LX - Le second triumvirat jusqu'à la
déposition de Lépide (43-36)
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II - DOUBLE BATAILLE DE PHILIPPES (AUTOMNE
42)
Chargées du butin de l'Asie, les deux armées se
mirent en marche pour rentrer en Europe. Une nuit que Brutus
veillait dans sa tente, un spectre d'une figure
étrange et terrible se présenta devant lui.
«Qui es-tu, homme ou dieu ? dit sans trembler le
stoïque général. - Je suis ton mauvais
génie, répondit le fantôme ; tu me
reverras dans les plaines de Philippes», et il
s'évanouit. Le lendemain Brutus raconta cette vision
de son esprit troublé à l'épicurien
Cassius, qui lui expliqua, comme Lucrèce,
l'inanité des songes et des apparitions. Dans la
Thrace, ils furent rejoints par un chef du pays, Rhascuporis,
qui les conduisit par le plus court chemin en
Macédoine. Ils avaient quatre-vingt mille fantassins
et vingt mille cavaliers, aussi avides et
indisciplinés que les soldats des triumvirs : pour les
animer au combat, ils donnèrent à chacun d'eux,
1500 drachmes, aux centurions, 7500, aux tribuns, en
proportion. Vingt mille auxiliaires peut-être suivaient
leurs dix-neuf légions.
Une armée ennemie, commandée par Norbanus et
forte de huit légions, s'était
retranchée dans les gorges des Sapéens.
Guidés par le Thrace Rhascuporis, ils
tournèrent cette position en franchissant
d'impraticables montagnes ; Norbanus échappa en se
retirant rapidement sur Amphipolis où Antoine arrivait
; mais il abandonnait à ses adversaires la forte
position de Philippes.
Plan des environs de Philippes
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Une plaine longue de huit lieues, du nord au sud,
large de quatre, de l'est à l'ouest, et
entourée de trois côtés par des montagnes
que couronnent de majestueuses forêts, formait un
cirque immense que la nature semblait avoir elle-même
préparé pour une sanglante arène. Les
anciens nommaient cet endroit la porte de l'Europe et de
l'Asie, parce qu'il s'y trouvait le meilleur passage pour
aller de l'un à l'autre continent, et les Grecs y
avaient placé la scène de la poétique
légende de Proserpine enlevée par Pluton, quand
elle cueillait les fleurs de cette plaine féconde.
C'est là que campaient la dernière armée
de la république et les premiers soldats de
l'empire.
Les républicains avaient une position formidable.
Maîtres de la forte place de Philippes, qui
s'élevait sur un promontoire de rochers au milieu de
la plaine, ils s'étaient établis en avant
d'elle, des deux côtés de la via Egnatia :
Brutus sur les pentes du Panaghirdagh, Cassius sur deux
collines voisines de la mer, afin de rester en communication
avec la flotte, stationnée derrière lui
à Néapolis, et avec ses magasins,
établis dans l'île de Thasos. En retranchement
courait entre les camps qui regardaient l'ouest, par
où arrivait l'armée triumvirale, et une
rivière, le Gangas, couvrait le front de
bandière. Mais cette rivière était
partout guéable, et ce retranchement, de 270
mètres, ne devait pas être difficile à
couper par un ennemi entreprenant.
Première bataille de Philippes
Antoine s'était posté devant Cassius ; Octave,
à sa gauche, en face de Brutus. Les deux armées
étaient à peu prés égales en
nombre. Si les républicains étaient plus forts
en cavalerie, leurs légionnaires ne valaient pas ceux
des triumvirs, presque tous vieux soldats. Mais ils avaient
une flotte formidable qui interceptait aux césariens
les arrivages par mer. Aussi Antoine, menacé de la
disette, hâtait de ses voeux la bataille, que Cassius,
par la raison contraire, voulait différer. Brutus,
pressé de sortir d'inquiétude et de terminer la
guerre civile, dont ses auxiliaires asiatiques
réclamaient la fin, opina dans le conseil pour le
combat et entraîna la majorité. On fit, dans les
deux camps, les lustrations ordinaires à la veille
d'une bataille, pour se concilier la faveur des dieux ;
Antoine se l'assura, en choisissant bien son point d'attaque.
Il manoeuvra de manière à couper l'ennemi de sa
flotte : ce fut donc par le sud que l'action s'engagea.
Octave était encore malade, au point de n'avoir pas la
force de porter ses armes ni de se tenir debout ; il quitta
néanmoins son camp et se plaça entre les lignes
de ses légionnaires. Minerve, assura-t-on plus tard,
lui avait envoyé cet avis, que la plus vulgaire
prudence suggérait : dans cette journée
décisive, les soldats avaient besoin de voir leur
chef, mort ou vif, au milieu d'eux. Un lieutenant de Brutus,
Messala, attaquant impétueusement les
césariens, dépassa leur aile gauche et
pénétra dans leur camp, où la
litière d'Octave, qui y avait été
laissée, fut criblée de traits. Le bruit se
répandit qu'il avait été tué, et
Brutus croyait la victoire gagnée. Mais, à
l'autre aile, Antoine avait percé au travers des rangs
de l'ennemi et pris son camp. La poussière qui
couvrait la plaine, l'étendue de la ligne de bataille,
empêchaient de suivre les incidents de l'action.
Cassius, réfugié avec quelques-uns des siens
sur une hauteur voisine, vit un gros de cavalerie se diriger
vers lui ; pour ne pas tomber vivant aux mains de ses
adversaires, il se fit tuer par un affranchi : c'était
Brutus qui, vainqueur, accourait à son secours. Les
flatteurs de la nouvelle royauté dirent ensuite qu'au
moment suprême l'épouvante avait saisi
l'âme du sceptique épicurien ; qu'il avait cru
voir César, couvert du manteau de pourpre et le visage
menaçant, pousser sur lui son cheval. Je t'avais
tué cependant, se serait-il écrié en
détournant les yeux, et, poussé par la
vengeance du dieu, il avait lui-même tendu la gorge
à l'épée. Brutus, en voyant son cadavre,
versa des larmes et l'appela le dernier des Romains.
Par sa farouche vertu, lui-même méritait mieux
cet éloge.
Quintilius Varus, que César avait trouvé deux
fois dans les rangs ennemis et qu'il avait deux fois
renvoyé libre, se fit égorger comme Cassius par
son affranchi. Labéon, un des meurtriers, creusa
lui-même dans sa tente une fosse de la longueur de son
corps et tendit la gorge à son esclave. A la vue de
Cassius mort, Titinnius, son ami, se tua. C'était une
épidémie de suicide qui s'explique par la
certitude du sort que les triumvirs réservaient
à leurs adversaires.
Le jour de cette première bataille de Philippes,
Domitius Calvinus, qui amenait d'Italie aux triumvirs un
convoi de troupes considérable, avait
été battu par la flotte de Brutus. La mer leur
était donc toujours fermée ; la disette
devenait menaçante, et les pluies d'automne rendaient
leur position, dans ces terres basses et fangeuses, à
peine tenable. Devant eux une armée encore puissante,
mais derrière eux la famine, bien autrement
redoutable. Il fallait donc combattre. Antoine en cherchait
avec ardeur l'occasion ; pendant vingt jours les
républicains s'y refusèrent. Cependant,
malgré une nouvelle gratification de 1000 drachmes
à ses soldats et la promesse de leur abandonner le
pillage de Sparte et de Thessalonique, Brutus voyait le
découragement se mettre dans ses troupes. Les Thraces
de Rhascuporis quittèrent son camp ; les Galates de
Dejotarus passèrent dans celui des triumvirs, qui
lançaient dans ses lignes des billets pleins de
promesses pour les déserteurs. Brutus eut peur que
ceux de ses soldats qui avaient servi sous César
n'allassent rejoindre son fils d'adoption. Pour arrêter
ce mouvement, il attaqua. Cette fois Octave rejeta l'ennemi
qui lui était opposé jusque sur son camp,
taudis qu'Antoine, vainqueur de son côté,
enveloppait les légions de l'aile gauche et les
taillait en pièces. Leur chef eût
été pris par des cavaliers thraces sans la ruse
d'un de ses amis, Lucilius ; il leur cria : Je suis
Brutus, et se fit conduire à Antoine, qui admira
son dévouement.
Deuxième bataille de Philippes
Cependant Brutus avait gagné une hauteur où il
s'arrêta pour accomplir ce qu'il appelait sa
délivrance. Straton, son maître de
rhétorique, lui tendit une épée en
détournant les yeux ; il se précipita sur la
pointe avec tant de force qu'il se perça d'outre en
outre et expira sur l'heure. L'imagination populaire a
entouré de dramatiques circonstances les derniers
moments du chef républicain. Le fantôme qu'il
avait vu à Abydos, disait-on, lui apparut encore,
suivant sa promesse, dans la nuit qui précéda
la bataille, et passa devant là triste et muet. Selon
d'autres une parole de colère et d'amère
déception lui aurait échappé à
l'heure suprême : Vertu, tu n'es qu'un mot !
Caton, dont la vie avait été simple et droite,
était mort avec plus de sérénité,
en lisant un traité sur l'immortalité de
l'âme. Brutus mourait, désespérant de la
liberté, de la philosophie et de la vertu : juste
châtiment pour ce rêveur qui avait
traversé son temps sans le voir, pour ce
méditatif qui, croyant arrêter d'un coup de
poignard une révolution en marche depuis un
siècle, n'avait fait que déchaîner
d'épouvantables calamités sur sa patrie. Les
républicains firent de lui leur second martyr : il ne
méritait pas cet honneur.
Quelques-uns des amis de Brutus s'étaient tués
à côté de lui ; d'autres, comme le fils
de Caton et celui de Lucullus, avaient péri dans la
mêlée : le premier s'était bravement
battu, en criant son nom aux césariens pour attirer le
plus d'ennemis près de ses coups, et il avait vendu
chèrement sa vie. Hortensius, le fils du grand
orateur, était prisonnier ; sur l'ordre de Brutus, il
avait mis à mort, par représailles des
proscriptions, C. Antonius, tombé dans ses mains ;
Antoine le fit égorger sur le tombeau de son
frère. Ce triumvir montra cependant quelque douceur :
il voulait que Brutus fût honorablement enseveli ;
Octave fit décapiter le cadavre et porter la
tête à Rome aux pieds de l'image de
César. Il fut sans pitié envers ses captifs et
assista froidement à leur supplice. Un père et
son fils imploraient la vie l'un pour l'autre, il les fit
tirer au sort. Un autre lui demandait au moins une
sépulture : Cela, dit-il, regarde les
vautours. Cependant il accueillit Valerius Messala,
malgré son amitié pour Brutus, et lui laissa
souvent vanter la vertu du chef républicain. Plus de
quatorze mille hommes s'étaient rendus, les autres
étaient tués ou en fuite ; quelques-uns de
ceux-ci gagnèrent la Sicile, et toute la flotte,
réunie sous les ordres de Domitius Ahenobarbus rallia
celle de Sextus (automne de 42).
Domitius Ahenobarbus
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Si la vengeance est un plaisir des dieux,
César devait être content : du haut de l'Olympe
où on l'avait fait monter, il avait vu, en l'espace de
trois années, tous les héros des ides de mars
tomber dans les batailles ou les proscriptions, ou se frapper
de leur propre main, avec l'épée qu'ils avaient
rougie de son sang.
Arc commémoratif de la bataille de
Philippes
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