LVI - La guerre civile et la dictature de César jusqu'à la mort de Pompée |
I - PROGRES DE L'IDEE MONARCHIQUE
«Déjà César, dans sa course
rapide, avait franchi les Alpes glacées,
méditant en sa pensée les commotions violentes
et la guerre prochaine. Il touchait aux rives du Rubicon,
barrière étroite et dernière, quand la
grande ombre de la patrie en deuil se dressa devant lui. Ses
traits brillent au milieu de la nuit obscure, malgré
la tristesse profonde qui les couvre. De son front
chargé de tours ses longs cheveux tombent en
désordre ; les bras nus et debout, elle dit ces mots,
entrecoupés de gémissements : Où
courez-vous ? Où portez-vous mes enseignes ? Si le
droit est pour vous, si vous êtes citoyens,
arrêtez ! De ce côté commence le
crime». Le crime ! Non, mais une révolution
nécessaire, que cachaient aux yeux de Lucain les
illusions épiques dont il se consolait à la
cour de Néron. Ce ne fut pas, en effet, la faveur du
peuple qui fit de César le maître de Rome, ni
son armée, ni son génie. La cause
première, irrésistible, fut le besoin que
l'empire avait d'un gouvernement ferme et
régulier.
Tout tendait à une monarchie que la perte de
l'égalité, la désorganisation de
l'empire et les voeux des classes tranquilles rendaient
inévitable. Qu'avaient été le tribunat
de Caïus, les consulats de Marius et de Cinna, la
dictature de Sylla, les commandements de Pompée, si ce
n'est autant de royautés temporaires ? Depuis un
siècle, cette idée avait fait bien du chemin et
rallié, à leur insu, bien des esprits,
même parmi les plus élevés. Cette paix
que Lucrèce demande ; cette sagesse nouvelle qui
conseille de fuir la vie publique et ses dangereuses
séductions, autant que les temples et leurs vaines
terreurs ; ce repos que cherche Atticus dans
l'éloignement des affaires et l'amitié de tous
les rivaux ; les incertitudes mêmes de Cicéron,
ne sont-ce pas les indices du dégoût
inspiré par la désolante anarchie qu'on
appelait la république romaine ? «La
république, disait Curion, mais abandonnez donc cette
vaine chimère». «Ralliez-vous à
nous, écrivait à Cicéron Dolabella, son
gendre ; ralliez-vous à César, sous peine, en
poursuivant je ne sais quelle république
surannée, de ne courir qu'après une
ombre». C'était le mot de César, vain
nom, ombre sans corps. Si les aruspices consultés,
en 56, sur des prodiges dont le peuple s'effrayait, avaient
répondu que la république était
menacée de tomber au pouvoir d'un seul, cet avis leur
avait été révélé non par
les entrailles des victimes ou le vol des oiseaux, mais par
l'opinion publique dont ils avaient été
l'écho inconscient. Cicéron
n'écrivait-il pas lui-même :
«Qu'entendez-vous par les hommes du bon parti ? Je n'en
connais pas. Est-ce le sénat, qui laisse les provinces
sans administration et qui n'a point osé tenir
tête à Curion ? Sont-ce les chevaliers, dont le
patriotisme a toujours été chancelant, et qui
sont maintenant les meilleurs amis de César ? Sont-ce
les commerçants et les gens de la campagne, qui ne
demandent qu'à vivre en repos, n'importe sous quel
régime, fût-ce même sous un roi ?...
César est maintenant à la tête de onze
légions et d'autant de cavalerie qu'il en voudra. Il a
pour lui la Transpadane, le peuple de Rome, la
majorité des tribuns, toute la jeunesse
débauchée, l'ascendant de son nom, et son
incroyable audace».
Plutarque, qui avait sous les yeux des documents que nous
avons perdus, écrit de son côté :
«On voyait des candidats dresser des tables au Champ de
Mars et acheter sans pudeur les suffrages, tandis que
d'autres y amenaient des troupes armées qui, à
coups de flèches, de frondes ou d'épées,
chassaient leurs adversaires. Plus d'une fois, la tribune fut
souillée de sang ; la ville était
emportée dans l'anarchie comme l'est dans la
tempête un vaisseau sans gouvernail. Aussi les sages
souhaitaient-ils que cette démence n'enfantât
rien de pire que la monarchie, et ils s'y
résignaient». - La république est
incurable, disaient-ils encore ; il n'y a d'autre
remède que la monarchie, et ce remède il faut
le demander au médecin le plus doux.
Ceux qui cherchaient pour la grande malade le médecin
le plus accommodant, celui qu'on aurait à payer le
moins cher, voulaient désigner Pompée, de sorte
que ce personnage arrivait doucement à son but : les
consuls abdiquaient en ses mains ; qu'il abatte César,
c'est le dernier obstacle ; et il compte y réussir
sans peine. Il ne croit pas même qu'il soit besoin de
longs préparatifs : à Ravenne, César n'a
qu'une légion, et ses négociations
persévérantes ne prouvent-elles pas sa
faiblesse et ses craintes ?