XLVIII - Pompée, Lépide et Sertorius (79-70)

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I - RESUME DE LA PERIODE PRECEDENTE

La vie des peuples se partage en périodes qu'on peut appeler organiques ou de vie pleine et tranquille, et en périodes inorganiques ou de transformation violente. Les nations sont dans la première époque quand elles ont trouvé la forme de gouvernement qui convient le mieux à leurs intérêts présents, et elles sont dans la seconde lorsque les forces sociales entrent en lutte les unes contre les autres. Le temps des rois avait été, à Rome, autant que nous le connaissons, celui de la formation harmonieuse de la société et de la grandeur de l'Etat. Il fut suivi d'un siècle et demi de rivalités intestines et de faiblesse extérieure. Après Licinius Stolon, au contraire, la paix se rétablit entre les deux ordres par l'égalité, et la fortune de Rome reprend son cours. Mais aux guerres héroïques d'Italie et d'Afrique, dont on a vu l'enchaînement inévitable, à celles de Grèce et d'Orient, plus politiques que nécessaires, succéda, par l'effet des causes que nous avons longuement étudiées, une nouvelle période de déchirements intérieurs.

Du premier des Gracques à Sylla, durant cinquante années, ces hommes, naguère si grands en face de Pyrrhus, d'Annibal et des Macédoniens, redevinrent les fils de la louve ; ils s'égorgèrent entre eux pour savoir à qui resterait le monde. Afin de suivre, au milieu de tant de massacres et de ruines, le double mouvement de destruction et de renouvellement qui s'opère, à cette époque, au sein de la société romaine et qui, sous des formes et des noms différents, se continuera pendant une autre moitié de siècle récapitulons les tragédies que nous avons vues, afin de mieux comprendre celles que nous allons voir.

Deux siècles de guerres, de conquêtes et de pillage avaient eu pour conséquence de concentrer tous les pouvoirs aux mains d'une étroite oligarchie et d'user cette portion moyenne du peuple romain qui jadis remplissait les légions et les tribus rustiques. Deux classes ennemies, les pauvres et les riches, se trouvèrent en présence. Pour les empêcher de se jeter l'une sur l'autre, les Gracques essayèrent de reformer par la loi agraire une population virile de petits propriétaires ruraux, et de constituer dans l'Etat, par l'attribution du pouvoir judiciaire aux chevaliers, un troisième ordre qui tînt la balance entre les deux autres.

Les Gracques tombent sous les coups des grands, et, avec eux, la cause populaire, qui était celle de la république et de la liberté, semble perdue. Mais, comme elle offre aux ambitieux un moyen de produire au Forum des agitations favorables aux menées ténébreuses, des patriciens, des consulaires, passent au peuple sous prétexte de défendre ses intérêts, et l'Etat se partage entre deux factions, les conservateurs obstinés et les révolutionnaires à outrance. Au fond, les uns et les autres n'ont plus souci que de pouvoir et d'or ; les idées généreuses qui avaient animé les Gracques sont mortes avec eux.

Marius, qui reconstitue le parti populaire, ne sait pas le conduire, et son associé, Saturninus, le compromet par ses violences. Ce tribun est tué, Marius s'exile, et l'oligarchie triomphe encore.

Scipion Emilien et le second Drusus cherchent une autre solution au problème de la constitution romaine : ils voudraient faire place aux Italiens dans la cité, afin de donner à l'empire une large base qui pût le porter longtemps. L'un est assassiné par les chefs du petit peuple de Rome, qu'il méprise ; l'autre par les chevaliers, qu'il voulait dépouiller de la judicature ; et les Italiens, perdant l'espoir qu'une loi leur fasse justice, recourent aux armes. Une guerre terrible éclate ; le nom seul en dit l'horreur : la guerre Sociale, ou des alliés.

Les Italiens, vaincus, semblent sortir victorieux de cette lutte fratricide : ils obtiennent le droit de cité, mais la noblesse, pour rendre ce droit illusoire, enferme les nouveaux citoyens dans des tribus qui ne voteront jamais, et en même temps elle s'aliène les chevaliers par le retrait des jugements.

Marius, revenu d'exil, et Sulpicius profitent de cette double faute pour associer à leur cause les nouveaux citoyens et l'ordre équestre. L'un est égorgé ; l'autre, qui, dans sa fuite, manque dix fois de l'être, revient avec une armée d'esclaves et d'Italiens, se baigne dans le sang de la noblesse et meurt au moment où le vengeur des grands arrive.

Ainsi chaque parti a du sang sur les mains, mais c'est la noblesse qui en a le plus répandu. Dans ces cinquante années, l'oligarchie compte cinq victoires marquées par le meurtre des principaux adversaires du sénat et couronnées par une dictature inexorable.

Sylla croit en finir avec la faction populaire, les Italiens et les chevaliers, par un immense égorgement, et avec toutes les nouveautés par une législation qui ramène la république de trois siècles dans le passé, au temps où les patriciens étaient tout et le peuple rien. Les essais de réforme en avant ont échoué, la réforme en arrière réussira-t-elle ? On le saura en suivant les dramatiques péripéties de la révolution qui conduira Rome à une nouvelle époque organique, où ses destinées seront fixées pour quatre siècles.