocation quand il s'ouvrait et se
répandait sur la foule ; la bouche fine, bien fendue
des lèvres, sonore, passant aisément de la
mélancolie des grandes préoccupations à
la grâce d'étendue du sourire ; les joues
creuses, pâles, amaigries par les contentions de
l'étude et par les fatigues de la tribune aux
harangues. Son attitude avait le calme du philosophe
plutôt que l'agitation du tribun. Ce n'était pas
une passion, c'était une pensée qui se posait
et qui se dessinait en lui sous les yeux du peuple. On voyait
qu'il aspirait à illuminer, non à égarer
la foule. Toute l'autorité de la vertu publique, toute
la majesté du peuple romain, se levaient avec lui
quand il se levait pour prendre la parole.
Un nombreux et grave cortège de rhéteurs grecs,
d'affranchis, de clients, de citoyens romains sauvés
par ses talents, l'accompagnait quand il traversait la place
pour monter aux rostres. Il tenait à la main un
rouleau de papier et un stylet de plomb pour noter ses
exordes, ses démonstrations, ses péroraisons,
parties préparées ou inspirées de ses
discours. Son costume, soigneusement conforme à la
coupe antique, n'avait rien de la négligence du
cynique ou de la mollesse de l'épicurien. Il
n'attirait pas les yeux par la recherche, et ne les offensait
pas par la sordidité. Il était vêtu, non
paré, de sa robe à plis perpendiculaires
serrée au corps. Il ne voulait pas que les couleurs,
en attirant les yeux, donnassent des distractions aux
oreilles. Son aspect maladif, surtout dans sa jeunesse,
intéressait à cette langueur du corps
dompté par l'esprit. On y lisait ses insomnies et ses
méditations. Excepté sa voix grave et
façonnée par l'exercice, toute son apparence
extérieure était celle d'une pure intelligence
qui n'aurait emprunté de la matière que la
forme strictement nécessaire pour se rendre visible
à l'humanité. Mais le peuple romain, comme le
peuple grec, accoutumé par la fréquentation du
Forum à juger ses orateurs en artiste,
appréciait dans César, dans Hortensius, cette
exténuation du corps qui attestait l'étude, la
passion, les veilles, la consomption de l'âme. La
maigreur et la pâleur de Cicéron étaient
une partie de son prestige et de sa majesté.
Il était né dans une petite ville municipale
des environs de Rome nommée Arpinum, patrie de Marius.
Sa mère, Helvia, femme supérieure par le
courage et la vertu, comme toutes les mères où
se moulent les grands hommes, l'enfanta sans douleur. Un
génie apparut à sa nourrice, dit la rumeur
antique, et lui prédit qu'elle allaitait dans cet
enfant le salut de Rome ; ce qui signifie que la physionomie
et le regard de cet enfant répandaient dans le coeur
de sa mère et de sa nourrice on ne sait quel
pressentiment de grandeur et de vertu innées. Helvia
était d'un sang illustre. Sa famille paternelle
cultivait obscurément ses domaines modiques dans les
environs d'Arpinum, sans rechercher les charges publiques et
sans venir à Rome, contente d'une fortune modique et
d'une considération locale dans sa province.
Malgré la nouveauté de son nom, que
Cicéron fit le premier éclater dans Rome, cette
famille remontait, dit-on, par filiation jusqu'aux anciens
rois déchus du Latium. Le grand-père et les
oncles de Cicéron s'étaient distingués
déjà par l'aptitude aux affaires et par
quelques symptômes inattendus d'éloquence dans
des députations envoyées par leur ville
à Rome pour y soutenir de graves
intérêts. Il est rare que le génie soit
isolé dans une famille ; il y montre presque toujours
des germes avant d'y faire éclore un fruit
consommé. En remontant de quelques
générations dans une race, on reconnaît
à des symptômes précurseurs le grand
homme que la nature semble y préparer par
degrés. Cela fut ainsi dans la famille poétique
du Tasse, dont le père était déjà
un poète de seconde inspiration ; ainsi dans la
famille de Mirabeau, dont le père et surtout les
oncles étaient des orateurs naturels et sauvages, plus
frustes, mais peut-être plus natifs que le neveu ;
ainsi de Cicéron et de beaucoup d'autres. La nature
élabore longtemps et sourdement ses chefs-d'oeuvre
dans l'humanité comme dans les minéraux et les
végétaux. L'homme est un être successif
qui retrace et contient peut-être dans une seule
âme les vertus des âmes de cent
générations.
Ces aptitudes et ces goûts oratoires et
littéraires de la famille de Cicéron, et la
tendresse qui se change en ambition pour son fils dans le
coeur d'une noble mère, firent élever dans les
lettres grecques et romaines l'enfant qui promettait de bonne
heure tant de gloire à sa maison. La
littérature grecque était alors pour les jeunes
Romains ce que la littérature latine a
été depuis pour nous : la tradition de l'esprit
humain, le modèle de la langue, le grand ancêtre
de nos idées. La rapide et universelle intelligence de
l'enfant fit une explosion plutôt que des
progrès aux premières leçons qu'il
reçut en sortant du berceau, sous les yeux de sa
mère. Sa vocation aux choses intellectuelles fut si
prompte, si merveilleuse et si unanimement reconnue autour de
lui, dans les écoles d'Arpinum, qu'il goûta la
gloire, dont il devait épuiser l'ivresse, presque en
goûtant la vie. Les petits enfants, ses compagnons
d'école, le proclamèrent d'eux-mêmes roi
des écoliers ; ils racontaient à leurs parents,
en rentrant des leçons, les prodiges de
compréhension et de mémoire du fils d'Helvia,
et ils lui faisaient d'eux-mêmes cortège
jusqu'à la porte de sa maison, comme au patron de leur
enfance. Quand la supériorité est
démesurée parmi les enfants et parmi les
hommes, elle ne suscite plus l'envie : on la subit et on
l'acclame comme un phénomène ; et comme les
phénomènes sont isolés et ne se
renouvellent pas, ils n'humilient pas la jalousie, ils
l'étonnent. Tel était le sentiment qu'inspirait
le jeune Cicéron aux enfants d'Arpinum. Que n'en
inspira-t-il un aussi noble et aussi honorable plus tard
à Clodius, à Octave et à Antoine ? La
poésie, cette fleur de l'âme, l'enivra la
première. Elle est le songe du matin des grandes vies
; elle contient en ombres toutes les réalités
futures de l'existence ; elle remue les fantômes de
toutes choses avant de remuer les choses elles-mêmes ;
elle est le prélude des pensées et le
pressentiment de l'action. Les riches natures, comme
César, Cicéron, Brutus, Solon, Platon,
commencent par l'imagination et la poésie : c'est le
luxe des sèves surabondantes dans les héros,
les hommes d'Etat, les orateurs, les philosophes. Malheur
à qui n'a pas été poète une fois
dans sa vie ?
Cicéron le fut de bonne heure, longtemps et toujours.
Il ne fut si souverain orateur que parce qu'il était
poète. La poésie est l'arsenal de l'orateur.
Ouvrez Démosthène, Cicéron, Chatham,
Mirabeau, Vergniaud : partout où ces orateurs sont
sublimes, ils sont poètes. Ce qu'on retient à
jamais de leur éloquence, ce sont des images et des
passions dignes d'être chantées et
perpétuées par des vers.
En sortant de l'adolescence, Cicéron publia plusieurs
poèmes qui le placèrent, disent les historiens,
parmi les poètes renommés de son temps.
Plutarque affirme que sa poésie égala son
éloquence.
Il étudiait en même temps la philosophie sous
les maîtres grecs de cette science qui les contient
toutes. Il suivait surtout les leçons de Philon,
sectateur de Platon. Il ouvrait ainsi son âme par tous
les pores à la science, à la sagesse, à
l'inspiration, à l'éloquence. Recueillant tout
ce qui avait été pensé, chanté ou
dit de plus beau avant lui sur la terre, pour se former
à lui-même dans son âme un trésor
intarissable de vérités, d'exemples, d'images,
d'élocution, de beauté morale et civique, il se
proposait d'accroître et d'épuiser ensuite ce
trésor pendant sa vie, pour la gloire de sa patrie et
pour sa propre gloire, immortalité terrestre dont les
hommes d'alors faisaient un des buts et un des prix de la
vertu.
Il suivait assidûment aussi, à la même
époque, les séances des tribunaux et les
séances du Forum, ce tribunal des
délibérations politiques devant le peuple,
écoutant, regardant agir les grands maîtres de
la tribune de son temps : Scévola, Hortensius, Cotta,
Crassus, et surtout Antoine, dont il a depuis
immortalisé lui-même l'éloquence dans ses
traités sur cet art. Il s'honorait d'être leur
disciple, et il s'étudiait en rentrant chez lui
à reproduire de mémoire, sous sa plume, les
traits de leurs harangues qui avaient ému la multitude
ou charmé son esprit. Ignoré encore
lui-même comme orateur, sa renommée comme
poète s'étendait à Rome par la
publication d'un poème épique sur les guerres
et les destinées de Marius, son grand
compatriote.
Rome était alors à une de ces crises tragiques
et suprêmes qui agitent les empires ou les
républiques au moment où leurs institutions les
ont élevés au sommet de vertu, de gloire et de
liberté auquel la Providence permet à un peuple
de parvenir. Arrivées à ce point culminant de
leur existence et de leur principe, les nations commencent
à chanceler sur elles-mêmes avant de se
précipiter dans la décadence, comme par un
vertige de la prospérité ou par une loi de
notre imparfaite nature. C'est le moment où les
peuples enfantent les plus grands hommes et les plus
scélérats, comme pour préparer des
acteurs plus sublimes et plus atroces à ces drames
tragiques qu'ils donnent à l'histoire. Cicéron
apparaissait dans la vie précisément à
ce moment de l'achèvement et de la
décomposition de la république romaine ; en
sorte que son histoire, mêlée à celle de
sa patrie depuis sa naissance jusqu'à son supplice,
est à la fois celle des hommes les plus
mémorables ou les plus exécrables de l'univers,
celle des plus grandes vertus et des plus grands crimes, des
plus éclatants triomphes et des plus sinistres
catastrophes de Rome. La liberté, la servitude de
l'univers, se conquièrent, se perdent, se jouent
pendant un demi-siècle en lui, autour de lui, ou avec
lui. L'âme d'un seul homme est le foyer du monde, et sa
parole est l'écho de l'univers.
Le principe de la république romaine était
l'adjonction successive d'abord de l'Italie, puis de
l'Europe, puis enfin du monde alors connu, à la
domination des Romains. Grandir était leur loi ; on ne
grandit en territoire que par la guerre : la guerre
était donc la fatalité de ce peuple. D'abord
défensive dans ses commencements, la guerre romaine
était devenue offensive, puis universelle. La guerre
altère de gloire, la gloire donne la popularité
; la popularité donne aux ambitieux la puissance
politique. Le triomphe à Rome était devenu une
institution ; cette institution donnait pour ainsi dire un
corps à la renommée, et faisait des
triomphateurs des candidats à la tyrannie. Pour
entretenir cette concurrence de triomphes et cette guerre
universelle et perpétuelle, de grandes armées
presque permanentes aussi étaient devenues
nécessaires. De grandes armées permanentes sont
l'institution la plus fatale à la liberté et au
pouvoir tout moral des lois. Celles qui restaient
rassemblées en légions dans les provinces
conquises ou en Italie commençaient à
élever leurs généraux au-dessus du
sénat et du peuple, et à former pour ou contre
ces généraux de grandes factions militaires,
armées bien autrement dangereuses que les factions
civiles. Celles qui étaient licenciées
après qu'on leur avait partagé des terres
formaient dans l'Italie même et dans les campagnes de
Rome des noyaux de mécontents prêts à
recourir aux armes, leur seul métier, et à
donner des bandes ou des légions aux séditions
politiques, aux tribuns démagogues ou aux
généraux ambitieux. Le sénat et le
peuple étaient donc tout prêts à
être dominés et subjugués dans Rome
même par la guerre et par la gloire qu'ils avaient
destinées à subjuguer le monde. Ils avaient
envoyé des tyrans au monde, et le monde vaincu leur
renvoyait des tyrans domestiques. Déjà
l'épée se jouait des lois ; déjà,
sous un respect apparent pour l'autorité nominale du
sénat, les généraux et les triomphateurs
se marchandaient entre eux les charges, les consulats ; les
gouvernants de provinces troquaient leurs légions ou
se prêtaient leurs armées, pour se les rendre
après le temps voulu par les lois. Rome n'était
plus qu'une grande anarchie dominatrice du monde au dehors,
mais où les citoyens avaient cédé la
réalité de la souveraineté aux
légions, où la constitution ne conservait plus
que ses formes, où les généraux
étaient des tribuns, et où les factions
étaient des camps.
Tel était l'état de la république
romaine quand le jeune Cicéron revêtit la robe
virile, pour prendre son rôle de citoyen, d'orateur, de
magistrat dans la scène du temps.
Marius, plébéien d'Arpinum, après
s'être illustré dans les camps et avoir
sauvé l'Italie de la première invasion des
barbares du Nord, avait pris parti à Rome pour le
peuple contre les patriciens et contre le sénat.
Démagogue armé et féroce, il avait
prêté ses légions à la
démocratie pour immoler l'aristocratie. Ses
proscriptions et ses assassinats avaient décimé
Rome et inondé de sang l'Italie. Sylla, patricien de
Rome, d'abord lieutenant, puis rival de Marius, lui avait
à son tour enlevé sa gloire et ses
légions, les avait ramenées contre sa patrie,
avait proscrit les prescripteurs, égorgé les
égorgeurs, assassiné en masse le peuple,
asservi le sénat en le rétablissant,
élevé les esclaves au rang de citoyens romains,
partagé les terres des proscrits entre ses cent vingt
mille légionnaires, puis abdiqué sous le
prestige de la terreur qu'il avait inspirée au peuple,
et remis en jeu les ressorts de l'antique constitution,
faussés, subjugués, ensanglantés par
lui. Une guerre qu'on appelait la guerre sociale, guerre des
auxiliaires de la république contre Rome
elle-même, avait compliqué encore, par
l'insurrection de l'Italie, cette mêlée
d'événements, de passions, de proscriptions, de
sang et de crimes. Sylla en triompha. Les bons citoyens de
Rome s'enrôlèrent, pour défendre la
patrie, même sous la dictature d'un tyran.
Cicéron y suivit son modèle et son
maître, l'orateur Hortensius. Il en revint avec les
légions victorieuses de Sylla, pour assister avec
horreur à l'éclipsé de toute
liberté, aux dictatures, aux proscriptions, aux
égorgements de Rome. Son extrême jeunesse et sa
vie studieuse à Arpinum le dérobèrent
non au malheur, mais au danger du temps. Il reparut à
Rome après le rétablissement violent mais
régulier des choses et du sénat par Sylla. Il
se prépara à la tribune politique et aux
charges de la république par l'exercice du barreau,
noviciat des jeunes Romains qui aspiraient ainsi à
l'estime et à la reconnaissance du peuple, avant de
briguer ses suffrages pour les magistratures. Il publia en
même temps des livres sur la langue, sur la
rhétorique, sur l'art oratoire, qui décelaient
la profondeur et l'universalité de ses études.
Ses premiers plaidoyers pour ses clients
étonnèrent les orateurs les plus
consommés de Rome. Sa parole éclata comme un
prodige de perfection inconnu jusqu'à ce jeune homme
dans la discussion des causes privées. Invention des
arguments, enchaînement des faits, conclusion des
témoignages, élévation des
pensées, puissance des raisonnements, harmonie des
paroles, nouveauté et splendeur des images, conviction
de l'esprit, pathétique du coeur, grâce et
insinuation des exordes, force et foudre des
péroraisons, beauté de la diction,
majesté de la personne, dignité du geste, tout
porta, en peu d'années, le jeune orateur au sommet de
l'art et de la renommée. Ses discours,
préparés dans le silence de ses veilles,
notés, écrits à loisir, effacés,
écrits de nouveau, corrigés encore,
comparés studieusement par lui aux modèles de
l'éloquence grecque, appris fragments par fragments,
tantôt aux bains, tantôt dans ses jardins,
tantôt dans ses promenades autour de Rome,
récités devant ses amis, soumis à la
critique de ses émules ou de ses maîtres,
prononcés en public sur le ton donné par des
diapasons apostés dans la foule, enrichis de ces
inspirations soudaines qui ajoutent la merveille de
l'imprévu et le feu de l'improvisation à la
sûreté et à la solidité de la
parole réfléchie, étaient des
événements dans Rome. Ils existent revus et
publiés par l'orateur lui-même ; ils sont encore
des événements pour la postérité.
Nous n'en parlerons pas ; ils forment des volumes. Ils sont
restés monuments de l'esprit humain.
Ces discours furent la base de la renommée et de la
vie publique du jeune Cicéron. Mais il fut
consumé par sa propre flamme : son corps fragile ne
put supporter ces excès d'études, de parole
publique, de clientèle et de gloire dont il
était submergé. Sa maigreur, sa pâleur,
ses évanouissements fréquents, l'insomnie, la
voix brisée par l'effort pour répondre à
l'avidité et aux applaudissements de la foule, son
exténuation précoce, qui, pour une gloire du
barreau et des lettres trop tôt cueillie,
menaçait une vie avide d'une plus haute et plus longue
gloire, peut-être aussi les conseils que lui
donnèrent ses amis d'échapper à
l'attention de Sylla, qu'une si puissante renommée
pouvait offusquer dans un jeune favori du peuple, et que
Cicéron avait légèrement blessé
en défendant un de ses proscrits que personne n'avait
osé défendre ; toutes ces causes, et plus
encore la passion d'étudier la Grèce en
Grèce même, décidèrent
Cicéron à quitter Rome et le barreau, et
à visiter Athènes.
Il s'y livra presque exclusivement, sous les philosophes
grecs les plus renommés, à l'étude de la
philosophie. Sous le charme de ces études, qui
dépaysent l'âme des choses terrestres pour
l'élever aux choses immatérielles, il avait
pour un temps renoncé à Rome, à
l'ambition et à la gloire. Lié avec Atticus,
riche Romain, voluptueux d'esprit, qui n'estimait les choses
que par le plaisir qu'elles donnent, Cicéron se
proposait de recueillir son modique patrimoine en
Grèce, et de s'établir à Athènes
pour y passer obscurément sa vie dans l'étude
du beau, dans la recherche du vrai, dans la jouissance de
l'art. Mais sa santé se rétablissait ; les
maîtres des écoles d'éloquence les plus
célèbres d'Athènes, de Rhodes, de
l'Ionie, accouraient pour l'entendre discourir dans les
académies de l'Attique ; et,
pénétrés d'admiration pour ce jeune
barbare, ils confessaient avec larmes que Rome les avait
vaincus par les armes, et qu'un Romain les dépassait
par l'éloquence. Il leur donnait des leçons de
pensée, et ils lui en donnaient de diction,
d'harmonie, d'intonation, de geste. La nouvelle de la mort de
Sylla, qui arriva en ce moment à Athènes, et
qui présageait de nouvelles destinées à
la liberté de Rome, enleva Cicéron à
lui-même. Il se sentit appelé par des
événements inconnus, et il partit pour Rome en
passant par l'Asie, pour visiter toutes les grandes
écoles de littérature et d'éloquence, et
pour s'assurer aussi si ces temples fameux, d'où le
paganisme avait envoyé ses superstitions et ses fables
à Rome, ne contenaient pas le mot caché sur la
Divinité, objet suprême de ses études. Il
consulta les oracles. Celui du temple de Delphes lui dit la
grande vérité des hommes de bien
destinés à prendre part aux
événements de leur pays dans les temps de
révolution.
«Par quel moyen, lui demanda Cicéron,
atteindrai-je la plus grande gloire et la plus honnête
? - En suivant toujours tes propres inspirations, et non
l'opinion de la multitude», lui répondit
l'oracle.
Cet oracle le frappa ; et c'est en y conformant sa vie qu'il
mérita en effet sa réputation d'homme de bien,
sa gloire et sa mort.
Rentré à Rome, il y vécut quelques
années dans l'ombre, ne s'attachant à aucune
des factions qui divisaient la république, ne faisant
cortège à aucun des chefs de parti dont la
faveur poussait les jeunes gens aux candidatures, et ne
sollicitait rien du peuple. On le méprisait, disent
les historiens, pour ce mépris qu'il faisait des
hommes et des richesses, et pour cette estime qu'il gardait
aux choses immatérielles. On l'appelait poète,
lettré, homme grécisé, philosophe
spéculatif, noyé dans la contemplation des
choses inutiles. Le vulgaire méprise dans tous les
siècles tout ce qui n'est pas vulgaire comme lui. Il
ne s'émut pas de ces railleries, et continua à
se perfectionner en silence, pour le seul amour du beau et du
bien. Il vivait alors familièrement avec le plus grand
acteur de la scène romaine, Roscius ; ils
s'étudiaient ensemble : l'acteur, à imiter les
intonations, les attitudes et les gestes que la nature
inspirait d'elle-même à Cicéron ;
l'orateur, à imiter l'action que l'art enseignait
à Roscius : et de cette lutte entre la nature qui
inspire et l'art qui achève résultait pour
l'acteur et pour l'orateur la perfection, qui consiste, pour
l'acteur à ne rien feindre au théâtre qui
ne jaillisse de la nature, et pour l'orateur à ne rien
professer à la tribune qui ne soit avoué par
l'art et conforme à la suprême convenance des
choses, qu'on nomme le beau.
Cependant le père, la mère, les oncles de
Cicéron et ses amis le conjuraient de faire violence
à son goût pour la retraite, et de ne pas priver
la république, dans des temps difficiles, des dons que
les dieux, l'étude, les lettres, les voyages, avaient
accumulés en lui. «La vertu et
l'éloquence ne lui avaient été
données, lui disaient-ils, que comme deux armes
divines pour la grande lutte qui se balançait entre
les hommes de bien et les scélérats, entre la
république et la tyrannie, entre l'anarchie des
démagogues et la liberté des bons
citoyens». Il céda à leurs instances, et
sollicita la questure la même année où
les deux plus grands orateurs du temps, ses maîtres et
ses modèles, Hortensius et Cotta, sollicitèrent
le consulat, première magistrature de Rome, qui durait
un an. Le peuple, lassé des hommes de guerre qui
avaient ensanglanté assez longtemps Rome, voulut
relever la liberté et la tribune en les nommant tous
les trois. La questure était une magistrature
secondaire qui donnait entrée dans le sénat.
Les questeurs étaient chargés de percevoir les
tributs et d'approvisionner Rome. Le sort, qui distribuait
les provinces entre les questeurs, donna la Sicile à
Cicéron. Tout en prévenant par ses mesures la
disette qui menaçait le peuple romain, il
ménagea la Sicile et s'y fit adorer ; il la parcourut
tout entière, moins en proconsul qu'en philosophe et
en historien curieux de rechercher dans ses ruines les
vestiges de sa grandeur antique. Il y découvrit le
tombeau d'Archimède, un des plus grands génies
que la mécanique ait jamais donnés aux hommes,
et il fit restaurer à ses frais le monument de cet
homme presque divin.
Plein du bruit que son nom, son éloquence et sa
magistrature heureuse faisaient en Sicile, il
s'étonna, en revenant à Rome, de trouver ce nom
et ce bruit étouffés par le tumulte tous les
jours nouveau d'une immense capitale absorbée dans ses
propres rumeurs, dans ses passions, dans ses
intérêts, dans ses jeux, et divisée entre
ses tribuns, ses agitateurs et ses orateurs. Il comprit que,
pour influer sur ce peuple mobile et sensuel, il ne fallait
pas disparaître un jour de ses yeux. Il épousa
Térentia, femme d'illustre extraction et de fortune
modique. Il acheta une maison plus rapprochée du
centre des affaires que sa maison paternelle, située
dans un quartier d'oisifs. Il ouvrit cette maison à
toute heure à la foule des clients ou des plaideurs
qui assiégeaient à Rome le seuil des hommes
publics. Il apprit de mémoire le nom et les
antécédents de tous les citoyens romains, afin
de les flatter par ce qui flatte le plus les hommes,
l'attention qu'on leur marque dans la foule, et de les saluer
tous par leur nom quand ils l'abordaient dans la place
publique. Il n'eut plus besoin ainsi d'un affranchi qu'on
appelait le nomenclateur, et qui suivait toujours les
candidats aux charges, ou les magistrats, pour leur souffler
à voix basse le nom des citoyens.
Parvenu à l'âge de quarante et un ans,
possesseur, par ses héritages personnels et par la dot
de Térentia, sa femme, d'une fortune qui ne fut jamais
splendide, car il ne plaida jamais que gratuitement, pour la
justice ou pour la gloire, jugeant que la parole était
de trop haut prix pour être vendue ; lié
d'amitié avec les plus grands, les plus lettrés
et les plus vertueux citoyens de la république,
Hortensius, Caton, Brutus, Atticus, Pompée ;
père d'un fils dans lequel il espérait revivre,
d'une fille qu'il adorait comme la divinité de son
avenir ; n'employant son superflu qu'à l'acquisition
de livres rares que son ami le riche et savant Atticus lui
envoyait d'Athènes ; distribuant son temps entre les
affaires publiques de Rome et ses loisirs d'été
dans ses maisons de campagne, à Arpinum, dans les
montagnes de ses pères ; à Cumes, sur le bord
de la mer de Naples ; à Tusculum, au pied des collines
d'Albe, séjours cachés et délicieux ;
mesurant ses heures dans ces retraites comme un avare mesure
son or ; donnant les unes à l'éloquence, les
autres à la poésie, celles-ci à la
philosophie, celles-là à l'entretien avec ses
amis ou à ses correspondances, quelques-unes à
la promenade sous les arbres qu'il avait plantés et
parmi les statues qu'il avaient recueillies, d'autres aux
repas, peu au sommeil ; n'en perdant aucune pour le travail,
le plaisir d'esprit, la santé ; se couchant avec le
soleil, se levant avant l'aurore pour recueillir sa
pensée avant le bruit du jour dans toute sa force, sa
santé se rétablissait, son corps reprenait
l'apparence de la vigueur, sa voix ces accents mâles et
cette vibration nerveuse que Démosthène faisait
lutter avec le bruit des vagues de la mer, et plus
nécessaires aux hommes qui doivent lutter avec les
tumultes des multitudes. Il était sage, honoré,
aimé, heureux, pas encore envié. La
destinée semblait lui donner tout à la fois, au
commencement de sa vie, cette dose de bonheur et de calme
qu'elle mesure à chacun dans sa carrière, comme
pour lui faire mieux savourer, par la comparaison et par le
regret, les années de trouble, d'action, de tumulte,
d'angoisse et de mort dans lesquelles il allait bientôt
entrer.
Six ans après sa questure en Sicile, Cicéron
fut élu édile, à l'unanimité, par
le peuple rassemblé en tribus. L'édile
était chargé des embellissements de Rome et des
spectacles à donner au peuple. Le peuple, avide de
spectacle, pensa que la Sicile, dont Cicéron avait
conquis l'affection et la reconnaissance, lui enverrait des
gladiateurs, des comédiens et des bêtes
féroces qui illustreraient son édilité.
Cette magistrature donnait aux édiles le droit
d'étaler dans le vestibule de leur maison les images
et les statues de leurs ancêtres. Cicéron, qui
n'avait pas d'ancêtres, n'étala point d'images.
Il accepta, sans s'en humilier, le nom d'homme nouveau, qu'on
donnait à Rome à ceux qui faisaient leur propre
nom, au lieu d'en hériter. Il se trouvait placé
ainsi entre l'aristocratie et la démocratie, dans ce
milieu favorable à l'équité, entre les
deux factions qui se disputaient Rome ;
plébéien par la naissance, patricien par les
charges et par les sentiments. Ce fut l'époque
où il écrivit, à l'instigation des
Siciliens, ses harangues mémorables contre Verres, qui
avait spolié la Sicile de ses objets d'art et de ses
monuments nationaux : ces harangues, qui ne furent jamais
prononcées, firent à jamais, du nom de Verres,
le nom des illustres concussionnaires de nation. Plus tard,
Cicéron, se repentant sans doute d'avoir
infligé au delà du juste une si
flétrissante immortalité au préteur de
Sicile, le secourut de sa bourse dans l'indigence où
ce proconsul était tombé.
Deux ans après son édilité, il brigua la
préture, magistrature qui n'avait au-dessus d'elle que
la première, c'est-à-dire le consulat. Il
soutenait alors, dans le sénat, Pompée, l'idole
de l'aristocratie romaine, qui demandait un pouvoir
illimité pour purger la mer des pirates de Cilicie,
qui assiégeaient les côtes d'Italie.
L'éloquence de Cicéron l'emporta sur la
résistance des démagogues : Pompée fut
dictateur, et Cicéron préteur.
Sa renommée d'incorruptibilité était
telle, qu'un accusé de concussion, nommé Macer,
ami et protégé de Crassus, le plus riche des
Romains, ayant appris que Cicéron était
décidé à voter sa condamnation, lui fit
dire qu'il se sentait jugé d'avance, puisque
Cicéron était contre lui ; et, rentrant dans sa
maison, sans permettre à ses avocats de plaider sa
cause, il se coucha, et mourut d'une mort volontaire,
estimant que la condamnation de Cicéron était
la condamnation des dieux.
Jusque-là cependant, et malgré la
maturité de son âge et l'obstination de ses
études pour perfectionner en lui le don de la parole,
il n'avait plaidé que devant les tribunaux ou devant
le sénat ; mais il ne s'était pas cru capable
encore d'aborder la tribune aux harangues, et de plaider des
causes publiques devant le peuple. Le peuple lui semblait le
plus redoutable et le plus délicat des auditoires. Il
lui fallait, disait-il, une éloquence aussi
intrépide, aussi diverse, aussi soudaine et aussi
toute-puissante que lui. Ce n'était pas trop de la
moitié d'une vie pour s'y préparer.
Il s'y hasarda, pour la première fois, pour soutenir
l'espèce de dictature navale et militaire qu'on avait
donnée à Pompée, et qu'on proposait de
restreindre. Il triompha. Ce triomphe lui valut, deux ans
après, le consulat, objet de son ambition et fondement
de sa gloire. Peu agréable à la multitude, dont
il combattait les désordres, sans racines dans
l'aristocratie, à laquelle il n'appartenait pas par la
naissance, il ne pouvait s'élever que sur ses talents
et sur ses services à cette suprême
magistrature, décernée par l'élection.
Deux hommes funestes, qui tenaient à la fois aux
grandes familles par le sang, à la multitude par les
lâches adulations et par leur complaisance pour ses
crimes, Antonius et Catilina, étaient ses concurrents.
Il commença par détacher Antonius, le moins
dangereux de ses deux rivaux, homme sans caractère, en
lui promettant de servir son ambition, qui n'était que
de la vanité, de l'accepter pour collègue au
consulat, et de lui laisser les grands gouvernements de
l'Italie hors de Rome. Ayant décomposé ainsi la
brigue de ses adversaires, il combattit si vivement la
politique plébéienne et turbulente de Catilina
devant le sénat, que l'aristocratie, flattée de
rencontrer un tel soutien, et le peuple, jaloux de s'assurer
une telle éloquence, le nommèrent, non au
scrutin, mais d'acclamation, consul avec Antonius. Il tint
parole à son collègue, et lui fit donner ce
qu'il désirait, le gouvernement de l'Italie. Quant
à lui, il resta à Rome pour préserver la
république des agitations et des subversions qui
menaçaient tous les jours Rome pendant l'absence de
Pompée, alors en Asie.
Ces circonstances suprêmes ne tardèrent pas
à éclater. Indépendamment des grandes
factions militaires dont nous avons parlé, factions
représentées dans Marius, dans Sylla, dans
Pompée, et bientôt après dans
César ; indépendamment aussi des factions
permanentes des patriciens et des plébéiens qui
déchiraient la république depuis quelques
années, il y avait à Rome une faction de
l'anarchie, de la démagogie et du crime, qui couvait
sous toutes les autres, et qui n'attendait, pour les
renverser et les submerger toutes dans leur propre sang, que
l'occasion d'un trouble civil ou d'une faiblesse du
gouvernement. Les éléments de cette faction
impie, qui bouillonne toujours dans la lie des
sociétés vieillies et malades, étaient
d'abord la populace, écume du peuple qui
s'imprègne et qui se corrompt de tous les vices du
temps, et qui flotte à la surface des grandes villes
au vent de toutes les séditions. C'étaient
ensuite les affranchis, les prolétaires et les
esclaves, rejetés par des lois jalouses en dehors des
droits des citoyens, et toujours prêts à briser
le cadre des lois qui ne s'élargissaient pas pour leur
faire leur juste place ; c'étaient, après,
cette multitude de soldats licenciés de Sylla, de
Marius, de Pompée lui-même, à qui on
avait distribué des terres dans certaines parties de
l'Italie, mais qui, bientôt lassés de leur
médiocrité et de leur oisiveté dans ces
colonies militaires, ou ayant épuisé
promptement dans la prodigalité des nouveaux enrichis
leur fortune, demandaient à s'en faire une autre en
prêtant leurs armes aux séditions de la patrie.
Enfin, c'était un petit nombre de jeunes gens des
premières maisons de Rome, tels que Clodius,
César, Catilina, Crassus, Céthégus, qui,
ayant gardé le crédit en perdant les vertus de
leurs ancêtres, corrompus de moeurs, pervertis de
débauches, ruinés de prodigalités,
signalés de scandales, indifférents d'opinions,
avides de fortune, trahisssant leur sang, leur caste, leurs
traditions, la gloire de leur nom, se faisaient les
flatteurs, les instigateurs, les tribuns, les complices
masqués ou démasqués de la populace, et
cherchaient leur richesse perdue et leur grandeur future dans
l'abîme de leur patrie !
Voilà quels étaient à Rome, au moment
où Cicéron atteignait au pouvoir, les ferments
et les fauteurs de bouleversement. Le chef
momentanément reconnu de toutes ces factions
liguées pour la ruine de la république, si
toutefois l'anarchie peut avoir un chef, était
Catilina.
Catilina, homme d'un sang illustre, d'une trempe virile,
d'une audace effrontée que le peuple prend souvent
pour la grandeur d'âme, d'une renommée
militaire, seule qualité qu'on ne pût lui
contester, d'une de ces éloquences
dépravées qui savent faire bouillonner les
vices dans les parties honteuses du coeur humain,
soupçonné sinon convaincu de meurtre d'un
frère, d'assassinats sur la voie Appienne,
d'empoisonnements secrets, de débauches presque aussi
infâmes que des crimes, mais assez insolent de sa
naissance, assez fort de sa popularité, assez
prêt à la vengeance, et enfin assez
prémuni de liaisons secrètes avec César,
Clodius, Crassus et d'autres sénateurs,
sénateur lui-même, pour qu'un certain
crédit couvrît sa douteuse renommée, pour
que nul n'osât lui reprocher tout haut les forfaits
dont beaucoup l'accusaient tout bas. Catilina était
encore préteur : il avait élevé son
ambition jusqu'au consulat. A peine eut-il été
précipité de son espérance par le
triomphe du grand orateur, qu'il médita de renverser
ce qu'il n'avait pu conquérir, d'égorger le
consul, de proscrire une partie du sénat, d'appeler
les soldats licenciés, les prolétaires, les
esclaves à l'assaut de Rome, et de faire naître
dans cette conflagration de toutes choses une occasion de
revanche, et une dictature de crime pour lui et pour ses
complices. Si César lui-même n'était pas
un complice, il était au moins confident muet et
peut-être impatient du succès de la
conspiration.
A l'immense rumeur d'une si vaste conspiration dont les
têtes seules étaient cachées, mais dont
les membres révélaient partout l'existence,
Cicéron rassemble le sénat, et somme Catilina
d'avouer ou de désavouer son crime. «Mon crime ?
répond insolemment le factieux. Est-ce donc un crime
de vouloir donner une tête à la puissance
décapitée de la multitude, quand le
sénat, qui est la tête du gouvernement, n'a plus
de corps et ne peut rien pour la patrie ?» A ces mots,
Catilina sort, et le sénat, épouvanté de
tant d'audace, donne la dictature temporaire à
Cicéron pour sauver Rome.
Catilina ne s'endort pas après une si franche
déclaration de guerre à sa patrie. Il envoie
à Manlius, un de ses complices, qui commandait un
corps de vétérans en Toscane, le signal de
soulever ses soldats et de marcher sur Rome. Chaque quartier
de la ville est donné par lui à un des
conjurés, qui doit à heure fixe en rassembler
le peuple et en diriger les mouvements. Les armes, les
torches sont prêtes ; les édifices sont
marqués, les victimes comptées : Cicéron
est la première. C'est dans le sang de son premier
citoyen que les scélérats doivent
éteindre les lois antiques de Rome. Une femme
illustre, maîtresse d'un des jeunes patriciens
associés au complot, court dans la nuit avertir
Cicéron de fermer le lendemain sa maison aux sicaires.
Ils se présentent en effet en armes au point du jour
à la porte du consul, dont ils ont promis la
tête ; ils la trouvent gardée par une
poignée de bons citoyens. Cicéron vivant, la
ville a un centre, les lois une main, la patrie une voix, le
sénat un guide. L'exécution du complot est
ajournée. Cicéron n'ajourne pas la vigilance :
il convoque le sénat à la première heure
du jour dans le temple fortifié de Jupiter Stator, ou
conservateur de Rome. Catilina ose s'y présenter,
convaincu que l'absence de preuves contre lui attestera son
innocence, ou que l'audace intimidera le consul. A son
entrée dans le sénat, tous les sénateurs
s'écartent de Catilina, comme pour se préserver
de la contagion ou même du soupçon du crime.
L'horreur avant la loi fait le vide autour du conspirateur.
Cicéron indigné, mais non intimidé, se
lève et adresse à l'ennemi public la terrible
et éloquente apostrophe qui a laissé sur le nom
de Catilina la même trace que le feu du ciel laisse sur
un monument foudroyé. La pensée s'y
précipite sans haleine en paroles courtes, comme si
l'impatience et l'indignation essoufflaient le génie.
En voici quelques mots qui feront juger l'orateur et le
criminel :
«Jusques à quand, Catilina, abuseras-tu de notre
patience ? Combien de temps ta rage éludera-t-elle nos
lois ? A quel terme s'arrêtera ton audace ? Quoi ! ni
la garde qui veille la nuit sur le mont Palatin, ni les
forces répandues dans toute la ville, ni la
conternation du peuple, ni ce concours de tous les bons
citoyens, ni le lieu fortifié choisi pour cette
assemblée, ni les regards indignés de tous les
sénateurs, rien n'a pu t'ébranler ! Tu ne vois
pas que tes projets sont découverts ? que ta
conjuration est ici environnée de témoins,
enchaînée de toutes parts ? Penses-tu qu'aucun
de nous ignore ce que tu as fait la nuit dernière et
celle qui l'a précédée, dans quelle
maison tu t'es rendu, quels complices tu as réunis,
quelles résolutions tu as prises ? 0 temps ! ô
moeurs ! Tous ces complots, le sénat les
connaît, le consul les voit, et Catilina vit encore ?
Il vit, que dis-je ? il vient au sénat ; il est admis
aux conseils de la république ; il choisit parmi nous
et marque de l'oeil ceux qu'il veut immoler. Et nous, hommes
pleins de courage, nous croyons faire assez pour la patrie,
si nous évitons sa fureur et ses poignards ! Depuis
longtemps, Catilina, le consul aurait dû t'envoyer
à la mort, et faire tomber ta tête sous le
glaive dont tu veux tous nous frapper. Le premier des
Gracques essayait contre l'ordre établi des
innovations dangereuses ; un illustre citoyen, le grand
pontife P. Scipion, qui cependant n'était pas
magistrat, l'en punit par la mort. Et lorsque Catilina
s'apprête à faire de l'univers un
théâtre de carnage et d'incendies, les consuls
ne l'en puniraient pas ! Je ne rappellerai point que
Servilius Ahala, pour sauver la république des
changements que méditait Spurius Mélius, le tua
de sa propre main : de tels exemples sont trop anciens. Il
n'est plus, non, il n'est plus ce temps où de grands
hommes mettaient leur gloire à frapper avec plus de
rigueur un citoyen pernicieux que l'ennemi le plus
acharné. Aujourd'hui, un sénatus-consulte nous
arme contre toi, Catilina, d'un pouvoir terrible. Ni la
sagesse des consuls, ni l'autorité de cet ordre ne
manquent à la république ; nous seuls, consuls
sans vertus, nous manquons à nos devoirs.
Rappelle à ta mémoire l'avant-dernière
nuit, et tu comprendras que je veille encore avec plus
d'activité pour le salut de la république que
toi pour sa perte. Je te dis que l'avant-dernière nuit
tu te rendis (je parlerai sans déguisement) dans la
maison du sénateur Léca. Là se
réunirent en grand nombre les complices de tes
criminelles fureurs. Oses-tu le nier ? Tu gardes le silence !
Je t'en convaincrai, si tu le nies ; car je vois ici dans le
sénat des hommes qui étaient avec toi. Dieux
immortels ! où sommes-nous ? Dans quelle ville,
ô ciel ! vivons-nous ? Quel gouvernement est le
nôtre ? Ici, pères conscrits, ici même,
parmi les membres de cette assemblée, dans le conseil
auguste où se pèsent les destinées de
l'univers, des traîtres conspirent ma perte, la
vôtre, celle de Rome, celle du monde entier. Et ces
traîtres, le consul les voit et prend leur avis sur les
grands intérêts de l'Etat ; quand leur sang
devrait déjà couler, il ne les blesse pas
même d'une parole offensante. Oui, Catilina, tu as
été chez Léca l'avant-dernière
nuit ; tu as partagé l'Italie entre tes complices ; tu
as marqué les lieux où ils devaient se rendre ;
tu as choisi ceux que tu laisserais à Rome, ceux que
tu emmènerais avec toi ; tu as désigné
l'endroit de la ville où chacun allumerait l'incendie
; tu as déclaré que le moment de ton
départ était arrivé ; que si tu
retardais de quelques instants, c'était parce que je
vivais encore. Alors il s'est trouvé deux chevaliers
romains qui, pour te délivrer de cette
inquiétude, t'ont promis de venir chez moi cette
nuit-là même, un peu avant le jour, et de
m'égorger dans mon lit. A peine étiez-vous
séparés, que j'ai tout su. Je me suis
entouré d'une garde plus nombreuse et plus forte. J'ai
fermé ma maison à ceux qui, sous
prétexte de me rendre leurs devoirs, venaient de ta
part pour m'arracher la vie. Je les ai nommés d'avance
à plusieurs de nos premiers citoyens, et j'avais
annoncé l'heure où ils se présenteraient
[...]
Peux-tu, Catilina, jouir en paix de la lumière qui
nous éclaire, de l'air que nous respirons, lorsque tu
sais qu'il n'est personne ici qui ignore que la veille des
calendes de janvier, le dernier jour du consulat de
Lépidus et de Tullus, tu te trouvas sur la place des
comices, armé d'un poignard ? que tu avais
aposté une troupe d'assassins pour tuer les consuls et
les principaux citoyens ? que ce ne fut ni le repentir ni la
crainte, mais la fortune du peuple romain, qui arrêta
ton bras et suspendit ta fureur ? Je n'insiste point sur ces
premiers crimes ; ils sont connus de tout le monde, et bien
d'autres les ont suivis. Combien de fois, et depuis mon
élection, et depuis que je suis consul, n'as-tu pas
attenté à ma vie ? Combien de fois n'ai-je pas
eu besoin de toutes les ruses de la défense, pour
parer des coups que ton adresse semblait rendre
inévitables ? Il n'est pas un de tes desseins, pas un
de tes succès, pas une de tes intrigues dont je ne
sois instruit à point nommé. Et cependant, rien
ne peut lasser ta volonté, décourager tes
efforts. Combien de fois ce poignard dont tu nous menaces
a-t-il été arraché de tes mains ?
Combien de fois un hasard imprévu l'en a-t-il fait
tomber ? Et cependant il faut que ta main le relève
aussitôt. Dis-nous donc sur quel affreux autel tu l'as
consacré, et quel voeu sacrilège t'oblige
à le plonger dans le sein d'un consul !
A quelle vie, Catilina, es-tu désormais
condamné ? Car je veux te parler en ce moment, non
plus avec l'indignation que tu mérites, mais avec la
pitié que tu mérites si peu. Tu viens d'entrer
dans le sénat : eh bien, dans une assemblée si
nombreuse, où tu as tant d'amis et de proches, quel
est celui qui a daigné te saluer ? Si personne avant
toi n'essuya jamais un tel affront, pourquoi attendre que la
voix du sénat prononce le flétrissant
arrêt si fortement exprimé par son silence ?
N'as-tu pas vu à ton arrivée tous les
sièges rester vides autour de toi ? N'as-tu pas vu
tous ces consulaires, dont tu as si souvent résolu la
mort, quitter leur place quand tu t'es assis, et laisser
désert tout ce côté de l'enceinte ?
Comment peux-tu supporter tant d'humiliations ? Oui, je te le
jure, si mes esclaves me redoutaient comme tous les citoyens
te redoutent, je me croirais forcé d'abandonner ma
maison ; et tu ne crois pas devoir abandonner la ville ! Si
mes concitoyens, prévenus d'injustes soupçons,
me haïssaient comme ils te haïssent, j'aimerais
mieux me priver de leur vue que d'avoir à soutenir
leurs regards irrités ; et toi, quand une conscience
criminelle t'avertit que depuis longtemps ils ne te doivent
que de l'horreur, tu balances à fuir la
présence de ceux pour qui ton aspect est un cruel
supplice ! Si les auteurs de tes jours tremblaient devant
toi, s'ils te poursuivaient d'une haine
irréconciliable, sans doute tu n'hésiterais pas
à t'éloigner de leurs yeux. La patrie, qui est
notre mère commune, te hait ; elle te craint ; depuis
longtemps elle a jugé les desseins parricides qui
t'occupent tout entier. Eh quoi ! tu mépriseras son
autorité sacrée ! tu te révolteras
contre son jugement ! tu braveras sa puissance ! Je crois
l'entendre en ce moment t'adresser la parole : Catilina,
semble-t-elle te dire, depuis quelques années il ne
s'est pas commis un forfait dont tu ne sois l'auteur, pas un
scandale où tu n'aies pris part. Toi seul as eu le
privilège d'égorger impunément les
citoyens, de tyranniser et de piller les alliés.
Contre toi les lois sont muettes et les tribunaux
impuissants, ou plutôt tu les as renversés,
anéantis. Tant d'outrages méritaient toute ma
colère, je les ai dévorés en silence.
Mais être condamné à de
perpétuelles alarmes à cause de toi seul ; ne
voir jamais mon repos menacé que ce ne soit par
Catilina ; ne redouter aucun complot qui ne soit lié
à ta détestable conspiration, c'est un sort
auquel je ne peux me soumettre. Pars donc, et
délivre-moi des terreurs qui m'obsèdent : si
elles sont fondées, afin que je ne périsse
point ; si elles sont chimériques, afin que je cesse
de craindre».
L'éloquence humaine s'éleva rarement plus haut
que dans cette lutte corps à corps entre
Cicéron et les complices de Catilina. Quant à
la conspiration en elle-même, elle présentait
sans doute plus de surface que de profondeur, et plus
d'occasion à l'éloquence que de danger
réel à l'héroïsme du consul.
Catilina était au fond un de ces aventuriers que
parfois des politiques pervers encouragent de leurs
connivences secrètes, comme on en a revu dans nos
révolutions modernes, mais que tout le monde
exècre et désavoue quand ils se montrent, parce
qu'ils font scandale même dans le crime. Personne
à Rome n'osa défendre Catilina. La patrie fut
sauvée d'un fantôme plus que d'un oppresseur par
Cicéron. Il montra peu de jours après une
résolution plus ferme ; mais ce fut une
résolution contre des vaincus. Quelques complices
attardés de Catilina, restés à Rome
après son départ, et convaincus de
correspondance avec lui, sont saisis et emprisonnés
par le consul. Les immoler sans jugement, et malgré
les lois protectrices de la vie des citoyens, c'était
assumer la responsabilité la plus terrible ; les
relâcher, c'était proclamer l'impunité
des complots. Cicéron soumet le problème au
sénat. César les défend avec le
dédain et la protection du mépris, mais avec
l'habileté d'un complice. Le sénat
hésite ; Cicéron s'obstine, s'indigne,
relève la colère abattue des sénateurs,
demande la mort, et l'obtient au nom du péril public.
En sortant du sénat, il fait exécuter, de sa
seule autorité, Lentulus, Céthégus, tous
les grands suspects du parti de Catilina ; puis, sortant
intrépidement de la prison où ils viennent
d'expirer sous ses licteurs, et passant devant les groupes de
leurs partisans qui attendaient leur sort : Ils ont
vécu ! dit-il en les défiant du regard. Et
il alla rendre grâces aux dieux du salut de Rome.
La faction de Catilina, tellement réprouvé
qu'il n'avait pu emmener de Rome avec lui que trois cents
scélérats perdus d'opinion et de
renommée, fut abattue en un jour à Florence,
comme elle l'avait été en une nuit à
Rome.
Le consulat de Cicéron finit dans la terreur des
factieux et dans la reconnaissance des bons citoyens.
César et son parti alors naissant, plus redoutable que
celui de Catilina, s'opposèrent seuls à ce que
Cicéron rendît compte au peuple des mesures
qu'il avait prises et du sang qu'il avait versé.
«Eh bien, dit Cicéron en paraissant à la
tribune, où César, préteur, lui refusa
la parole, je ne ferai point de harangues, mais je ferai un
serment». Le peuple, étonné, attendit le
serment du consul. «Je jure, s'écria
Cicéron en attestant sa conscience, sa patrie et les
dieux, je jure que j'ai sauvé la république
!» César et ses complices protestèrent en
vain par leur silence contre le meurtre de leurs amis ; le
peuple tout entier applaudit au témoignage du sauveur
de Rome, et l'accompagna respectueusement jusqu'au seuil de
sa maison. On lui décerna, quelques jours
après, le titre de Père de la patrie.
Les empereurs s'arrogèrent plus tard ce titre. Rome
libre le donna d'elle-même et pour la première
fois à Cicéron. Les villes de l'Italie lui
dressèrent des statues comme à un dieu. On
l'appelait le second fondateur de Rome. Ce fut le sommet de
sa gloire et de sa fortune : l'envie l'y attendait. La
république était dans un tel état,
qu'elle n'avait plus de place pour un si honnête et si
glorieux citoyen. Elle tolérait les grands talents et
les grandes renommées, mais à condition qu'ils
fussent alliés à de grands vices. Tous les
partis avaient intérêt à écarter
Cicéron, car tous avaient quelque complaisance ou
lâche ou criminelle à lui demander. Quand les
nations sont décidées à se perdre ou
à se souiller, elles écartent les grands
témoins qui les feraient rougir de leur
bassesse.
Telle était Rome dans ces années qui
précédèrent l'usurpation de César
et l'anéantissement de la république.
Depuis que Pompée, tant de fois consul et
triomphateur, était rentré à Rome, et
que César avait grandi en ambition, en intrigue, en
popularité et en gloire, Rome était
divisée en trois partis qui marchaient d'un pas
presque égal à la ruine de la
liberté.
Le premier et le plus puissant était celui de
Pompée, idole du sénat, cher aux soldats,
modérateur et soutien tout à la fois de la
noblesse, n'aspirant pas à détruire, mais
à dominer les institutions, n'ayant de l'ambition que
ce qu'elle a d'honnête et de patriotique, heureux de
conserver la république pourvu qu'il en fût le
patron et le grand citoyen, et cherchant à tenir entre
tous les excès une balance où son nom et son
épée faisaient toujours pencher le pouvoir. On
voit, par les noms des hommes qui suivirent plus tard sa
fortune, que ce qui restait à Rome de vertu et de
liberté était alors, avec Caton et
Cicéron, de ce parti.
Le second était celui des démagogues, qui
adulaient par ambition les plus sordides et les plus
sanguinaires instincts de la multitude, qui ne cessaient de
l'animer contre le sénat et contre les patriciens, qui
déclaraient la guerre à toutes les lois, qui ne
voulaient de lois que les séditions et les meurtres
soufflés par leurs tribuns, et qui, par l'effroi de
leur anarchie et de leurs crimes, repoussaient les meilleurs
citoyens dans les dictatures. Le chef le plus redoutable de
ce parti populaire était Clodius.
Enfin, le parti de César, parti d'un homme qui avait
été doué par la nature et par la fortune
de tous les dons de la naissance, du rang, de la richesse, de
l'éducation, de l'éloquence, du courage et du
génie, et qui les prostituait tous, jeune à ses
vices, mûr à sa gloire et à son ambition.
César, né du sang le plus illustre de Rome,
avait pris de bonne heure le parti des démagogues,
comme on l'a vu à l'occasion de Catilina, afin d'avoir
deux instruments de son élévation :
auprès du sénat, son aristocratie ;
auprès de la multitude, sa popularité. Il avait
besoin aussi, pour couvrir sa mauvaise renommée de
jeunesse, de cette faveur passionnée de la
plèbe, qui n'exige pas l'estime, pourvu qu'on caresse
ses caprices et ses anarchies. Enfin il s'était
déjà signalé dans la guerre, et
particulièrement dans la guerre contre les pirates de
Cilicie. Il aspirait à égaler les exploits de
Pompée par la conquête des Gaules, afin de
fonder sa vie sur quelque grande gloire conquise au peuple
romain, de s'attacher une armée personnelle, et de
revenir ensuite imiter Marius, Sylla, Pompée à
Rome : car la liberté n'était
déjà plus la perspective de personne, et la
suprématie sur la république était le
rêve et l'ambition de tous.
Pour parvenir au gouvernement des Gaules, objet actuel de ses
desseins, César, qui savait flatter l'aristocratie
aussi bien que complaire à la multitude, caressait en
ce moment Pompée et Clodius. Il demandait à
l'un les suffrages du sénat et des légions ; il
demandait à l'autre les voix du peuple. Pour complaire
à Clodius, il fallait lui livrer Cicéron, ce
père de la patrie, qui avait sauvé la
république des démagogues, que Clodius, leur
chef, voulait venger. L'instant était bien choisi pour
cette vengeance. Pompée et Crassus, autres hommes
puissants sur le sénat, avaient intérêt
à éloigner César, dont les intrigues et
la popularité les gênaient à Rome. Ils
lui concédaient les Gaules pour l'écarter des
yeux et de l'oreille du peuple, qui commençait
à trop le regarder et à trop l'écouter.
Bien que Cicéron fût des amis de Pompée,
Pompée, ami froid et négligent, un peu
fatigué aussi de la trop éclatante
renommée du sauveur de Rome, sacrifiait,
momentanément au moins, Cicéron à
César qui le redoutait, à Crassus qui le
haïssait, à Clodius qui avait juré sa
perte. Le grand intérêt que Pompée avait
de complaire à César prévalait sur
l'amitié.
La haine de Clodius contre Cicéron avait
été envenimée encore récemment
par un de ces hasards de la vie privée qui deviennent
des causes de catastrophes publiques. Clodius, d'une race
aussi illustre que celle de César, et aussi
débordé que lui dans ses amours, s'était
épris d'une passion effrénée pour la
jeune femme de César, nommée Pompéia.
Soit que cette jeune femme, complice de cette passion,
eût assigné une rencontre à son amant
dans sa maison, soit que Clodius eût affronté,
sans l'aveu de Pompéia, le seuil de César, il
avait été surpris la nuit, par une esclave,
déguisé en femme, dans le vestibule de
César. C'était un jour de sacrifice et de
mystères que les femmes accomplissaient seules, et
pendant lequel il n'était permis à aucun homme
de rester sous le même toit. César, sans se
plaindre de sa femme et sans rompre avec Clodius, qu'il
ménageait à cause du peuple, avait
répudié Pompéia. Clodius avait
été mis en jugement comme profanateur des
saints mystères. Cicéron avait
déposé contre Clodius ; il avait
été poussé à cette
déposition par Térentia, sa femme, ambitieuse
et jalouse. Térentia haïssait Clodius, parce que
Cicéron admirait la jeune Clodia, soeur de Clodius.
Térentia craignait qu'il ne songeât à la
répudier pour épouser cette rivale. Ainsi, des
jalousies de femme à Rome allaient, comme autrefois
à Athènes, décider des plus grands
événements de la république.
Clodius, absous malgré Cicéron par la faveur
impérieuse de la multitude et par le silence politique
de César, abjura sa noblesse et se fit adopter par un
plébéien, afin de pouvoir être
nommé tribun du peuple, magistrature qui personnifiait
à Rome les intérêts et les passions
populaires, et qui contre-balançait souvent les
consuls et le sénat. C'est ainsi que Mirabeau, de nos
jours, abjura sa caste pour se faire élire, à
Marseille, par le peuple contre l'aristocratie.
Le sénat, les consuls, Crassus, César,
Pompée lui-même, ayant abandonné, ceux-ci
par impuissance, ceux-là par négligence, les
autres par complaisance, tout le pouvoir dans Rome à
Clodius, agitateur et flatteur du peuple, dont il
était en même temps tribun, celui-ci remplit la
ville de sa haine et de sa vengeance contre Cicéron.
Il fit voter un plébiscite qui condamnait à
l'exil quiconque aurait fait mourir un citoyen romain non
condamné par le peuple. C'était la proscription
anonyme de Cicéron ; il le comprit ; il essaya en vain
de soulever en sa faveur l'indignation et l'énergie
des bons citoyens ; il ne souleva que leur pitié et
leur douleur. Rome était dans un de ces moments
où chacun, pensant à sa propre
sûreté, n'a ni le temps ni la liberté de
s'intéresser au malheur d'autrui. L'ambition militaire
de Pompée, de César et de Crassus,
liguée avec l'anarchie populaire, livrait Rome
à l'agitation, à la turbulence et aux crimes de
Clodius. Peut-être même ces trois chefs de
l'armée, tour à tour investis de la dictature
ou aspirant à en être revêtus, se
réjouissaient-ils en secret d'une licence et d'une
démagogie de la multitude qui, en attestant dans Rome
l'insuffisance des lois et la décadence de l'esprit
civique, feraient sentir plus fortement aux citoyens la
nécessité d'un pouvoir arbitraire, et
serviraient d'avance d'excuse à la tyrannie. Quoi
qu'il en soit, ils fermaient volontairement les yeux sur les
attentats de Clodius contre Cicéron. Crassus et
César favorisaient ouvertement le tribun.
Pompée lui-même, qui venait d'épouser,
dans un âge déjà avancé, la
belle-fille de César, et qui était épris
jusqu'à l'adoration de sa jeune épouse, ne
pouvait décemment, disait-il, se déclarer pour,
celui que César condamnait. Pompée
s'était retiré dans une de ses maisons de
campagne pour y jouir en paix de son loisir et de son amour ;
il y fermait son âme aux bruits de Rome. Cicéron
étant venu le voir pour réclamer l'appui qu'il
devait à son ancienne amitié, Pompée,
embarrassé de la présence d'un ami malheureux
dont le malheur seul était pour lui un reproche
d'ingratitude, s'évada par la porte de ses jardins
pendant que Cicéron entrait par celle de son
vestibule, et ordonna à ses affranchis de le chercher
partout où l'on serait sûr de ne pas le
découvrir. Cicéron, plus consterné de la
faiblesse de Pompée que de sa propre ruine, revint
à Rome, et, prenant des habits de deuil, il alla de
porte en porte, suivi d'un cortège de parents, de
clients et d'amis également vêtus de deuil,
provoquer, par toutes ces marques d'abattement, la compassion
de la ville qu'il avait sauvée, et solliciter,
à la manière antique, les voix des citoyens
pour sa cause. Le peuple le voyait passer avec
émotion, plus éloquent dans son silence qu'il
ne le fut jamais à la tribune. Clodius, redoutant
l'effet de la pitié du peuple, ameuta contre le
suppliant cette plèbe sans pitié et sans
pudeur, qui regarde la dégradation du talent et de la
vertu comme une victoire de la bassesse et de l'envie, et qui
se réjouit de fouler aux pieds tout ce qui tombe.
Suivi de cette tourbe armée et insolente, Clodius se
trouvait partout sur les pas de Cicéron, attaquait son
cortège, faisait déchirer les habits de ses
clients, remplissait les rues de tumulte, de rixes, de
meurtres, et, encourageant ses vils licteurs à
martyriser le grand citoyen, le faisait assaillir d'injures,
de sarcasmes, de boue et de pierres, et le forçait
à rentrer souillé et sanglant dans sa maison.
Les consuls, impuissants, lui conseillaient, au lieu de le
défendre, de céder au temps, et de laisser
passer l'orage en s'éloignant d'une patrie où
son ennemi régnait seul. Le sénat, dont la
cause de Cicéron était la cause, s'assemblait
en vain pour le protéger. Les sénateurs,
abandonnés à eux-mêmes par Pompée,
Crassus et César, et assiégés dans le
sénat par les satellites de Clodius,
déchiraient leurs toges d'indignation, et attestaient,
en se dispersant, l'impuissance des lois, la
lâcheté des généraux, l'oppression
des citoyens, la ruine de la république.
Il céda enfin au sort, et succomba avec sa patrie.
S'attendant bien, après son départ, à la
dévastation ou à l'incendie de sa maison, il en
voulut préserver au moins les choses
vénérées ; et, prenant dans ses
divinités domestiques une petite statue en ivoire de
Minerve, gardienne et protectrice de Rome, symbole de cette
sagesse divine qui inspire et qui conserve les empires, il la
porta au Capitole, forteresse, temple et palais de Rome, et
l'y consacra pour la rendre inviolable aux spoliateurs. Puis,
suivi d'un petit nombre d'amis et de serviteurs, armés
pour le protéger contre le poignard, il sortit la nuit
de Rome, et prit par des sentiers infréquentés
le chemin de la mer de Sicile.
A peine Clodius eut-il connaissance de son départ,
qu'arrachant plus facilement au peuple un vain décret
d'exil contre celui qui semblait s'exiler lui-même, il
fit porter un plébiscite qui bannissait à
jamais Cicéron à cinq cents milles de distance
de la ville, et qui ordonnait, sous peine de mort, à
tous les citoyens, de refuser le feu et l'eau à celui
que la reconnaissance publique avait proclamé le
second fondateur de Rome.
Il arriva à Cicéron, dans sa fuite, ce qui
arrive à tous les hommes puissants tombés dans
la disgrâce de la fortune et dans l'inimitié du
peuple. Ceux qui ne le connaissaient que par sa
renommée et qui ne lui devaient rien l'accueillirent
avec une généreuse hospitalité, et
s'honorèrent d'offrir l'abri de leur toit à une
grande infortune poursuivie par une grande injustice. Ceux
qu'il avait élevés aux honneurs et
comblés de biens pendant son consulat se
détournèrent, de peur d'être
contaminés aux yeux des puissants du jour par son
contact, ou se hâtèrent de l'accuser et de
l'insulter, de peur qu'on ne les crût reconnaissants.
Le préteur de Sicile, qui lui devait tout, le fit
prier de ne pas espérer un asile dans son gouvernement
; et une de ses créatures, à qui il demanda
l'abri de sa maison, quand il fut arrivé à une
petite ville au bord de la mer, pour y attendre une barque,
lui refusa sa porte, et lui offrit, par grâce, un abri
honteux dans une de ses métairies. Cicéron,
indigné, s'éloigna de ce seuil inhospitalier
à qui son ombre portait malheur, et alla à
Brindes, où il s'embarqua seul et presque nu pour la
Grèce, patrie de ses pensées. Pendant qu'il
saluait, à travers ses larmes, les rivages fuyants de
l'Italie pleine de son nom, Clodius, armant de torches la
populace, incendiait à Rome sa maison, la rasait
jusqu'aux fondements, et faisait construire à la place
un temple de l'Anarchie. Puis, lançant ses sicaires
dans toutes les provinces où Cicéron
possédait des maisons de campagne ou des jardins, il
faisait mettre à l'encan ses demeures, ses livres, ses
forêts, pour le dépouiller même des traces
de ses pas, du charme de ses études, de l'ombre de ses
arbres, pour lui enlever jusqu'aux souvenirs de son bonheur
dans tout ce qui fut sa patrie.
Mais le respect pour Cicéron et l'horreur de
s'investir des dépouilles de celui à qui chaque
Romain devait son propre foyer étaient tels, dit
Plutarque, que personne ne se présentait pour acheter.
Sa correspondance, que nous avons eu le bonheur de conserver
tout entière, va nous faire lire ici, jusque dans le
fond de l'âme d'un grand homme, les abattements de
l'exilé, les tendresses du père, les faiblesses
de l'époux, les résignations du philosophe et
les tristesses du citoyen.
Cicéron proscrit, en arrivant en Grèce, se
proposait de séjourner dans sa chère
Athènes, que l'exemple et les lettres de son ami
Atticus lui avaient appris à tant aimer. Mais l'ombre
de leur vie passée suit les hommes publics jusque sur
la terre étrangère : la mer, qui les
sépare de leur patrie, ne les sépare pas de
leur nom. Celui de Cicéron le précédait
et le dénonçait partout. Il apprit que les
restes du parti de Catilina et les complices de Clodius
l'attendaient à Athènes, pour lui demander
compte, le poignard à la main, de la vie de Catilina,
de Lentulus et de Céthégus. Il se
détourna prudemment de cette trace de sang qui
semblait le devancer et le poursuivre, et il se
réfugia à Thessalonique, colonie romaine au
fond de la Méditerranée, au pied des montagnes
de la Macédoine.
«Que je me repens, écrit-il en route ; que je me
repens, mon cher Atticus, de n'avoir pas prévenu par
ma mort volontaire l'excès de mes malheurs ! En me
suppliant de vivre, vous ne pouvez qu'une chose :
arrêter ma main prête à me frapper
moi-même ; mais, hélas ! je ne m'en repens pas
moins tous les jours de ne pas avoir sacrifié cette
vie pour sauver mon héritage à ma famille : car
qu'est-ce qui peut maintenant m'attacher à l'existence
? Je ne veux pas, mon cher Atticus, vous
énumérer ces malheurs, dans lesquels j'ai
été précipité bien moins par le
crime de mes ennemis que par la lâcheté de mes
envieux. (Allusion poignante à Pompée, à
Crassus, à César.) Mais j'atteste les dieux que
jamais homme ne fut écrasé sous une telle masse
de calamités, et qu'aucun n'eut jamais occasion de
souhaiter davantage la mort !... Ce qui me reste de temps
à vivre n'est pas destiné à
guérir mes maux, mais à les finir !... Vous me
reprochez le sentiment et la plainte de mes maux. Mais y
a-t-il une seule des adversités humaines qui ne soit
accumulée dans la mienne ? Qui donc tomba de plus
haut, d'un sort plus assuré en apparence, doué
de telles puissances de génie, de sagesse, de faveur
publique, d'estime et d'appui d'une telle masse de grands et
bons citoyens ?... Puis-je oublier en un jour ce que
j'étais hier, ce que je suis encore aujourd'hui ? A
quelles dignités, à quelle gloire, à
quels enfants, à quels honneurs, quelles richesses
d'âme et de biens, à quel frère enfin (un
frère que j'aime à cet excès, qu'il m'a
fallu, par un genre inouï de supplice, me séparer
sans l'embrasser, de peur qu'il ne vît mes larmes et
que je ne pusse moi-même supporter sa pâleur et
son deuil) je suis arraché !... Ah !
j'énumérerais encore bien d'autres causes de
désespoir, si mes larmes elles-mêmes ne me
coupaient la voix !... Je sais, et c'est là la plus
amère de mes peines, que c'est par mes fautes que j'ai
été abîmé dans un telle ruine !...
Vous me parlez, dans votre dernière lettre, de l'image
que l'affranchi de Crassus vous a faite de mon
désespoir et de ma maigreur !... Hélas ! chaque
jour qui se lève accroît ces maux, au lieu de
les soulager. Le temps diminue le sentiment des autres
malheurs ; mais les miens sont de telle nature, qu'ils
s'aggravent continuellement par le sentiment de la
misère présente comparée avec la
félicité perdue !... Pourquoi un seul de mes
amis ne m'a-t-ilpas mieux conseillé ? Pourquoi me
suis-je laissé glacer le coeur par cette froideur de
Pompée ? Pourquoi ai-je pris une résolution et
une attitude de coupable suppliant, indignes de moi ?
Pourquoi n'ai-je pas affronté ma fortune ? Si je
l'avais fait, ou je serais mort glorieusement à Rome,
ou je jouirais maintenant du fruit de ma victoire !... Mais
pardonnez-moi ces reproches, ils doivent tomber sur moi plus
que sur vous ; et si je parais vous accuser avec moi, c'est
moins pour m'excuser moi-même que pour me rendre ces
fautes plus pardonnables en y associant un autre
moi-même. [...] Non, je n'irai point en Asie, parce que
je fuis les lieux où je puis rencontrer des Romains et
où ma célébrité, autrefois ma
gloire, me poursuit maintenant comme une honte !... Et puis
je ne voudrais pas m'éloigner davantage, de peur que
si, par hasard, il arrivait quelque changement
inespéré à ma fortune du
côté de Rome, je ne fusse trop longtemps
à l'ignorer. J'ai donc résolu d'aller me
réfugier dans votre maison en Epire, non pas à
cause de l'agrément du séjour, bien
indifférent à un malheureux qui fuit même
la lumière du jour, mais pour être, dans ce port
que vous m'offrez, plus prompt à repartir pour ma
patrie, si jamais elle m'était rouverte, pour y
recueillir ma misérable existence dans une solitude
qui me la fera supporter plus tolérablement, ou, ce
qui vaudrait mieux encore, qui m'aidera à
dépouiller plus courageusement la vie. Oui, je dois
écouter encore les supplications de la plus tendre et
de la plus adorée des filles !... Mais, avant peu, ou
l'Epire m'ouvrira le chemin du retour dans ma patrie, ou je
m'ouvrirai à moi-même le chemin de la vraie
délivrance !... Je vous recommande mon frère,
ma femme, ma fille, mon fils ; mon fils, à qui je ne
laisserai pour héritage qu'un nom flétri et
ignominieux !...»
Mais au moment où Cicéron se préparait
à mourir, pour se punir lui-même du crime de ses
ennemis, de la lâcheté de ses amis et de sa
propre infortune, l'excès de la tyrannie populaire
rappelait la pensée de Rome vers celui qui l'avait
sauvée, par son éloquence et par son courage,
de la nécessité des dictateurs ou de la honte
des anarchies. Clodius, sans contre-poids, obligé
d'enchérir chaque jour sur les démences et sur
les excès de la veille, afin de rester à la
tête de la populace, à laquelle on ne peut
complaire qu'en lui cédant, commençait à
fatiguer la licence elle-même, et à
inquiéter Pompée non seulement sur sa
puissance, mais sur sa vie. Il menaçait
également César jusqu'au sein de son
armée des Gaules. César, Pompée, le
sénat, les patriciens opprimés, les
plébéiens vertueux, se liguèrent
sourdement pour inspirer au peuple l'horreur de Clodius et le
rappel de Cicéron, le seul homme qu'ils pussent
opposer, à la tribune aux harangues, à la
popularité perverse du tribun.
Un homme intrépide, client de Cicéron, tribun
lui-même, nommé Fabricius, osa proposer ce
rappel au peuple du haut de la tribune. Clodius, qui
s'attendait à cette tentative des amis de
Cicéron, et qui avait rempli le Forum de ses
partisans, de ses gladiateurs et de ses sicaires, craignant
l'estime et l'amour du peuple pour le grand proscrit, donna
le signal du meurtre à ses assassins, précipita
Fabricius de la tribune, dispersa le cortège des amis
de Cicéron, et couvrit de cadavres la place publique.
Le frère de Cicéron, blessé
lui-même, par le fer des gladiateurs de Clodius,
n'échappa à la mort qu'en se cachant sous les
corps amoncelés sur les marches de la tribune.
Sextius, un des tribuns, fut immolé en
résistant aux fureurs de son collègue. Clodius,
vainqueur, ou plutôt assassin de Rome, courut, la
torche à la main, brûler le temple des Nymphes,
dépôt des registres publics, afin
d'anéantir jusqu'aux rouages mêmes du
gouvernement. A la lueur de l'incendie, il alla attaquer la
maison du tribun Milon et du préteur Cécilius.
Milon repoussa avec ses amis les satellites du
démagogue, et, convaincu qu'il n'y avait plus de
justice dans Rome que celle qu'on se ferait désormais
à soi-même, il enrôla une troupe de
gladiateurs pour l'opposer aux sicaires de Clodius. Le
sénat, abrité enfin par cette poignée de
satellites de Milon, et encouragé à l'audace
par l'indignation du peuple, qui commençait à
rougir de lui-même, porta le décret de rappel de
Cicéron. Le même décret ordonnait que ses
maisons seraient rebâties aux frais du trésor
public, et convoquait à Rome tous les citoyens qui
s'intéressaient à la justice et à la
vertu, pour y appuyer contre les séditieux de Clodius
le rappel du proscrit. Pompée lui-même, alors
à Capoue, présida les comices immenses des
citoyens de la Campanie, qui se levaient à la voix du
sénat pour délivrer Rome. Clodius, vaincu et
hué dans les comices par la majorité presque
unanime du peuple, se retira dans la popularité des
mercenaires et des scélérats, son
cortège ordinaire. Cicéron, averti par ses amis
de ce retour de justice de sa patrie, débarqua
à Brindes, port de la grande Grèce, où
il s'était embarqué quelques mois auparavant
pour l'exil. Sa fille, Tullia, l'attendait sur la plage,
image la plus belle et la plus chère pour lui de la
patrie.
«Et il se trouva, écrit-il lui-même de
Brindes à son ami Atticus, que c'était le jour
de la naissance de cette fille chérie, le jour de la
fondation de Brindes, et le jour de la dédicace
à Rome du temple du Salut public... J'y reçus,
écrit-il encore, une lettre de mon frère, qui
m'apprenait que mon bannissement avait été
révoqué ce jour-là par le scrutin du
peuple de toute la république. Je fus accueilli
à Brindes par un concours immense des provinces
voisines. J'en sortis pour me rendre à Rome,
entouré d'un cortège de députés
de toutes les villes, envoyés pour m'apporter les
félicitations de toute l'Italie. Je m'avançai
vers la capitale à travers une telle haie de citoyens,
qu'il n'y manquait pas un seul des hommes connus dans la
république aux nomenclateurs. Quand j'approchai de la
porte de Rome qui mène en Campanie, je trouvai les
degrés de tous les temples inondés, par
étages, d'une innombrable multitude, dont la
présence, les applaudissements, l'ivresse,
m'acompagnèrent, en se renouvelant, jusqu'au Capitole,
à travers les rues, les places, le Forum et les
avenues de ce temple lui-même, où l'Italie
entière semblait me rapporter dans ses bras !...
»
Le sénat, les chevaliers romains, les citoyens
romains, étaient sortis des murs pour le recevoir, et
l'escortèrent jusqu'à la maison de son
frère, ne pouvant rebâtir en un jour celle que
Clodius avait brûlée. Triomphe spontané,
au-dessus de tous les triomphes, puisqu'il était
décerné par le coeur seul de sa patrie, et qui
lui fit dire à lui-même «qu'on pouvait le
soupçonner d'avoir souhaité son exil pour
obtenir un tel retour».
Mais à peine avait-il passé une nuit sous le
toit de ses pères que déjà
l'unanimité de ce triomphe réveillait l'envie
de ceux-là mêmes qui l'avaient escorté,
et qu'ouvrant son âme à Atticus absent, il lui
écrit :
«Voilà l'état où je me trouve
maintenant : malheureux, si je considère mes
félicités passées ; heureux, si je me
compare à mes adversités récentes. Mes
affaires privées, comme vous le savez, sont
déplorables. J'ai, de plus, des soucis et des
tribulations domestiques que je ne puis confier à des
lettres. (Il voulait parler de Térentia, sa femme,
dont les querelles avec son frère l'affligeaient.)
J'aime mon frère, se hâtait-il d'ajouter, avec
toute l'affection que mérite sa tendresse sans
exemple, sa courageuse fidélité, son
inaltérable dévouement ! Accourez, j'ai besoin
de vos conseils ; il faut que nous concertions ensemble pour
moi le commencement d'une nouvelle vie !...
Déjà quelques-uns de ceux qui me
défendaient absent commencent à s'irriter
secrètement contre moi depuis que je suis à
Rome, et à témoigner ouvertement l'envie qu'ils
me portent... Les consuls ne m'ont adjugé que deux
millions de sesterces pour ma maison de Rome (deux cent mille
francs), cinq cent mille sesterces pour ma maison de Tusculum
(quarante mille francs), deux cent cinquante mille sesterces
pour ma maison de Formies (vinq-cinq mille francs).
D'où vient cette estimation inique, qui indigne non
seulement les honnêtes gens, mais même la
multitude ?... Ceux qui m'ont coupé les ailes ne
veulent pas qu'elles repoussent... Mes affaires domestiques
sont ruinées. On rebâtit ma maison de Rome ;
vous jugez à quels frais pour un proscrit ! Quant
à ma maison de Formies, que je suis tenu de
reconstruire aussi, je ne puis ni la revoir dans sa ruine ni
m'en défaire. Je cherche vainement à vendre ma
retraite de Tusculum. D'autres chagrins intérieurs
m'assiègent, que je vous dévoilerai plus
clairement ailleurs... Mais je suis adoré de ma fille
Tullie et de mon frère !...»
Et quelques jours après :
«Clodius et ses bandes sont venus en armes attaquer et
disperser hier les ouvriers qui rebâtissent ma maison ;
ils ont mis le feu à celle de mon frère, que
j'habite... Mes maisons pillées, abattues,
incendiées, déposent maintenant, par leurs
débris, contre lui !... Comme je descendais
moi-même la rue Sacrée, Clodius et ses sicaires
m'ont rencontré et poursuivi avec de grandes clameurs,
d'épées nues, de bâtons levés, de
pierres lancées sur moi et ma suite ; nous nous sommes
réfugiés avec peine dans le vestibule de la
maison de Tertius. Le scélérat, se sentant
désavoué par le peuple même, se jette
tout entier aux violences et aux crimes de Catilina. Il a
marché ces jours-ci, à la tête d'une
troupe armée de boucliers, de glaives et de torches,
contre la maison de Milon, mon ami et mon appui. Il menace
Rome des dernières catastrophes, s'il ne parvient pas
à se faire nommer édile. Milon est
résolu à tuer ce monstre s'il le rencontre ; il
ne s'en rapporte pas, comme j'ai eu la simplicité de
le faire, à des amis puissants et tièdes ;
c'est un héros, mon exemple ne l'intimide pas ; il est
décidé à toutes les conséquences
de son courage...
Quant à moi, ce n'est pas le courage qui me manque ;
j'en ai même davantage aujourd'hui que dans le temps de
ma plus florissante fortune !... »
Clodius triompha encore une fois du sénat, de
Pompée, des bons citoyens, et fut nommé
édile par la corruption et par la violence de la lie
du peuple. Pompée, César et Crassus, qui
formaient un triumvirat militaire au-dessus de ces orages
passagers de Rome, se rapprochèrent de Cicéron.
Ils gémissaient avec Pompée, trop endormi dans
sa vaine gloire, des calamités de la patrie.
Cicéron en détournait les yeux, et n'allait
plus au sénat, pour s'occuper exclusivement de
l'éloquence du barreau, des lettres et de la
poésie. Il écrivit, dans sa retraite
champêtre d'Antium, un poème
héroïque sur les victoires de César, pour
s'acquérir l'amitié de ce héros, dont il
entrevoyait la fortune sans prévoir encore qu'il
renverserait la république. Il chanta dans un autre
poème ses propres malheurs. Il écrivit
plusieurs livres d'histoire. Il soignait l'éducation
de son fils ; il jouissait de la beauté, de la
tendresse et du génie littéraire de sa fille
Tullia ; il enrichissait ses maisons de campagne de nouvelles
bibliothèques, achetées à grands frais
en Grèce par les soins de son ami Atticus, pour
remplacer celles que Clodius avait brûlées
pendant sa proscription. Il défendait César
dans le sénat contre ceux qui, le trouvant
déjà trop puissant, voulaient lui retirer
l'armée des Gaules. Enfin, il écrivit un
poème en quatre chants sur les
événements de son consulat. Il était
aussi heureux que peut l'être un homme qui sent
périr sa patrie.
Les événements se pressaient, et les ruines
contre lesquelles il était abrité un moment ne
pouvaient pas tarder à l'atteindre. Les brigues et les
violences infestaient Rome. Le triumvirat militaire de
Crassus, Pompée et César, seul
élément de sécurité pour l'ombre
de république qui existait encore, se
décomposait. Crassus, qui avait pris le gouvernement
de l'Asie, venait de perdre ses légions et
d'être tué dans la guerre contre les Parthes.
Julia, fille de César, que Pompée avait
épousée, et qui était le gage de l'union
entre ces deux rivaux, venait de mourir, en emportant leur
concorde dans la tombe. Milon ayant rencontré Clodius
sur la route de sa maison de campagne, les deux
cortèges de serviteurs qui accompagnaient les deux
adversaires s'étaient injuriés, puis
attaqués. Milon, s'élançant de sa
litière, où il était sans armes et sans
préméditation avec sa femme, avait saisi une
arme pour sa défense et avait tué Clodius dans
la mêlée. Le corps sanglant du favori de la
multitude, rapporté à Rome et étendu sur
la tribune aux harangues, avait été
brûlé par ses partisans sur un bûcher dont
les flammes, attisées par ses vengeurs,
s'étaient communiquées au temple voisin et au
palais du sénat, et les avaient réduits en
cendres ; funérailles dignes d'un tribun incendiaire
de sa patrie. Pompée, nommé consul, avait
rempli de soldats en armes la place publique, et le peuple
allait juger Milon. Cicéron le défendit dans
une harangue souvent interrompue par le bruit des armes, mais
qu'il rétablit après la séance dans
toute la force et dans toute la splendeur de son
improvisation.
«J'ai justifié complètement Milon du
meurtre prémédité dont on l'accuse,
dit-il en finissant. Mais si je ne l'avais pas
justifié, ne pourrait-il pas se justifier
également du meurtre qu'il aurait commis, se lever et
vous dire : « Romains, j'ai tué ! j'ai
tué non pas Mélius, qui fut
soupçonné d'aspirer à la royauté,
parce qu'il semblait, en abaissant le prix du blé aux
dépens de sa fortune, rechercher avec trop de soin la
faveur de la multitude ; non pas Tibérius Gracchus,
qui excita une sédition pour destituer son
collègue : ceux qui leur ont donné la mort ont
rempli le monde entier de la gloire de leur nom. Mais j'ai
tué l'homme que nos Romains les plus illustres ont
surpris en adultère sur les autels les plus
sacrés ; l'homme dont le supplice pouvait seul, au
jugement du sénat, expier nos mystères
profanés ; l'homme que Lucullus a
déclaré, sous la foi du serment, coupable d'un
inceste avec sa propre soeur. J'ai tué le factieux
qui, secondé par des esclaves armés, chassa de
Rome un citoyen que le sénat, que le peuple romain,
que toutes les nations regardaient comme le sauveur de Rome
et de l'empire ; qui donnait et qui ravissait des royaumes ;
qui distribuait l'univers au gré de ses caprices ; qui
remplissait le Forum de meurtres et de sang ; qui contraignit
par la violence et les armes le plus grand des Romains
à se renfermer dans sa maison ; qui ne connut jamais
de frein ni dans le crime ni dans la débauche ; qui
brûla le temple des Nymphes, afin d'anéantir les
registres publics et de ne laisser aucune trace du
dénombrement. Oui, Romains, celui que j'ai tué
ne respectait plus ni les lois, ni les titres, ni les
propriétés ; il s'emparait des possessions, non
plus par des procès injustes et par des arrêts
surpris à la religion des juges, mais par la force
marchant avec des soldats, enseignes déployées
; à la tête de ses troupes, il essaya de chasser
de leurs biens, je ne dirai pas les Etrusques, objets de ses
mépris, mais Q. Varius lui-même, ce citoyen
respectable, assis parmi nos juges. Il parcourait les
campagnes et les jardins, suivi d'architectes et d'arpenteurs
; dans l'ivresse de ses espérances, il n'assignait
d'autres bornes à ses domaines que le Janicule et les
Alpes. T. Pacuvius, chevalier romain, avait refusé de
lui vendre une île sur le lac Prélius :
aussitôt il y fit transporter des matériaux et
des instruments, et, sous les yeux du propriétaire,
qui le regardait de l'autre bord, il éleva un
édifice sar un terrain qui n'était pas à
lui. Une femme, un enfant, n'ont pas trouvé
grâce à ses yeux ; Aponius et Scantia furent
menacés de la mort s'ils ne lui abandonnaient leurs
jardins. Que dis-je, il osa déclarer à T.
Furfanius, oui à Furfanius, que s'il ne lui donnait
tout l'argent qu'il lui avait demandé, il porterait un
cadavre dans sa maison, afin de jeter sur cet homme
respectable tout l'odieux d'un assassinat...»
Et ne dites donc pas qu'emporté par la haine je
déclame avec plus de passion que de
vérité contre un homme qui fut mon ennemi. Sans
doute, personne n'eut plus que moi le droit de le haïr ;
mais c'était l'ennemi commun, et ma haine personnelle
pouvait à peine égaler l'horreur qu'il
inspirait à tous. Il n'est pas possible d'exprimer ni
même de concevoir à quel point de
scélératesse ce monstre était parvenu.
Et puisqu'il s'agit ici de la mort de Clodius, imaginez,
citoyens, car nos pensées sont libres, et notre
âme peut se rendre de simples fictions aussi sensibles
que les objets qui frappent nos yeux ; imaginez, dis-je,
qu'il soit en mon pouvoir de faire absoudre Milon, sous la
condition que Clodius revivra... Eh quoi ! vous
pâlissez ! Quelles seraient donc vos terreurs s'il
était vivant, puisque, tout mort qu'il est, la seule
pensée qu'il puisse revivre vous pénètre
d'effroi !...
Les Grecs rendent les honneurs divins à ceux qui
tuèrent des tyrans. Que n'ai-je pas vu dans
Athènes et dans les autres villes de la Grèce ?
Quelles fêtes instituées en mémoire de
ces généreux citoyens ! quels hymnes ! quels
cantiques ! Le souvenir, le culte même des peuples,
consacrent leurs noms à l'immortalité ; et
vous, loin de décerner des honneurs au conservateur
d'un si grand peuple, au vengeur de tant de forfdits, vous
souffririez qu'on le traîne au supplice ?...
Il existe, oui, certes, il existe une puissance qui
préside à toute la nature ; et si dans nos
corps faibles et fragiles nous sentons un principe actif et
pensant qui les anime, combien plus une intelligence
souveraine doit-elle diriger les mouvements admirables de ce
vaste univers ! Osera-t-on la révoquer en doute parce
qu'elle échappe à nos sens et qu'elle ne se
montre pas à nos regards ? Mais cette âme qui
est en nous, par qui nous pensons et nous prévoyons,
qui m'inspire en ce moment où je parle devant vous,
notre âme aussi n'est-elle pas invisible ? Qui sait
quelle est son essence ? Qui peut dire où elle
réside ? C'est donc cette puissance éternelle,
à qui notre empire a dû tant de fois des
succès et des prospérités incroyables,
c'est elle qui a détruit et anéanti ce monstre,
et lui a suggéré la pensée d'irriter par
sa violence et d'attaquer à main armée le plus
courageux des hommes, afin qu'il fût vaincu par un
citoyen dont la défaite lui aurait pour jamais
assuré la licence et l'impunité. Ce grand
événement n'a pas été conduit par
un conseil humain ; il n'est pas même un effet
ordinaire de la protection des immortels. Les lieux
sacrés eux-mêmes semblent s'être
émus en voyant tomber l'impie, et avoir ressaisi le
droit d'une juste vengeance. Je vous atteste ici, collines
sacrées des Albains, autels associés au
même culte que les nôtres et non moins anciens
que les autels du peuple romain, vous qu'il avait
renversés, vous dont sa fureur sacrilège avait
abattu et détruit les bois, afin de vous
écraser sous le poids de ses folles constructions.
Alors vos dieux ont signalé leur pouvoir ; alors votre
majesté outragée par tous ses crimes s'est
manifestée avec éclat. Et toi, dieu
tutélaire du Latium, grand Jupiter, toi dont il avait
profané les lois, les bois et le territoire par des
abominations et des attentats de toute espèce, ta
patience s'est enfin lassée : vous êtes tous
vengés, et en votre présence il a subi la peine
due à tant de forfaits.
Romains, le hasard n'a rien fait ici. Voyez en quels lieux
Clodius a engagé le combat : c'est devant un temple de
la Bonne Déesse, oui, sous les yeux de cette
divinité même, dont le sanctuaire
s'élève dans le domaine du jeune et vertueux
Sextus Gallus, que le profanateur a reçu cette
blessure qui devait être suivie d'une mort cruelle, et
nous avons reconnu que le jugement infâme qui l'avait
absous autrefois n'a fait que le réserver à
cette éclatante punition.
C'est encore cette colère des dieux qui a
frappé ses satellites d'un tel vertige, que,
traînant sur une place son corps souillé de sang
et de boue, ils l'ont brûlé sans porter à
sa suite les images de ses ancêtres, sans lamentations,
ni jeux, ni chants funèbres, ni éloge, ni
convoi ; en un mot, sans aucun de ces derniers honneurs que
les ennemis mêmes ne refusent pas à leurs
ennemis. Sans doute le ciel n'a pas permis que les images des
citoyens les plus illustres honorassent cet exécrable
parricide, et son cadavre devait être
déchiré dans le lieu où sa vie avait
été détestée.
Je déplorais le sort du peuple romain, condamné
depuis si longtemps à le voir impunément fouler
aux pieds la république : il avait souillé par
un adultère les mystères les plus saints ; il
avait abrogé les sénatus-consultes les plus
respectables ; il s'était ouvertement racheté
des mains de ses juges. Tribun, il avait tourmenté le
sénat, annulé ce qu'il avait fait, du
consentement de tous les ordres, pour le salut de la
république ; il m'avait banni de ma patrie, il avait
pillé mes biens, brûlé ma maison,
persécuté ma femme et mes enfants,
déclaré une guerre impie à
Pompée, massacré des citoyens, des magistrats,
réduit en cendres la maison de mon frère,
dévasté l'Etrurie,
dépossédé une foule de
propriétaires. Infatigable dans le crime, il
poursuivait le cours de ses attentats. Rome, l'Italie, les
provinces, les royaumes, n'étaient plus un
théâtre assez vaste pour ses projets
extravagants...
Pour moi, mon coeur se déchire, mon âme est
pénétrée d'une douleur mortelle, lorsque
j'entends ces paroles que chaque jour Milon
répète devant moi : «Adieu, mes chers
concitoyens, adieu ; oui, pour jamais adieu. Qu'ils vivent en
paix, qu'ils soient heureux ; que tous leurs voeux soient
remplis, qu'elle se maintienne, cette ville
célèbre, cette patrie qui me sera toujours
chère, quelque traitement que j'en éprouve ;
que mes concitoyens jouissent sans moi, puisqu'il ne m'est
pas permis de jouir avec eux, d'une tranquilité que
cependant ils ne devront qu'à moi. Je partirai, je
m'éloignerai. Si je ne puis partager le bonheur de
Rome, je n'aurai pas du moins le spectacle de ses maux ; et
dès que j'aurai trouvé une cité
où les lois et la liberté soient
respectées, c'est là que je fixerai mon
séjour. Vains travaux, ajoute-t-il, espérances
trompeuses, inutiles projets ! Lorsque, pendant mon tribunat,
voyant la république opprimée, je me
dévouais tout entier au sénat expirant, aux
chevaliers romains dénués de force et de
pouvoir, aux gens de bien découragés et
accablés par les armes de Clodius, pouvais-je penser
que je me verrais un jour abandonné par les bons
citoyens ? Et toi (car il m'adresse souvent la parole),
après t'avoir rendu à la patrie, devais-je
m'attendre que la patrie serait un jour fermée pour
moi ? Qu'est devenu ce sénat à qui nous avons
été constamment attachés ? ces
chevaliers, oui, ces chevaliers dévoués
à tes intérêts ? le zèle des
villes municipales ? ces acclamations unanimes de toute
l'Italie ? Et toi-même, Cicéron, qu'est devenue
cette voix, cette voix salutaire à tant de citoyens ?
Est-elle impuissante pour moi seul, qui tant de fois ai
bravé la mort pour toi ?... » Je vous implore,
Romains, qui avez tant de fois versé votre sang pour
la patrie ; braves centurions, intrépides soldats,
c'est à vous que je m'adresse dans les dangers d'un
homme courageux, d'un citoyen invincible. Vous êtes
présents, que dis-je, vous êtes armés
pour protéger ce tribunal, et sous vos yeux on verrait
un héros tel que lui repoussé, banni,
rejeté loin de Rome ! Malheureux que je suis ! C'est
par le secours de tes juges, ô Milon, que tu as pu me
rétablir dans ma patrie, et je ne pourrais par leur
secours t'y maintenir toi-même ! Que
répondrais-je à mes enfants qui te regardent
comme un second père ? 0 Quintilius ! ô mon
frère, absent aujourd'hui, alors comgagnon de mes
infortunes, que te dirai-je ? Que je n'ai pu fléchir
en faveur de Milon ceux qui l'aidèrent à nous
sauver l'un et l'autre ? Et dans quelle cause ? Dans une
cause où nous avons tout l'univers pour nous. Qui me
l'aura refusé ? Ceux à qui la mort de Clodius a
procuré la paix ou le repos. A qui l'auront-ils
refusé ? A moi. Quel crime si grand ai-je donc commis
? De quel forfait si horrible me suis-je donc rendu coupable,
lorsque j'ai pénétré, découvert,
dévoilé, étouffé cette
conjuration qui menaçait l'Etat tout entier ? Telle
est la source des maux qui retombent sur moi et sur tous les
miens. Pourquoi vouloir mon retour ? Etait-ce pour exiler
à mes yeux ceux qui m'avaient ramené ? Ah ! je
vous en conjure, ne souffrez pas que ce retour soit plus
douloureux pour moi que ne l'avait été ce
triste départ. Puis-je en effet me croire
rétabli, si les citoyens qui m'ont replacé au
sein de Rome sont arrachés de mes bras ? Plutôt
que d'en être témoin, puissé-je
(pardonne, ô ma patrie ! je crains que ce voeu de
l'amitié ne soit une horrible imprécation
contre toi) ; puissé-je voir Clodius vivant, le voir
préteur, consul, dictateur... Dieux immortels, quel
courage ! et combien Milon est digne que vous le conserviez !
Non, dit-il, non, rétracte ce voeu impie. Le
scélérat a subi la peine qu'il méritait
: à ce prix subissons, s'il le faut, une peine que
nous ne méritons pas. Cet homme
généreux, qui n'a vécu que pour la
patrie, mourra-t-il autre part qu'au sein de la patrie ? Ou
s'il meurt pour elle, conserverez-vous le souvenir de son
courage en refusant à sa cendre un tombeau dans
l'Italie ? Quelqu'un de vous osera-t-il rejeter un citoyen
que toutes les cités appelleront quand vous l'aurez
banni ? Heureux le pays qui recevra ce grand homme ! 0 Rome
ingrate si elle le bannit ! Rome malheureuse si elle le perd
! Mais finissons : mes larmes étouffent ma voix, et
Milon ne veut pas être défendu par des
larmes».
Cicéron, après les fonctions de pontife qu'il
avait exercées cinq ans, obtint le gouvernement de la
Cilicie, en qualité de général, de
proconsul et de purificateur de cette province d'Asie, qui
confinait d'un côté à la Grèce, de
l'autre à la Syrie. Une armée de vingt mille
hommes était sous ses ordres, indépendamment
des corps auxiliaires empruntés aux princes
tributaires de Rome. Le génie romain, comme nous
l'avons vu plus haut, était de sa nature universel.
Nulle armée n'aurait reproché à son chef
d'être en même temps le premier orateur, le
premier poète, le premier magistrat de sa patrie ;
nulle assemblée du peuple autour de la tribune aux
harangues n'aurait reproché à un orateur
d'avoir remporté des victoires. Tout ce qui amplifiait
l'homme agrandissait les fonctions. Le nouveau
général, conseillé par Pompée,
dont il avait été prendre les avis à
Tarente, comme ceux de l'oracle de la guerre, répondit
dignement à la confiance de sa patrie. Il secourut les
restes de l'armée de Crassus, qui luttaient à
peine en Syrie contre les forces indomptées des
Parthes, seuls rivaux du peuple romain en Asie. Descendant du
mont Taurus, ces Alpes de la Cilicie, à la tête
de quarante mille hommes, il les combattit sous les murs
d'Antioche, délivra l'armée romaine de Syrie,
enveloppée par eux dans cette ville, et les refoula
dans les déserts. Au retour de cette
expédition, il soumit la Cappadoce, royaume voisin de
la Cilicie, qui s'était dérobé au joug
des Romains. Il y rétablit sur son trône le roi
Ariobarzane, protégé de Rome ; et quoique
pauvre, il refusa généreusement le tribut, prix
de cette restauration, que ce roi lui offrit. Fidèle
aux principes de désintéressement et de vertu
qu'il avait pris pour règle de sa vie, et qu'il avait
professés dans un de ses plus beaux livres sur la
République, il refusa jusqu'au logement et
à l'hospitalité onéreuse que les villes
alliées devaient aux proconsuls. Il y fit contraster
le gouvernement d'un philosophe avec l'oppression d'un
conquérant. Il y fit pardonner la domination de Rome,
et bénir son propre nom. Les provinces le
proclamèrent leur père, et son armée le
proclama imperator, titre suprême qui
préludait ordinairement au triomphe. Les agitations
croissantes de Rome l'arrachèrent à ces
honneurs : il y rentra avec ses faisceaux entourés de
lauriers, symbole des expéditions heureuses. A son
arrivée, Rome, triomphante au dehors, périssait
au dedans.
La rivalité entre César et Pompée, qui
n'était plus contre-balancée par Crassus,
s'était accrue et envenimée pendant l'absence
de Cicéron. César demandait au sénat des
prolongations de pouvoir, des extensions de provinces, des
adjonctions de légions à son armée, et
des honneurs qui l'auraient rendu maître de la
république. Pompée, appui de la
république, du sénat et des citoyens, les lui
refusait. La guerre ouverte était prête à
éclater entre deux hommes trop grands pour qu'une
même patrie, et presque un même univers,
pût les contenir. Un troisième parti,
formé à la fois des républicains
incorruptibles, tels que Caton, Brutus et leurs amis, et des
agitateurs du peuple, reste des factions populaires de
Clodius, menaçait la république de trouble,
sous prétexte de la défendre, pendant que
César et Pompée la menaçaient de
tyrannie, sous prétexte de la sauver. Entre ces trois
dangers, que la vive et pénétrante intelligence
de Cicéron lui faisait voir de plus loin qu'au
vulgaire, il n'examinait plus où était le plus
grand bien, mais le moindre mal pour la république. La
tyrannie démagogique du peuple, remué par ses
tribuns, lui faisait horreur. L'ombre de Clodius, ses dangers
courus, ses amis tués, ses honneurs perdus, sa
proscription subie, ses maisons brûlées, le
souvenir des insurrections des Gracques, des torches de
Marius, des licteurs de Sylla, le faisaient frémir du
retour des convulsions civiles. D'un autre côté,
un choc des armées romaines, sur le sein même de
l'Italie, entre Pompée et César, ne lui
montrait en perspective que la guerre de Romains contre
Romains et la tyrannie absolue et sans contre-poids des
vainqueurs.
Là était la combustion, ici la fin de la
république. Dans cette perplexité, choisir
était pour lui impossible et cependant
nécessaire. Il préférait ajourner et
donner du temps à la fortune de Rome et des
tempéraments aux choses, qui suspendissent au moins sa
patrie sur la pente des dernières calamités.
Tous les partis, à l'exception du parti des
démagogues, ses éternels ennemis, se
disputaient Cicéron, comme s'il eût
été l'arbitre du destin. Il hésitait
à se prononcer. César lui écrivait des
lettres flatteuses, dans lesquelles il se disculpait de tout
penchant à la tyrannie et le faisait juge entre
Pompée et lui ; il lui donnait dans ces lettres ce
même titre égal au sien d'imperator,
comme pour l'élever au niveau de sa gloire militaire,
en se subordonnant de bien loin à sa gloire civile.
Pompée le suppliait de se réconcilier avec lui,
et de lui accorder une entrevue dans une de ses maisons de
campagne avant de rentrer à Rome. Cicéron s'y
rendit. Ces deux hommes, les plus grands et les plus
patriotes de Rome après Caton, passèrent une
journée tout entière en conférences
secrètes dans les jardins de Pompée à
délibérer sur les intérêts de la
république. Cicéron employa toute la chaleur de
son patriotisme, toute la force de son éloquence,
toutes les supplications de l'amitié, à
convaincre Pompée de la nécessité de la
concorde avec César, pour la gloire des deux et pour
le salut de Rome. Pompée la déclara impossible.
Irrité des exigences insatiables d'un rival à
qui la moitié de l'empire ne suffisait plus ;
convaincu par l'ambition de César, par ses caresses au
parti populaire, par sa soif d'honneurs, par
l'ambiguïté de ses négociations, qu'aucune
paix ne serait définitive avec cet homme ; se sentant
de plus entouré et soulevé en Italie par cette
opinion presque unanime qui s'indignait des menaces de
César et qui lui promettait en frappant la terre du
pied d'en faire sortir des légions contre son rival,
Pompée était résolu à accepter
enfin le jugement de la fortune par les armes. Sa vertu
l'encourageait à ce parti extrême autant que son
ambition ; car son ambition était vaste, mais
honnête. Il adorait la république ; et, en se
faisant le champion des lois, du sénat, du peuple, de
la liberté de l'Italie, ce n'était pas
seulement sa propre gloire, c'étaient la patrie, les
ancêtres et la postérité de Rome qu'il
défendait en se défendant lui-même
!
Cicéron, sans avoir rien obtenu, se rendit à
Rome, où il fut reçu comme la dernière
espérance des bons citoyens. Mais son triomphe lui
sembla un deuil, et, en entrant par la porte Triomphale, il
sentit, écrit-il, qu'il tombait en pleine guerre
civile.
Elle éclatait en effet peu de jours après, et
elle jeta Cicéron dans des perplexités qui le
firent accuser de faiblesse, mais qui étaient en
réalité les angoisses de la république
mourante, plutôt que les angoisses d'un homme
irrésolu.
César, las d'attendre de Pompée et du
sénat des condescendances proportionnées
à son ambition, s'était décidé
enfin au sacrilège contre sa patrie. Descendu des
Alpes dans la basse Italie, à la tête de
quelques légions, il avait franchi le Rubicon, petit
ruisseau qui formait la limite légale de son
gouvernement de la Gaule, et dont le passage à main
armée le déclarait ennemi public. Le sort en
est jeté ! s'était écrié
César en poussant, après une longue
hésitation, son cheval dans les flots du Rubicon. Ce
mot était la fin de la république. Du moment
où le parricide ne paraissait plus à un citoyen
puissant qu'un jeu du hasard, dont le monde était
l'enjeu, et où les soldats n'étaient plus des
Romains, mais des mercenaires, la liberté, qui ne
subsiste que de vertus publiques, ne pouvait plus exister, et
l'Italie n'était plus digne que de devenir la proie et
le jouet des ambitieux.
Elle avait frémi tout entière cependant de
l'attentat de César. Un immense cri d'horreur et
d'indignation s'était élevé du Rubicon
jusqu'à Rome, et de Rome jusqu'aux provinces les plus
reculées de la domination romaine. Bien qu'on ne se
dissimulât pas l'ascendant irrésistible que les
armées, leurs chefs, les possesseurs des grands
gouvernements prolongés par le peuple et le
sénat, les dictateurs enfin, exerçaient sur la
république depuis la corruption des moeurs publiques,
si l'on ne croyait plus à la vertu, on croyait encore
à la pudeur. Le crime sans voile du Rubicon fit
tressaillir le sol de l'Italie. On crut un moment qu'il
allait engloutir le téméraire qui tournait les
armes, de Rome contre Rome. César lui-même fut
atterré de cette émotion générale
produite par son audace. Aussi s'efforça-t-il de
l'atténuer en se présentant aux populations sur
sa route comme une victime de l'injustice et de l'ingratitude
de Pompée et du sénat, qui venait, non asservir
son pays, mais demander justice pour ses soldats et pour
lui-même. Il affecta de négocier, d'offrir et de
discuter des conditions modérées de concorde et
de paix, pendant que ses lieutenants, ses émissaires
et ses présents intimidaient, marchandaient,
embauchaient ou achetaient Rome elle-même dans les murs
de Rome. Cicéron, plus caressé par lui qu'aucun
des hommes influents de la république, voyait de
près les progrès de César, les illusions
des honnêtes gens, la dépravation des
méchants, la lenteur et la majesté inerte de
Pompée. Il aspirait plus que jamais à
prévenir le choc par un accommodement pacifique entre
les deux rivaux. César lui écrivait
fréquemment, et, feignant de le choisir pour arbitre
entre Pompée et lui, il remettait en apparence
à Cicéron le sort et la responsabilité
de l'univers. Mais, en attendant le résultat de
l'intervention de Cicéron, il marchait toujours,
grossissant son parti dans sa route de toutes les provinces,
de toutes les villes, de toutes les légions, dont
l'inconcevable indolence de Pompée le laissait
successivement s'approcher et s'emparer par la terreur ou par
la séduction. Il embauchait l'Italie étape par
étape, et, environné d'une armée de
Gaulois qu'il avait façonnés à la guerre
et enrôlés dans ses cohortes, il amenait le
premier les barbares contre sa patrie. Coriolan, qui avait
autrefois amené les Volsques contre Rome, n'avait rien
fait de plus monstrueux, et encore avait-il au moins pour
excuse la vengeance contre ceux qui l'avaient proscrit de sa
patrie. César n'avait à se venger que des
honneurs et des commandements qu'il avait reçus de
Rome ; et cependant l'histoire a flétri Coriolan et a
déifié César. Voilà les justices
des hommes irréfléchis, qui prennent le
succès pour juge de la moralité des
événements.
Cependant tout était trouble et confusion dans Rome.
Pompée, renonçant à défendre
l'Italie, se retirait avec le sénat, les bons
citoyens, les consuls, les pontifes, les tribuns, les lois et
les dieux de la capitale, et, rassemblant le peu de
légions qui lui étaient personnellement
attachées, il formait au bord de la mer une
armée tardive. Il rassemblait à Brindes toutes
les forces navales de la république. Il paraissait
incertain encore s'il attendrait là l'armée de
César et s'il accepterait la bataille, ou s'il
embarquerait ses troupes, abandonnant à César
le sol, et transportant les pouvoirs publics, les
défenseurs de la liberté au delà de la
mer, comme pour laisser le vide et l'horreur protester contre
le sacrilège de César.
Cicéron gémissait de cette politique de
résignation et de désespoir, plus digne d'un
philosophe découragé que d'un grand capitaine
comme Pompée. Bien qu'il fût indigné
contre César, et qu'il n'hésitât pas
à se ranger avec les lois, les dieux, la justice, la
liberté, la république, dans le parti de
Pompée, qui représentait maintenant la
conscience même du peuple romain, il ne pouvait
consentir à cet abandon de l'Italie et de
soi-même, qui lui semblait une désertion de la
plus sainte des causes ; il tremblait de faire une faute en
suivant Pompée hors de l'Italie, ou de faire une
lâcheté en ne suivant pas la république
où Pompée l'emportait avec lui. Dans cette
perplexité, il demeurait indécis et immobile
dans sa maison de Formies, hors de Rome et à
égale distance de César qui s'avançait
et de Pompée qui s'enfuyait, suppliant l'un de se
retourner pour combattre, l'autre de s'arrêter devant
son attentat, et exprimant dans ses lettres à ses amis
de Rome le désespoir de son incertitude et l'agonie
mortelle de ses irrésolutions.
«Vous me dites de me souvenir de moi-même, de mes
maximes, de mes écrits, de mes discours, de mes
actions passées, et de les prendre pour juges de ce
que j'ai aujourd'hui à faire, écrit-il à
Atticus. Je vous remercie de ne me donner d'autre conseil et
d'autre exemple que moi-même ; mais considérez
si, dans quelque république que ce soit, un chef de
parti commit jamais des fautes si honteuses que celles de
notre ami Pompée, qui, en abandonnant Rome,
déserte la patrie elle-même, pour laquelle et
dans laquelle son devoir et sa gloire étaient de
mourir !... Vous en parlez à votre aise à
l'abri des événements, tranquille dans votre
maison ; vous ignorez nos calamités, nos
misères, nos hontes, à nous chassés de
nos maisons, dépouillés de nos biens, errant au
hasard, avec nos femmes et nos enfants, entre deux
armées prêtes à s'entrechoquer sur nos
ruines !... Et ce n'est pas par la victoire que nous avons
été contraints d'abandonner Rome ; non, c'est
la démence de notre chef Pompée, d'un homme sur
qui reposent toutes nos destinées, et que des maladies
mortelles menacent presque chaque année de nous
enlever ! C'est pour lui que nous quittons notre patrie, non
pas pour la reconquérir en y rentrant plus forts et
plus invincibles, mais pour la livrer aux flammes et au
pillage de nos ennemis !... Voilà pourquoi nous sommes
ici avec cette multitude de citoyens sortis avec nous de Rome
! Rome est déserte ; il n'y a personne ni dans la
ville, ni dans les faubourgs, ni dans les maisons de
campagne, ni dans les jardins des environs de la ville ! et
Pompée ne nous trouve pas même assez
exilés sur ce rivage de la mer, il nous appelle
auprès de lui dans la Pouille !... Que conclure de
tout cela ? J'aime Pompée, je suis prêt à
me sacrifier pour lui ; mais je dois songer à la
patrie, et la patrie cependant n'est pas un homme !...
N'ai-je pas de grands exemples pour ne pas abandonner la
patrie, même assujettie à un tyran ? Socrate
l'abandonna-t-il pendant qu'Athènes gémissait
sous les trente tyrans ?... Je vous ai dit, en effet, que
j'aimais mieux être vaincu avec Pompée que
vainqueur avec César. Oui, mais avec Pompée
digne de lui-même et semblable à lui-même
; mais avec Pompée fuyant avant de savoir même
qu'il fuit et sans savoir où il fuit ! avec
Pompée livrant sans combat la patrie, nos enfants, nos
femmes, nos biens, nos lois, nos vies à la tyrannie
!... la supposition que je faisais est déjà
réalisée ! C'en est fait, si je suis vaincu
avec cet homme et par cet homme ! Souvenez-vous que j'ai
toujours été d'avis, d'abord qu'il fallait
à tout prix éviter le choc et la guerre entre
ces deux chefs de parti, ensuite qu'il ne fallait à
aucun prix abandonner, non pas l'Italie seulement, mais Rome
elle-même !... Je porte le deuil de la
république !... Voyez à quel homme nous avons
affaire dans ce César ! quelle perspicacité !
quelle promptitude ! quelle vigilance ! quel oeil à
tout ! S'il ne se permet ni meurtre, ni vengeance, ni
proscription, il va être tout à l'heure l'idole
de ces mêmes Romains dont il était hier
l'effroi... J'entends causer autour de moi une multitude de
citoyens des villes et des paysans des campagnes ; ils ne
pensent déjà plus qu'à leurs champs,
qu'à leurs maisons rustiques, qu'à leurs petits
écus ! Voyez un peu la versatilité des
âmes ! ils redoutent maintenant ce Pompée, qui
était hier leur idole et leur appui ; ils commencent
à adorer ce César, qu'ils redoutaient hier
comme leur fléau».
Puis, s'emportant de vertueuse indignation contre ce
même César, dont il vient tout à l'heure
d'admirer le génie :
«0 le misérable ! s'écrie-t-il ; ô
le voleur de lois ! ô le brigand ! ô le
dévastateur de sa patrie ! Et cependant tout le monde
part autour de moi pour rejoindre Pompée : aujourd'hui
celui-ci, demain celui-là ! Et j'apprends que les bons
et grands citoyens qui ont été l'honneur et
l'appui de Rome me blâment de ces lamentations,
d'hésiter encore à partir !... Eh bien, partons
donc ; et, pour prouver que je suis un bon et grand citoyen,
allons aussi rapporter par terre et par mer la guerre civile
à notre infortunée patrie !...»
Mais il ne partait toujours pas, retenu par cette
hésitation mortelle entre la honte de ne pas suivre
son parti naturel, et le crime d'aller rapporter la guerre
à son pays.
«Pour me distraire de la maladie de mes pensées,
écrit-il à son confident et son ami Atticus, je
me pose ces questions terribles, et je m'exerce à les
résoudre, parce que de leur solution dépendra
le parti que je prendrai : - Est-il convenable à un
citoyen vertueux de rester dans son pays quand il est
tombé sous la puissance d'un tyran ? - Doit-on
employer tous les moyens de soustraire son pays à la
tyrannie, lors même que ces moyens de délivrance
exposeraient la patrie à sa dernière ruine ? -
Ne doit-on pas se prémunir contre le danger
d'élever trop haut et de changer en oppresseur le chef
qu'on oppose au tyran de son pays ? - Ne vaut-il pas mieux
chercher le salut de son pays dans les concessions et les
accommodements pacifiques que dans les armes ? - Est-il
permis à un bon citoyen de se retirer à
l'écart pendant les agitations de son pays ? - Peut-on
en conscience incendier et assiéger sa patrie pour la
délivrer du tyran ? - Dans les dissensions civiles,
est-on tenu de suivre la cause et la fortune de son parti,
lors même que ce parti commet des fautes et des crimes
? - Enfin un homme qui a subi l'envie, l'iniquité,
l'ingratitude et les persécutions pour avoir une
première fois sauvé son pays, doit-il s'exposer
volontairement une seconde fois aux mêmes malheurs ? -
Ou bien, après avoir tout fait en vain pour sa patrie,
ne lui est-il pas permis de se désintéresser de
la chose publique par ceux qui gouvernent, et de songer
à lui-même, à sa famille et à son
repos ?»
Pendant que Cicéron se posait ces questions, dont on
voit assez clairement la solution secrète dans son
âme par l'art avec lequel il incline l'esprit de son
ami à les résoudre dans le sens de la
neutralité, César et ses amis de Rome le
suppliaient de rester neutre, et il s'excusait auprès
de Pompée de ne l'avoir pas encore rejoint sur
l'impossibilité de traverser une partie de l'Italie
déjà inondée des troupes de
César. Enfin, Pompée ayant appelé et
rassemblé à Brindes toutes ses légions
et tous les républicains austères, tels que
Cassius, Brutus, Labiénus, Caton, fit voile, à
l'approche de César, pour la côte d'Epire,
emmenant avec lui tout ce qui dans Rome était digne du
nom de Romain. Cicéron se trouva par ce fait, qu'il
avait tant blâmé et qu'il répugnait tant
à imiter, soulagé par l'événement
du poids de ses incertitudes.
L'Italie entière, aussitôt après le
départ de Pompée, se précipita aux pieds
du vainqueur. Rome ne se respectait plus elle-même, et
n'était plus digne que d'un maître. Cette
abjection de sa patrie releva l'âme de Cicéron
par l'indignation et par la honte. La victoire de
César, au lieu de l'en rapprocher, l'en
éloigna. Le succès, qui est la raison du
vulgaire, est le scandale des grandes âmes. Il se
renferma à Arpinum, séjour de ses pères,
comme pour y chercher les souvenirs et les conseils de la
vertu antique, et pour y porter dans la solitude le deuil de
son pays.
«Jusqu'à présent, écrit-il
à ses amis, je n'étais que triste et perplexe.
La fluctuation et l'incertitude des choses soulevaient mon
âme et l'empêchaient de sentir la chute de ma
patrie ; mais depuis que Pompée, les consuls, la
république elle-même, ont quitté
l'Italie, ce n'est plus de la douleur, c'est le supplice qui
déchire mon âme. Il me semble que j'ai perdu non
seulement la patrie, mais l'honneur. Ah ! pourquoi ne suis-je
pas avec Pompée et avec tous les bons citoyens de mon
parti, puisque ceux-là mêmes en
considération de qui je répugnais de partir,
mes amis, mes proches, ma femme, mon fils, ma fille
elle-même ! trouvaient que ma place était avec
les derniers soutiens de la liberté de Rome ?... J'ai
été trompé par deux pensées
honnêtes, mais aveugles : premièrement, par
l'espoir obstiné de négocier la paix entre ces
deux hommes ; secondement, par l'horreur de susciter la
guerre civile entre citoyens !... Maintenant je vois qu'il
valait mille fois mieux mourir que de vivre avec les
oppresseurs de mon pays !»
Cependant César lui demandait une entrevue, et lui
écrivait pour lui donner rendez-vous à Rome,
où il le suppliait de venir au nom du salut
public.
«Je suivrai vos conseils, écrivait-il à
Cicéron ; je me réconcilierai avec
Pompée. Je suis de moi-même enclin à la
douceur et à la paix ; tâchons de
reconquérir tous les coeurs pour jouir longtemps de ma
victoire ! Tous ceux qui m'ont devancé n'ont pu
éviter la haine publique, qui s'attache à la
cruauté, excepté Sylla, que les dieux me
préservent d'imiter ! Je suivrai d'autres maximes, et
j'assurerai la durée de mon triomphe par le pardon et
par la magnanimité !»
Non content de ces caresses, César, voyant que
Cicéron refusait de se rendre à Rome, alla le
voir, en revenant de Brindes, dans sa maison de Formies.
L'entrevue était redoutable pour Cicéron, qui
avait à défendre sa vertu ; pour César,
qui avait à pallier son attentat.
«Que je voudrais avoir demain à mes
côtés, écrit Cicéron la veille de
cette visite de César, cette sagesse d'Homère,
déguisée sous la figure d'un ami, pour
m'inspirer ce que j'aurai à dire ! Mais je suis dans
les ténèbres, il me semble qu'il n'y a plus de
soleil dans ie monde !»
Enfin César arriva entouré de cette foule
d'hommes de guerre sans scrupules, et d'hommes de
désordre sans patrie, qui n'ont de refuge que dans la
tyrannie ou dans la licence.
«Quel cortège, grands dieux ! écrit
Cicéron le lendemain dans toute l'émotion de
son scandale ; quelle tourbe, comme vous avez coutume
d'appeler cet entourage de César. On y voyait
jusqu'à Eros, cet affranchi de Celer ! 0 perte
honteuse de la république ! 0 troupes
désespérées et capables de toute infamie
! Que faisaient, ô ciel, parmi de telles gens un fils
de Servius et de Licinius ? Mais c'était bien pis dans
son camp devant Brindes. Six légions étaient
avec lui.»»
César, dans cette entrevue, fut ce qu'il savait
être quand, au lieu de s'abandonner à son
ambition, il se livrait à son caractère, le
plus aimable et le plus séduisant des Romains. Ayant
pris dans sa longue résidence dans les Gaules quelque
chose de la grâce, de l'insouciance et de la
légèreté des Gaulois, traitant
familièrement les choses graves, jouant avec sa
fortune comme avec une de ses courtisanes, et perdant ou
gagnant l'univers comme une poignée de sesterces au
jeu sous sa tente ; aimant la vertu et le talent comme deux
voluptés de l'âme, que sa nature, originellement
honnête et élégante, lui faisait
rechercher, il s'accommodait aussi bien des bassesses et des
vices de son époque, par lesquels il triomphait de sa
patrie, et qui triomphaient avec lui. Il rougit sans doute
devant Cicéron de son entourage, mais il ne
négligea aucune de ses séductions pour
l'entraîner dans son parti, ou du moins pour le retenir
en Italie. Cicéron s'efforça en vain, dit-il
dans la lettre où il rend compte de cet entretien, de
démontrer à César «que l'honneur,
le devoir et la fidélité à
l'amitié lui faisaient une loi de se retirer avec ses
amis de l'autre côté de la mer.
Je n'obtins rien, dit-il ; il s'obstina à me
représenter que ma retraite serait sa condamnation, et
servirait d'exemple et d'autorité aux autres pour
s'écarter de lui». «Ne vaut-il pas mieux
pour vous, pour moi, pour Pompée, pour la patrie
elle-même, lui dit César, que vous me suiviez
à Rome pour y négocier la réconciliation
et la paix entre nous ? - Serai-je donc libre à Rome,
répondit Cicéron, d'en régler les
conditions ? - Eh quoi ! répliqua César,
pensez-vous que je prétende dicter ses paroles
à un homme tel que vous ? - Eh bien, reprit avec une
fermeté souriante Cicéron, j'irai ; mais ce
sera pour persuader, contre vous, au sénat de vous
refuser les troupes que vous voulez conduire en Espagne et en
Epire contre le parti de Pompée. -Gardez-vous-en !
s'écria César ; je n'entends pas qu'on donne de
tels conseils à Rome. - Je le savais bien d'avance,
dit Cicéron, et voilà pourquoi je ne vous
suivrai pas à Rome, ou pour dire des choses contre mon
devoir ou pour les entendre sans pouvoir librement y
répondre». «Enfin, ajoute Cicéron
après le récit de cette longue
conférence mêlée de familiarité,
de plaisanterie et d'insinuations sinistres, César
s'est retiré mécontent. Cette épreuve ne
m'a pas fait aimer de lui, mais elle m'a fait estimer
davantage de moi-même. Au moment de remonter dans sa
litière pour aller à Rome, il a changé
de ton : Eh bien, m'a-t-il dit avec une intention
presque menaçante, puisque vous ne voulez pas
m'assister de vos conseils, je serai réduit à
en suivre d'autres, et je ne m'arrêterai devant
rien».
La dictature, la guerre civile, le carnage des citoyens par
les citoyens, la mort de Pompée, le suicide de Caton,
le meurtre de Cicéron, son propre assassinat dans le
sénat, étaient dans ce mot. Cicéron le
comprit et resta inflexible, aimant mieux subir les
conséquences de la tyrannie que de s'associer au
tyran.
«Vous avez donc vu l'Homme, et vous avez gémi
sur la patrie ? m'écriviez-vous il y a quelques jours,
disait-il à Atticus à la fin de ce
récit. - Oui je l'ai vu, et j'ai gémi sur le
sort de mon pays !... - Et après, que s'est-il
passé ? - Eh bien, après il est allé
à Rome, et moi je suis retourné à
Arpinum, où j'attendrai les
hirondelles...»
C'est-à-dire la saison où la mer lui
permettrait de s'embarquer pour aller rejoindre Pompée
et son parti, qu'il se repentait déjà de
n'avoir pas suivi assez vite !
César entra à Rome sans Cicéron, et y
suivit en effet les conseils de la violence et de la
tyrannie, au lieu de ceux de la sagesse et de la paix. Il
enfonça les portes des temples, où la religion,
et la loi gardaient le trésor public accumulé
depuis des siècles et confié aux dieux pour les
extrémités de la république. Il fit
frapper par ses sicaires le tribun courageux qui lui en
disputait l'entrée, et il distribua à ses
complices et à ses soldats l'épargne
destinée aux nécessités de la patrie. Il
viola toutes les lois, absorba tous les pouvoirs, s'empara de
toutes les armées, et marcha sans s'arrêter en
Espagne, gouvernement de Pompée, pour y combattre ou y
embaucher les légions de la république. Il
laissa un moment Rome et l'Italie à Antoine et
à Curion, ses lieutenants les plus
dépravés et les plus audacieux de ses
satellites. Ceux-ci, à l'instigation de César,
continuèrent de tenter la vertu de Cicéron par
les caresses, puis par les menaces.
«Vous pouvez compter, écrit-il à son ami
après les avoir vus, qu'il n'y a pas en Italie un
homme décrié qui ne soit avec César !
Partons donc, allons trouver Pompée ! Je
n'espère plus rien pour la république, que je
crois abolie jusqu'aux fondements ; mais je pars pour ne pas
voir ce qui se fait sous mes yeux, et ce qui sera plus
sinistre encore ! César en est arrivé à
cet excès de prendre en gloire le nom de tyran, dont
il rougissait jadis ; et Pompée, ligué hier
avec lui, prépare sur terre et sur mer une guerre
juste, il est vrai, et nécessaire, mais ruineuse s'il
est vaincu, et funeste encore aux citoyens s'il est
victorieux. Quels hommes dont l'un a déserté et
dont l'autre opprime sa patrie ! Suis-je donc, malgré
mes infortunes et mes revers, au-dessous de la gloire et de
la fortune de ces prétendus grands hommes ? Non, rien
de grand que ce qui est honnête ! Je n'en dédis
pas ma philosophie. J'ai agi en vue des dieux dans tout ce
que j'ai fait pour la république, et j'ai prévu
depuis quatorze ans cette tempête où
périt l'Italie ! Je partirai avec ce témoignage
de ma conscience !
Je demandai hier à Curion (le lieutenant de
César), qui était venu à Arpinum pour me
séduire ou pour m'intimider, ce qu'il pensait de la
république, et s'il en resterait du moins quelque
chose. «Aucune, m'a-t-il répondu, et
n'espérez plus rien !...» C'en est fait, il faut
que César se perde ou par ses ennemis ou par
lui-même, car il est lui-même son pire ennemi.
J'espère vivre assez pour le voir ! Quant à
moi, il est temps de penser à la vie immortelle, et
plus à cette vie courte et périssable
!»
César, informé en Espagne de la
résolution de fuir manifestée de plus en plus
par Cicéron, ne dédaignait pas de lui
écrire :
«Tout me réussit, et tout est en ruine à
mes ennemis ; cédez à la fortune : votre
départ aujourd'hui aurait l'air de m'accuser
d'excès que je n'ai pas commis. Quoi de plus
convenable à un bon et vertueux citoyen que de
s'isoler des querelles civiles ?»
Tullia, sa fille, se jeta en vain à ses genoux pour le
conjurer cette fois de ne pas se jeter dans la cause perdue.
Antoine, qui le surveillait et qui rôdait autour de sa
retraite avec ses bandes de licteurs, de gladiateurs et de
comédiens et de courtisanes, lui fermait en vain la
mer. Il parvint à se rendre inaperçu dans une
maison des champs qu'il possédait aux portes de
Pompéia, dans le golfe de Naples.
«Voilà, écrit-il à sa fille en
parlant des embûches et des débauches d'Antoine,
par quelle main il nous faut périr ! comme s'il
eût eu le pressentiment de la main par laquelle il
périrait un jour. Non, si j'étais assez
malheureux pour ne pas trouver un vaisseau qui
consentît à se charger de moi, je me jetterais
plutôt dans la première barque pour
m'éloigner de ces parricides !»
Il se déroba la nuit suivante aux cohortes d'Antoine,
qui surveillaient déjà sa maison, et s'embarqua
sur un bâtiment léger qui faisait voile pour
l'Epire, n'espérant rien de l'avenir, mais ne pouvant
supporter le présent, et se précipitant, comme
il le dit lui-même en quittant le rivage, les yeux
ouverts et délibérément dans sa
ruine.
Il emmenait avec lui son fils et son frère, l'un et
l'autre dignes de lui par leur fidélité
à ses malheurs, par leur patriotisme et par leur
courage. Quoique pauvre, il apportait à Pompée
une somme considérable épargnée sur ses
biens, en tribut volontaire à la cause de la justice,
de la liberté et de la patrie. L'armée et les
citoyens le reçurent comme un gage de leur bon droit
et de leur fortune ; ils se glorifiaient d'avoir
désormais avec eux la gloire de Rome. Caton seul, qui
se croyait une vertu trop rigide pour avoir le droit de se
plier aux circonstances et aux transactions, mais qui
n'exigeait pas cette rigidité des autres, le
blâma amicalement du parti irréconciliable qu'il
prenait vis-à-vis de César.
«Peut-être, lui dit-il en confidence, auriez-vous
été plus utile à Rome en gardant la
neutralité que vous demandait César, et en vous
réservant pour servir dans l'occasion le parti de la
république, au lieu de venir partager ici d'inutiles
périls ?» Pompée le caressa et le
négligea comme un homme qui ne s'était pas
déclaré à la première heure, qui
avait blâmé la retraite en Epire, qui avait
conféré avec César, qui apportait des
conseils de paix dans la guerre, et qui était trop
grand dans la république pour être
inférieur dans son camp. Cicéron se
relégua lui-même à Dyrrachium avec Caton,
malade de chagrin des lenteurs et des froideurs de
Pompée.
Peu de temps après son arrivée en Epire,
César, ayant triomphé en Espagne et
traversé rapidement l'Italie en entraînant avec
lui toutes les légions trouvées sous sa main,
traversa la mer et vint attaquer l'armée de
Pompée avec des forces inférieures, mais avec
cette promptitude qui est le génie du succès
dans les révolutions. Les deux armées se
rencontrèrent dans la plaine de Pharsale, bassin de la
Thessalie. Les armes étaient égales par le
nombre et par la valeur, les chefs égaux par la
renommée et par le génie ; mais Pompée
commandait à des citoyens déjà
ébranlés par la faute qu'il avait commise de
les dépayser, comme des vaincus avant la bataille ;
César, à des troupes aguerries et
déjà victorieuses par l'audace qu'il avait eue
de les conduire, comme des vainqueurs, moins à la
victoire qu'à la poursuite de leurs ennemis. Les lois,
les consuls, le sénat, les magistrats, les pontifes,
les chevaliers romains, les patriciens, la meilleure partie
du peuple lui-même, la république enfin,
étaient dans le camp de Pompée ; les ambitieux,
les factieux, les séditieux, les corrupteurs et les
corrompus, la jeunesse, la populace et la soldatesque, les
barbares même enrôlés dans les Gaules,
étaient avec César. Mais César
commandait à des soldats qui avaient tout à
gagner en donnant l'empire à César ; l'autre,
à des citoyens qui avaient peu à perdre en
laissant succomber Pompée. Entre une cause servie par
toutes les cupidités et par tous les vices
héroïques et une cause pour ainsi dire abstraite
défendue par des vertus amollies, la victoire
était peu douteuse. César fut vainqueur ;
Pharsale fut le tombeau de la liberté et de la
république.
Bien que Pompée vieilli eût retrouvé en
Epire toute l'ardeur et tout le génie militaire de sa
jeunesse, et qu'il eût repris, avec le commandement des
dernières forces de sa patrie, les rudes exercices du
cavalier et du fantassin, l'activité, la
sobriété, les veilles, les longues marches
à pied, le maniement du bouclier et des armes, pour
donner exemple à cette jeunesse
efféminée de Rome ; découragé
avant le combat, il y assista comme à ses propres
funérailles plutôt que comme à une
bataille dont il était lui-même l'âme et
le bras. Il l'avait acceptée malgré lui,
cédant à l'obsession des sénateurs et
des jeunes nobles inexpérimentés dont il
était entouré et dominé dans cette
émigration de Rome. Il voulait user la fougue de
César en lui refusant longtemps le combat ; ils
voulaient, eux, l'affronter dans son ardeur, et avant de
s'être rendus dignes de se mesurer avec lui : ils
furent victimes de leur impatience et de leur
indiscipline.
Aussitôt que Pompée, immobile sur une
éminence au milieu de son armée, aperçut
la poussière qui s'élevait autour de sa
cavalerie repoussée par les vétérans de
César, poussière que la fuite de cette jeunesse
ramenait de son côté, il comprit son sort, et il
ne tenta pas de le vaincre par une obstination qu'il jugea
apparemment sans espoir. Il resta un moment, disent les
témoins oculaires, semblable à un homme
foudroyé ; puis, sans dire un mot à ceux qui
l'entouraient, et la tête baissée, il reprit au
petit pas de son cheval la route de son camp, rentra dans sa
tente, se fit dépouiller de ses armes et de ses
insignes de commandant, et, revêtant des habits de
deuil d'apparence vulgaire, il se déroba à son
camp et prit presque seul et à pied les sentiers qui
conduisent du fond de la Thessalie au bord de la mer.
Accablé de fatigue et de soif, il se coucha à
terre pour boire au courant de l'onde dans la rivière
qui traverse le vallon de Tempe. Parvenu au bord de la mer,
une cabane isolée de pêcheur servit d'abri
pendant la nuit à celui qui avait conquis depuis
quarante ans tant de villes de la Grèce, de l'Asie, de
l'Afrique, de l'Espagne, et qui personnifiait quelques heures
auparavant, non seulement la république et Rome, mais
l'univers. Il ne gémit point en homme inégal
à la grandeur de son infortune, et n'accusa point les
dieux. Il accepta le jugement du sort, pensant sans doute
qu'il était assez beau de succomber avec les lois et
la liberté, de Rome. Il renvoya à César
tous ceux de sa suite de condition servile qui
n'étaient pas assez engagés dans sa querelle
pour ne pas obtenir un facile pardon du vainqueur ; il ne
garda avec lui que les citoyens libres, et, s'étant
embarqué dans la petite barque du pêcheur, il
côtoya la plage, cherchant des yeux quelque navire sur
la mer pour demander asile aux flots.
Au même moment, le pilote d'un navire qui trafiquait
sur cette côte, oisif au milieu du jour sur le pont de
son bâtiment, racontait à ses matelots un songe
étrange de sa nuit. Bien qu'il n'eût jamais vu
le grand Pompée, ce pilote avait cru le voir pendant
son sommeil, non dans le costume splendide et majestueux sous
lequel il se représentait un si auguste citoyen, mais
sous des habits vulgaires, souillés de
poussière et déchirés par l'indigence.
La barque de Pompée doublant alors un petit
promontoire qui lui dérobait la vue du navire à
la voile, les matelots aperçurent la frêle
embarcation ; ils l'indiquèrent au pilote, en lui
disant qu'elle semblait chargée d'un grand nombre
d'hommes qui leur faisaient des signes de détresse en
agitant leurs mains et leurs vêtements au-dessus de
leurs têtes. Le pilote, qui se nommait Pépicius,
se lève à ces mots, regarde la barque,
reconnaît dans Pompée la figure qu'il avait vue
en songe, et, se frappant le front de douleur avec ses deux
mains, il ordonne à ses compagnons de descendre la
chaloupe à la mer, y descend lui-même,
s'approche de Pompée, pressent son désastre,
lui tend avec respect la main pour passer dans sa chaloupe,
et le fait monter avec sa suite dans son vaisseau.
Le pilote, attendri par le spectacle d'une si grande
vicissitude du sort, et comme averti de son devoir par le
songe que lui avaient envoyé les dieux, prépara
de ses propres mains le frugal repas de ses hôtes.
Favonius, un des citoyens les plus illustres de Rome, voyant
Pompée dépourvu d'esclaves, le
déshabilla lui-même pour se baigner, et le
frotta d'huile avant le repas, s'honora de rendre au plus
grand et au plus malheureux des Romains les services d'un
esclave, et ne se crut pas humilié de lui laver les
pieds et de lui préparer tous les jours sa nourriture.
«Le coeur noble ennoblit tout, disaient les matelots
témoins de cette domesticité volontaire, et
tout sied aux grandes âmes, même la servitude de
l'amitié».
Pompée se fit conduire à l'île de
Mitylène, autrement Lesbos, sur la route de mer qui
mène en Egypte. La plus pénétrante de
ses infortunes et la plus héroïque de ses
consolations, Cornélie, était dans cette
île.
Pompée, après la mort de Julia, fille de
César, sa première femme, avait
épousé déjà vieux, mais toujours
aimé, la belle Cornélie, fille de Scipion,
veuve de Crassus, femme aussi illustre par sa beauté,
par son génie, par ses vertus, que par son amour pour
Pompée. Cornélie était poète,
musicienne, lettrée, philosophe, et par-dessus tout
Romaine. Ses vertus égalaient ses charmes, et la
solidité de son jugement faisait oublier sa jeunesse.
Pompée, qui l'adorait comme sa fille autant que comme
son épouse, l'avait déposée, en passant
en Epire, dans l'île de Mitylène, pour qu'elle y
fût à l'abri des insultes de César, et
rapprochée de la scène de la guerre sans en
courir les fatigues et les dangers. Ce qu'il y avait de plus
cruel dans son infortune en ce moment n'était pas tant
d'avouer sa défaite au monde que de l'apprendre
à Cornélie.
En jetant l'ancre la nuit dans la rade de Lesbos, il n'osa
pas descendre lui-même à terre et
apparaître dans son abjection aux yeux de sa femme et
de son fils. Un de ses compagnons de fuite descendit seul sur
la plage, et se faisant conduire à la maison de
Cornélie, qui, sur la foi d'une fausse rumeur de mer,
croyait à une grande victoire de son mari,
l'envoyé, forcé de changer une telle illusion
en deuil, s'inclina muet devant elle, et ne lui apprit
presque que par ses larmes que le maître d'une
armée et d'une flotte de quinze cents voiles quelques
jours auparavant attendait, pour fuir, sa femme et son fils
dans le port de Mitylène, sur un navire où la
pitié d'un pauvre pilote lui avait donné le
passage et l'hospitalité.
Cornélie, évanouie d'horreur et de tendresse
à une telle nouvelle, se releva enfin de terre, et,
courant les bras tendus vers le rivage, elle tomba sur le
sein de son mari, qui était descendu pour la recevoir.
«Hélas ! lui dit-elle à travers ses
sanglots et en prenant sur elle seule, avec une admirable
ruse de tendresse, tout le malheur et tout le tort de
l'adversité de son mari ; hélas ! que
l'état où je te revois est bien l'ouvrage de ma
fortune et non de la tienne ! Te voilà réduit
à un seul pauvre petit navire d'emprunt, toi qui,
avant d'avoir épousé Cornélie, naviguais
sur cette même mer avec des milliers de voiles ! Ah !
pourquoi es-tu venu me revoir ? Pourquoi ne m'as-tu pas
abandonnée à mon malheureux destin, moi qui,
depuis que tu m'as épousée, ne t'ai
apporté que revers et désastres ? Que j'aurais
été heureuse si j'étais morte avant
d'apprendre la mort de Crassus, mon premier mari, que les
Parthes m'ont tué, ou que j'aurais été
sage si, après sa mort, je l'avais suivi dans le
tombeau, comme j'en avais la pensée ! Je n'ai donc
vécu, je n'ai donc aimé le grand Pompée
que pour être la cause de ses malheurs !...
»
Mais Pompée la consolant avec des caresses et la
relevant à la hauteur de son impassibilité
romaine : «Cornélie, lui dit-il, tu t'affliges
parce que tu n'as connu jusqu'ici avec moi que l'heureuse
fortune, et c'est cette heureuse fortune elle-même qui
t'a trompée et qui t'étonne aujourd'hui de nos
revers, parce qu'elle a été plus longtemps avec
moi qu'elle n'a continué d'être fidèle
à aucun de ses favoris ; mais il faut supporter ses
vicissitudes puisque nous sommes nés mortels, et la
tenter encore avec confiance, car puisque de ma grandeur
passée je suis tombé dans l'humiliation
où tu me vois, il n'est pas impossible que de
l'humiliation où tu me vois je ne me relève
à ma grandeur passée !» Un philosophe
grec de Lesbos, ami de Cornélie, qui était
présent, s'entretint un moment avec Pompée de
la Providence, que le vaincu était tenté
d'accuser d'injustice en livrant ainsi le bon droit à
la force. «La Providence ! dit Plutarque,
c'étaient les vices du peuple romain, incapables de
soutenir plus longtemps la république, et
pressés de se punir eux-mêmes en couronnant la
tyrannie».
On émigra vers l'Egypte, asile que Pompée
croyait le seul fidèle et le seul sûr, parce
qu'il y avait couronné lui-même autrefois le
père du jeune roi qui y régnait alors.
C'était Ptolémée, frère de
Cléopâtre, la plus célèbre des
reines et des femmes par sa beauté, par son
génie et par ses amours, qui firent les jouets de ses
caprices les plus grands des hommes de son temps,
César et Antoine, dont le monde était le
jouet.
Quelques vaisseaux, chargés de ses partisans et de
soldats romains recueillis en mer ou sur les côtes
d'Ionie et de Chypre, suivaient la galère de
Pompée qui s'approchait des rivages d'Egypte. Nul ne
doutait à bord de ces navires que ce grand homme n'y
fût accueilli comme le plus illustre des Romains, et
comme le bienfaiteur de la dynastie des
Ptolémées. On croyait qu'assisté des
trésors et des troupes de l'Egypte, auxiliaire et
tributaire de Rome, il rallierait toutes les légions
romaines d'Afrique, et ramènerait la fortune, honteuse
d'avoir un moment abandonné la cause des hommes, des
lois et des dieux. Cornélie l'entretenait
lui-même dans cette confiance.
Cependant, les ministres du jeune roi d'Egypte, prince encore
enfant et asservi par son âge à son conseil,
ayant appris par un vaisseau rapide le jugement de la fortune
à Pharsale, et par un autre vaisseau l'approche de
Pompée et de sa flotte,
délibérèrent sur le parti à
prendre avec un hôte si embarrassant depuis qu'il
était vaincu. Un rhéteur, nommé
Théodore de Chio, race mercenaire qui s'insinue dans
les conseils des princes ou des peuples pour leur inspirer de
viles habiletés, sous le nom de politique, et pour
leur présenter des crimes utiles comme des actes de
génie et de vertu, trancha la question : «Si
nous accueillons le grand Pompée, dit-il au conseil
d'Egypte, vous aurez deux calamités pour une :
César pour ennemi, et Pompée pour maître.
Si vous lui refusez asile, et qu'il redevienne jamais
puissant, vous aurez à redouter non seulement sa
vengeance pour l'affront que vous lui aurez fait, mais encore
la vengeance de César pour le danger que vous lui
aurez fait courir en ne lui livrant pas son ennemi. Vous
n'avez donc qu'une chose à faire, ajouta-t-il avec une
ironique perversité : le recevoir et l'immoler sur le
rivage ; parce qu'ainsi vous aurez complu secrètement
à César, en le débarrassant d'un rival,
et que, d'un autre côté, vous n'aurez plus rien
à redouter de la vengeance de Pompée ; car,
ajouta-t-il en souriant et en inventant le premier un mot
devenu dépuis le proverbe des scélérats,
les morts ne mordent plus !»
Photin et Achillas, deux esclaves favoris et maîtres du
conseil qui gouvernait l'Egypte avec Théodore,
applaudirent à cet avis. On chargea Achillas
lui-même de l'exécution. Il monta dans une
chaloupe avec deux officiers romains, autrefois centurions
dans les armées de Pompée, l'un nommé
Septimius, l'autre Salvius, et quelques sicaires
égyptiens ; et il alla ainsi au-devant de la
galère de Pompée. Cornélie et les amis
de ce grand homme, voyant, au lieu des honneurs et du
cortège qu'ils attendaient, une misérable
barque chargée seulement de sept hommes armés
s'approcher de leur galère, présagèrent
mal d'une si ignoble réception pour celui qui avait
été le maître de l'Egypte et du monde ;
ils entrevirent quelque dessein sinistre, et
conjurèrent Pompée de ne pas se livrer à
un rivage si ingrat ou si suspect. Mais déjà il
n'était plus temps de délibérer. On
voyait une foule d'hommes armés se rassembler sur la
plage, et plusieurs galères couvertes de troupes
fendre les flots pour cerner la flotte de
Pompée.
La chaloupe ayant abordé enfin le vaisseau, Septimius,
l'un des Romains, se leva et salua son ancien
général du nom accoutumé
d'imperator, comme pour le convaincre que sa
défaite ne l'avait pas dégradé en Egypte
aux yeux de ses soldats. Achillas le salua de même en
langue grecque, et l'invita à descendre dans sa
chaloupe, sous prétexte de la difficulté pour
un grand navire de traverser la vase du port.
Cornélie, à demi morte de ce pressentiment de
l'amour qui révèle au coeur des femmes les
périls de ce qu'elles adorent, entoura en vain de ses
bras les jambes de son mari pour le retenir. Il l'embrassa
avec tendresse en se déliant de son étreinte,
et, la laissant presque inanimée sur le pont, il
descendit dans la chaloupe en s'aidant de la main d'Achillas.
Puis, se retournant une dernière fois pour regarder
encore sa femme et son fils, et ne se faisant
déjà plus d'illusion sur sa destinée, il
leur adressa pour triste adieu ce vers de Sophocle : Tout
homme qui entre dans la cour d'un tyran devient esclave, bien
qu'il y soit entré libre !
Pendant que la chaloupe traversait la large lagune qui
séparait la galère du rivage, un silence
embarrassé et sinistre fermait les lèvres des
Egyptiens et des Grecs. Pompée, comme pour sonder ce
silence et pressentir les sentiments de ses hôtes
à l'accent de leur voix, s'adressa à Septimius,
et lui demanda s'il ne se trompait pas en croyant le
reconnaître pour un homme qui avait fait autrefois la
guerre sous ses ordres. Septimius, sans dérider ses
traits, et sans répondre autrement que d'un geste
muet, lui fit un signe de tête qui voulait dire
dédaigneusement que cela était vrai. Le silence
continuant sur la chaloupe, Pompée, pour se donner une
contenance, ouvrit ses tablettes, et s'occupa à
repasser des yeux une harangue en langue grecque, qu'il avait
préparée pendant sa navigation pour l'adresser
à Ptolémée.
Cependant Cornélie, rappelée à la vie
par l'anxiété sur le sort qui attendait son
époux au rivage, contemplait du haut de la
galère la chaloupe près d'aborder. Elle
commençait à se rassurer et à se
réjouir en voyant une foule de courtisans richement
vêtus descendre jusqu'au bord des flots, comme pour
faire honneur et cortège à l'hôte de
l'Egypte, et déjà elle rendait grâce aux
dieux de son salut.
A ce moment, la chaloupe touchant au rivage, et Pompée
prenant la main de Philippe, son affranchi, pour se lever de
son banc et pour poser le pied sur la terre, Septimius, comme
s'il n'eût osé frapper une si grande victime en
face, lui plongea son épée par derrière
dans le corps ; Salvius et Achillas, redoublant les coups, le
percèrent à leur tour de leurs
épées. Pompée, sans chercher à se
défendre, et sans paraître même
s'étonner, s'enveloppa la tête d'un pan de sa
toge, comme pour dérober toute agonie indigne de lui
au soleil, et, tombant ainsi enveloppé aux pieds de
ses assassins, il mourut sans faire entendre un autre
reproche aux dieux, ou un autre adieu à la vie, qu'un
léger soupir.
A la lueur du soleil sur les épées, et à
la chute de Pompée dans la barque, Cornélie
tombe en tendant les bras vers son mari, comme si sa main
pouvait écarter de si loin le coup qui le frappe. La
galère, épouvantée, s'enfuit à
force de rames, et l'emporte mourante sur la haute mer.
Septimius, Salvius, Achillas et leurs esclaves, ayant
coupé la tête de Pompée, pour la porter
à Ptolémée, et pour en faire un tribut
à César, jetèrent son corps hors de la
barque, et l'abandonnèrent sur le sable aux oiseaux de
proie et à l'écume des flots. Les
pêcheurs et la populace curieuse se rassasièrent
à loisir tout le jour de ce cadavre. Quand la nuit fut
venue et que le rivage fut désert, l'affranchi de
Pompée, Philippe, qui seul n'avait pas
abandonné le corps de son maître, le lava
pieusement dans l'eau de la mer, et l'ensevelit dans sa
propre chemise, dont il se dépouilla pour lui servir
de linceul. Puis, cherchant au loin sur la côte
quelques débris de barques rejetés par les
flots, et les rapportant un à un, afin d'en construire
un bûcher pour brûler le corps selon les rites
antiques, il parvint avec peine à réunir un
petit monceau de bois suffisant pour consumer un corps faible
et nu, et qui n'était plus même entier.
Pendant que le fidèle serviteur était
pieusement occupé à errer ainsi sur la
grève pour y recueillir ces planches d'esquifs
échoués comme son maître, un
vétéran romain, vieux soldat de Pompée,
retiré en Egypte, qui passait par hasard sur cette
plage déserte, aborda Philippe, et lui de-manda ce
qu'il faisait à cette heure au bord de la mer.
«Je suis l'affranchi de Pompée, et je
prépare le bûcher pour ses
funérailles», répondit Philippe. Le vieux
soldat, élevant ses mains au ciel et s'attendrissant
à ce spectacle du maître du monde enseveli
furtivement la nuit, par un seul esclave, sur une plage
étrangère : «Ah ! dit-il à
l'affranchi, il ne sera pas dit que tu aies seul cet honneur
! Permets-moi de me joindre à toi dans ce dernier
devoir, comme à un pieux et saint hasard offert
à ma vieillesse par la Providence qui m'a
confiné depuis tant d'années sur cette terre
ingrate et funeste, pour m'y réserver au moins,
après tant de malheurs, la consolation de toucher de
mes mains les restes et d'accomplir les funérailles du
plus grand des Romains !»
La flamme du bûcher allumé par ces deux hommes
pieux brûla jusqu'au jour. Le lendemain, un des amis et
des lieutenants de Pompée, Lentulus, arrivant de
l'île de Chypre, et côtoyant le rivage sans rien
savoir du meurtre de la veille, aperçut du haut de sa
galère les dernières lueurs du bûcher qui
luttaient avec l'aurore au bord des flots !
«Hélas ! dit-il à ses compagnons, quel
est celui qui est venu se reposer enfin ici de ses longs
travaux, et rendre sa poussière aux
éléments dans ce lieu désert ?»
Puis, comme saisi d'un pressentiment prophétique :
«Hélas ! hélas ! ajouta-t-il en pensant
aux vicissitudes et aux ironies du sort, peut-être
est-ce toi, ô grand Pompée ? »
Et c'était lui !
Pendant ces événements, Cicéron,
retiré auprès de Caton, dans un petit port de
Grèce voisin de Pharsale, assistait silencieux et
consterné à la ruine de la
république.
Un grand poète qui fut en même temps un grand
politique, mais qui, malheureusement pour sa mémoire,
poussa l'amour de la liberté jusqu'au fanatisme, et le
républicanisme jusqu'au régicide, Milton, a
écrit quelque part ces lignes :
«Si Dieu versa jamais un amour ferme de la
beauté morale dans le sein d'un homme, il l'a
versé dans le mien. Quelque part que je rencontre un
homme méprisant la fausse estime du vulgaire, osant
aspirer par ses sentiments, son langage, sa conduite,
à ce que la haute sagesse des âges nous a
enseigné de plus excellent, je m'unis à cet
homme par une sorte de nécessaire attrait. Il n'y a
point de puissance dans le ciel et sur la terre qui puisse
m'empêcher de contempler avec respect et avec tendresse
ceux qui ont atteint le sommet de la dignité du
caractère, de l'intelligence et de la vertu
!»
Cet amour satisfait de la beauté morale dans un homme
historique, ce respect et cette tendresse pour ceux qui ont
atteint le sommet de la dignité du caractère et
de la vertu, nous ont soutenu jusqu'ici dans le récit
de la vie de Cicéron ; ils vont se voiler un instant
et se contrister un peu quand nous allons retracer, non ses
crimes (il n'y en a pas dans sa vie), mais quelques
inégalités et quelques faiblesses. Après
la chute de la république, il est moins constamment
admirable ; mais, pour l'homme qui aime à contempler
dans l'homme la lutte des faiblesses humaines contre les
vertus, et le triomphe alternatif des devoirs ou des passions
dans notre âme, il devient peut-être plus
intéressant. Les caractères d'une seule
pièce, comme celui de Caton, ont quelque chose de
surhumain et d'uniforme qui élève plus et qui
touche moins que les caractères moins maîtres
d'eux-mêmes qui fléchissent et qui se
relèvent, comme celui de Cicéron. Il en est de
l'homme comme des paysages : les lignes droites de l'horizon
sont sans doute les plus pures en géométrie et
en logique, mais les lignes de l'horizon qui montent et qui
descendent, qui se lèvent et qui se dépriment
tour à tour, pour se relever encore et pour porter le
regard jusqu'aux cieux après l'avoir incliné
jusqu'aux abîmes, sont l'intérêt et le
charme des yeux du peintre et du spectateur. La nature a fait
l'homme un être ondoyant et divers, disent les
philosophes ; considéré ainsi, sans doute il
nous impose moins, mais il nous attache d'autant plus qu'il
est plus homme. Cicéron le fut tout entier
après la mort de Pompée. La république,
morte avec ce grand et dernier citoyen, devint la proie
à peine disputée de César. Le droit
avait succombé à Pharsale, la force
était tout ; César avait la force, et il
l'empruntait comme un grand corrupteur de sa patrie, non aux
vertus du petit nombre, mais à tous les vices d'une
multitude qui demande un maître, parce qu'elle se sent
digne de la tyrannie.
Avec cette promptitude qui surprend le destin et qui le fixe,
César avait volé, après sa victoire, en
Espagne, en Afrique, en Egypte, pour y porter des coups
soudains et inattendus aux lieutenants et au fils de
Pompée, pour leur enlever leurs légions, et
pour y saisir, par tous les membres épars de la
puissance romaine, cette liberté qu'il voulait
détruire et cet empire qu'il voulait fonder.
Cicéron, au lieu de suivre l'exemple de Caton, de
protester contre la victoire et de mourir du même coup
dont mourait la liberté de son pays, parut se
repentir, non pas tant de la défaite du grand
Pompée et de la république, que d'avoir
embrassé tardivement et imprudemment la cause vaincue
par les dieux. Il commença à s'accommoder avec
la tyrannie, et à demander en quelque sorte
grâce pour sa vertu au vainqueur. Rien ne lui
était plus facile que de l'obtenir. César avait
les crimes grands et doux comme son génie. Il
était trop supérieur pour être vindicatif
; il était en même temps trop politique pour ne
pas se réjouir de paraître, aux yeux du peuple
romain, accepté ou même pardonné par un
homme comme Cicéron, qui représentait alors
à lui seul les lettres, l'éloquence,
l'autorité morale dans le sénat, l'estime du
peuple, en un mot, tout ce qu'on appelle aujourd'hui
l'opinion publique dans Rome. De plus, César
aimait Cicéron par cet attrait mutuel et involontaire
qui entraîne les grandes intelligences à aimer
ce qui leur ressemble. Il avait trop de génie pour
être insensible au génie, trop de gloire pour
être envieux. Cicéron lui paraissait une des
plus éclatantes décorations de
l'humanité dans son siècle ; il était
plus fier de régner sur un homme tel que
Cicéron que sur cette tourbe de peuple et de
soldatesque qui allait se prosterner devant sa fortune. Il
voulait même laisser à Cicéron la
dignité de son retour à lui et
l'indépendance de ses opinions ; il ne lui demandait
pas de s'avilir, mais de se résigner.
Des négociations dans ce sens furent ouvertes par des
amis communs entre Cicéron et César. Elles
n'éprouvèrent aucune autre lenteur que celle de
la distance entre ces deux grands Romains. Cicéron
traversa la mer qui séparait l'Epire de l'Italie,
débarqua timidement à Brindes, port où
il s'était embarqué si peu de temps auparavant
pour rejoindre Pompée. Il y tomba dans les bras de sa
fille Tullia, la plus tendre, la plus illustre, la plus
lettrée des jeunes femmes romaines de son temps...
L'adoration mutuelle du père pour la fille et de la
fille pour le père était redoublée
encore par l'adversité. Séparée de son
mari indigne d'elle, Tullia n'avait plus que lui ;
mécontent de sa femme ambitieuse et froide,
Cicéron n'avait plus qu'elle. Le père et la
fille pleurèrent ensemble sur les malheurs de leur
patrie et sur leurs propres malheurs. Le frère de
Cicéron, C. Quintus, qu'il avait aimé comme un
autre lui-même, n'avait pas su attendre la
bienséance de la transition d'une cause à
l'autre.
Pressé par l'adulation ou par la peur, il avait couru
en Afrique avec son fils, neveu de Cicéron, pour
implorer les faveurs de César, et pour rejeter
lâchement sur son frère le tort qu'il avait eu
de suivre le parti de Pompée. César
s'était indigné de cette bassesse ; il avait
écrit à Cicéron pour l'en informer.
Celui-ci, avec une générosité
fraternelle, avait répondu à César en
prenant tout le crime sur lui seul, et en suppliant le
dictateur de pardonner à l'égarement de
Quintus. D'un autre côté, sa fortune,
déjà embarrassée à son
départ d'Italie, avait achevé de
s'obérer jusqu'à l'indigence, par les
déprédations de sa femme, par l'absence et par
l'épuisement de produits des terres dont tant de
guerres civiles et de spoliations successives affligeaient
l'Italie. Il ne vivait que d'emprunts et des secours de ses
amis, principalement d'Atticus. Antoine, lieutenant de
César à Rome, venait de publier un édit
de proscription hors de l'Italie contre tous ceux qui avaient
suivi Pompée, mais en exceptant Cicéron. Cette
exception, qui lui rouvrait Rome, le réjouissait d'un
côté et l'humiliait de l'autre ; car les
partisans de Pompée vaincus à Pharsale, Caton,
Brutus et les autres, étaient allés ranimer la
résistance à la tyrannie en Afrique : la
renommée grossissait leurs forces, ils
menaçaient de prévenir le retour de
César en Italie et de restaurer la république.
Les succès de sa propre cause, après qu'il
l'avait crue morte, troublaient maintenant Cicéron ;
car les républicains vainqueurs pouvaient le traiter
maintenant comme un transfuge, pendant que les courtisans de
César voyaient en lui un républicain ; en sorte
que, par l'hésitation de son caractère et par
la précipitation alternative de ses soumissions, l'une
et l'autre cause le désavouaient ou le
menaçaient des mêmes vengeances, tout au moins
du mépris. Déplorable situation d'un grand
esprit, qui, au lieu de prendre base sur la conscience, prend
base sur la fortune, et tombe sans gloire, parce qu'il a
choisi sans vertu. Eprouvant déjà, à
Brindes, le remords de cette situation ambiguë devant
l'opinion qui se déchaînait contre lui, il
n'osait pas ou il ne savait pas se justifier lui-même,
et il conjurait son ancien ami Atticus d'écrire sa
justification ou son excuse pour lui ramener quelques
amis.
Enfin il s'approcha de Rome avec sa fille, mais sans oser y
entrer. Puis il alla au-devant de César, qui venait de
débarquer vainqueur à Tarente, et qui revenait
triompher à Rome. Cet orateur, qui n'avait pas
pâli devant les sicaires de Catilina, tremblait
maintenant devant un pli du front ou des lèvres sur le
visage d'un maître. Ses lettres, à cette
époque de sa vie, sont le frisson d'une âme
servile. «Com-ment me recevra-t-il ? Comment me
regardera-t-il ? Que va-t-il me dire ? ou que voudra-t-il
écouter ?» Un peuple dont les plus vertueux
citoyens éprouvent et écrivent de pareilles
angoisses est mûr pour les tyrans. César
cependant trompe Cicéron par son abord. Les tyrans
sont aussi heureux de rencontrer des âmes soumises, que
les âmes soumises sont empressées de se
résigner aux tyrans. Du plus loin que César
aperçut Cicéron sur la route de Tarente
à Rome, il descendit de son cheval, courut à
lui les bras ouverts, l'embrassa comme un ami perdu et
retrouvé, ne lui fit aucun reproche, et,
l'entraînant en avant et à l'écart de sa
suite, pour épargner la pudeur de Cicéron et
pour lui témoigner sa confiance, il s'entretint
longtemps et familièrement avec lui aux yeux de toute
son armée. On ignore ce que ces deux adversaires
réconciliés se dirent : l'un sans doute
s'excusant sur la bassesse humaine de la tyrannie qu'il
venait recevoir, l'autre sur la fortune de
l'obéissance qu'il venait offrir. Cependant, si l'on
en croit une phrase de Cicéron après cet
entretien, dans sa correspondance avec Atticus, la
résignation ne fut pas sans grandeur et sans
dignité dans sa bouche, «car, dit-il, il ne
savait pas bien si c'était la peine de demander
à César une vie qui cesse d'être à
Rome du jour où elle devient le bienfait d'un
maître».
César poursuivit son chemin vers Rome ; il y
reçut tous les pouvoirs sous tous les titres qu'il
daigna prendre. Il repartit pour l'Afrique, laissant des
proconsuls gouverner Rome en son nom derrière lui ;
Antoine surtout, le plus soldatesque, le plus servile et le
plus effronté de ses complaisants, comme si
César eût affecté de montrer à
Rome celui qui pouvait le plus le faire regretter
lui-même, ou comme s'il eût voulu
témoigner son mépris au peuple romain en le
faisant dompter en son absence par le plus grossier et par le
plus méprisable des soldats. Cicéron s'enferma
avec ses livres dans sa maison de campagne de Tusculum,
située au bord des bois, aux pieds et aux revers des
montagnes d'Albe ; retraite poétique et philosophique
d'où ses yeux se promenaient, d'un côté
sur la solitude et de l'autre sur les faîtes et sur les
fumées des édifices et des temples lointains de
Rome. Nous avons visité souvent nous-même les
vestiges encore debout de sa maison, de sa
bibliothèque, de ses fontaines, de ses jardins,
où l'on respire la grandeur, la tristesse, et en
quelque sorte l'histoire qu'il y respirait alors
lui-même. Il y jouissait en paix et en
sûreté de sa patrie ; mais il avait trop
payé sa patrie, car il n'y était rentré
qu'en laissant la liberté et la dignité sur le
rivage.
Pendant qu'il y cherchait des distractions et des
consolations dans l'étude, et qu'il y recevait les
visites des plus lettrés et des plus érudits
des Romains, qui, à défaut de la grandeur du
caractère, venaient cultiver et adorer chez lui
l'immensité et la variété du
génie, César avait vaincu les fils de
Pompée en Espagne, et les républicains
antiques. Caton s'était tué par cette autre
faiblesse qui ne sait pas supporter le temps où l'on
est condamné par la Providence à vivre, et le
mépris du genre humain. Il régnait sous le nom
de dictateur perpétuel de Rome, se
préparait à aller conquérir les Parthes
en Asie, illustrait son crime contre sa patrie par la
splendeur et par la mansuétude de son gouvernement,
ménageait le sénat, achetait le peuple,
rassasiait les légions, et corrompait ce qui restait
de liberté dans les âmes par la séduction
et la clémence. Cicéron, tout en
gémissant assez haut de cette prostration de sa
patrie, prenait sa part de la servitude
générale plus qu'il ne convenait à un
débris vivant de la république et à un
ami de Pompée et de Caton. Il haranguait quelquefois
au sénat ; il proposait des avis agréables au
maître ; il parlait devant lui pour des clients
politiques, et lui réservait les grâces de la
générosité. Il le louait avec cette
indépendance de langage qui place la flatterie dans
l'acte et non dans les paroles ; il affectait de
défendre la mémoire de Caton et la gloire de
Pompée ; il disait de César, pour que ce mot
lui fût répété : qu'en relevant
les statues de Pompée, il avait affermi les
siennes. Il plaidait devant lui pour lui donner le
plaisir de son éloquence, comme un artiste dans une
représentation de son art, et faisait tomber de ses
mains l'absolution d'un criminel déjà
condamné dans son coeur. Il recevait même les
visites de César dans sa maison, comme une sauvegarde
de sécurité et comme un gage de protection
exceptionnelle de l'oppresseur de sa patrie ; il en racontait
avec un secret orgueil les circonstances dans ses lettres
à ses amis.
«Quel hôte j'ai reçu ! écrivait-il
le lendemain, et combien j'avais tort de tant le redouter !
Cependant je n'ai pas sujet de m'en plaindre, et
lui-même il a paru ravi ! La veille, César
était arrivé dans la maison de son affranchi
Philippe, voisin de ma demeure. La maison était
inondée de soldats ; à peine la salle où
César devait souper était-elle libre ; il avait
environ deux mille hommes d'escorte. Chez moi on fit camper
les soldats dehors ; ma maison était comme une
citadelle. César passa la matinée
jusqu'à midi chez Philippe ; il s'y occupait,
disait-on, à régler les comptes de sa maison
avec Balbus. Il arriva chez moi à deux heures ; il se
baigna en arrivant, et se fit lire pendant le bain des vers
satiriques contre lui. Il les écouta sans humeur et
sans changer de visage ; ensuite il se fit parfumer et
s'assit à ma table. Il mangea bien, et fut d'un
enjouement plein de charmes. La table était
magnifiquement et délicatement servie. Outre la table
de César, j'en avais deux autres pour sa suite et ses
affranchis, également recherchées. Enfin je
m'en suis tiré avec honneur. Mais, en
vérité, ce n'est pas là un de ces
hôtes à qui l'on puisse dire en les quittant :
Revenez quand il vous plaira ! C'est assez d'un fois.
Nous n'avons pas dit un seul mot de politique ; nous n'avons
parlé que de philosophie, d'éloquence et de
littérature. Ce délassement lui a plu ; il
témoignait le désir de passer ainsi un jour
à Pouzzoles, un autre à Baïa, au bord de
la mer. Voilà cette visite : j'en ai souffert quelques
embarras domestiques, mais sans trop
d'inconvénients».
On voit que César se faisait pardonner la tyrannie par
la grâce, et Cicéron les regrets de la
liberté perdue par les complaisances. Vers le
même temps, quoiqu'il eût déjà
passé la soixantième année de sa vie, il
répudia sa première femme, Terentia, coupable
de l'avoir négligé pendant ses disgrâces,
et il épousa une de ses pupilles, très jeune,
très belle, très riche, qu'un père
mourant lui avait confiée. Eprise du génie et
de la renommée de son second père, cette jeune
Romaine l'aima et en fut aimée avec une passion qui
effaça la distance des années. Ce furent, non
les plus glorieuses, mais les plus sévères et
les plus fécondes de sa vie ; mais elles furent
courtes. La mort lui ayant enlevé bientôt
après sa fille Tullia, délices et orgueil de
son coeur, il en conçut une telle douleur, qu'il
s'offensa de ce que cette douleur n'était pas assez
partagée par sa nouvelle épouse, jalouse sans
doute de n'être pas le seul objet de ses tendresses, et
qu'il s'éloigna d'elle et se renferma dans la solitude
avec ses larmes et son génie.
C'est là qu'il écrivit sans relâche et
sans lassitude d'esprit les livres admirables dont chaque
fragment est un monument achevé de sagesse, de
maturité, de science, d'universalité, de style.
La civilisation antique, si l'histoire était perdue,
se retrouverait tout entière dans ces fragments des
derniers écrits de ce grand homme. Il y concentre tout
ce que le genre humain a pensé, imaginé ou
senti de plus parfait en Asie, en Grèce, à
Rome, jusqu'à son époque, dans l'expression la
plus splendide, et dans la langue,1a plus harmonieuse que
l'intelligence humaine ait jamais élaborée pour
donner un corps à l'esprit. C'est la pensée
devenue sous sa main méthode, image et musique. Le
seul reproche peut-être qu'on puisse adresser à
ces oeuvres réfléchies de Cicéron, c'est
l'excès même de leur perfection. En travaillant
chaque pensée et en polissant chaque phrase
jusqu'à l'effacement des moindres
aspérités de l'épiderme sur son style,
il s'enlève quelque chose de ces incorrections faciles
et de ces négligences heureuses qui sont les
flexibilités et les mollesses du génie. Rien
n'y prédomine assez, parce que tout y est
prédominant à la fois. Cependant cette
perfection chez lui n'est point laborieuse, elle est
naturelle. Son imagination ne produisait rien qui ne
fût conforme à ce modèle intérieur
qu'il portait en lui plus qu'aucun autre homme, et qu'on
nomme la beauté. Cette recherche, naturelle chez lui,
de la beauté, ne nuisait point à sa
fécondité. Il discourait avec ses amis, il
haranguait les tribunaux et le peuple, il écrivait,
comme nous respirons, sans relâche, sans volonté
et sans efforts. Il répondait à ces envieux de
Rome qui lui reprochaient ses loisirs dans sa retraite de
Tusculum : «De quoi se plaignent-ils ? Dans cette
prétendue oisiveté, j'écris plus, de ma
main ou de la main de mes secrétaires, qu'ils ne
peuvent lire dans un jour !»
«Là, disait-il en parlant de sa maison d'Astura,
autre retraite plus profonde près d'Antium, qu'il
remplissait de ses études et de ses ennuis, là
je vis sans commerce avec les hommes. Dès la
première lueur du jour, je m'enfonce dans la
profondeur des forêts qui m'entourent, et je n'en sors
que le soir ; je n'ai d'entretien qu'avec mes livres, et cet
entretien n'est interrompu que par mes larmes !» Il
portait alors dans son âme le deuil de Tullia, sa
fille, qu'on l'accusait d'aimer jusqu'à diviniser son
image. Il ruinait sa fortune à peine rétablie
pour lui élever un temple aux portes de Rome et pour
immortaliser ses regrets. «Oui, s'écriait-il
dans le délire de son adoration paternelle, en
s'adressant à l'ombre de son enfant, oui, je veux te
consacrer, ô toi la plus tendre et la plus accomplie
des filles ! je veux t'installer dans l'assemblée des
êtres divins, et t'offrir au culte des mortels !»
Il essayait de calmer son désespoir en écrivant
pour lui-même un traité de la Consolation
; pages trempées de larmes, dans lesquelles il
accumule tout ce que la raison, la philosophie, la religion,
la gloire, les lettres, le ciel et la terre peuvent offrir
d'efficace pour consoler de la perte de ce qu'on aime, sans
pouvoir parvenir à l'oublier.
Ses remords secrets d'avoir, sinon abandonné, du moins
négligé la république, et le
désir de protester par son estime pour cette vertu,
qu'il admirait sans l'imiter, lui dictèrent une
magnifique apologie de Caton. Il y avait de la vertu
dans cet hommage à la vertu sous les yeux de la
tyrannie ; César pouvait s'offenser de cet
éloge d'un ennemi, ennemi qui n'était pas
grand, si César n'était pas coupable. Le
dictateur ne s'en offensa pas ; il laissa à
Cicéron cette vaine consolation de louer les morts de
la liberté, et il trouva le temps, au milieu des soins
de l'empire, de répondre de sa propre main à
Cicéron par un autre livre intitulé
l'Anti-Caton. Mais, tout en réfutant
Cicéron, César, dans ce livre, le comblait de
gloire ; il allait jusqu'à déclarer que
«celui qui, comme Cicéron, élargissait
par son génie les frontières de l'esprit
humain, était supérieur à celui qui,
comme César, élargissait seulement les
frontières naturelles de l'empire».
Il écrivit ensuite des méditations
philosophiques et des dialogues dans lesquels il naturalisait
chez les Romains tous les dogmes de l'antiquité
asiatique, égyptienne, grecque, exposant comme un
rapporteur impartial tout ce que les sages de tous les
siècles et de tous les pays ont pensé de plus
sensé ou de plus beau pour ou contre la question
éternellement controversée de la
divinité de l'âme et du monde, en se
prononçant à la fin lui-même pour ce qui
lui semble le plus vraisemblable, le plus beau et le plus
honnête.
Les débuts et les intermèdes de ces
méditations philosophiques, sous des titres divers,
sont pleins de familiarités et de confidences de
coeur, comme les délassements de la campagne et les
libertés de l'entretien ; on y sent l'homme descendu
des affaires publiques, triste de l'abaissement de son pays,
conservant quelque vague espérance de la renaissance
des lois, des moeurs, de la liberté, mais
détournant ses regards de Rome, pour s'abîmer
tout entier dans l'ombre de ses bois, dans la contemplation
de la nature et dans l'étude des choses
éternelles. Ses interlocuteurs de prédilection
sont en même temps ses amis les plus intimes et les
plus illustres : Varron, poète et historien ; Brutus,
philosophe austère et élégant, disciple
de Platon et de Caton, ami de César, dont on croyait
qu'il était le fils, à cause de sa mère
Servilie, autrefois aimée du dictateur ; Hortensius,
rival et ami de Cicéron, le plus grand des orateurs
après lui ; et quelques autres Romains, élite
du siècle.
La scène est ordinairement sur le sable de la plage
retentissante de la mer de Baïa, ou sous les figuiers
entrelacés de pampres de vigne grimpante de la
côte de Cumes, ou sur la terrasse ombragée
d'orangers de la villa de Cicéron, près de
Gaète, où l'on cherche encore la trace de ses
pas et de ceux de ses amis sur les mosaïques de ses
bains, ou enfin sous les chênes verts de sa maison
rustique de Tusculum, au bruit et à la fraîcheur
des eaux qui descendent des montagnes de Tibur. 11 commence
comme une vague et nonchalante hésitation d'entretien
qui cherche sa route, puis il devient grave avec le sujet, et
s'élève à la fin jusqu'à
l'élan et jusqu'à l'enthousiasme de la lyre.
Nous regrettons que les bornes de nos pages ne nous
permettent pas d'en traduire quelques fragments pour nos
lecteurs. Ils rappellent le calme et la solennité des
dialogues de Platon, qui font faire silence à
l'âme avant de lui parler des dieux. Cicéron,
dans plusieurs passages qui paraîtraient hardis
aujourd'hui, ne craint pas de déplorer la perte de la
république, et d'y porter le deuil de la
liberté et de la dignité de Rome. «Dans
la nécessité où je suis, dit-il, de
renoncer aux affaires publiques, je n'ai pas d'autre moyen de
me rendre utile que d'écrire pour éclairer et
consoler les Romains ; je me flatte qu'on me saura gré
de ce qu'après avoir vu tomber le gouvernement de ma
patrie au pouvoir d'un seul, je ne me suis ni
dérobé lâchement au public ni
livré sans réserve à ceux qui
possèdent l'autorité. Mes écrits ont
remplacé mes harangues au sénat et au peuple,
et j'ai substitué les méditations de la
philosophie aux délibérations de la politique
et aux soins de la patrie».
Les deux plus importants de ces livres sont ses Recherches
sur l'existence et la nature des dieux, et son livre
intitulé de la République. Dans le
premier il s'élève par tous les degrés
de la pensée de tous les pays, de tous les âges,
et à travers toutes les ténèbres et tous
les fantômes des superstitions humaines, jusqu'à
la notion d'un Dieu unique, parfait, juste, bon,
éternellement créateur par sa providence qui
monte aux astres et qui descend aux atomes ; principe premier
et dernier de tout ce qui fut, de tout ce qui est, de tout ce
qui sera ; invisible, impalpable, s'appelant Dieu, le destin,
la providence, le créateur, le
rémunérateur, et donnant à tout ce qu'il
a créé l'existence, la place, le temps, la
moralité, la rémunération et la fin en
lui, comme il lui a donné l'être.
Ces doctrines chez Cicéron ne sont pas simplement
spéculatives, comme on pourrait le croire ; elles
respirent la pratique religieuse dans toute sa
piété la plus efficace et la plus
impérative. «Quelques-uns affectent de croire,
écrit-il, que la Divinité ne s'intéresse
pas à l'homme, et ne se mêle pas de nos actes et
de nos destins. Sur ce principe, que deviendraient la
piété, la sainteté, la religion ? Ce
sont là de véritables devoirs obligatoires
qu'il faut savoir exactement accomplir... Il en est de la
piété comme de toutes les autres vertus : elles
ne consistent pas dans de vains dehors ; sans elle point de
sainteté (mot qui signifie moralité de nos
actes) ; sans elle point de culte, et dès lors que
devient l'univers ? Quel désordre et quelle anarchie
dans l'espèce humaine ! Quant à moi,
ajoute-t-il, je doute si éteindre la
piété envers la Divinité, ce ne serait
pas anéantir du même coup la bonne foi, la
conscience, la société humaine tout
entière, et la vertu, qui supporte à elle seule
le monde, je veux dire l'instinct de la justice
!...»
Dans son livre sur la République,
c'est-à-dire sur les principes, les lois, les formes,
les vices et les vertus des gouvernements par lesquels les
sociétés se fondent, se soutiennent, meurent ou
se perfectionnent, Cicéron s'élève plus
haut que dans aucun autre de ses écrits. Nous n'en
citerons qu'un seul fragment : le Songe de Scipion,
qui termine le livre. La philosophie, la piété,
la vertu, la poésie, le génie de Cicéron
y éclatent en quelques pages où son âme
et celle de son siècle se révèlent dans
un langage digne de tous les siècles.
Le second Scipion, une des plus pures gloires et des plus
grandes vertus de Rome, y est mis en scène par
Cicéron. Ce second Scipion raconte à ses amis,
dans cet entretien, un songe qu'il a eu en Afrique, songe
dans lequel l'ombre de son aïeul Scipion l'Africain, le
vainqueur de Carthage, lui apparaît, lui
prophétise sa mort funeste ; l'encourage à
persévérer dans les services ingrats que tout
citoyen doit à sa patrie, à mépriser la
mort, et, ce qui est plus sublime encore, à
mépriser même la gloire.
«Mais, continua mon aïeul, pour que tu sentes
redoubler ton ardeur à défendre l'Etat, sache
que tous ceux qui ont sauvé, secouru, agrandi leur
patrie, ont dans le ciel un lieu préparé
d'avance, où ils jouiront d'une félicité
sans terme. Car le Dieu suprême qui gouverne l'immense
univers ne trouve rien sur la terre qui soit plus
agréable à ses yeux, que les réunions
d'hommes assemblés sous la garantie des lois, et que
l'on nomme des sociétés civiles. C'est du ciel
que descendent ceux qui conduisent et qui conservent les
nations, c'est au ciel qu'ils retournent...»
Ce discours de l'Africain avait jeté la terreur en mon
âme. J'eus cependant la force de lui demander s'il
vivait encore, lui et Paul-Emile, mon père, et tous
ceux que nous regardons comme n'étant plus. «La
véritable vie, me dit-il, commence pour ceux qui
s'échappent des liens du corps où ils
étaient captifs ; mais ce que vous appelez la vie est
réellement la mort. Regarde ! voici ton père
qui vient vers toi !...» Je vis mon père, et je
fondis en larmes ; mais lui, m'embrassant, me défendit
de pleurer... Dès que je pus retenir mes sanglots, je
dis : «0 mon père, modèle de vertus et de
sainteté, puisque la vie est en vous, comme me
l'apprend l'Africain, pourquoi resterais-je plus longtemps
sur la terre ? Pourquoi ne pas me hâter de venir dans
votre société céleste ?... - Non, pas
ainsi, mon fils, me répondit-il ; tant que Dieu, dont
tout ce que tu vois est le temple, ne t'aura pas
délivré de ta prison corporelle, tu ne peux
avoir accès dans ces demeures. La destination des
hommes est de garder ce globe que tu vois situé au
milieu du temple universel de Dieu, et dont une parcelle
s'appelle la terre... Ils ont reçu une âme !...
C'est pourquoi, mon fils, toi et tous les hommes religieux,
vous devez retenir votre âme dans les liens du corps ;
aucun de vous, sans le commandement de celui qui vous l'a
donnée, ne peut sortir de cette vie mortelle. En la
fuyant, vous paraîtriez abandonner le poste où
Dieu vous a placés. Mais plutôt, Scipion ! comme
ton aïeul qui nous écoute, comme moi qui t'ai
donné le jour, pense à vivre avec justice et
piété ; pense au culte que tu dois à tes
parents et à tes proches ; que tu dois surtout
à la patrie. Une telle vie est la route qui te
conduira au ciel et dans l'assemblée de ceux qui ont
vécu, et qui, maintenant délivrés du
corps, habitent le lieu que tu vois...»
Mon père me montrait ce cercle qui brille par son
éclatante blancheur au milieu de tous les feux
célestes, et que vous appelez, dlune expression
empruntée aux Grecs, la Voie lactée. Du
haut de cet orbe lumineux je contemplais l'univers, et je le
vis tout plein de magnificence et de merveilles. Des
étoiles que l'on n'aperçoit point d'ici-bas
parurent à mes regards, et la grandeur des corps
célestes se dévoila à mes yeux. Elle
dépasse tout ce que l'homme a jamais pu
soupçonner. De tous les corps, le plus petit, qui est
situé aux derniers confins du ciel, et le plus
près de la terre, brillait d'une lumière
empruntée. Les globes étoiles l'emportaient de
beaucoup sur la terre en grandeur. La terre elle-même
me parut si petite, que notre empire, qui n'en touche qu'un
point, me fit honte!
Comme je la regardais attentivement : «Eh bien, mon
fils, me dit-il, ton esprit sera-t-il donc toujours
attaché à la terre ? Ne vois-tu pas dans quelle
demeure supérieure et sainte tu es appelé
?...»
Je contemplais toutes ces merveilles, perdu dans mon
admiration. Lorsque je pus me recueillir : «Quelle est
donc, demandai-je à mon père, quelle est cette
harmonie si puissante et si douce au milieu de laquelle il me
semble que nous soyons plongés ?
- Je vois, dit l'Africain : tu contemples encore la demeure
et le séjour des hommes. Mais, si la terre te semble
petite comme elle l'est en effet, relève tes yeux vers
ces régions célestes, méprise toutes les
choses humaines. Quelle renommée, quelle gloire digne
de tes voeux veux-tu acquérir parmi les hommes ? Tu
vois quels imperceptibles espaces ils occupent sur le globe
terrestre, et quelles vastes solitudes séparent ces
quelques taches que forment les points habités. Les
hommes, dispersés sur la terre, sont tellement
isolés les uns des autres, qu'entre les divers peuples
il n'est point de communication possible. Tu les vois
semés sur toutes les parties de cette sphère,
perdus aux distances les plus lointaines, sur les plans les
plus opposés. Quelle gloire espérer de ceux
pour qui l'on n'est pas ? Quand même les races futures
répéteraient à l'envi les louanges de
chacun de nous ; quand même notre nom se transmettrait
dans tout son éclat de génération en
génération, les déluges et les
embrasements qui doivent changer la face de la terre,
à des époques immuablement
déterminées, enlèveraient toujours
à notre gloire d'être, je ne dis pas
éternelle, mais durable. Et que t'importe d'ailleurs
d'être célèbre dans les siècles
à venir, lorsque tu ne l'as pas été dans
les temps écoulés, et par des hommes tout aussi
nombreux et incomparablement meilleurs ?... C'est pourquoi,
si tu renonces à venir dans ce séjour où
se trouvent tous les biens des grandes âmes, poursuis
cette ombre qu'on appelle la gloire humaine, et qui peut
à peine durer quelques jours. Mais si tu veux porter
tes regards en haut, et les fixer sur ton séjour
naturel et ton éternelle patrie, ne donne aucun empire
sur toi aux discours du vulgaire. Elève tes voeux
au-dessus des récompenses humaines, et que la vertu
seule te montre le chemin de la véritable gloire, et
t'y attire pour elle-même. C'est aux autres à
savoir ce qu'ils devront dire de toi. Ils en parleront sans
doute ; mais la plus belle renommée est tenue captive
dans ces bornes étroites où votre monde est
réduit ; elle n'a pas le don de l'immortalité,
elle périt avec les hommes, et s'éteint dans
l'oubli de la postérité !»
Lorsqu'il eut ainsi parlé :
«0 Scipion, lui dis-je, s'il est vrai que les services
rendus à la patrie nous ouvrent les portes du ciel,
votre fils, qui depuis son enfance a marché sur vos
traces et sur celles de Paul-Emile, et n'a peut-être
pas manqué à ce difficile héritage de
gloire, veut aujourd'hui redoubler d'efforts à la vue
de ce prix inappréciable...
- Courage ! me dit-il, et souviens-toi que si ton corps doit
périr, toi, tu n'es pas mortel. Cette forme sensible,
ce n'est point toi ; ce qui fait l'homme, c'est l'âme,
et non cette figure que l'on peut montrer du doigt. Sache
donc que tu es divin ; car c'est être divin que de
sentir en soi la vie, de penser, de se souvenir, de
prévoir, de gouverner, de régir et de mouvoir
le corps qui nous est attaché, comme le Dieu
véritable gouverne ses mondes. Semblable à ce
Dieu éternel qui meut l'univers en partie corruptible,
l'âme immortelle meut le corps périssable.
Exerce-la, cette âme, aux fonctions les plus
excellentes. Il n'en est pas de plus élevées
que de veiller au salut de la patrie. L'âme
accoutumée à ce noble exercice s'envole plus
facilement vers sa demeure céleste ; elle y est
portée d'autant plus rapidement, qu'elle se sera
habituée, dans la prison du corps, à prendre
son élan, à contempler les objets sublimes,
à s'affranchir de ses liens terrestres. Mais, lorsque
la mort vient à frapper les hommes vendus aux
plaisirs, qui se sont faits les esclaves infâmes de
leurs passions, et, poussés aveuglément par
elles, ont violé toutes les lois divines et humaines,
leurs âmes dégagées du corps errent
misérablement autour de la terre, et ne reviennent
dans ce séjour qu'après une expiation de
plusieurs siècles». A ces mots il disparut, et
je m'éveillai... »
Que dirait-on de plus beau et de plus pur en morale
aujourd'hui ? Le pressentiment de Cicéron
devançait le monde de vingt siècles.
Pendant que ce grand homme se consolait ainsi dans
l'entretien de son âme avec elle-même, avec les
grandes âmes de tous les siècles et avec la
Divinité, de la servitude et de la dégradation
de sa patrie, César achevait en quatre ans la courte
carrière de tous les tyrans. Le crime de ses assassins
vengeait sur lui le crime du Rubicon. Ses assassins
étaient Brutus, Cassius, Casca, et toute la jeunesse
patricienne, lettrée et républicaine de Rome.
Nourris des leçons de l'inflexibilité antique
et des exemples d'Harmodius et d'Aristogiton, ces jeunes gens
rougissaient de vivre sous un maître qui leur avait
enlevé toute la dignité de la vie. Ils
croyaient que le sang du tyran purifiait le poignard. Vertu
fausse et cruelle qui pervertissait en eux jusqu'à la
nature, qui changeait des citoyens en meurtriers, qui
poussait les amis de Brutus jusqu'à l'assassinat, et
lui-même, fils peut-être de César,
jusqu'au parricide. L'antiquité admirait encore ces
assassinats pour la liberté. L'humanité
actuelle ne s'y trompe plus. La liberté, la patrie,
l'immortalité même, n'acceptent pas pour leur
rançon une goutte de sang distillant du fer des
assassins. La rançon du genre humain tout entier
serait trop chère à ce prix !
Les conjurés, soit qu'ils crussent à trop de
faiblesse, soit qu'ils soupçonnassent une vertu plus
pure à Cicéron, leur ami à tous, ne lui
confièrent pas la conjuration. Ils se cachèrent
de lui, de peur d'être ébranlés par ses
scrupules. Rome était lasse de son idolâtrie
pour César ; les plébéiens, qu'il avait
caressés pour les opposer au sénat,
commençaient à sentir la pesanteur du joug
militaire ; les patriciens, auxquels il était revenu
et qu'il rassasiait de dignités et de largesses,
rougissaient de les devoir à leur bassesse ; le
sénat votait, mais murmurait ; les soldats aspiraient
déjà à se vendre plus cher à un
autre acheteur. Brutus et ses amis s'échauffaient
à la lecture des historiens, des philosophes et des
poètes qui divinisaient les libérateurs des
peuples. L'opinion conspirait assez universellement avec eux
pour qu'ils n'eussent pas besoin de confier à de
nombreux complices un projet qui serait applaudi par la
multitude aussitôt qu'il serait
exécuté.
Ils cachèrent leurs armes sous leur toge, attendirent
César au sénat, se précipitèrent
au-devant de lui, à son entrée dans la salle,
comme pour l'entourer d'un empressement plus impatient et
plus servile, baisèrent le pan de sa robe, lui
tendirent des pétitions comme un piège à
sa clémence, ne lui montrèrent groupés
autour de lui que des fronts connus et des visages amis,
ralentirent ainsi sa marche vers son siège dans le
sénat, et, le frappant à l'envi de vingt-sept
coups de poignard, retendirent sans vie au pied de la statue
de Pompée. Le sénat, saisi d'effroi au
commencement de ce tumulte, d'horreur au milieu, de joie
à la fin, s'enfuit par toutes les issues, sans savoir
s'il fallait témoigner la satisfaction ou
l'exécration du meurtre.
Brutus, Cassius et les conjurés sortirent en appelant
le peuple à la liberté. Le peuple,
moitié vengé, moitié attendri, les
applaudit et les laissa seuls monter au Capitole. Antoine,
lieutenant de César, et qui avait lui-même
conspiré autrefois contre sa vie, maître des
troupes, fut chargé par le sénat de
préserver Rome de l'anarchie. Il suivit avec
habileté tous les mouvements successifs de
l'émotion du peuple : le premier jour ami douteux des
conjurés, le second protecteur armé du
sénat, le troisième portant le deuil de
César, le quatrième vengeur de son cadavre en
déployant du haut de la tribune aux harangues sa robe
ensanglantée et percée de coups aux yeux
émus de la multitude ; bientôt arbitre et
maître de tout, tenant Rome dans l'indécision
entre la passion de la liberté et les regrets de la
servitude, et forçant Brutus et ses amis de
s'éloigner de la ville qu'ils avaient
délivrée, de peur d'y être immolés
eux-mêmes par le parti de César, qui avait
repris vigueur dans son sang. Tel fut ce crime. Il rappela
à la tyrannie par la pitié ; juste expiation de
ceux qui croient faire justice et qui font horreur par
l'assassinat.
Antoine s'était habilement associé, pour rester
l'arbitre de Rome, un autre lieutenant de César, son
rival dans l'armée, nommé Lépide, qui
commandait l'armée prête à partir pour
l'Espagne. Ils grossirent leurs forces de tous les
vétérans disséminés dans les
provinces, et laissèrent une apparence de
souveraineté au sénat. Pendant cette
espèce d'interrègne entre la république
et la dictature qui suivit le meurtre de César, Brutus
et Cassius se retirèrent à Lanuvium, petite
ville de la campagne de Rome. Cicéron laissa
éclater sa joie de la constitution rétablie. Il
pressa les conjurés de saisir le moment prêt
à échapper à ceux qui hésitent,
et à restaurer l'antique liberté. Brutus, plus
philosophe et plus orateur que politique, semblait avoir
dépensé toute son énergie dans le coup
qui avait abattu le tyran. Il écrivait, raturait,
limait, soumettait à l'examen de Cicéron,
retranchait, récitait et perfectionnait encore un long
discours, accusation de César et justification de ses
meurtriers, qu'il se proposait de lire au sénat et au
peuple au mois de juin, quand le sénat reprendrait ses
séances. Vain orateur, qui ne savait pas que les
rhéteurs veulent des paroles, mais que les
révolutions veulent des actes.
Les amis de César, et Antoine lui-même,
caressaient de leur côté Cicéron. Ils
s'efforçaient de l'entraîner de leur
côté par l'offre répétée de
la plus haute magistrature. Il avait recouvré
innocemment toute sa liberté par le coup qui l'avait
affranchi de l'amitié humiliante de César et de
sa reconnaissance embarrassée envers le dictateur. Il
resta inflexible à la tête des bons citoyens et
des partisans d'une république stable, patricienne et
modérée ; il continuait à résider
dans sa maison de campagne et à écrire pendant
que Rome attendait son sort sans savoir se le faire à
elle-même :
«Est-ce là ce que nous devions voir ?
écrivait-il à Atticus. Quoi ! l'oeuvre de
Brutus se réduit donc à le faire vivre oisif
dans sa maison de Lanuvium, et à perpétuer par
Antoine et par Lépide le règne de César,
plus maître après sa mort qu'il ne le fut
pendant sa vie !»
Ces vains reproches ne rendaient ni la popularité ni
l'audace à Brutus et à Cassius. Ils
irritèrent Antoine contre lui. La colère des
vétérans, soufflée par Antoine, le
menaça jusque dans sa retraite de Tusculum : on
parlait à Rome d'aller l'incendier. Il songea à
se réfugier une seconde fois en Grèce. Il
s'embarqua même à Naples, et suivit les
côtes d'Italie jusqu'à Reggio, en Calabre ;
là, il eut une entrevue avec Cassius et Brutus. Ils
lui apprirent que l'opinion revenait à Rome au parti
de la liberté, et qu'on y invoquait son nom comme
celui du seul homme dont les conseils pouvaient inspirer
à la fois courage au sénat et sagesse au
peuple. Il redescendit à terre et se rapprocha de
Rome. Les citoyens se précipitèrent partout sur
ses pas, comme au premier retour de son exil. Rome semblait
veuve de son génie quand il s'éloignait d'elle.
Il revint à Tusculum, n'osant pas entrer encore dans
Rome tant qu'Antoine y dominait.
Mais déjà le crédit d'Antoine baissait
dans le peuple, dans le sénat et dans l'armée.
Une autre popularité plus ferme et plus prestigieuse
pour les Romains s'élevait sur sa ruine :
c'était celle du jeune César-Octave, fils d'une
nièce du grand César, et que le dictateur avait
déclaré son héritier dans son testament.
Cet adolescent, absent de Rome avec sa mère au moment
de la mort de César, était revenu d'abord
timidement demander à Antoine l'héritage de son
oncle. Antoine l'avait méprisé et
menacé. Sa jeunesse, son nom, son titre
d'héritier et de fils adoptif de César, les
larmes de sa mère, l'injustice d'Antoine, avaient
intéressé les Romains. Le mépris pour
Antoine, l'espérance qui s'attache à l'enfance,
les largesses du testament de César aux soldats, que
son héritier promettait d'accomplir, avaient fait le
reste. Octave, accompagné de sa mère, se
montrant à Rome, parcourant les provinces, implorant
le peuple, invoquant les vétérans, flattant les
républicains de leur rendre la liberté antique
et de les délivrer de l'ignoble soldatesque d'Antoine,
était devenu en peu de temps pour les uns le vengeur
futur de César, pour les autres le restaurateur
inespéré de la république. Il affectait
de voir la patrie tout entière dans le seul
Cicéron. Il prenait de Cicéron ses oracles ; il
entretenait une correspondance avec lui ; il venait lui
rendre visite dans sa retraite ; il le traitait en fils qui
s'inspire de la sagesse d'un père ; il lui jurait de
n'employer la puissance que son héritage, son nom, son
parti, la faveur des Romains lui donneraient, qu'à
rétablir, sous le patronage de Cicéron,
l'autorité du sénat, l'empire des lois,
l'exercice de la liberté antique. Cicéron, lors
même qu'il ne l'aurait pas cru, était
obligé de le croire. Sa passion pour le
rétablissement du gouvernement libre, son
amitié pour Brutus, sa juste haine et sa terreur trop
fondée d'Antoine, ne lui laissaient d'autre levier que
ce jeune homme pour soulever Rome contre ce vil tyran qui
avait hérité du despotisme de César,
sans hériter de sa douceur, de sa grâce et de
son génie. Il se lia donc, pour le salut de la
république, avec Octave, et se déclara
ouvertement son patron. Dès qu'on sut que
Cicéron adoptait la cause du jeune César, celle
d'Antoine fut perdue dans l'opinion de l'Italie.
L'autorité morale de ce grand homme
contre-balançait une armée.
Antoine, abandonné des légions voisines de
Rome, s'éloigna, la rage dans le coeur, pour aller en
chercher d'autres vers les Alpes. Octave marcha contre lui au
nom du sénat avec les consuls, et le défit
auprès de Modène. Antoine vaincu, mais
retrouvant dans la défaite l'énergie du
désespoir, franchit, les Alpes avec une légion
de ses soldats, caressa son rival Lépide, qui
commandait une autre armée romaine dans les Gaules, et
redescendit en Italie avec cent mille hommes, pour la
disputer à Octave. Le sort du monde resta en suspens
pendant quelques mois.
Cicéron, rentré dans Rome, y soufflait le feu
sacré de la liberté dans douze harangues
immortelles, au sénat et au peuple, contre Antoine ;
harangues qu'on appela les Philippiques, par allusion
aux harangues d'un autre orateur, Démosthène,
contre Philippe, roi de Macédoine, qui menaçait
la liberté d'Athènes comme Antoine
menaçait celle des Romains.
Ces douze harangues de Cicéron, fruits de son
génie mûri par les années, de son
patriotisme humilié par la servitude, de sa
colère attisée par la terreur et comme par le
pressentiment des crimes d'Antoine et de sa femme Fulvie,
plus scélérate encore que son mari, enfin par
ce désespoir de la vertu qui, n'ayant plus rien
à ménager pour sauver un reste de vie, veut du
moins immortaliser sa mémoire, sont le cri de mort de
Cicéron, destiné à retentir au
delà de sa tombe. Le raisonnement, la passion, la
prière, l'imprécation, l'invective, la fureur
sacrée qui sanctifie l'injure, l'apostrophe aux
Romains, l'invocation aux dieux, le défi au poignard,
l'héroïsme de l'âme, du coeur, de l'accent,
du geste, y sont tour à tour ou tout ensemble
allumés de la flamme de l'éloquence pour
relever les Romains de leur prostration, et pour leur rendre,
par l'excès du mépris contre leur tyran, sinon
le courage de la liberté, du moins la honte de leur
servitude. C'est le plus long et le plus sublime accès
de colère qui ait jamais retenti parmi les hommes !
Rome et le sénat se relevèrent en effet
quelques mois à ces accents, mais pour retomber.
Pendant que Cicéron, à soixante-quatre ans
passés, s'efforçait ainsi de rendre à sa
patrie le feu inextinguible en lui de sa jeunesse, Octave,
pour lequel il combattait à Rome, négociait
à Modène avec ses deux rivaux, Lépide et
Antoine, trouvant plus sûr de partager l'empire que de
le jouer dans une bataille douteuse, et bien sûr
d'avance que son nom et sa politique le lui donneraient plus
tard tout entier.
Cicéron, informé de cette trahison et de cette
ingratitude de son jeune pupille, écrivait en vain
à Brutus et à Cassius de revenir
précipitamment en Italie avec leurs troupes d'Afrique
pour sauver encore une fois la république. Leur crime
pesait sur eux ; ils n'osèrent pas reparaître
sur la terre où le cri du sang de César
s'élevait de plus en plus contre eux.
Octave, Antoine, Lépide, convinrent d'une entrevue
dans une petite île entourée par le fleuve du
Réno, auprès de Bologne. Ils y
délibérèrent seuls pendant trois jours
et trois nuits, et convinrent de former entre eux un
triumvirat ou un gouvernement à trois têtes, se
partageant le monde romain en trois parts dont chacune
était un empire. Mais c'était peu que de se
partager ainsi la république, il fallait s'en assurer
la paisible possession en immolant tous les bons et grands
citoyens capables de la défendre, ou
d'inquiéter leur tyrannie. Le sang de trois mille
trois cents citoyens romains qu'ils se sacrifièrent
mutuellement fut le sceau de leur traité. Ils en
dressèrent ensemble la liste, discutèrent,
ajoutèrent, retranchèrent, trafiquèrent
de la vie et de la mort de leurs amis ou de leurs ennemis,
jusqu'à ce que chacun d'eux eût accordé
aux autres le sang du plus cher de ses amis, pour en obtenir
en retour le sang du dernier de ses ennemis.
Cicéron était le premier sur la liste. Octave,
avec un reste de pudeur, le défendit longtemps,
représentant quelle ignominie s'attacherait à
un gouvernement dont le premier acte serait l'immolation du
plus grand citoyen et du plus grand génie de Rome. Les
Philippiques criaient assez vengeance dans le coeur
d'Antoine. Les deux proscripteurs, collègues d'Octave,
lui représentèrent sans doute que
l'équilibre des forces était nécessaire
à leur accommodement pour qu'il fût durable ;
que Cicéron jouissait d'une autorité morale
trop grande par sa renommée et par son génie
dans la république ; que celui des trois triumvirs
dont il se déclarerait l'ami l'emporterait
bientôt sur les deux autres ; qu'il entraînerait
avec lui l'opinion et la fortune, et que l'équilibre
détruit par le poids de ce grand homme replongerait
eux dans le néant, l'Italie dans l'anarchie. Octave
céda à la puissance de cette logique d'assassin
et à la convoitise du monde. Il jugea que Rome valait
bien ce crime, et il permit à Antoine de se
venger.
Les triumvirs, renfermant leurs proscriptions dans le silence
jusqu'à leur arrivée, de peur que leurs
victimes n'échappassent par la fuite à leurs
sicaires, s'avancent lentement ensemble vers Rome. On
n'ébruita que les noms de dix-sept grands proscrits
dont les têtes devaient orner leur triomphe sur la
république. Cicéron était encore le
premier ; il apprit son arrêt sans oser y croire.
Octave commencerait-il par un parricide ? N'était-il
pas son second père ? Il espérait, contre toute
espérance, en lui ; mais il craignait tout d'Antoine,
et surtout de Fulvie, sa nouvelle épouse. Les hommes
pardonnent ; les femmes se vengent, parce qu'elles ont moins
de force contre leur passion.
Dans cette perplexité, Cicéron avait le temps
de fuir, et peut-être était-ce la pensée
d'Octave ? L'hésitation, cette faiblesse des grands
esprits, parce qu'ils pèsent plus d'idées
contre plus d'idées que les autres, fut la cause de sa
mort, comme elle avait été le fléau de
sa vie. Il perdit les jours et les heures à
débattre avec lui-même et avec ses amis lequel
était préférable, à son
âge, de tendre stoïquement le cou aux
égorgeurs, et de mourir en laissant crier son sang
contre la tyrannie sur la terre libre de sa patrie, ou
d'aller mendier en Asie le pain et la vie de l'exil parmi les
ennemis des Romains ? Son âme parut se décider
et se repentir tour à tour de l'un ou de l'autre
parti. Ses pas errèrent, comme ses pensées, du
rivage de la mer à ses maisons de campagne et de ses
maisons de campagne aux bords de la mer.
Enfin il voulut éloigner le moment de la
résolution suprême en s'éloignant de
Tusculum, trop voisin de Rome. Il quitta ce séjour
avec son frère Quintus Cicéron, et avec son
neveu, qui le chérissait comme un père. Il se
retira dans sa maison plus reculée d'Astura,
séjour de deuil où il avait, comme on l'a vu,
nourri la mélancolie de la mort de sa fille Tullia.
L'âpreté du lieu et la profondeur des bois
semblaient l'abriter de la scélératesse des
hommes.
Cette maison était sur le bord de la mer de Naples. Il
y passa quelques jours à écouter au loin le
bruit des pas de l'armée des triumvirs qui
s'approchaient de Rome ; il semblait résolu à y
attendre la mort, sans se donner la peine ni de la fuir plus
loin, ni de la braver de plus près. Cependant son
frère, son neveu, ses affranchis, ses esclaves,
espèce de seconde famille que la reconnaissance, les
lois et les moeurs attachaient jusqu'au trépas aux
anciens, lui représentèrent qu'un homme tel que
Cicéron n'était jamais vieux tant que son
génie pouvait conseiller, illustrer ou
réveiller sa patrie ; que Caton, en mourant, avait
éteint prématurément lui-même une
des dernières espérances de la
république par une impatience ou par une lassitude de
vertu ; que, s'il était résolu à mourir,
il ne fallait pas du moins que sa mort fût inutile
à la cause des bons citoyens, qui était celle
des dieux ; que, Brutus et Cassius vivant encore et
rassemblant en Afrique des légions fidèles
à la mémoire de Pompée et à la
république, prêtes à combattre les
armées vénales des triumvirs, il devait aller
rejoindre ces derniers des Romains, raviver par sa
présence et par sa voix une cause qui n'était
pas encore désespérée tant qu'il lui
restait Cicéron et Brutus ; ou, s'il fallait
périr, périr du moins avec la justice, la vertu
et la liberté.
Ces conseils prévalurent un moment dans son âme.
Il quitta sa retraite d'Astura avec son frère et le
cortège de ses esclaves et de ses familiers, pour se
rapprocher de la mer et pour y monter sur une galère
qu'on lui avait préparée. Mais la
précipitation avec laquelle il avait quitté
Rome et Tusculum aux premières rumeurs de sa
proscription ne lui avait pas permis d'emporter l'or ou
l'argent nécessaire pour une longue expatriation. A
peine était-il sur la route qu'il
réfléchit à l'indigence à
laquelle il allait être exposé avec sa famille
et ses amis pendant son exil. Il fit arrêter sa
litière (fort brancard fermé par des rideaux et
porté par des esclaves qui servait de voitures aux
riches Romains), et il fit approcher celle de son
frère Quintus, qui marchait derrière lui.
Les deux litières étaient posées
côte à côte sur le chemin, et les porteurs
éloignés ; les deux frères
s'entretinrent un moment sans témoin par les
portières. Il fut convenu que Quintus, comme le moins
illustre et le plus oublié des deux, retournerait seul
à Antium, leur pays natal ; qu'il en rapporterait
l'argent nécessaire à leur fuite, et qu'il
rejoindrait en toute hâte Cicéron dans sa maison
de la côte de Gaète, où il allait
l'attendre pour s'embarquer. Puis les deux proscrits, comme
s'ils avaient eu le pressentiment de leur éternelle
séparation, se récrièrent sur
l'extrémité de leur malheur, qui ne leur
permettait pas même de le supporter ensemble,
pleurèrent de tendresse sur le chemin à la vue
de leurs esclaves, et, se serrant dans les bras l'un de
l'autre, se séparèrent et se
rapprochèrent plusieurs fois comme dans un dernier
adieu.
Quintus retourna vers Astura, pour regagner par les sentiers
des montagnes sa maison d'Antium avec son fils.
Cicéron poursuivit sa route vers le bord de la mer, et
s'embarqua sur une galère. Il possédait dans
une anse du rivage de Gaète, à l'endroit
où l'on voit encore aujourd'hui son tombeau
s'élever comme un écueil de la gloire
auprès des écueils de l'Océan, une
maison de campagne embellie de tous les luxes et ornée
de toutes les délices d'une résidence
d'été pour les grands citoyens de Rome. Elle
s'élevait sur un promontoire d'où le regard
embrassait une vaste étendue de mer, tantôt
limpide et silencieuse, tantôt écumeuse et
murmurante, enceinte par le demi-cercle d'un golfe
peuplé de villes maritimes, de temples, de villas
romaines, de navires, de barques et de voiles qui en
variaient les bords et les flots. Les vents
étésiens, qui soufflent du nord pendant la
canicule, en rafraîchissaient la température ;
des jardins en terrasses descendaient d'étages en
étages de la maison aérée à la
plage humide ; des cavernes naturelles, achevées par
l'art, pavées de mosaïques, entrecoupées
de bassins où l'eau de la mer, en
pénétrant par des canaux invisibles,
renouvelait la fraîcheur, y servaient aux bains. Un
temple domestique, vraisemblablement celui qu'il avait
consacré à sa fille Tullia, laissait
éclater au-dessus ses colonnes et ses chapiteaux de
marbre de Paros, à demi voilés par les
orangers, les lauriers, les figuiers, les pins, lés
myrtes et les pampres des hautes vignes qui tapissent
éternellement cette côte.
C'est là que Cicéron descendit de sa
galère pour y attendre l'heure du départ et le
retour de son frère Quintus. Les triumvirs
étaient encore à plusieurs journées
d'étape de Rome ; la Campanie était libre de
troupes, et tout annonçait que les sicaires d'Antoine
n'y marcheraient pas aussi vite que sa vengeance.
Mais sa vengeance le devançait. A peine Quintus et son
fils étaient-ils arrivés secrètement
dans leur ville paternelle d'Antium, pour y vendre leurs
biens et pour en rapporter le prix à Cicéron,
que la trahison domestique révéla leur
présence aux émissaires des triumvirs, et
qu'ils furent égorgés, le père et le
fils, dans leurs propres foyers, pour le crime de leur
nom.
A cette nouvelle, les affranchis et les esclaves de
Cicéron le conjurent avec plus d'instances de fuir. Il
monte sur sa galère, et navigue jusqu'au promontoire
de Circé, cap avancé du golfe de Gaète,
pour faire voile vers l'Afrique. Il s'y fit descendreà
terre, malgré les instances des pilotes et la faveur
de vents. Il ne pouvait s'arracher à cette
dernière plage de l'Italie, ni
désespérer tout à fait du coeur et de la
reconnaissance d'Octave.
Il reprit, à pied et en silence, le long de la plage,
le chemin qui ramenait vers Rome. Sa galère le suivait
à quelque distance sur les flots. Après avoir
marché ainsi quelques milles, abîmé dans
ses perplexités, la nuit commençant à
tomber, il fit signe à ses rameurs d'approcher de la
plage, et se confia de nouveau aux flots.
Il avoua à ses affranchis que, lassé
d'incertitude et de fuite, il avait résolu un moment
de rentrer à Rome et d'aller s'ouvrir lui-même
les veines sur le seuil d'Octave, afin de se venger du moins,
en mourant, d'une ingratitude écrite en
caractères de sang sur le nom de ce parricide, et
d'attacher à ses pas, avec la mémoire de son
crime, une furie qui ne le laissât reposer jamais !...
La crainte des tortures qu'on lui ferait subir, s'il
était arrêté avant d'avoir accompli son
suicide, l'avait retenu et ramené à bord. Il
navigua quelque temps indécis en vue du rivage, puis,
rappelé encore par on ne sait quelles pensées,
il ordonna à ses rameurs de le ramener à sa
maison de campagne de Gaète, qu'il avait
quittée le matin. Ses serviteurs lui obéirent
en gémissant et en pleurant sur son trépas. La
galère se rapprocha de la plage où
s'élevait le temple.
Les présages, langue divinatoire perdue aujourd'hui,
qui annonçait, interprétait, solennisait tous
les grands actes tragiques des citoyens ou des empires,
avertirent et consternèrent, en abordant, les
serviteurs de Cicéron. Au moment où la
galère cherchait à franchir les
dernières lames pour jeter l'ancre aux pieds du
promontoire, une nuée de corbeaux, oiseaux fatidiques
qui perchaient sur les corniches du temple,
s'élevèrent du toit avec de grands cris et,
voltigeant au-devant de la galère, parurent vouloir
repousser ses voiles et ses vergues vers la grande mer, comme
pour lui signaler un danger sur le bord. Cicéron, soit
que sa philosophie s'élevât au-dessus de ces
superstitions populaires, soit qu'il acceptât l'augure
sans chercher à l'écarter, n'en monta pas moins
les rampes qui conduisaient à sa maison. Il y entra,
et, s'étant jeté tout habillé sur un lit
pour se reposer de ses angoisses ou pour se recueillir dans
ses pensées, il ramena sur son front le pan de sa
toge, afin de ne pas voir la dernière lueur du jour.
Mais les corbeaux qui l'avaient repoussé de la plage
l'avaient suivi vers sa maison. Soit que ces oiseaux
familiers eussent de la joie de revoir leur maître,
soit qu'en s'élevant très haut dans les airs
ils eussent aperçu, avant les serviteurs, les armes
inusitées des nombreux soldats d'Antoine
répandus dans les campagnes et se glissant comme des
assassins vers les jardins de Cicéron, ils s'agitaient
comme par un instinct caché. L'un d'eux,
pénétrant par la fenêtre ouverte à
la brise de mer, se percha jusque sur le lit de
Cicéron, et, tirant avec son bec le pan de son manteau
ramené sur sa tête, il lui découvrit le
visage, et sembla le presser de sortir d'une maison qui le
repoussait.
A ce signe de l'instinct des oiseaux, les serviteurs de
Cicéron s'émurent, s'attendrirent, versant des
larmes, et se reprochant à eux-mêmes d'avoir,
pour le salut de leur maître, moins de prudence et
moins de zèle que les brutes. «Quoi, se
disent-ils entre eux, attendrons-nous, les bras
croisés, d'être les spectateurs de la mort de ce
grand homme, pendant que les bêtes elles-mêmes
veillent sur lui et semblent s'indigner des crimes qu'on
prépare ?» Animés par ces reproches
mutuels, les esclaves de Cicéron se jettent à
ses pieds, lui font une douce violence, le forcent à
remonter dans sa litière, et le portent, par des
sentiers détournés et ombragés des
jardins, vers le rivage où la galère
l'attendait à l'ancre.
A peine avaient-ils fait quelques pas qu'une bande de soldats
commandés par Hérennius et Popilius, deux de
ces chefs de bande qui prêtent leur épée
à tous les crimes et qui n'ont d'autre cause que celle
qui les solde, arrivèrent sans bruit aux murs des
jardins, du côté de la terre, et, trouvant les
portes fermées, les firent enfoncer et se
précipitèrent vers la maison. L'un de ces
chefs, Popilius, avait été défendu et
sauvé autrefois par le grand orateur dans une
accusation de parricide. Il était pressé
d'effacer la mémoire de l'ingratitude dans le sang du
bienfaiteur. Il somma les serviteurs et les affranchis
restés dans la maison de lui dénoncer la
retraite de leur maître. Tous répondaient qu'ils
ne l'avaient pas vu, et lui donnaient ainsi le temps de fuir,
quand un lâche adolescent, disciple chéri de
Cicéron, fils d'un affranchi de son frère,
cultivé par lui comme un fils dans la science et dans
les lettres, et nommé Philologus, indiqua du geste aux
soldats l'allée du jardin par laquelle son patron et
son second père descendait vers la mer. A ce signe
mortel, Hérennius, Popilius et leur troupe
s'élancent au galop sur les traces de la
litière, et font résonner de leurs cris, du
cliquetis de leurs armes et des pas de leurs chevaux le
chemin creux du jardin qui mène au rivage.
A ce bruit tumultueux qui s'approche, qui tranche toutes ses
irrésolutions, et qui repose enfin son âme dans
la certitude de la mort, Cicéron veut au moins la
recevoir, et non la fuir : il ordonne à ses esclaves
de s'arrêter et de déposer la litière sur
le sable. On lui obéit ; il attend sans pâlir
ses assassins, il appuie son coude sur son genou, soutient
son menton dans sa main, comme c'était son habitude de
corps quand il méditait en repos dans le sénat
ou dans sa bibliothèque, et, regardant d'un oeil
intrépide Hérennius et Popilius, il leur
évite la peine de l'arracher de sa litière, et
leur tend la gorge, comme un homme qui, en allant au-devant
du coup, va au-devant de l'immortalité.
Hérennius lui tranche la tête, et la porte
lui-même à Antoine, pour qu'aucun autre, en le
devançant, ne lui dérobe la première
joie du triumvir, le prix du crime auquel il a
dévoué son épée.
Antoine, qui venait d'entrer à Rome, présidait
l'assemblée du peuple pour les élections des
nouveaux magistrats au moment où Hérennius
fendait la foule pour lui offrir la tête du sauveur du
peuple. «C'en est assez ! s'écria Antoine en
apercevant le visage livide de celui qui l'avait fait si
souvent pâlir lui-même; voilà les
proscriptions finies !» témoignant ainsi, par ce
mot, que la mort de Cicéron lui valait à elle
seule une multitude de victimes, et délivrait son
ambition de la dernière vertu de Rome !
Il ordonna de clouer la tête sanglante de
Cicéron, entre ses deux mains coupées, sur la
tribune aux harangues ; suppliciant ainsi la plus haute
éloquence qui fut jamais, par les deux organes de la
parole humaine, le geste et la voix. Mais Fulvie, femme
d'Antoine, ne se contenta pas de cette vengeance ; elle se
fit apporter la tête de l'orateur, la reçut dans
ses mains, la plaça sur ses genoux, la souffleta, lui
arracha la langue des lèvres, la perça d'une
longue épingle d'or qui retenait les cheveux des dames
romaines, et prolongea, comme les Furies dont elle
était l'image, le supplice au delà de la mort !
honte éternelle de son sexe et du peuple romain
!
Cicéron mort, les triumvirs s'entredisputèrent
la république. Octave prévalut. La tyrannie,
qui n'avait été jusque-là qu'une
éclipse de la liberté, devint une institution.
Elle dispensa le peuple de toute vertu. Elle fit aux Romains,
selon le hasard des vices ou des vertus de leurs
maîtres, tantôt des temps de servitude
prospère, tantôt des règnes de
dégradation morale et de sang, qui sont l'ignominie de
l'histoire et le supplice en masse du genre humain.
Voilà une des grandes pages de l'histoire de Rome.
Nous en donnerons d'autres.
Cette vie de Cicéron a été publiée dans l'édition des Oeuvres complètes de Lamartine, tome 34 (1863)