LVIII - La monarchie

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IV - CONSPIRATION ; ASSASSINAT DE CESAR

Les épées brisées à Pharsale, à Thapsus et à Munda allaient se changer en poignards. Depuis plusieurs mois, une conjuration était formée, car tous les républicains n'étaient pas tombés dans les batailles de la guerre civile ; il s'en trouvait jusque dans l'entourage et parmi les amis de César.

Ce parti se composait de mécontents, dont les services n'avaient pas été payés au gré de leurs désirs, et d'hommes gorgés de biens et d'honneurs, n'ayant plus rien à attendre de César et estimant bon qu'on les débarrassât d'un chef qui, à lui seul, occupait tant de place. Près d'eux se trouvaient des croyants pour qui la république était une religion et des spéculatifs qui raisonnaient dans le vide au lieu de regarder dans les événements. Puis venaient les brouillons du Forum, qui ne pouvaient plus arriver au pouvoir avec de séditieuses harangues, et les conservateurs dont toute nouveauté, même la plus nécessaire, contrariait les intérêts ou les habitudes. Résignés d'avance à être le butin du vainqueur, ils n'en faisaient pas moins des voeux républicains, comme cet Atticus, le type accompli des égoïstes, qui, de Sylla à Auguste, sut traverser tant de guerres civiles et de proscriptions sans y laisser ni sa fortune ni sa vie.

Jules César - Musée de Naples

D'autres, anciens consuls, préteurs, gouverneurs de province, qui avaient eu chacun deux ou trois ans de royauté, ne se faisaient pas à l'idée de tomber, eux les vainqueurs du monde, à la condition de ces populations serviles de l'Orient toujours prosternées aux pieds d'un homme. On comptait parmi eux de fort honnêtes gens, Cicéron par exemple, qui avait fait sa fortune par des discours et que le silence exaspérait. N'ayant plus à parler, il écrivait des livres sombres, comme la première Tusculane sur le mépris de la mort, ce qui voulait dire qu'on ne pouvait vivre sous le gouvernement de César. D'autres personnages, nommés à de hautes fonctions, montraient dans l'intimité les mêmes colères, tout en jouissant grassement des faveurs du maître : ainsi Turfanius qui commandait en Sicile, Cornificius en Afrique, Servilius Isauricus en Asie, Sulpicius en Grèce. Ils s'entretenaient confidentiellement des malheurs de la république ; et l'un d'eux, pour consoler Cicéron de la mort de sa fille, lui écrivait : «La Fortune nous a ravi des biens que nous devons aimer à l'égal de nos enfants, la patrie, la dignité et tous nos honneurs. Qu'est-ce qu'une nouvelle disgrâce ajoutée à tous nos malheurs ? Dans les tristes temps où nous vivons, ceux-là sont les plus heureux qui, sans douleur, échangent leur vie contre la mort». La patrie aimée à l'égal des enfants, c'est bien ; mais, dans les mains de César, la patrie ne se trouvait pas en péril ; une seule chose l'était, et ils le disent eux-mêmes : leurs honneurs et leurs dignités. Ils avaient raison de regretter cette grande existence et quelques beaux discours qu'on ne prononçait plus dans ce Forum où cessaient de gronder les orages ; mais moins d'éloquence et plus de sécurité étaient un échange qui convenait alors au monde, et nous aurions tort d'être pour cet ancien régime qui, ayant donné tous ses effets utiles et ne produisant plus que des maux, ressemblait à ces instruments usés qu'il faut remplacer par une machine nouvelle. En histoire, les machines nouvelles sont faites par les réformes ou par les révolutions.

A Pharsale, on avait pu croire en y mettant quelque complaisance que la lutte était le conflit de deux ambitions qui s'éteindraient, comme celle de Sylla, dans la jouissance de pouvoirs constitutionnels ; après Thapsus, après Munda, personne ne pouvait plus douter que la monarchie ne s'établît. Depuis la fondation de la république, l'aristocratie romaine avait adroitement nourri dans le peuple l'horreur pour le nom de roi. Avec ce mot, elle s'était débarrassée de Sp. Cassius, de Manlius, de Maelius et du premier des Gracques ; avec lui encore elle réussit à se délivrer de César. C'est toi, s'écriait plus tard Cicéron dans une de ses Philippiques contre Antoine, c'est toi qui as tué César, aux fêtes des Lupercales, quand tu lui as offert le bandeau royal. Et Cicéron disait vrai. Si la solution monarchique répondait aux besoins du temps, il était à peu près inévitable que le premier monarque payerait de la vie sa royauté, comme notre Henri IV a payé de la sienne sa couronne.

Le chef de la conjuration était C. Cassius Longinus, ce général qui avait sauvé l'armée de Crassus, et, presque sans troupes, défendu la Syrie contre les Parthes. Après Pharsale, il avait été gracié, et César venait de lui donner la préture avec le gouvernement de la Syrie ; mais cette âme ambitieuse et haineuse ne pardonna pas au dictateur d'avoir nommé avant lui à la préture urbaine M. Junius Brutus. Il avait de plus anciens griefs. Avant son édilité, il nourrissait des lions à Mégare : César les lui avait pris ; d'ailleurs il se croyait fait pour jouer un grand rôle ; or tout dépendait maintenant d'un seul, et, dans la faveur du maître, il ne se sentait qu'au second rang. Il résolut de l'abattre par l'assassinat, puisque la guerre ouverte n'avait pas réussi. Des complices lui étaient nécessaires ; naturellement il les chercha dans le parti pompéien où, grâce à tant de batailles, il ne voyait personne qui pût un jour lui faire obstacle. Il sonda Brutus.

Neveu et gendre de Caton, Brutus était comme l'héritier de ses vertus, et il finit par l'être de sa passion pour ce gouvernement oligarchique qui réservait l'égalité à un petit nombre, mais donnait à ce peu d'hommes une singulière grandeur. Il resta longtemps sans prendre couleur. Si, durant la première guerre civile, il se décida pour Pompée, l'assassin de son père, ce fut avec fort peu d'ardeur, car la veille de Pharsale, quand tout le camp était en tumulte, il lisait tranquillement Polybe et l'annotait. Sa mère Servilia avait été la plus vive et la plus persévérante affection de César, qui, avant l'action, recommanda qu'on prît soin d'épargner Brutus. De Larisse, il envoya sa soumission au vainqueur, en fut reçu avec bonté et obtint de lui le gouvernement de la Cisalpine, quoiqu'il n'eût pas encore géré de grandes charges. Il s'en montra reconnaissant, ne rejoignit les pompéiens ni en Afrique ni en Espagne ; et quand l'ancien consul Marcellus, rappelé par le dictateur, tomba dans Athènes, sous les coups d'un assassin, il composa un écrit pour disculper César, qu'on accusait de ce meurtre. Aussi Cassius, disait-on, ne hait que le tyran ; Brutus l'aime, mais il déteste la tyrannie. Ce n'était point tout à fait vrai, puisqu'on le voit solliciter sans scrupule des charges de César, qui lui donna la préture urbaine et le grand gouvernement de Macédoine. Mais on fit le siège de cette âme faible sous les dehors de la rigidité. Cassius lui répétait que Rome serait bientôt remplacée, comme capitale de l'empire, par Ilion et Alexandrie, où leur maître irait tenir sa cour royale. Atticus lui avait fabriqué une généalogie qui, malgré l'histoire fameuse de l'exécution des fils du premier Brutus, le faisait descendre du vengeur des privilèges aristocratiques. Pour le pousser, pour l'entraîner à la conjuration, on lui montrait les grands, le sénat et le peuple n'ayant plus qu'en lui d'espérance ; on l'éblouit, on l'enivra de la farouche doctrine du tyrannicide. Aux pieds de la statue de l'ancien Brutus et sur le tribunal ou lui-même siégeait comme préteur, il trouvait écrit : O Brutus, plût au ciel que tu vécusses encore ! - Ah ! si ton âme respirait dans l'un de tes descendants ! Et : Dors-tu, Brutus ? - Non, tu n'es pas Brutus !

Ce ne fut point sans de longs combats que l'ami de César succomba aux tentations. Pendant ses nuits sans sommeil, il se rappelait ce qu'il avait entendu chanter à Athènes au milieu des solennités religieuses... Sous le rameau de myrte, je porterai l'épée, comme Harmodios et Aristogiton, lorsqu'aux fêtes d'Athéné ils tuèrent le tyran. Il se répétait à lui-même : Nos ancêtres aussi ne croyaient pas qu'on pût supporter un maître. Dans une lettre très noble et très fière écrite plus tard, on lit ces dures paroles : Si mon père sortait du tombeau pour prendre une autorité supérieure aux lois et au sénat, je ne le souffrirais pas. Il succomba à ces sophismes d'école, où la politique n'avait rien à voir, et pour conserver au sénat un pouvoir qu'il confondait avec la liberté, il se décida au meurtre de l'homme qui lui avait tenu lieu de père. Ainsi que tous les fanatiques obsédés par une seule idée, il se crut l'instrument d'une vengeance nécessaire, et il célébrait comme le jour de sa délivrance celui où sa résolution fut arrêtée.

Brutus - Musée de Naples

Son nom en gagna d'autres : Ligarius, qui oublia la clémence de César ; Pontius Aquila, ancien tribun, qui récemment avait pris sa charge au sérieux, ce dont s'étaient fort amusés le dictateur et ses amis ; Sextius Maso, Rubrius Ruga, Caecilius Bucilianus et son frère ; Decimus Brutus, un des meilleurs lieutenants de César, qui l'avait richement récompensé, et L. Tullius Cimber, que César avait aussi comblé de faveurs ; les deux Casca ; Trebonius, général malheureux en Espagne et qui ne trouvait pas suffisante, pour ses mérites, la promesse d'un consulat prochain ; Sulpicius Galba, irrité de s'être vu refuser cette charge ; Minucius Basilus, un des officiers favoris du dictateur, qui n'avait pas encore obtenu une province ; Cassius de Parme, Antistius Labéon, Petronius, Turullius, en tout une soixantaine : c'était bien plus qu'il n'en fallait pour assassiner un homme qui ne se gardait pas. Favonius, l'émule de Caton, n'avait pas perdu l'expérience des quatre dernières années : sondé par Brutus, il répondit que la plus injuste monarchie était préférable à la guerre civile. Cicéron, quoique lié avec les principaux conjurés, ignora tout ; cependant il méritait bien d'être du complot, puisque, même avant Pharsale, il estimait la mort de César nécessaire. Mais on douta de son courage, et l'on eut raison. Le brillant avocat, demeuré, malgré les caresses de César, l'ennemi d'un régime où la parole n'était plus tout, aurait hésité au moment de l'action et gêné des hommes dont l'ambition ou le fanatisme ne connaissait pas les scrupules.

Les avis ne manquèrent pas à César. Il en vint du ciel, qu'après l'événement on se racontait : des feux aperçus au milieu des airs, des bruits nocturnes, l'apparition, au Forum, d'oiseaux funèbres, les chevaux qu'il avait lâchés au passage du Rubicon refusant de manger et versant des pleurs, un devin qui l'avertit de se garder du jour des ides, etc. Il eut des révélations plus sérieuses : on lui parla d'un complot où Brutus était entré : Brutus, dit-il en se touchant, attendra bien la fin de ce corps misérable. Cependant un jour qu'on dirigeait ses soupçons sur Dolabella et Antoine : Ce ne sont pas ces hommes si bons convives que je redoute, mais les gens au visage blême et maigre. Il voulait désigner Brutus et Cassius. Antoine était un fidèle lieutenant, et César traitait Dolabella avec une faveur que n'expliquaient ni son âge ni ses services. C'était un jeune noble de turbulente nature, perdu de dettes, rêvant de proscriptions pour les payer et mécontent du dictateur, qui n'en faisait point. Il était justement suspect, car on le verra, au lendemain des ides de mars, tendre la main aux meurtriers. César, sans le craindre, se gardait de lui. Lorsque, hors de Rome, il passait devant la maison de Dolabella, les soldats de sa cohorte prétorienne, au lieu de le suivre, entouraient le cheval qu'il montait.

César s'impatientait de ces sourdes menaces et refusait d'y croire, au moins d'y penser. Rome, disait-il, est plus intéressée que moi à ma vie ; et il avait renvoyé sa garde espagnole. La veille des ides, soupant chez Lépide avec un des conjurés, Decimus Brutus, la conversation était tombée sur la mort : La meilleure, avait-il dit, est la moins prévue ; mieux vaut mourir une fois que de craindre toujours.

Les conjurés étaient inquiets, incertains. Cassius voulait tuer Antoine et Lépide avec leur chef. Brutus demanda qu'on ne frappât qu'un coup ; dans son illusion, il croyait que, le tyran mort, la liberté renaîtrait d'elle-même, et il ne voulait pas ensanglanter son triomphe. En public, son maintien était calme, son coeur décidé ; mais, dans la solitude, la nuit surtout, son trouble et son agitation révélaient les combats que se livrait encore cette âme malade, contre son faux héroïsme. Sa femme, Porcia, comprit qu'il méditait quelque grand dessein ; pour éprouver ses forces et son courage, avant de lui demander ce secret, elle se fit, dit-on, à la cuisse une profonde blessure.

Le jour des ides (15 mars 44), les conjurés se rendirent de bonne heure au sénat ; plusieurs d'entre eux, obligés comme préteurs de rendre la justice, montèrent sur leur tribunal en attendant César ; il n'arrivait pas : Calpurnie, troublée par un songe affreux, avait voulu qu'il consultât les victimes, et les devins lui avaient défendu de sortir. Il se décida à renvoyer la séance à un autre jour ; mais en ce moment Decimus Brutus entra : il lui fit honte de céder aux vagues terreurs d'une femme, et, lui prenant la main, il l'entraîna. César avait à peine passé le seuil, qu'un esclave étranger, qui n'avait pu lui parler à cause de la foule, vint se remettre aux mains de Calpurnie, en la priant de le garder jusqu'au retour de César. Artémidore de Cnide, qui enseignait à Rome les lettres grecques, lui remit tout le plan de la conjuration. Lisez, lui dit-il, cet écrit, seul et promptement. Il n'en put trouver le temps. Les conjurés eurent d'autres sujets d'inquiétude. Un homme dit à Casca : Vous m'avez fait mystère de votre secret, mais Brutus m'a conté l'affaire. Casca, fort étonné et inquiet, allait tout révéler, quand l'autre ajouta en riant : Et comment seriez-vous devenu en si peu de temps assez riche pour briguer l'édilité ? Un sénateur, Popilius Lenas, ayant salué Brutus et Cassius d'un air plus empressé qu'il ne faisait ordinairement, leur dit à l'oreille : Je prie les dieux qu'ils donnent une issue favorable au dessein que vous méditez ; mais je vous conseille de ne pas perdre un moment, car ce n'est plus un secret. Il les quitta, leur laissant dans l'esprit de grands soupçons que la conjuration ne fût découverte.

Cependant Porcia n'avait pu supporter l'angoisse de l'attente ; elle s'était évanouie, on la crut morte, et un esclave courut l'annoncer à Brutus. Maîtrisant sa douleur, il entra au sénat, où César enfin arrivait. Aux portes de la curie, ce même Popilius Lenas, qui savait tout, eut avec César un long entretien auquel le dictateur paraissait donner la plus grande attention. Les conjurés, ne pouvant entendre ses paroles, craignaient une dénonciation ; ils se regardaient les uns les autres, s'avertissaient, par l'air de leur visage, de ne pas attendre qu'on vînt les saisir et de prévenir les licteurs par une mort volontaire. Déjà Cassius et quelques autres mettaient la main sous leur robe pour en tirer un poignard, lorsque Brutus reconnut aux gestes de Lenas qu'il s'agissait, entre César et lui, d'une prière très vive. Il ne dit rien aux conjurés, parce qu'il y avait au milieu d'eux beaucoup de sénateurs qui n'étaient pas du secret ; mais, par la gaieté qu'il montra, il rassura Cassius, et bientôt après, Lenas, ayant baisé la main de César, se retira.

Brutus tenant le poignard

Quand le sénat fut entré dans la salle, les conjurés environnèrent le siège de César, sous prétexte de l'attendre pour lui parler de quelque affaire ; et Cassius portant, dit-on, ses regards sur la statue de Pompée, l'invoqua, comme si elle eût été capable de l'entendre. Trebonius arrêta Antoine vers la porte et commença une conversation pour le retenir hors de la salle. Quand César entra, tous les sénateurs se levèrent, et, dès qu'il fut assis, les conjurés, se pressant autour de lui, firent avancer Tullius Cimber, récemment nommé gouverneur de Bithynie, qui lui demanda le rappel de son frère. Ils joignirent leurs prières aux siennes, prenant la main de César, lui baisant la poitrine et la tête. Il rejeta d'abord des prières si pressantes ; comme ils insistaient, il se leva pour les repousser de force. Alors Tullius lui arracha le haut de sa toge, et Casca, qui était derrière lui, le frappa d'un premier coup ; la blessure n'était pas profonde. César, saisissant la poignée de l'arme, s'écria en latin : Scélérat de Casca, que fais-tu ? Casca appela son frère à son secours en langue grecque. Atteint de plusieurs coups à la fois, César porta ses regards autour de lui pour chercher un défenseur ; quand il vit Brutus lever lui aussi le poignard, il quitta la main de Casca, qu'il tenait encore, et se couvrant la tête de sa toge, il livra son corps au fer des conjurés. Comme ils le frappaient tous à la fois, sans précaution, et qu'ils étaient serrés autour de lui, plusieurs furent blessés. Brutus, qui voulut avoir part au meurtre, reçut un coup à la main ; tous les autres furent couverts de sang. Le héros tomba aux pieds de la statue de Pompée.