XXXVIII - Les Gracques

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IV - CAIUS GRACCHUS

Caïus avait vingt et un ans à la mort de son frère. Plus impétueux, plus éloquent, d'une ambition peut-être moins pure, il donna à la lutte commencée par Tiberius des proportions plus grandes. Celui-ci n'avait voulu que soulager la misère des pauvres : Caïus prétendit changer toute la constitution. D'abord il avait paru répudier le sanglant héritage de son frère ; mais une nuit, dit Cicéron, il crut entendre sa voix : « Caïus, pourquoi différer ? ta destinée sera la mienne : combattre et mourir pour le peuple ». Cependant il voyait le nombre de ses partisans croître avec celui des assignations de terres : entre les années 131 et 125, le cens s'augmenta de soixante-seize mille citoyens, qui devaient leur aisance à la loi Sempronia. Aussi la première fois qu'il parla en public, de vifs applaudissements l'accueillirent et ranimèrent sa confiance ; il soutint les lois de Carbon, et, en 127, il brigua la questure. Le sort le désigna pour accompagner en Sardaigne le consul Oreste. Tel était l'ascendant de son nom sur les alliés, que la province ayant, dans une saison mauvaise, refusé au consul, avec l'autorisation du sénat, des vêtements pour ses légionnaires, le questeur alla de ville en ville et obtint d'elles plus qu'il ne leur avait été demandé. A sa considération, le roi de Numidie, Micipsa, envoya dans l'île un grand convoi de blé. Déjà le sénat s'alarmait de ce crédit d'un jeune homme qui seul habillait et nourrissait une armée. Pour empêcher le retour de Caïus, il ordonna au consul de rester dans sa province, même après le licenciement des troupes qu'on fit remplacer par de nouvelles levées. Mais Caïus n'accepta pas cet exil : il courut à Rome, et, quand on l'accusa devant les censeurs d'avoir violé la loi qui retenait le questeur auprès de son général, il se défendit en jetant de la tribune, comme il le disait lui-même, des épées et des poignards : « J'ai fait douze campagnes, et la loi n'en exige que dix ; je suis resté trois ans questeur, et au bout d'une année je pouvais sortir de charge. Dans la province, ce n'est pas mon ambition, mais l'intérêt public qui a réglé ma conduite. Chez moi, il n'y eut jamais ni festins ni jeunes esclaves à belle figure, et à ma table la modestie de vos enfants fut plus respectée que devant les tentes de vos chefs. Personne ne peut dire qu'il m'a donné un as en présent ni rien dépensé pour moi. Aussi les ceintures que j'avais emportées de Rome pleines d'argent, je les rapporte vides. D'autres ont rapporté pleines d'or les amphores qu'ils avaient emportées pleines de vin ». On lui suscita encore d'autres chicanes : on l'accusa d'avoir trempé dans la révolte des Frégellans. C'était le désigner à la faveur des Italiens.

Cependant Cornélie, si forte, sentit, dit-on, son courage faiblir elle s'effraya de le voir entrer dans la voie de son frère, et tenta de l'arrêter. « Quand donc notre famille cessera-t-elle de délirer ? Quand donc aurons-nous honte de troubler la république ? Mais, s'il faut absolument qu'il en advienne ainsi, dès que je serai morte, demande le tribunat, fais ce que tu voudras, alors je n'en sentirai rien. Tu m'offriras le culte des aïeux, et tu invoqueras la divinité de ta mère ; mais ne rougiras-tu pas d'implorer par des prières ces divinités que, vivantes et présentes, tu auras délaissées ? Veuille Jupiter ne pas permettre que tu persévères davantage ni qu'il te vienne dans l'esprit une si grande démence ; car je crains que tu ne recueilles de ta faute une telle douleur, qu'en aucun temps tu ne puisses être en paix avec toi-même ». Remarquez ces paroles très romaines et conformes aux croyances de ce peuple sur les mânes et les génies, qui avaient conduit les Grecs à l'apothéose des héros, puis des rois, et qui conduira les Romains à celle des empereurs.

Caïus ne pouvait reculer. Le jour de l'élection des tribuns, tous les clients des nobles, tous les citoyens épars dans l'Italie accoururent. La lutte fut très vive ; les grands ne parvinrent pas à empêcher son élection, mais il n'arriva que le quatrième.

Il voulut inaugurer son tribunat en offrant à l'ombre de son frère un sacrifice expiatoire où les ennemis et les meurtriers de Tiberius seraient les victimes. « Où irai-je ? s'écriait-il d'une voix puissante qui allait remuer les coeurs jusqu'aux derniers rangs de la foule ; où trouverai-je un asile ? Au Capitole ? Mais le temple saint est inondé du sang de mon frère. Dans la maison de mon père ? Mais j'y trouverai une mère inconsolable. Romains, vos pères ont déclaré la guerre aux Falisques parce qu'ils avaient insulté le tribun Genucius. Ils condamnèrent à mort C. Veturius pour ne s'être pas rangé devant un tribun qui traversait le Forum. C'est un usage de nos pères que, quand un citoyen accusé d'un crime capital ne comparait pas, le héraut aille dès le matin à sa porte, sonne de la trompette et l'appelle par son nom ; après cela seulement, les juges peuvent porter la sentence, et, sous vos yeux, ces hommes ont tué Tiberius, ils ont ignominieusement traîné son cadavre par les rues de la ville !... »

Quand il vit le peuple soulevé par ces paroles, il proposa deux lois : la première, dirigée contre Octavius, portait qu'un citoyen frappé par le peuple de destitution ne pourrait être élevé à aucune charge ; la seconde, qu'un magistrat, qui aurait mis à mort ou banni sans jugement un citoyen, serait traduit par-devant le peuple. A la prière de Cornélie, il retira la première ; mais l'ancien consul Popillius Laenas, le persécuteur des amis de son frère, s'exila dès que la seconde eut été votée. Tiberius avait donné le fatal exemple d'attenter à l'inviolabilité tribunitienne ; Caïus, en imprimant à ses deux plébiscites un effet rétroactif, donna celui de faire servir la loi à des vengeances privées. Un jour Clodius s'en souviendra.

Cette satisfaction accordée aux mânes de son frère, Caïus reprit ses projets en les développant :

Toutes ces lois étaient excellentes ; l'une d'elles cependant a donné lieu à beaucoup de déclamations : le blé vendu au peuple à bas prix. Mais nous aurions bien mal exposé jusqu'à présent l'histoire de Rome si nous n'avions pas fait comprendre que cette mesure, à laquelle le sénat avait eu recours très souvent, était une conséquence de l'idée même que les Romains se faisaient, et avec eux toute l'antiquité, des droits de la victoire. D'après ces idées, le vaincu devait, pour le rachat de sa vie, une portion de son revenu, qu'il donnait par l'impôt, et une portion de ses terres, qu'il abandonnait au domaine public du vainqueur. De ces terres et de cet argent, celui-ci faisait deux parts. l'une réservée pour les besoins de l'Etat ; l'autre réclamée, au nom de ceux qui, étant, malgré leur dénuement, le peuple souverain, avaient le droit d'appliquer par un vote, au soulagement de leur misère, ces biens acquis en commun sur les champs de bataille, et dont les riches prétendaient avoir seuls la jouissance. Or l'ager publicus était maintenant assez étendu, les revenus tirés des provinces assez abondants pour que l'Etat pût distribuer aux citoyens soit de la terre, soit du blé. A ceux qui consentaient à partir pour une colonie lointaine, Caïus donnait de la terre ; à ceux qui préféraient rester à Rome, il donnait du blé. Sa loi n'était donc qu'une forme particulière de ces lois agraires qu'il faut considérer comme aussi légitimes alors, qu'elles seraient iniques aujourd'hui. Si elle n'avait pas été portée plus tôt, c'est qu'on n'en avait pas eu besoin, tant que la classe des petits propriétaires avait préservé Rome du paupérisme. Mais les institutions changent avec les moeurs : par la formation d'un peuple famélique, l'assistance de l'Etat devint une nécessité sociale que le second Caton, un des chefs de I'aristocratie, reconnut lui-même lorsqu'il reprit la loi de Caïus pour la rendre plus libérale. Cette assistance que nous donnons à nos pauvres par esprit de charité, la société romaine l'accordait aux siens par esprit de justice, d'une justice telle, du moins, qu'on la concevait en ce temps-là.

Distribution gratuite au peuple

Après avoir gagné par ces innovations populaires l'armée, les tribus rustiques et le petit peuple de Rome, Caïus commença la lutte politique contre les privilégiés. Depuis l'année 179, les nobles et les riches avaient ressaisi la prépondérance dans l'assemblée centuriate ; pour la leur arracher, sans bouleverser encore une fois cette institution, le tribun fit décréter qu'à l'avenir le sort désignerait l'ordre dans lequel les centuries voteraient. Les dernières pouvaient être ainsi appelées les premières, et la majorité ne dépendait plus du vote des riches. Le vote de la centurie qui allait la première au suffrage, centuria praerogativa, avait aux yeux des Romains une importance particulière, parce qu'il semblait résulter d'une sorte d'inspiration divine ; et le sort, qui dispensait maintenant cet avantage, est de sa nature très démocratique. De nouveaux articles ajoutés à la loi Porcia défendirent à tout magistrat de jamais rien entreprendre contre un citoyen sans l'ordre du peuple. C'était enlever au sénat la faculté de recourir à la dictature ou à ces commissions extraordinaires, comme celle qui avait été si dure pour les partisans de Tiberius.

Un changement bien autrement grave fut celui qui donna aux chevaliers toutes les places de juges, dans les causes criminelles portées devant les quaestiones perpetuae.

Dans une république, le pouvoir judiciaire est peut-être le plus important. S'il tombe aux mains d'un parti, il devient un instrument de persécution et d'injustice. Aussi, dans les cités italiennes du moyen âge, le podestat n'était-il jamais un citoyen, mais un étranger. A Rome, quand le sénat avait les jugements, judicia publica, c'est-à-dire quand il réunissait les deux pouvoirs, l'exécutif et le judiciaire, avec une part considérable de l'autorité législative, les gouverneurs étaient à peu près assurés de l'impunité. En ce moment même, les envoyés de plusieurs provinces demandaient vainement justice d'Aurelius Cotta, de Salinator et de Manius Aquillius. Et puis ces juges sénatoriaux n'étaient pas tous de très graves personnages. Un orateur les montre allant à leur fonction après de joyeux festins avec des courtisanes. « Quand la dixième heure approche, ils envoient un esclave au Forum pour savoir ce qu'on a fait, qui a parlé pour, qui a parlé contre et comment les tribus ont voté. Le moment venu, ils se rendent au Comitium, afin de n'avoir pas à payer l'amende, et en route il n'est point d'amphore au coin des ruelles qu'ils ne remplissent. Ils arrivent au tribunal de fort mauvaise humeur. « Allons, disent-ils, qu'on plaide ». Ils font appeler les témoins, et en attendant retournent aux amphores ; puis, demandent les pièces du procès, et, appesantis par le vin, peuvent à peine lever la paupière. Enfin ils votent en s'écriant : « Qu'avons-nous à faire de toutes ces sottises ? Allons boire un bon vin de Grèce miellé et manger une grive grasse, avec un loup de mer pris entre les deux ponts ».

Caïus profita de tous ces scandales pour proposer sa loi, qui allait séparer du sénat une partie des riches et mettre les gouverneurs de province à la merci des banquiers, argentarii. Si les chevaliers, en effet, remplissaient seuls les tribunaux, les publicains n'avaient pas à craindre qu'on se risquât à appeler de leurs exactions, et les gouverneurs intègres étaient placés, comme le sera le vertueux Rupilius, sous le coup d'une sentence capitale.

En provoquant cette révolution judiciaire, Caïus porta une rude atteinte à la moralité publique. Si les sénateurs ne rendaient pas bonne justice, les hommes d'argent la vendirent, et les nobles descendaient rarement à ces honteux marchés. Sans doute il avait prévu ce danger et les reproches des vieux Romains, qui lui criaient : « La république a maintenant deux têtes, la guerre civile sera donc éternelle ? » Mais, son frère ayant échoué en cherchant à tirer du peuple, par la reconstitution de la petite propriété, une classe moyenne qui tînt la balance égale entre le sénat et la foule, Caïus se résigna à former cet ordre intermédiaire d'hommes qui tenaient au peuple par leur origine, aux nobles par leurs richesses. Malheureusement ce n'était pas créer une classe nouvelle, mais un parti nouveau. Les gens de finance, chevaliers et publicains (ces deux mots sont maintenant à peu près synonymes) formaient déjà une corporation puissante à laquelle il eût fallu donner tout autre chose que les jugements, pour laisser la justice en dehors des querelles de partis. Mais Caïus ne pouvait faire descendre plus bas des fonctions jusqu'alors réservées aux premiers de l'Etat. Dans un demi-siècle seulement l'on comprendra que, pour être impartiale, la justice doit être confiée non à une classe de citoyens, mais aux plus intègres citoyens de toutes les classes. Et puis, pour Caïus, dans cette réforme, la question politique voilait la question d'équité ; toute arme lui était bonne contre les grands. Il pensait que ce qu'il ôtait au sénat profiterait au peuple et à la liberté, et que les chevaliers, reconnaissants, l'aideraient dans ses autres desseins. « D'un coup, disait-il, j'ai brisé l'orgueil et la puissance des nobles ». Ceux-ci le savaient et le menaçaient de leur vengeance. « Mais, répondait-il, quand vous me tueriez, arracheriez-vous de vos flancs le glaive que j'y ai enfoncé ? » Et, malgré le jugement sévère de Montesquieu, qui écrivait dans cet esprit parlementaire si hostile aux traitants, malgré les faits trop avérés de sentences iniques rendues par les nouveaux juges, on peut applaudir à cette tentative de Caïus pour créer ce que Napoléon appelait, un grand corps intermédiaire. Sans elle peut-être la république fût tombée plus vite, car ce fut avec l'ordre équestre que Cicéron combattit Catilina. Il est vrai qu'il eût mieux valu pour le monde que cette agonie de la liberté eût duré moins longtemps.

Caïus croyait avoir raffermi la constitution ; pour assurer l'empire en intéressant à sa cause un peuple nombreux, il proposa de donner aux alliés latins le droit d'aspirer aux magistratures romaines, jus honorum, et aux Italiens celui de suffrage. Les forces du parti démocratique allaient être, par cette mesure, singulièrement accrues mais l'élément aristocratique devait se fortifier aussi de tous les nobles alliés, que leur fortune classerait dans l'ordre équestre ; et le sénat avec sa noblesse, les chevaliers avec leur pouvoir judiciaire, seraient assez forts pour contenir la foule et conserver l'équilibre.

Ainsi, aux soldats des vêtements gratuits, aux pauvres des tribus urbaines du blé, à ceux des tribus rustiques des terres, aux Latins l'entrée des charges publiques, aux Italiens l'espérance du droit de cité, aux chevaliers les jugements, c'est-à-dire les pauvres soulagés, les opprimés défendus et une tentative pour établir l'équilibre dans l'Etat : tels sont les actes de ce tribunat mémorable. Caïus avait donc réalisé ce qu'avaient voulu son frère et son beau-frère, Tiberius et Scipion Emilien. Il semblait plus grand qu'eux, et, à le voir entouré sans cesse de magistrats, de soldats, de gens de lettres, d'artistes, d'ambassadeurs, on eût dit un roi dans Rome. Il l'était en effet par la faveur du peuple, par la terreur des nobles, par la reconnaissance des chevaliers et des Italiens ; il voulut l'être aussi par l'amour des provinciaux. Le propréteur avait envoyé d'Espagne des blés extorqués aux habitants : Caïus leur en fit rendre le prix. Les consuls se faisaient assigner par le sénat, pour y être envoyés gouverneurs, une province à leur convenance, celle qui prêtait le plus au pillage ou à l'ambition militaire : il fit décréter que les provinces seraient désignées avant l'élection des consuls, pour que l'intérêt seul de l'Etat, non celui des élus, fût désormais consulté. Il voulait aussi relever Capoue, Tarente, et, malgré les imprécations prononcées contre ceux qui rebâtiraient Carthage, envoyer une colonie sur ses ruines, afin de bien montrer au monde l'esprit nouveau de libéralité et de grandeur qui allait régner dans les conseils de Rome.

Tiberius avait prétendu régler l'organisation financière de l'Asie pergaméenne, tout récemment acquise, et n'en avait pas eu le temps. Caïus reprit son dessein et fit décider par un plébiscite que les limes de l'Asie seraient affermées à Rome par les censeurs, règlement où l'on n'a voulu voir qu'une faveur aux publicains, mais qui, à en juger d'après l'esprit général des réformes du tribun, doit avoir été, au moins à l'origine, une bonne mesure pour la nouvelle province.

Pour consolider son pouvoir et son ouvrage, Caïus demanda au peuple de nommer consul son ami Fannius Strabon. Quant à lui, il n'eut pas même besoin de solliciter sa réélection au tribunat ; le peuple l'y porta par d'unanimes suffrages. Les nobles étaient atterrés ; mais, connaissant la mobilité et l'égoïsme de la foule, ils dressèrent contre Caïus un plan de campagne qui eut bientôt ruiné sa popularité : ce fut de se montrer plus populaires que lui-même. Ils subornèrent un des nouveaux tribuns, Livius Drusus, qui, à chaque proposition de son collègue, en fit une, au nom du sénat, plus libérale. Caïus avait demandé l'établissement de deux colonies : Livius proposa d'en fonder douze de trois mille citoyens chacune. Il avait assujetti à une rente annuelle pour le trésor les terres distribuées aux pauvres : Livius la supprima. Il voulait donner le droit complet de cité aux Latins : Livius opposa son veto, mais demanda et obtint que désormais aucun soldat latin ne pourrait être battu de verges. Dans son activité, Caïus se mettait de toutes les commissions, puisait dans le trésor pour les travaux qu'il avait fait voter et les dirigeait lui-même, se montrant partout, se mêlant à tout. Drusus, au contraire, affectait de se tenir aux stricts devoirs de sa charge ; et cette réserve, cette probité qui ne voulait pas donner prise même au plus léger soupçon d'ambition ou d'avidité, charmaient la foule, qui se plaît aux contrastes et court à tout spectacle nouveau.

Fannius aussi était passé aux grands et combattait celui qui lui avait valu le consulat. Contre la proposition d'accorder la pleine franchise aux Latins, il prononça un discours fort admiré encore du temps de Cicéron, mais dont un fragment qui nous reste montre qu'il suffisait d'exciter les appétits de la tourbe du Forum pour empêcher un acte conforme à la politique traditionnelle de Rome : l'élargissement progressif de la cité. « Ah ! vous croyez qu'après que vous aurez donné la cité aux Latins, vous resterez ce que vous êtes aujourd'hui, que vous aurez la même place dans les comices, dans les jeux, dans les amusements publics (et il ajoutait sans doute : dans les distributions) ? Ne voyez-vous pas que ces hommes rempliront tout et prendront tout ? » Il ne fallait pas de plus nobles paroles avec des gens qui ayant, comme leur disait Caton, plus de ventre que d'oreille, se vendaient au plus offrant.

Denier d'Opimius

Fatigué de cette lutte étrange où tous les coups portaient sur lui, Caïus partit pour conduire six mille colons romains à Carthage, qu'il appela Junonia, la ville de Junon. Cette absence, imprudemment prolongée durant trois mois, laissait le champ libre à Drusus. Il sut montrer aux chevaliers qu'ils n'avaient plus qu'à perdre dans l'alliance de ce tribun, exécuteur de la loi agraire ; et au peuple, que le sénat, plus libéral que Caïus, ne le dégradait pas en lui associant les Italiens. Lorsque Caïus reparut, sa popularité était ruinée, ses amis menacés, les chevaliers détachés de lui, et l'un de ses plus violents ennemis, le destructeur de Frégelles, Opimius, proposé pour le consulat. Dès lors il fut aisé de prévoir que la tragédie où Tiberius avait péri allait recommencer. Caïus quitta sa maison du Palatin pour se loger au milieu du peuple, près du Forum, et appela autour de lui les Latins. Mais un édit des consuls chassa de Rome tous les Italiens. Le tribun protesta contre ce décret, sans oser toutefois en arrêter l'exécution. Sous ses yeux, un de ses amis, un de ses hôtes, fut traîné en prison, et il ne l'empêcha point. Sa confiance diminuait, bientôt son pouvoir lui échappa ; il ne put obtenir sa réélection à un troisième tribunat.

Le nouveau consul, pour l'irriter et le pousser à quelque acte qui légitimât la violence, parla tout haut de casser ses lois, et ordonna une enquête sur la colonie de Junonia. Aussitôt on raconta tous les présages funestes dont le sénat avait besoin : une enseigne arrachée par le vent des mains qui la tenaient et brisée ; les entrailles de la victime enlevées de l'autel par une trombe furieuse et jetées hors de l'enceinte tracée ; les bornes mêmes de la cité déterrées par les hyènes et emportées au loin. Les dieux ne voulaient évidemment pas que la ville maudite se relevât, et celui qui avait proposé de la reconstruire était un sacrilège envers les immortels et envers Rome. Il fallait se défendre ou s'attendre à périr. Le premier sang fut versé par les partisans de la réforme. Ils tuèrent un certain Antyllius, qui, selon les uns, avait pris les mains de Caïus et le suppliait d'épargner sa patrie, mais qui, selon d'autres, licteur du consul, avait insulté l'ancien tribun et ses amis, en leur criant : « Mauvais citoyens, faites place aux honnêtes gens ».

Cadavre sur un chariot
Bas-relief d'un tombeau à Rome

Une pluie violente qui survint sépara les deux partis ; le lendemain, au point du jour, Opimius convoqua le sénat. Pendant qu'il se rassemble, des gens apostés par le consul mettent sur un lit le corps nu d'Antyllius, le promènent par la ville avec pleurs et lamentations et le déposent aux portes de la curie. Les sénateurs quittent la séance pour contempler ce cadavre qui leur est si utile et l'entourent en gémissant, honorant d'une fausse douleur la mort d'un mercenaire, eux qui naguère faisaient traîner par les rues et jeter au Tibre le petit-fils du vainqueur de Zama. Rentrés en séance, ils investirent Opimius de la puissance dictatoriale par la formule Caveat consul, et lui ordonnèrent d'abattre les tyrans.

Il y avait eu mort d'homme : il fallait donc un jugement, et les accusés paraissant vouloir s'y soustraire par la force, le sénat avait pour lui les apparences de la légalité. Par la promenade du cadavre, il avait ému une partie du populaire ; par une promesse d'amnistie pour ceux qui déserteraient avant le combat, il en détacha une autre ; le décret contre les tyrans acheva d'isoler les démocrates, en servant de prétexte à toutes les lâchetés, surtout à celles des riches, des publicains, qui devaient tant à Gracchus et qui ne firent rien pour lui.

Le mont Aventin

Durant la nuit, Opimius avait fait occuper par des archers crétois le Capitole et le temple des Dioscures, d'où il commandait tout le Forum. Il enjoignit aux sénateurs et aux chevaliers de leur parti d'aller chercher des armes, d'en donner à leurs esclaves et d'amener les plus vigoureux. Ils s'empressèrent d'obéir, même le vieux Metellus, le vainqueur de la Macédoine et de la Grèce, qui revint portant l'épée et le bouclier. De l'autre côté aussi, on se prépara au combat, mais au milieu des cris, sans ordre ni résolution. Le consulaire Fulvius, un des triumvirs pour l'exécution de la loi agraire, avait armé ses gens des dépouilles gauloises suspendues dans sa maison, et s'était établi sur l'Aventin, l'antique citadelle des plébéiens ; il y fut rejoint par une troupe d'affranchis et de paysans que Cornélie envoyait à son fils déguisés en moissonneurs. Sur sa route Fulvius avait appelé les esclaves à la liberté. Au temps de leur puissance, ces réformateurs n'avaient rien vu au delà des misères du peuple ; opprimés à leur tour, ils se souvenaient, au dernier moment, d'hommes plus malheureux encore, et ils ajoutaient un nouveau grief à tous ceux qui inspiraient aux grands une haine si furieuse.

Caïus répugnait à une lutte violente ; il voyait bien que l'heure suprême était arrivée, et son sacrifice était fait : ces Romains savaient mourir. Mais, avec lui, ses grands projets allaient aussi tomber. Avoir eu l'ambition et le pouvoir de régénérer sa patrie et sentir que bientôt il ne resterait rien de si généreux efforts, c'était la douleur profonde qui déchirait son âme. La veille, en revenant du Forum, il s'était arrêté devant la statue de son père, l'avait contemplée longtemps, et on avait vu des larmes couler silencieuses sur son visage. Au matin, il sortit de sa maison, en toge et n'ayant qu'un petit poignard à la ceinture, non pour combattre, mais pour rester maître de sa vie, ou plutôt de sa mort. Sa femme Licinia voulut l'arrêter sur le seuil, il se dégagea doucement de ses étreintes. Lorsqu'il s'éloigna, elle tomba sans mouvement, et ses esclaves la portèrent évanouie chez son frère Crassus.

Sur le conseil de Caïus, Fulvius envoya aux sénateurs le plus jeune de ses fils, un caducée à la main : c'était un bel enfant, et quelques-uns se laissaient toucher aux propositions d'accommodement qu'il redisait au milieu de ses larmes. Opimius répondit durement que des coupables ne parlementaient pas, mais venaient se livrer, seul moyen d'adoucir une juste colère. Caïus voulait se rendre au sénat, demander des juges, plaider encore une fois, avec sa cause, celle du peuple ; ses amis l'en empêchèrent, et Fulvius renvoya son fils pour obtenir au moins quelques garanties. Le consul, impatient d'en finir, retint l'enfant et marcha sur l'Aventin avec une infanterie nombreuse et ses Crétois, dont les flèches eurent bientôt mis en fuite ces bandes sans courage qu'une promesse d'amnistie avait réduites de moitié. Fulvius et l'aîné de ses fils, réfugiés dans un bain abandonné, y furent découverts et massacrés.

Caïus n'avait peint pris part au combat. Retiré dans le temple de Diane, il se serait donné la mort si deux de ses amis, Pomponius et Licinius, ne lui avaient arraché le poignard. A l'approche de l'ennemi, ils l'entraînèrent vers le pont Sublicius et lui firent prendre les devants, tandis qu'eux-mêmes s'arrêtaient à l'entrée de l'étroit passage et s'y faisaient tuer pour retarder la poursuite. Caïus fuyait avec un seul esclave, Philocratès, et, dans ce peuple hébété, pas un bras ne se levait pour le défendre ; s'il avait trouvé un cheval, il eût échappé ; il en demandait un avec instance, mais on se contentait de l'encourager dans sa fuite du geste et de la voix, comme s'il se fût agi de gagner aux jeux le prix de la course. Il se jeta dans le bois des Furies et se fit tuer par son esclave, qui se poignarda sur le corps de son maître. Opimius avait promis de payer la tête de l'ancien tribun son pesant d'or. Un ami du consul, Septimuleius, en fit sortir la cervelle, coula du plomb à la place, et reçut les 17 livres 8 onces d'or qu'elle pesait. Même promesse avait été faite pour celle de Fulvius. Mais ce furent de petites gens qui apportèrent, on ne leur donna rien. Ce jour-là, trois mille hommes périrent : ceux qu'on ne tua pas dans l'action furent étranglés en prison. Le jeune Fulvius, arrêté avant le combat, fut égorgé de sang-froid. On rasa leurs maisons ; on confisqua leurs biens ; on défendit aux veuves de porter le deuil ; on prit même sa dot à la femme de Caïus.

Ruines à Misène

Plus tard, le peuple dressa aux Gracques des statues, et éleva des autels dans les lieux où ils avaient péri. Longtemps on y fit des sacrifices et des offrandes. Cette tardive reconnaissance consola Cornélie, trop fidèle peut-être à son grand caractère. Retirée dans sa maison du cap Misène, au milieu des envoyés des rois et des lettrés de la Grèce, elle se plaisait à raconter à ses hôtes surpris la vie et la mort de ses deux fils, sans verser une larme et comme si elle eût parlé de quelques héros des anciens temps. Seulement on l'entendait quelquefois ajouter au récit des exploits de son père l'Africain : « Et les petits-fils de ce grand homme étaient mes enfants. Ils sont tombés dans les temples et les bois sacrés des dieux. Ils ont les tombeaux que leurs vertus méritent, car ils ont sacrifié leur vie au plus noble but, au bonheur du peuple ».

L'histoire doit-elle parler comme Cornélie ? Oui, puisque Rome, devenue un monde, ne pouvait conserver la constitution qui avait servi à l'humble cité des Sept Collines. Les Gracques tentèrent d'opérer cette révolution par les voies légales : ils n'y réussirent pas ; d'autres l'essayeront par les armes. Caïus est le précurseur des Césars par sa lutte contre l'aristocratie et par la nature de son pouvoir : car la plus importante des prérogatives impériales sera la puissance tribunitienne, celle même dont Caïus était revêtu, et que de nos jours les Napoléons ont reprise par les plébiscites. Ses deux tribunats furent une royauté véritable, mais sans l'élément militaire que les empereurs y mêleront et qui perdra l'empire. Il avait constitué une tyrannie populaire dans le sens grec du mot, et s'il avait réussi, on aurait vu un pouvoir civil s'élever, dans l'intérêt de tous, citoyens, alliés et provinciaux, au-dessus de la faction des grands.

Rome va se débattre un siècle entier au milieu des égorgements, des proscriptions et des ruines contre cette inévitable solution du problème de ses destinées, que la guerre civile fit sanglantes et que Caïus aurait pu faire pacifiques. Mais qui jeta Rome dans cette voie douloureuse ? Ceux qui ouvrirent l'ère des révolutions, en assassinant les tribuns dont les lois auraient assuré aux Romains, pour plusieurs générations, le repos et la liberté. Les violences exercées contre les Gracques et leurs amis en susciteront d'autres, et, comme la justice était du côté des premières victimes, ce seront les fils des meurtriers qui subiront l'expiation dernière. La logique de l'histoire veut que toute grande faute, politique ou sociale, soit punie.