I - Histoire traditionnelle des rois |
VII - TARQUIN LE SUPERBE (534-510)
Au roi succéda le tyran. Entouré d'une garde de
mercenaires et secondé par une partie des
sénateurs qu'il avait gagnés, Tarquin gouverna
sans souci des lois : dépouillant les uns de leurs
biens, bannissant les autres, et punissant de mort tous ceux
qui lui inspiraient des craintes. Pour affermir son pouvoir,
il s'allia avec des étrangers et donna sa fille
à Octavius Mamilius, dictateur de Tusculum. Rome avait
sa voix aux féeries latines, où les chefs de
quarante-sept villes, réunis dans le temple de Jupiter
Latiaris, sur la cime du mont Albain, qui domine si
majestueusement tout le Latium, offraient un sacrifice commun
et célébraient leur alliance par des
fêtes. Tarquin changea ces rapports
d'égalité en une domination réelle. Par
quels moyens ? Nous l'ignorons, mais certainement par des
combats dont le souvenir ne s'est pas conservé. La
légende se débarrassait de ces récits de
bataille, en racontant la tragique aventure d'Herdonius
d'Aricie. «Tarquin, dit Tite Live, propose un jour aux
chefs du Latium de se réunir au bois de la
déesse Ferentina, pour y délibérer sur
leurs intérêts communs. Ils y arrivent
dès le lever du soleil, mais Tarquin se fait attendre.
Quelle insolence ! s'écrie à la fin Herdonius
d'Aricie. Est-il permis de se jouer ainsi de toute la nation
latine ? Et il engage chacun à regagner ses foyers. A
ce moment paraît le roi. Il a été pris,
dit-il, pour médiateur entre un père et un fils
: c'est la cause du retard dont il s'excuse, et il propose de
remettre la délibération au lendemain. Il
était bien facile, réplique Herdonius, de
terminer ce différend. Deux mots suffisaient : que le
fils obéisse ou qu'il soit puni. Tarquin,
blessé de ces libres paroles, fait cacher durant la
nuit des armes au logis d'Herdonius, et, le lendemain,
l'accuse de vouloir usurper l'empire sur tout le Latium par
le massacre des chefs. L'assemblée condamne le
prétendu traître à être noyé
dans l'eau Férentine, sous une claie chargée de
pierres ; et Tarquin, débarrassé de ce citoyen
si peu respectueux des rois, fait renouveler le
traité, mais en y introduisant la clause que les
Latins, au lieu de combattre sous leurs chefs nationaux,
seront, dans toutes les expéditions, réunis aux
légions et commandés par des centurions
romains». Ce récit n'est que l'écho
affaibli d'une rivalité violente entre Rome et la
ville dont Herdonius était le chef : Aricie, puissante
cité où se brisera bientôt l'empire de
Porsenna.
Devenu le chef obéi de la confédération
latine, à laquelle appartenaient aussi les Herniques
et les villes volsques d'Ecetra et d'Antium, Tarquin
assiégea et prit la riche cité de Suessa
Pometia qui, sans doute, refusait d'entrer dans la ligue. Il
fut d'abord moins heureux contre Gabies. Un échec,
qu'il subit dans un assaut, l'obligea de renoncer même
à un siège régulier. Mais son fils
Sextus se présente aux Gabiens : Tarquin, leur dit-il,
n'est pas moins cruel pour sa famille que pour son peuple ;
il veut dépeupler sa maison comme il a
dépeuplé le sénat. Lui, Sextus, n'a
échappé que par la fuite au glaive paternel ;
c'est pourquoi il vient demander asile aux ennemis de son
père. On l'accueille, on suit ses conseils, et des
courses heureuses dans l'agio romano augmentent la confiance
qu'on a mise en lui. Nul, bientôt, n'a plus de
crédit dans la ville. Alors il dépêche
à Rome un secret émissaire chargé de
demander au vieux roi ce que Sextus doit faire pour lui
livrer la ville. Tarquin, sans mot dire, passe dans son
jardin, et, tout en se promenant, abat avec une baguette les
pavots les plus élevés ; puis renvoie le
messager tout surpris d'une si étrange
réponse.
Les légendaires romains ont pris cette histoire
à Hérodote. Mais la soumission de Gabies
à Tarquin n'en est pas moins certaine. Denys
d'Halicarnasse a vu le traité conclu entre le roi et
cette ville : il était conservé sur un bouclier
de bois dans le temple de Jupiter Fidius, lieu
singulièrement choisi pour un monument de trahison, si
le récit de Tite Live était aussi
véridique qu'il est célèbre. Sur les
terres enlevées aux Volsques, Tarquin fonda deux
colonies : l'une qui s'enferma derrière les murs de la
Signia pélasgique, l'autre qui s'établit au
promontoire de Circé. Elles étaient
composées de citoyens romains et latins, qui devaient
fournir leur contingent à l'armée de la ligue.
C'est le premier exemple de ces colonies militaires, qui,
multipliées par le sénat sur tous les points de
l'Italie, y répandront les lois et la langue du
Latium. En même temps elles seront des garnisons
permanentes, des postes avancés, qui arrêteront
l'ennemi loin de la capitale et d'où l'on tirera, au
besoin, de vaillants soldats.
Comme son père, Tarquin aimait la pompe et la
magnificence. Il appela d'habiles ouvriers étrusques
et, avec le butin fait sur les Volsques, il acheva les
égouts et le Capitole, cette demeure
préférée du dieu qui tient la foudre et
d'où si souvent il agita sa noire égide et
appela à lui les nuages orageux. En creusant dans le
sol pour jeter les fondements de ce nouveau sanctuaire de
Rome, on avait trouvé une tête qui semblait
fraîchement coupée. C'est un signe,
dirent les augures, que ce temple sera la tête du
monde. Au-dessous du Capitole, on enferma dans un coffre
de pierre les livres sibyllins. Une prophétesse, la
sibylle de Cumes, était venue, sous les traits d'une
vieille femme, offrir au roi de lui vendre neuf livres. Sur
son refus, elle en brûla trois et revint demander la
même somme pour les six autres. Un second refus lui en
fit brûler trois encore. Tarquin, étonné,
acheta ceux qui restaient, et les confia à la garde de
deux patriciens. Dans les grands dangers, on ouvrait ces
livres au hasard, ce qu'il semble, et le premier passage qui
s'offrait aux yeux servait de réponse. Au moyen
âge aussi, on jetait le sort sur les Evangiles.
Cependant des signes menaçants effrayèrent la
famille royale. Afin de connaître les moyens d'apaiser
les dieux, Tarquin envoya ses deux fils consulter l'oracle de
Delphes, dont la réputation avait
pénétré jusqu'en Italie. Un neveu du
roi, Brutus, qui contrefaisait l'insensé pour
échapper à ses craintes soupçonneuses,
les accompagnait. Quand le dieu eut répondu, les
jeunes gens demandèrent lequel d'entre eux
remplacerait le roi sur le trône :
Celui-là, dit la pythie, qui embrassera le
premier sa mère. Brutus comprit le sens
caché de l'oracle : il se laissa tomber et baisa la
terre, notre mère commune.
Le voyage de Delphes était alors pour des Romains un
bien grand voyage, et le roi n'avait aucun motif d'envoyer
une telle ambassade. Mais les Grecs voulaient que cet hommage
eût été rendu à leur oracle
favori, et, pour achever de peindre la tyrannie de Tarquin,
il leur plaisait de montrer le neveu du roi contraint de
cacher son esprit profond sous les dehors de la folie, comme
il avait caché un lingot d'or dans son bâton de
voyage pour l'offrir au dieu.
Dans une pièce d'Attius, représentée au
temps de César, le poète racontait que Tarquin,
troublé par un rêve, avait appelé des
devins auprès de lui. «J'ai vu en songe, leur
dit-il, au milieu d'un troupeau, deux béliers
magnifiques. J'immolais l'un ; mais l'autre,
s'élançant sur moi, me jeta à terre et
me blessa grièvement de ses cornes. A ce moment,
j'aperçus dans le ciel un merveilleux prodige : le
soleil changea de route, et son orbe enflammé
s'avança vers la droite. - O roi ! répondirent
les augures, les pensées qui nous occupent dans la
veille se reproduisent en nos songes ; il n'y a donc point
à s'émouvoir de ce qui t'arrive. Cependant,
prends garde que celui que tu ne mets pas au-dessus d'une
bête n'ait en lui une âme d'élite, toute
faite de sagesse. Le prodige que tu as vu annonce une
révolution prochaine. Puisse-t-elle être
heureuse pour le peuple ! Mais l'astre majestueux a pris sa
course de gauche à droite ; c'est un augure certain :
Rome atteindra au faite de la gloire». Est-ce la
fiction grecque que l'ami du meurtrier de César avait
reprise dans son Brutus, ou rappelait-il une tradition
conservée dans la maison du fondateur de la
république ? Autour des grands
événements, il se forme toujours un cycle de
récits aventureux où la poésie et
l'histoire légendaire peuvent puiser.
Quand l'ambassade revint de Grèce, Tarquin
assiégeait Ardée, capitale des Rutules et qui
avait été celle de Turnus, le rival
d'Enée. C'était une puissante cité
où les Etrusques avaient dominé longtemps ;
Pline y vit des peintures qui passaient pour plus anciennes
que Rome, et, quoique sa décadence ait commencé
dès le troisième siècle, on y a
trouvé des statues qui, malgré leurs
mutilations, rappellent l'inspiration de l'art grec. Ce qui
reste de ses murs et de sa citadelle est plus imposant
qu'aucune des ruines trouvées en Etrurie. Aussi les
opérations commencées contre elle par Tarquin
traînaient en longueur, et les jeunes princes
cherchaient à tromper par des fêtes et des jeux
les ennuis du siège, lorsqu'un jour s'éleva
entre eux cette fatale dispute sur les mérites de
leurs femmes. «Montons à cheval, dit Tarquin
Collatin ; elles ne nous attendent pas, et nous les jugerons
d'après les occupations où nous les aurons
surprises». A Collatie, ils trouvent les belles-filles
du roi et leurs compagnes livrées aux délices
d'un festin somptueux. Lucrèce, au contraire,
restée au fond de sa demeure, filait avec ses femmes
jusque bien avant dans la nuit. Elle fut proclamée la
plus sage. Mais cette sagesse et sa beauté
excitèrent dans le coeur de Sextus de criminelles
ardeurs. A quelque temps de là, il revient une nuit
à Collatie, pénètre dans la chambre de
Lucrèce, la presse, la conjure de céder
à ses désirs, et mêle les menaces aux
promesses. Si elle résiste, il la tuera, placera
près d'elle le cadavre d'un esclave
égorgé, et ira dire à Collatin, à
Rome entière, qu'il a puni les coupables. Devant cette
perfidie infâme qui l'expose au déshonneur,
Lucrèce succombe ; mais, le crime accompli, elle
envoie un messager rapide à son père et
à son époux, pour qu'ils se rendent prés
d'elle, chacun avec un ami fidèle : Brutus accompagne
Collatin. Ils la trouvent plongée dans une morne
douleur. Elle leur apprend l'attentat, sa volonté de
n'y pas survivre, mais exige d'eux qu'ils puniront le
coupable. En vain ils essayent d'ébranler sa
résolution : elle n'est pas coupable, puisque le coeur
est innocent ; c'est l'intention qui fait la faute. Mais elle
: Il vous appartient de décider du sort de Sextus ;
pour moi, si je m'absous du crime, je ne m'exempte pas de la
peine ; nulle femme, pour survivre à sa honte,
n'invoquera jamais l'exemple de Lucrèce. Et elle
se frappe d'un poignard qu'elle avait caché sous sa
robe.
Brutus retire le fer de la blessure et, le tenant levé, il s'écrie : O dieux ! Je vous prends à témoin. Par ce sang si pur avant l'outrage de ce fils de roi, je jure de poursuivre avec le fer et le feu, avec tous les moyens en mon pouvoir, le Tarquin, sa famille infâme et sa race maudite. Je jure de ne plus souffrir de roi à Rome. Il passe le fer à Collatin, à Lucretius, à Valerius, qui répètent le même serment, et tous ensemble se rendent à Rome. Ils montrent le corps sanglant de la victime et appellent à la vengeance le sénat, que Tarquin avait décimé, le peuple, qu'il avait accablé, pour ses constructions, d'odieuses corvées. Un sénatus-consulte, confirmé par les curies, proclama la déchéance du roi, son exil et celui de tous les siens. Puis Brutus courut au camp devant Ardée, qu'il souleva ; tandis que Tarquin, revenu à Rome en toute hâte, en trouvait les portes fermées, et était réduit à se réfugier avec ses fils Titus et Aruns dans la ville étrusque de Caere. Le troisième, Sextus, retiré à Gabies, y fut tué par les parents de ses victimes. |
Brutus du Capitole |
Cette même année, Athènes se
délivrait de la tyrannie des Pisistratides.
Pour prix de son concours, le peuple réclama les lois
du bon roi Servius et l'établissement du gouvernement
consulaire ; le sénat y consentit, et les comices
centuriates proclamèrent consuls Junius Brutus et
Tarquin Collatin, puis Valerius, quand Collatin, devenu
suspect à cause de son nom, se fut exilé
à Lavinium. Beaucoup d'autres firent comme lui, car le
peuple, enivré de sa liberté nouvelle, usa, dit
Cicéron, de représailles, et l'on vit un grand
nombre d'innocents exilés, ou dépouillés
de leurs biens.
Caere n'offrit à Tarquin qu'un asile. Mais Tarquinies
et Véies envoyèrent à Rome demander le
rétablissement du roi, ou du moins la restitution des
biens de sa maison et de ceux qui l'avaient suivi. Pendant
les négociations, les députés ourdirent
une conspiration avec de jeunes patriciens qui
préféraient le service brillant d'un prince au
règne des lois, de l'ordre et de la liberté ;
l'esclave Vindicius découvrit le complot ; les
coupables furent saisis, et parmi eux les fils et des parents
de Brutus, qui ordonna et vit froidement leur supplice. Vingt
jours furent accordés aux émigrés pour
rentrer dans la ville. Afin de gagner le peuple à la
cause de la révolution, on lui abandonna le pillage
des biens de Tarquin, et chaque plébéien
reçut sept arpents des terres royales ; les champs qui
s'étendaient entre la ville et le fleuve furent
consacrés à Mars, et les gerbes de blé
qu'ils portaient, arrachées et jetées dans le
Tibre, s'arrêtèrent sur un bas-fond qui devint
plus tard l'île d'Esculape.
Cependant une armée de Véiens et de Tarquiniens
marchait sur Rome ; les légions sortirent à sa
rencontre, et dans un combat singulier Brutus et Aruns
tombèrent mortellement blessés. La nuit
sépara les combattants sans qu'on pût dire quels
étaient les vainqueurs. Mais, à minuit, on
entendit comme une grande voix sortir de la forêt Arsia
et prononcer ces mots : Rome a perdu un guerrier de moins
que l'armée étrusque. Celle-ci
épouvantée s'enfuit. Valerius rentra à
Rome en triomphe et prononça l'éloge
funèbre de Brutus ; les matrones honorèrent par
un deuil d'une année le vengeur de la pudeur
outragée, et le peuple mit sa statue, le glaive en
main, au Capitole, près de celles des rois que
protégeait encore une crainte superstitieuse.
Le dévouement pour la chose publique, la
piété envers les dieux et des exploits
héroïques honorèrent aussi cette jeune
liberté : c'est Valerius qui, soupçonné
pour sa maison en pierre bâtie sur la Velia, au-dessus
du Forum, la fait démolir en une nuit, et
mérite, par ses lois populaires, le surnom de
Poplicola ; c'est Horatius auquel on annonce, durant
la dédicace du Capitole, la mort de son fils, et qui
semble ne rien entendre de ce malheur domestique, parce qu'il
prie les dieux pour Rome ; c'est, enfin, quand Tarquin arme
Porsenna contre son ancien peuple, Horatius Coclès qui
défend seul le pont Sublicius contre une
armée.
Horatius Colcès - Médaillon de bronze |
Mucius Scaevola qui, devant Porsenna frappé
d'effroi et d'admiration, met sa main sur un brasier pour la
punir de s'être trompée, en tuant, au lieu du
roi, un de ses officiers ; Clélie, enfin, qui,
donnée en ôtage au prince étrusque,
s'échappe de son camp et traverse le Tibre à la
nage. Puis vient le chant de guerre de la bataille du lac
Régille, le dernier effort de Tarquin qui,
abandonné de Porsenna, avait encore soulevé le
Latium. Tous les chefs s'y rencontrèrent en combats
singuliers et périrent ou furent blessés. Les
dieux mêmes, comme aux temps homériques, prirent
part à cette lutte dernière. Durant l'action,
deux jeunes guerriers d'une haute stature, montés sur
des chevaux blancs, combattirent à la tête des
légions, et, les premiers, franchirent les
retranchements ennemis. Quand le dictateur Aulus Postumius
voulut leur donner la couronne obsidionale, les colliers d'or
et les riches présents promis à ceux qui
seraient entrés les premiers dans le camp royal, ils
avaient disparu ; mais, le même soir, on vit à
Rome deux héros, couverts de sang et de
poussière, qui lavèrent leurs armes à la
fontaine de Juturne et annoncèrent au peuple la
victoire : c'étaient les Dioscures, Castor et Pollux.
Afin qu'on ne pût douter de leur présence au
milieu de l'armée romaine, on montra pendant des
siècles, l'empreinte gigantesque d'un pied de cheval
sur le roc du champ de bataille, et Rome, qui mettait de
l'orgueil à se représenter comme l'objet de la
constante sollicitude des dieux, consacra cette
légende, en élevant aux divins fils de Zeus et
de Léda un temple qui devint un des plus
célèbres de Rome.
La victoire fut sanglante. Du coté des Romains, trois
Valerius, Herminius, le compagnon de Coclès, Aebutius,
le maître de la cavalerie, restèrent sur le
champ de bataille ou en sortirent blessés. Du
côté des Latins, Oct. Mamilius, le dictateur
d'Albe, et le dernier fils de Tarquin, Titus,
succombèrent. Le vieux roi lui-même,
frappé d'un coup de lance, ne survécut à
toute sa race et à ses espérances que pour
achever sa vieillesse misérable auprès du tyran
de Cumes, Aristodème (496).
Les Tarquins sont morts ; les fondateurs de la
république ont, l'un après l'autre, disparu ;
le temps des héros et de légendes est fini,
celui du peuple et de l'histoire commence.
Rome assise sur les sept collines |