LIX - De la mort de César à la formation du second triumvirat (44-43) |
I - LES FUNERAILLES DE CESAR (MARS 44)
«Dans les moments d'étonnement qui suivent une
action inopinée, il est facile de faire tout ce qu'on
peut oser». Mais les conjurés, dit
Cicéron, hommes par le coeur, étaient des
enfants par la tête. Ils n'avaient formé de
plan que pour la conjuration et n'en avaient point fait pour
la soutenir. D'ailleurs en eussent-ils fait, que le cours des
événements n'en aurait pas été
changé. Les crimes politiques perdent les causes
qu'ils prétendent servir : Brutus et ses amis venaient
d'assassiner la république ou du moins ce qui en
restait.
Monnaie de Brutus |
Quand l'oeuvre de délivrance accomplie, les
meurtriers voulurent haranguer le sénat, les
sénateurs, frappés d'effroi, avaient disparu.
Eux-mêmes, au lieu de cris de victoire et de
liberté, ils restent mornes, incertains, et comme
étonnés du coup qu'ils ont frappé. Ils
sont seuls dans la curie avec leur victime immolée, et
ils se serrent les uns contre les autres, comme des
coupables. Personne ne les menace, et ils s'apprêtent
à se défendre ; ils enroulent leur toge autour
du bras gauche et ils tiennent leurs poignards serrés
contre la poitrine. Ils sortent enfin : ils traversent le
Forum en faisant porter devant eux un bonnet d'affranchi, ils
montrent leurs épées sanglantes, ils crient que
le tyran est mort, et la foule reste muette. Les
libérateurs de Rome, repoussés par
l'indifférence du peuple, sont contraints de chercher
un asile ; ils courent au Capitole, que D. Brutus a fait
occuper par ses gladiateurs. Mais, sur le parvis du temple,
ils peuvent reconnaître la place où Tiberius
Gracchus était tombé, pour une cause meilleure,
sous la main de leurs pères. Lui aussi il avait
convié le peuple à la liberté, et le
peuple déjà ne le comprenait plus.
Répondrait-il mieux aujourd'hui à l'appel de
quelques nobles qui, dans l'intérêt d'une caste
condamnée, viennent de commettre un parricide ?
Antoine, Lépide et les amis de César, croyant
aux conjurés des forces considérables et
prêtes, s'étaient enfuis et cachés. Cette
frayeur des césariens enhardit quelques
sénateurs ; Cinna, Lentulus Spinther, Favonius,
montèrent au Capitole. Sur le soir, Cicéron y
vint en se plaignant qu'on ne peut pas invité au
joyeux festin des ides. La mort de César avait fait
renaître ses illusions ; il se reprenait à
l'espérance, et il montra une activité, une
décision, qu'on ne lui croyait plus. Il voulait qu'on
assemblât aussitôt le sénat au Capitole ;
Brutus et Cassius, étant préteurs, pouvaient
légalement le convoquer. Il pensait qu'en agissant
avec énergie et promptitude, au milieu des deux partis
tremblants, les sénateurs se rendraient maîtres
de la situation. Brutus hésita ; il voulut encore une
fois essayer d'entraîner le peuple, et le lendemain (16
mars) il descendit au Forum. Son discours, grave et
modéré, fut paisiblement écouté ;
mais le préteur Corn. Cinna, un parent du dictateur,
ayant, après lui, pris la parole et attaqué
César, la foule éclata en cris, en menaces, et
les conjurés, intimidés, regagnèrent en
toute hâte la forteresse, que défendaient leurs
gladiateurs et des gens du peuple qu'ils avaient
gagés.
Pendant ces indécisions, les amis de César
mettaient le temps à profit ; Lépide, son
maître de la cavalerie, avait soulevé les
vétérans campés dans l'île du
Tibre et les avait introduits dans la ville ; Antoine
s'était fait livrer par Calpurnie les papiers et
l'épargne de César, 4000 talents ; il avait
aussi mis la main sur le trésor public, 700 millions
de sesterces, qu'il fit transporter dans sa demeure. Le
péril commun rapprochant ces deux chefs, ils
s'unirent, moins pour venger leur maître mort que pour
tirer parti des circonstances. Antoine maria sa fille au fils
de Lépide, et promit à celui-ci le grand
pontificat de César avec la conservation de ses deux
provinces, la Narbonnaise et l'Espagne
citérieure.
Les conjurés avaient avec eux un consul
désigné, Dolabella, qui proposa que les ides de
mars fussent à l'avenir célébrées
comme le jour de renaissance de la république ; de
grands personnages passaient de leur côté, et
Decimus Brutus commandait des troupes nombreuses dans son
gouvernement de Cisalpine d'où il pouvait les appeler.
Les césariens n'avaient que la légion de
Lépide, plus quelques vétérans, et l'on
ne pouvait faire fond sur la foule de Rome. Cette situation
demandait de la prudence. Antoine, qu'on n'avait connu que
comme un soldat emporté, montra une habileté
supérieure : il joua tout le monde. Malgré
Cicéron, les meurtriers étaient entrés
en négociations avec lui. Il fut convenu que, en vertu
de sa charge de consul, il réunirait le sénat
le jour suivant, 17 mars. Il le convoqua, mais loin du
Capitole, dans le temple de Tellus, et il remplit le Forum de
soldats. Les meurtriers n'osèrent venir à cette
séance ; le peuple y courut, criant à Antoine
de se bien garder : il souleva sa toge et montra une
cuirasse. La discussion fut orageuse. Le sénat voulait
déclarer César tyran et faire jeter au Tibre
son cadavre. Antoine représenta que ce serait abolir
ses actes ; et comme toutes les nominations avaient
été faites pour cinq ans, magistratures de
Rome, gouvernements des provinces, commandements des
armées, trop de gens, à commencer par les
meurtriers, étaient intéressés au
maintien des choix déclarés, pour que la
proposition ne fût pas rejetée. Cicéron,
afin de contenter tout le monde, demanda la
consécration des droits acquis, l'oubli du
passé et une amnistie. Le sénatus-consulte
suivant fut adopté : «Il ne sera point
intenté d'action criminelle au sujet de la mort de
César, et tous les actes de son administration sont
ratifiés, pour le bien de la république».
Les meurtriers avaient insisté pour que la
dernière phrase fût ajoutée au
décret. Le bien de la république était
le mot de passe qui servait à justifier la
conservation par les assassins des bienfaits de la victime.
Les citoyens qui avaient obtenu de César des
assignations de terres, réclamèrent à
leur tour la consécration de leurs droits ; un second
sénatus-consulte leur donna satisfaction. Etrange
spectacle ! On avait tué le tyran, et tout le monde
s'entendait pour conserver les actes de la tyrannie, dans
l'intérêt de la république. L'amnistie
était une conséquence naturelle de ce touchant
accord : elle fut proclamée, et personne ne songea aux
suites qu'avait eues celle de César. Le lendemain on
réunit le peuple au Forum ; Cicéron parla
encore de paix et d'union. Sa voix, qui avait retrouvé
sa puissance, semblait gagner tous les coeurs. Le peuple
invita les conjurés à descendre du Capitole ;
Lépide et Antoine y envoyèrent leurs enfants
comme otages, et quand les deux chefs de la conspiration
arrivèrent au Forum, il éclata des
applaudissements. Les deux consuls s'embrassèrent ;
Cassius alla dîner chez Antoine, Brutus chez
Lépide ; l'entraînement était
général, et l'honnête Cicéron
triomphait. Mais sa vue politique était toujours aussi
courte ; il rêvait une idylle au milieu de loups
furieux.
Octave jeune - Musée du Vatican |
Tout en effet n'était pas dit, et sous les dehors d'une amitié officielle, chacun faisait ses calculs et gardait ses passions farouches. Puisque César n'était point un tyran, puisqu'on maintenait ses actes, on ne pouvait confisquer sa fortune, son testament restait valable, et il fallait lui faire de publiques funérailles. L. Pison, son beau-père, lut au peuple ses dernières volontés. Il adoptait pour fils son petit neveu Octave, et, à début de ce jeune homme, il laissait la meilleure part de son héritage à Decimus Brutus, un des chefs de la conjuration. Dans le cas où Calpurnie lui aurait donné un fils, il nommait pour ses tuteurs plusieurs des meurtriers ; à d'autres, il faisait des legs considérables. Ces dons de la victime aux assassins réveillaient la colère dans la foule ; lorsque Pison ajouta que le dictateur laissait au peuple son palais et ses jardins au delà du Tibre, et à chaque citoyen 500 sesterces, il eut à la fois comme une explosion de reconnaissance et de menaces. |
Une autre scène, ménagée avec art, acheva de livrer la ville entière à Antoine. Un bûcher avait été dressé dans le Champ de Mars. Mais c'était au Forum que devait être prononcé l'éloge funèbre. On y porta le corps en grand appareil, sur un lit d'ivoire, qui fut déposé devant les Rostres, et Antoine se plaça à côté du mort. «Il n'est pas juste, dit-il, qu'un si grand homme soit loué par moi seul. Ecoutez la voix de la patrie elle-même». Et il lut lentement les décrets du sénat qui accordaient à César des honneurs divins, qui le déclaraient saint, inviolable, père de la patrie. Comme il prononçait ces derniers mots, il ajouta, en se tournant vers le lit funèbre : «Et voici la preuve de leur clémence ! Auprès de lui, tous avaient trouvé un sûr asile, et lui-même n'a pu se sauver : ils l'ont assassiné. Ils avaient juré cependant de le défendre, ils avaient voué aux dieux quiconque ne le couvrirait pas de son corps !» Tendant alors les mains vers le Capitole : «O toi, Jupiter, gardien de cette ville, et vous tous, dieux du ciel, je vous atteste ; je suis prêt à tenir mon serment, je suis prêt à le venger». Alors il s'approcha du corps, entonna un hymne, comme en l'honneur d'un dieu, puis, d'une voix rapide et enflammée, il rappela ses guerres, ses combats, ses conquêtes : «O toi, héros invincible, tu n'as échappé à tant de batailles que pour venir tomber au milieu de nous !» Et à ces mots, il arrache la toge qui couvrait le cadavre, il montre le sang qui la tache, les coups dont elle est percée. Les sanglots de la foule éclatent et se mêlent aux siens ; mais ce n'est pas assez. Le corps de César renversé sur le lit était caché aux yeux. Tout à coup on vit se dresser le cadavre, avec les vingt-trois blessures à la poitrine et au visage ; et en même temps le choeur funéraire chantait : Je ne les ai donc sauvés que pour mourir par eux.
Le peuple croit que César lui-même se lève de sa couche funèbre pour lui demander vengeance. Ils courent à la curie où il a été frappé, et l'incendient ; ils cherchent les meurtriers, et, trompés par le nom, ils mettent en pièces un tribun qu'ils prennent pour Cinna, le préteur. Des ruines embrasées de la curie, ils saisissent des brandons qu'ils lancent contre les maisons des conjurés ; puis ils reviennent au corps, le prennent et veulent le brûler dans le temple même de Jupiter. Sur l'opposition des prêtres, ils le rapportent au Forum, au lieu où s'élevait le palais des rois. Pour lui faire un bûcher, on brise les tribunaux et les bancs ; les soldats y jettent leurs javelots, les vétérans leurs couronnes, leurs armes d'honneur, leurs dons militaires ; les femmes leurs parures ; on crut voir les Dioscures, Castor et Pollux, apporter eux-mêmes la première torche enflammée. Le peuple passa la nuit entière autour du bûcher. Une comète, qui vers ce temps-là se montra au ciel, parut justifier l'apothéose. On s'écria que César était reçu parmi les dieux, et, pour la multitude, ce fut un acte de foi. Afin de consacrer cette croyance populaire et de la rendre plus durable par une image sensible, Octave dressa, dans le temple de Vénus, une statue d'airain de son père adoptif avec une étoile d'or sur la tête ; des médailles représentent ainsi le nouveau dieu. |
César déifié |
A ce deuil du peuple répondirent au loin les
gémissements des nations. Comme Alexandre,
César fut pleuré de tous ceux qu'il avait
vaincus, et les représentants à Rome des
provinces se signalèrent par la vivacité de
leur douleur. Chaque nation, dit Suétone, vint
à son tour faire retentir le Forum de ses
lamentations, et pleurer à sa manière le
protecteur qu'elles avaient perdu ; les Juifs surtout
montrèrent d'intarissables regrets : pendant plusieurs
nuits ils restèrent auprès du bûcher. On
s'est demandé s'il n'y avait pas une secrète
communauté de pensées entre le peuple
d'où allait sortir l'unité religieuse et
l'homme qui avait voulu fonder l'unité politique ? Les
Juifs ne faisaient que payer leur dette envers celui qui,
après les avoir vengés du profanateur de leur
temple, leur avait permis d'établir à Rome une
synagogue et de ne point payer le tribut pendant
l'année sabbatique.
Antoine avait réussi, les meurtriers fuyaient ; mais
le sénat était profondément
irrité qu'on eût ainsi traité l'amnistie
votée la veille. Le consul, qui tenait à
paraître rester dans la légalité,
à un moment où tout le monde parlait de la
constitution vengée, avait besoin de ce corps pour se
mettre en état de le dominer. D'abord il le ramena
à lui en provoquant le rappel de Sextus Pompée
et l'abolition de la dictature ; plus sûrement encore,
en arrêtant le mouvement populaire qu'un certain
Amatius voulait prolonger à son profit. Cet homme, se
disant parent de Marius et de César, avait
élevé, sur la place même du bûcher,
un autel avec cette inscription : Au père de la
patrie, et tous les jours on venait y faire des
sacrifices et des libations ; on y terminait des
procès comme dans les temples. Antoine laissa son
collègue, Dolabella, renverser l'autel et faire
exécuter le démagogue ainsi que quelques-uns
des siens.
Il consentit même à avoir une entrevue hors de
Rome avec Brutus et Cassius, qui, devant l'irritation
populaire, s'étaient retirés à Lanuvium.
Il leur garantit toute sûreté, et, comme ils
n'osaient se risquer dans la ville, où, en vertu de
leur charge, ils devaient résider, il les fit investir
du soin des vivres pour légaliser leur absence. Les
autres conjurés se disposaient à aller prendre
possession de leurs gouvernements ; il laissa partir Decimus
Brutus pour la Cisalpine, Cimber pour la Bithynie, Trebonius
pour l'Asie. Enfin, il ne s'opposa point à ce qu'on
rendît à Sextus Pompée ses biens non
encore vendus, avec une indemnité, de 50 millions de
drachmes pour ceux qui l'avaient été, et le
proconsulat des mers. Jamais le sénat n'avait
trouvé un consul plus docile. Aussi, lorsque Antoine,
se plaignant d'être poursuivi, comme un traître,
par la haine du peuple, demanda une garde pour sa
sûreté personnelle, le sénat ne se refusa
point à la lui accorder. Il la porta bientôt
à six mille hommes. C'était une armée
qui lui permettait de jeter le masque.
Le sénat avait confirmé les actes de
César : Antoine étendit cette sanction aux
actes projetés du dictateur ; comme il
possédait tous ses livres et qu'il avait gagné
son secrétaire Faberius, il lisait dans ces documents,
ou il y faisait écrire, tout ce qu'il avait
intérêt à y trouver. La
république, le trésor, les charges, furent
ainsi à sa discrétion, et César mort fut
plus puissant qu'il ne l'avait été vivant, car
ce qu'il n'eût osé faire, Antoine le faisait en
son nom : il vendait les places, les honneurs, même les
provinces, comme la petite Arménie, que lui acheta
Dejotarus, comme la Crète, qui paya argent comptant
son indépendance, mais perdit son argent. Ces trafics
scandaleux relevèrent sa fortune ; aux ides de mars,
il devait 8 millions ; avant les calendes d'avril, il avait
tout payé et capitalisé 135 millions, qui lui
servirent à acheter des soldats, des sénateurs,
et son collègue Dolabella, dès lors un des plus
dangereux adversaires du parti qu'il avait d'abord servi.
Pour gagner les Siciliens, Antoine leur donna le droit de
cité : peut-être était-ce
réellement une pensée du dictateur. Mais il ne
se faisait pas scrupule de renverser, au besoin, ses lois les
plus importantes. Il rétablit la troisième
décurie de juges, en la composant de centurions et des
manipulaires de la légion gauloise de l'Alouette. Il
abolit la disposition sur l'appel au peuple et sur le
gouvernement des provinces consulaires, dont il autorisa la
prorogation jusqu'à six années, afin de se
ménager, après son consulat, une retraite
d'où il pût braver longtemps ses ennemis.
Lorsque, par toutes ces mesures, Antoine crut s'être
rendu suffisamment fort, il rompit à demi la
trêve conclue avec les meurtriers, en faisant
dépouiller Brutus et Cassius de leurs riches
gouvernements de Syrie et de Macédoine pour recevoir
en échange les deux plus pauvres, ceux de la
Crète et de Cyrène ; Dolabella, son
collègue, s'adjugea le premier, il prit pour lui le
second, où étaient cantonnées des forces
considérables. Le tyran est mort,
s'écriait douloureusement Cicéron, mais la
tyrannie vit toujours !