LIX - De la mort de César à la formation du second triumvirat (44-43) |
IV - FORMATION DU SECOND TRIUMVIRAT ; LES PROSCRIPTIONS
; MORT DE CICERON (43)
Dans cette joie, dans ces fêtes, Octave était
presque oublié. C'était au nom de Decimus
Brutus qu'on décrétait les cinquante jours de
supplications ; on ôtait même à Octave la
conduite de la guerre, pour la confier au
général qu'il venait de sauver, bien que Brutus
n'eût, comme il le disait lui-même, que des
ombres, des fantômes, plutôt que des soldats. Les
succès de Cassius en Asie, les progrès de
Brutus en Macédoine, ceux de Sextus Pompée sur
mer, augmentaient encore la confiance ; puis deux
légions allaient arriver d'Afrique : qu'avait-on
besoin de cet enfant ?
Avant d'expirer, le consul Pansa avait, dit-on, appelé
Octave à son lit de mort, et, après lui avoir
parlé de sa reconnaissance pour César, du
désir qu'il avait gardé au fond du coeur de le
venger un jour, il avait ajouté que l'héritier
du dictateur, haï du sénat, n'avait qu'une voie
de salut, un rapprochement avec Antoine. Ces avertissements
n'étaient point nécessaires au jeune ambitieux.
Quand Brutus vint le remercier du salut qu'il lui devait :
«Ce n'est point pour vous, répondit-il, que j'ai
pris les armes ; le meurtre de mon père est un
exécrable forfait, je n'ai combattu que pour humilier
l'orgueil et l'ambition d'Antoine». De ce jour, Decimus
écrivit à Cicéron de se défier de
ce fils si zélé. Octave, en effet, content
d'avoir prouvé à tout le monde qu'il fallait
compter avec lui, ne voulait pas accabler l'ancien lieutenant
de César ; il laissa Ventidius lui amener, à
travers l'Apennin, deux légions levées dans la
basse Italie, et Antoine, mollement poursuivi, gagna sans
obstacle la ville de Fréjus, où il mit un terme
aux indécisions de Lépide, en entraînant
ses troupes (29 mai). Un zélé
républicain, ami de ce général, Juventus
Laterensis, l'avait jusqu'alors détourné de
cette alliance ; quand il vit les deux chefs s'embrasser, il
se perça de son épée. Decimus Brutus
était trop faible pour tenir tête, avec ses
recrues, à ces forces imposantes, qui s'accrurent
encore, quelque temps après, par la défection
d'Asinius Pollion, le gouverneur d'Espagne, par celle de
Plancus, le gouverneur de la Gaule chevelue ; et Antoine se
retrouva à la tête de vingt-trois
légions.
Monnaie légionnaire d'Antoine |
Alors il fallut bien se souvenir d'Octave. Pour le
retenir jusqu'à l'arrivée de Cassius et de
Brutus, dont un décret du sénat pressait le
retour, Cicéron voulait qu'on le comblât, qu'on
l'accablât d'honneurs. Il lui fit décerner
l'ovation : c'était un moyen de le séparer de
ses légions, car il était d'usage que,
après le triomphe, le général
congédiât ses troupes. On tenta aussi d'agir sur
les soldats ; on leur offrit des terres, de l'argent, surtout
des congés, et l'on chercha à semer dans leurs
rangs la discorde, en donnant aux uns, en refusant aux
autres. Enfin Octave s'étant, pour quelques jours,
éloigné de son camp, des députés
du sénat s'y présentèrent. Les soldats
refusèrent de les entendre, mais envoyèrent
eux-mêmes à Rome une députation de quatre
cents vétérans qui déclarèrent
dans la curie que leur chef, dispensé par un
sénatus-consulte de l'observation de la loi Annale,
désirait venir briguer le consulat. On refusait
l'autorisation : Si vous ne la lui accordez pas, dit
l'un d'eux en frappant sur son épée, ceci la
lui donnera ; et ils retournèrent vers Octave, qui
passa aussitôt le Rubicon avec huit
légions.
Le sénat tâcha de l'arrêter par une humble
ambassade qui accordait tout, même une largesse de 2500
drachmes aux soldats, récompense de leur insolente
bravade. Ces humiliantes concessions restant sans effet, on
reprit le grand courage des anciens jours ; on revêtit
l'habit de guerre ; on arma tous les citoyens et l'on remua
quelque peu de terre sur le Janicule, pour y élever
des fortifications. Le préteur Cornutus,
zélé républicain, montrait une
belliqueuse ardeur ; il comptait sur les deux légions
débarquées d'Afrique ; dès que le jeune
César parut, elles passèrent à lui. Le
même jour, il entra dans la ville aux applaudissements
du peuple, et les sénateurs s'empressèrent de
venir lui faire leur cour. Cicéron arriva tard : Eh
quoi ! lui dit ironiquement Octave, tu te montres le
dernier parmi mes amis ! Il s'enfuit la nuit suivante,
tandis que Cornutus se tuait.
Une assemblée populaire proclama Octave consul, en lui
donnant le collègue qu'il avait lui-même
désigné, son parent Pedius (22 sept. 45), avec
le droit de choisir le préfet de la ville ; et il
n'avait pas encore accompli ses vingt ans ! Il fit
aussitôt ratifier son adoption, lever la proscription
prononcée contre Dolabella, et distribuer à ses
troupes, aux dépens du trésor public, les
récompenses promises. Pedius, de son
côté, proposa une enquête sur le meurtre
de César ; pour atteindre Sextus Pompée, il
enveloppa dans l'accusation les meurtriers et leurs
complices, ceux mêmes qui étaient absents de
Rome au moment de l'exécution. Le procès
aussitôt commença : Decimus Brutus fut
accusé par Cornificius ; Cassius, par Agrippa, etc. On
les condamna au bannissement et à la perte de leurs
biens. De tous les sénateurs, un seul avait osé
les défendre : quelques mois plus tard, il paya de sa
tête cette audace.
Monnaie de Marc Antoine |
Maintenant, Octave pouvait traiter avec Antoine, sans
craindre d'être éclipsé par lui. Il
était consul, il avait une armée, il
était maître de Rome, et autour de lui
s'étaient ralliés tous ceux des
césariens qu'avaient éloignés les
violences et la versatilité d'Antoine. Son
intérêt lui commandait cette alliance, car,
seul, il n'aurait pu lutter contre les vingt légions
que Brutus et Cassius avaient déjà
réunies en Orient. Pedius commença les avances
: il fit lever la mise hors la loi prononcée contre
Lépide et Antoine. C'était cette nouvelle qui
avait décidé la défection de Plancus.
Decimus, abandonné par lui, et bientôt
après par tous ses soldats, essaya de gagner la
Macédoine sous un déguisement ; reconnu et
saisi près d'Aquilée par un chef gaulois, il
sollicita une entrevue avec son ancien compagnon d'armes.
Antoine répondit en donnant l'ordre qu'on lui
envoyât la tête du fugitif, puis il
annonça à Octave qu'il venait d'immoler cette
victime aux mânes de César : c'était la
seconde qui tombait. Après cet échange de bons
procédés, Lépide eut peu de peine
à ménager un accommodement que de secrets
émissaires préparaient sans doute depuis la
bataille de Modène.
A la fin d'octobre, les trois chefs se réunirent
près de Bologne, dans une île du Reno, dont cinq
légions, de chaque côté, bordaient les
rives. De minutieuses précautions furent prises, comme
on en prendra au moyen âge, contre une trahison :
Lépide visita l'île ; Octave et Antoine se
fouillèrent en s'abordant. Ils passèrent trois
jours à former le plan du second triumvirat et
à régler entre eux le partage du monde romain.
Octave devait abdiquer le consulat, et être
remplacé dans cette charge, pour le reste de
l'année, par Ventidius, le lieutenant d'Antoine. Une
magistrature nouvelle était créée, sous
le titre de triumviri rei publicae constituendae.
Lépide, Antoine et Octave s'attribuaient la puissance
consulaire pour cinq ans, avec le droit de disposer, pour le
même temps, de toutes les charges ; leurs
décrets devaient avoir force de loi, sans avoir besoin
de la confirmation du sénat ni du peuple ; enfin ils
se réservaient chacun deux provinces autour de
l'Italie : Lépide, la Narbonnaise et l'Espagne
citérieure ; Antoine, les deux Gaules ; Octave,
l'Afrique, la Sicile et la Sardaigne. L'Orient, occupé
par Brutus et Cassius, resta indivis, comme l'Italie ; mais
Octave et Antoine devaient aller combattre les meurtriers,
tandis que Lépide, demeuré à Rome,
veillerait aux intérêts de l'association. Les
triumvirs avaient quarante-trois légions ; pour
s'assurer la fidélité des soldats, ils
s'engagèrent à leur donner, après la
guerre, 5000 drachmes par tête, et les terres de
dix-huit des plus belles villes d'Italie, entre autres
Rhegium, Bénévent, Venouse, Nucérie,
Capoue, Ariminum et Vibona. Quand ces conditions eurent
été écrites et que chacun en eut
juré l'observation, Octave lut aux troupes les
conditions du traité ; pour cimenter l'alliance,
celles-ci exigèrent qu'il épousât une
fille de Fulvie. L'armée héritait en effet de
la souveraineté du peuple ; elle
délibérait, approuvait ou rejetait ; les camps
remplaçaient le forum, au grand péril de la
discipline et de l'ordre : je ne parle point de la
liberté. Naguère, après le grand coup
des ides, le mot, sinon la chose, avait souvent reparu. Mais
le dernier des citoyens de Rome, celui qui venait de faire
entendre une voix libre, était déjà
proscrit.
Par cette inexorable fatalité des expiations
historiques que nous avons si souvent signalée dans le
cours de ces récits, le parti sénatorial allait
subir la loi qu'il avait faite au parti contraire. Les
proscriptions et les confiscations de Sylla vont recommencer
; mais c'est la noblesse qui payera de sa tête et de sa
fortune le crime des ides de mars et le souvenir des flots de
sang dont, quarante années auparavant, l'oligarchie
avait inondé Rome et l'Italie.
Plus tard on conta que beaucoup de prodiges avaient
annoncé les fureurs triumvirales. Un seul aurait
mérité d'être vrai : des vautours,
disait-on, étaient venus se poser sur le temple
consacré au Génie du peuple romain :
c'étaient bien des bêtes de proie qui
accouraient, avides de carnage.
Les triumvirs se firent précéder à Rome
par l'ordre envoyé au consul Pedius de mettre à
mort dix-sept des plus considérables personnages de
l'Etat ; Cicéron était de ce nombre. Puis ils
arrivèrent l'un après l'autre. Octave entra le
premier ; le jour suivant parut Antoine ; Lépide ne
vint que le troisième. Ils étaient, chacun,
entourés d'une légion et de leur cohorte
prétorienne. Les habitants voyaient avec effroi ces
soldats silencieux, qui allaient successivement prendre
position sur tous les points d'où l'on pouvait
commander la ville. Rome semblait une cité conquise et
placée sous le glaive. Un jour encore se passa dans
une cruelle anxiété ; quelques hommes,
réunis sur le Forum par un tribun, rendirent un
plébiscite qui confirmait l'usurpation en
légalisant le triumvirat (27 nov.).
Antoine triumvir |
Enfin, dans la nuit, l'édit suivant fut affiché dans tous les carrefours : Lépide, Marc Antoine et Octave, élus triumvirs pour reconstituer la république, parlent ainsi : «Si la perfidie des méchants n'avait pas répondu par la haine aux bienfaits ; si ceux que César, dans sa clémence, avait sauvés, enrichis et comblés d'honneurs après leur défaite, n'étaient pas devenus ses meurtriers, nous aussi nous oublierions ceux qui nous ont fait déclarer ennemis publics. Eclairés par l'exemple de César, nous préviendrons nos ennemis avant qu'ils nous surprennent... Quelques-uns déjà ont été punis ; avec l'aide des dieux, nous atteindrons les autres. Prêts à entreprendre, au delà des mers, une expédition contre les parricides, il nous a semblé et il vous paraîtra nécessaire que nous ne laissions point d'ennemis derrière nous. Il n'y a point à hésiter, il faut les enlever, d'un coup, du milieu de vous. Toutefois, nous serons plus cléments qu'un autre imperator qui releva, lui aussi, la république ruinée et que vous avez salué du nom d'Heureux. Tous les riches, tous ceux qui ont eu des charges, ne périront pas, mais seulement les pervers. C'est pourquoi nous avons préféré dresser une liste de proscrits qu'ordonner une exécution, où les soldats égarés par la colère, auraient pu frapper des innocents. Que la fortune donc vous soit favorable ! Voici ce qui est ordonné : que personne ne cache aucun de ceux dont les noms suivent : celui qui aidera à l'évasion d'un proscrit sera proscrit lui-même. Que les têtes nous soient apportées. En récompense, l'homme de condition libre recevra 25.000 drachmes attiques, l'esclave 10.000, plus la liberté avec le titre de citoyen. Les noms des meurtriers et des révélateurs seront tenus secrets».
Monnaie des triumvirs |
Suivait une liste de cent trente noms ; une seconde
de cent cinquante parut presque aussitôt ; à
celle-là, d'autres encore succédèrent !
Les sénateurs eurent l'honneur d'une liste
particulière ; leurs noms ne furent pas, comme au
temps de Sylla, confondus avec ceux des proscrits vulgaires,
et il n'est pas sûr que quelques-uns n'aient pas tenu
à cette distinction dans la mort.
Avant le jour, des gardes avaient été
placés aux portes et dans les lieux qui pouvaient
servir de retraite. Pour ôter aux condamnés tout
espoir de pardon, en tête de la première liste
on lut les noms du frère de Lépide, de L.
César, oncle d'Antoine, d'un frère de Plancus,
du beau-père de Pollion et de C. Toranius, un des
tuteurs d'Octave. Chacun des chefs avait livré un des
siens pour avoir le droit de n'être point
gêné dans ses vengeances. Ils tenaient leur
compte avec une scrupuleuse exactitude : telle tête
réclamée par l'un paraissait aux autres en
valoir deux ou trois ; on discutait, on se mettait d'accord,
et les trois têtes étaient données pour
établir l'équivalence. Comme aux jours
néfastes de Marius et de Sylla, la tribune eut ses
hideux trophées ; c'est là qu'il fallait
apporter les têtes pour recevoir le prix du sang. La
haine, l'envie, l'avidité, toutes les mauvaises
passions se déchaînèrent, et il fut
aisé de faire mettre un nom sur la liste
funèbre, ou de cacher parmi les cadavres des proscrits
celui d'un ennemi assassiné. On donnait à des
enfants la robe virile pour dégager d'avance leurs
biens de tutelle, puis on les faisait condamner. On
présente une tête à Antoine : Je ne la
connais pas, répondit-il, qu'on la porte
à ma femme.
Fulvie, première femme d'Antoine |
C'était celle d'un riche particulier qui avait
refusé de vendre à Fulvie une de ses villas.
Une femme, pour épouser un ami d'Antoine, fit
proscrire son mari et le livra elle-même. Un fils
découvrit aux meurtriers la retraite de son
père, préteur en charge, et fut
récompensé par l'édilité. C.
Toranius demandait aux assassins un sursis de quelques
instants pour envoyer son fils implorer Antoine : Mais
c'est ton fils, lui répondit-on, qui a
demandé ta mort. Le tribun Salvius fut
égorgé à table, et les meurtriers
forcèrent les convives à continuer le festin.
Verrès périt alors : Antoine avait envie de ses
bronzes corinthiens. Plancus s'était caché
près de Salerne, mais il ne put renoncer aux
délicatesses de la vie, aux parfums qui
décelèrent sa retraite. Pour sauver ses
esclaves mis à la torture, il se livra
lui-même.
Il y eut cependant quelques beaux exemples de
dévouement. Varron fut sauvé par ses amis ;
d'autres par leurs esclaves ; Appius par son fils, dont le
peuple récompensa plus tard la piété
filiale en lui donnant l'édilité. La
mère d'Antoine, soeur de L. César, se jeta
au-devant des meurtriers en leur criant : Vous ne le
tuerez qu'après m'avoir égorgée, moi la
mère de votre général ! Il eut le
temps de fuir et de se cacher ; un décret du consul
raya son nom de la liste des proscrits. Beaucoup
échappèrent, grâce aux navires de Sextus
Pompée qui venait de s'emparer de la Sicile, et dont
la flotte croisa le long des côtes ; il avait fait
afficher à Rome même, où les triumvirs
promettaient 100.000 sesterces pour une tête, qu'il en
donnerait 200.000 pour chaque proscrit sauvé.
Plusieurs parvinrent à gagner l'Afrique, la Syrie et
la Macédoine. Cicéron fut moins heureux ;
Octave l'avait abandonné aux rancunes d'Antoine,
à regret cependant, car c'était un meurtre
inutile. Puisqu'ils allaient faire le silence au Forum,
qu'était-ce qu'un orateur sans tribune ? Une voix sans
écho, et qui d'elle-même se tairait. Mais
Antoine et Fulvie voulaient la main qui avait écrit,
la langue qui avait prononcé les Philippiques,
et Octave s'était souvenu du cri de joie jeté
par Cicéron à la nouvelle du meurtre de
César, de son regret homicide de n'avoir pu, lui
aussi, frapper. Par un juste retour des choses, celui qui, un
jour excepté, fut plus qu'aucun autre Romain l'homme
de l'humanité, allait subir le sort qu'il avait voulu
faire à un plus grand homme que lui : patere legem
quam fecisti.
Maison de Cicéron à Tusculum - Restauration |
Cicéron était avec son frère
à sa maison de Tusculum. A la première nouvelle
des proscriptions, ils gagnèrent Astura, où
était une autre villa de Cicéron, située
dans une petite île qui se trouvait assez près
de la côte pour y avoir été plus tard
réunie. De là ils comptaient s'embarquer et
gagner la Grèce : mais ils manquaient de vivres et
d'argent ; Quintus retourna sur ses pas pour en prendre. Son
fils tomba entre les mains des meurtriers, qui le mirent
à la torture, afin de lui faire révéler
le lieu où se cachait Quintus ; malgré
d'atroces douleurs, le jeune homme gardait le silence ; le
père, qui voyait et entendait tout, ne put supporter
ce spectacle et vint se livrer. A Astura, Cicéron
trouva un navire qui le porta à Circeii ; là,
le désespoir le saisit, il descendit à terre en
s'écriant : Je veux mourir dans cette patrie que
j'ai tant de fois sauvée ! Il avait dessein de
revenir à Rome, de pénétrer
secrètement dans la maison d'Octave, et de se tuer
à son foyer pour attacher à son coeur une furie
vengeresse. Cependant ses serviteurs l'emmenèrent
encore jusqu'à sa maison de Formies, où il prit
terre pour se reposer quelques instants des fatigues de la
mer.
A peine était-il remonté en litière, que
les assassins arrivèrent conduits par un centurion
nommé Herennius, et par un tribun légionnaire,
Popillius, qu'il avait autrefois sauvé d'une
accusation de parricide. Ils enfoncèrent les portes ;
mais toutes les personnes de la maison assurant qu'elles
n'avaient point vu leur maître, ils restaient
indécis, quand un jeune homme, nommé
Philogonus, que Cicéron avait lui-même instruit
dans les lettres, dit au tribun qu'on portait la
litière vers la mer, par des allées couvertes.
Popillius, avec quelques soldats, prit un détour pour
en gagner d'avance l'issue, tandis que le reste de la troupe,
avec Herennius, courait précipitamment par
l'allée même. Le bruit de leurs pas avertit
Cicéron qu'il était découvert ; il fit
arrêter sa litière, et portant la main gauche
à son menton, geste qui lui était ordinaire, il
regarda les meurtriers d'un oeil fixe. Ses cheveux
hérissés et poudreux, son visage pâle et
défait, firent hésiter les soldats, qui se
couvrirent le visage pendant qu'Herennius frappait. Il avait
mis la tête hors de la litière et
présenté la gorge au meurtrier (4 déc.
43). De tous ses malheurs, dit Tite-Live, la mort
est le seul qu'il supporta en homme.
D'après l'ordre d'Antoine, on lui coupa la tête
et la main, qui furent apportées au triumvir pendant
qu'il était à table. A cette vue, le triumvir
montra une joie féroce, et Fulvie, prenant cette
tête sanglante, perça d'une aiguille la langue
qui l'avait poursuivie de tant de sarcasmes
mérités. Ces tristes restes furent ensuite
attachés aux Rostres. On accourut en foule pour les
voir, comme naguère pour entendre le grand orateur,
mais avec des larmes et des gémissements. Octave
même s'affligea en secret de cette mort ; et, bien que,
sous son règne, personne n'osât jamais prononcer
ce grand nom, comme réparation il donna le consulat
à son fils. Une fois même il rendit
témoignage de ses vertus.
«J'ai entendu dire, raconte Plutarque, que plusieurs
années après, Auguste étant un jour
entré dans l'appartement d'un de ses neveux, ce jeune
homme, qui tenait dans ses mains un ouvrage de
Cicéron, surpris de voir son oncle, cacha le livre
sous sa robe. Auguste, qui s'en aperçut, prit le
livre, en lut debout une grande partie, et le rendit au jeune
homme en disant : C'était un savant homme, mon fils
; oui, un savant homme et qui aimait bien sa
patrie».
Ainsi périt, dans tout l'éclat de son talent,
le prince des orateurs romains, et un des plus honnêtes
hommes qui aient honoré les lettres, un de ceux dont
les écrits ont le plus contribué au
développement moral de l'humanité.
Sans doute Cicéron ne peut être compté au
nombre des esprits puissants. Comme philosophe, sa part est
petite : il expose et discute, sans vues nouvelles, les
opinions des diverses écoles. Lui-même le dit
à Atticus : J'y ai peu de peine, car je ne fournis
que les mots dont je ne manque pas. Son traité des
Devoirs est l'évangile des Latins, mais il a
copié Panoetios : une partie de ses ouvrages de
rhétorique sont traduits ou imités des Grecs.
Ses Lois sont plutôt un brillant
résumé de la législation romaine, qu'une
théorie à la manière d'Aristote ou de
Platon ; et son esprit s'élève si difficilement
au-dessus des choses présentes, que, dans la
République, le plus original de ses travaux, il
montre l'idéal du meilleur gouvernement tout
réalisé dans la constitution de Rome.
Intelligence souple et brillante, il manque de profondeur et
d'étendue : c'est avant tout un artiste en beau
langage.
Comme philosophe, on peut lui reprocher bien des
contradictions ; comme consulaire, bien des erreurs ; comme
particulier, bien des faiblesses.
Sa philosophie ressemblait à Janus ; elle avait deux
visages, une doctrine pour les profanes, l'autre pour les
adeptes. Dans la péroraison des Verrines, il
conserve les dieux et les croyances anciennes à titre
de moyens oratoires ; dans la République et les
Lois, comme instrument utile de gouvernement ; et dans
les Tusculanes, dans le traité de la Nature
des dieux, le paganisme n'est plus qu'une suite de fables
et de symboles ; dans les deux livres sur la
Divination, le culte public est si bien détruit
par une ironie mortelle, que les païens
demandèrent qu'on brûlât cet ouvrage. La
conclusion qui se dégage de ces données
contradictoires, pour lui et pour ses lecteurs, c'est qu'il
faut douter, parce que certains problèmes sont
insolubles.
En politique, sa vue ne dépasse point un horizon
borné. Mieux que personne il connaissait les vices des
grands et de leur gouvernement ; mais, homme nouveau, il
servit leurs intérêts pour faire accepter d'eux
le parvenu. Grand orateur, il s'enivra de son
éloquence et rêva de gouverner un empire avec
des discours. S'il avait eu la qualité maîtresse
de l'homme d'Etat, l'art de découvrir les vrais
besoins de son temps, il aurait mis ses belles
facultés au service des idées nouvelles, et
aidé César à faire une réforme
pacifique qui aurait prévenu la révolution
sanglante du second triumvirat ; mais, avec César, il
n'aurait eu que la seconde place, et il voulait en tout la
première.
Sa correspondance révèle de fâcheux
défauts, une vanité féminine,
l'habileté des compromis et une mobilité
d'impressions qui le font passer en quelques jours d'un
sentiment au sentiment contraire ; mais quel homme vu comme
lui, pour ainsi dire à jour et dans le secret des plus
intimes sentiments, conserverait cette réputation
d'austère gravité qui n'est parfois que le
masqué d'un habile intrigant ?
Enfin, s'il n'a rien créé, du moins sa
merveilleuse facilité pour s'approprier les
idées d'autrui a mis en circulation un nombre infini
de belles et grandes pensées que nous aurions perdues,
et qui, rassemblées dans ses oeuvres, ont fait de lui
un des précepteurs du genre humain.
Lorsqu'il se vantait d'avoir arraché à la
Grèce vieillissante sa gloire philosophique, il se
trompait. Mais la civilisation grecque s'était
portée vers l'Orient. Cicéron en concentra, si
je puis dire, les rayons épars et les renvoya à
l'Occident barbare pour lequel la Grèce n'avait rien
fait. Que nous importe, après tout, qu'il ne soit
qu'un écho, si cet écho éclatant a fait
entendre du monde entier des paroles qui, sans lui, seraient
restées inutiles.
En morale religieuse, l'idée de l'unité et de
la Providence divine, de l'immortalité de l'âme,
de la liberté et de la responsabilité humaine,
des peines et des récompenses réservées
à une autre vie.
En morale politique, l'idée de la cité
universelle dont la charité doit être le premier
lien, le perfectionnement de notre espèce, la
nécessité pour tous de travailler au
progrès général, et l'impérieuse
obligation de fonder l'utile sur l'Honnête, le droit
sur l'équité, la souveraineté sur la
justice, c'est-à-dire la loi civile sur la loi
naturelle, révélée par Dieu
lui-même, puisqu'il l'a gravée dans le coeur de
tous les hommes.
Telles sont quelques-unes des nobles croyances que la magie
de son style a popularisées. Tout cela, il est vrai,
n'est ni rigoureusement démontré, ni
enchaîné en corps de doctrines. C'est l'effort
d'une belle âme qui, cherchant partout ce qui
élève et console, arrive aux
vérités de la religion naturelle, et non le
patient travail du philosophe qui construit un système
où tout se tient et s'enchaîne. Mais, pour
parler au coeur, faut-il donc tant de logique ?
Je dirais volontiers comme Quintilien : On devient
meilleur à se plaire avec Cicéron, et,
comme Dante, que la postérité gardera toujours
son nom :
De cui la fama ancor nel mondo dura
E durera, quanto 'l mondo lontana.
Dans ces saturnales sanglantes du second triumvirat, Octave, malgré sa jeunesse, avait montré une extrême cruauté ; comme il était le plus intelligent, c'est à lui que revient la plus lourde part de responsabilité. Le meurtre surtout de l'homme qu'il avait appelé son père, qui avait assuré ses premiers pas et fait voter ses premiers honneurs, met sur son nom une tache qui ne se perdra pas dans l'éclat du règne d'Auguste. Le sang reste sur la main qui l'a répandu, et tous les parfums d'Arabie sont impuissants à l'effacer.