LXXIX - Nerva et Trajan (96-117) |
I - NERVA (19 SEPTEMBRE 96 - 28 JANVIER 98)
Dix empereurs se sont partagé les
quatre-vingt-deux années écoulées
entre l'avénement de Tibère et celui de
Nerva. Cinq provenaient de
l'hérédité, cinq de
l'élection des soldats : l'une donnait, par
exemple, Caligula et Néron ; l'autre, Claude et
Vitellius. D'après leurs résultats, les
deux systèmes se valaient. |
Statue de Nerva trouvée à Rome
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Il y avait donc, pour cette société,
deux questions très différentes ; l'une,
politique, qui se débattait à Rome et
malheureusement aussi dans les camps, le plus souvent au
milieu de péripéties sanglantes : celle de
l'avénement, du maintien ou de la chute du
maître ; l'autre, économique, qui était
le seul souci des provinciaux : la paix sans concussions ni
violences, la sûreté des routes et
l'activité du commerce, sans impôts trop
lourds.
Auguste et Vespasien avaient satisfait à ce double
besoin ; sous eux Rome avait été tranquille, la
loi de majesté oubliée, le licteur sans emploi,
et il y avait eu : à l'armée, de la discipline
; dans les provinces, du bien-être ; dans l'Etat, les
formes extérieures de la liberté ; mais ces
biens provenaient de la sagesse de deux hommes, non des
institutions, et ils passèrent comme eux.
Nerva commence une période toute différente.
Cinq princes régneront avec honneur durant
quatre-vingt-cinq années, et aucun ne tombera sous le
poignard. Est-ce donc que vont s'établir enfin ces
institutions que nous montrions au chapitre LXXI de cet
ouvrage, comme le moyen de concilier l'unité de
commandement, indispensable à l'empire, avec la
participation régulière des provinces au
gouvernement de l'Etat, pour prévenir les soubresauts
violents des révolutions ? Ou va-t-il seulement se
produire, par la vertu d'un premier choix heureux, une
succession inattendue d'hommes supérieurs ? Commode et
Caracalla recommenceront Néron et Domitien, comme si
les Antonins n'avaient pas tenu, durant près d'un
siècle, le monde dans leurs mains. Et pourtant ces
princes étaient les derniers qui auraient pu sauver
l'empire, en faisant concorder harmonieusement ses moeurs et
ses souvenirs, ses besoins et ses institutions. Mais s'ils
eurent une volonté honnête et le sentiment de
leurs devoirs en tant que chefs d'Etat, on ne leur trouve pas
plus qu'à leurs prédécesseurs le
véritable esprit politique, car ils
accélérèrent le mouvement de
concentration qui finira par détruire toutes les
libertés municipales, et, avec des formes meilleures,
ils continuèrent ce pouvoir, sans limites comme sans
contrôle, qui devait perdre l'empire en ensevelissant
sous ses ruines la civilisation du monde.
Cependant il faut reconnaître aux Antonins un plan
général de conduite dont Trajan sera
l'expression la plus complète. Eclairés par
tant de catastrophes, ils vont entourer d'égards la
nouvelle aristocratie que Vespasien a formée et dont
les membres remplissent, à ce moment, toutes les
hautes charges de l'Etat. Sans rendre aux grands le pouvoir,
ils paraîtront gouverner avec eux et pour eux. Ils
feront des patriciens afin de tenir cette noblesse au
complet, et, pour en finir avec le Brutus républicain,
Marc-Aurèle, au lieu de proscrire sa mémoire,
vantera le neveu de Caton comme le plus parfait modèle
de la vertu romaine. Cela suffira pour des ambitions devenues
modestes ; l'aristocratie, qui était, contre les
Césars, même encore contre les Flaviens, en
conspiration permanente, ne formera plus que de rares
complots dont pas un ne réussira ; et le sénat,
qui croit avoir recouvré à jamais le droit de
nommer le magistrat suprême de la république,
fera frapper des médailles avec cette légende :
Libertas restituta ; tandis que Pline
célébrera la Liberté
rendue.
La Liberté publique |
Le complot dont Domitien venait d'être la
victime avait de nombreuses ramifications. Il y parut bien
aussitôt le coup fait ; cette fois, tout était
préparé : les Pères proclamèrent
un vieillard d'une famille trois ou quatre fois consulaire,
Marcus Cocceius Nerva, qui lui-même avait reçu
les honneurs du triomphe.
Le choix était singulier. Homme de bien,
lettré, de moeurs douces, même faciles, Nerva,
malgré ses deux consulats, ne s'était
signalé ni par de grands talents ni par
d'éminents services, et rien n'avait pu appeler sur
lui cette préférence, à moins que ce ne
fussent ses soixante-cinq ans, son mauvais estomac et sa
santé chancelante, qui donnaient aux ambitieux le
temps de se préparer, sans leur faire craindre une
trop longue attente.
Les prétoriens murmuraient, ne sachant trop comment
allait tourner une révolution qu'ils n'avaient point
faite et qui renversait le prince auquel ils devaient une
grande augmentation de solde. Nerva se rendit dans leur camp,
et la promesse d'un donativum parut les apaiser. Quant
aux légions des frontières,
indifférentes au choix du maître, mais
très sensibles à la libéralité du
prince, elles ne paraissent pas avoir chancelé dans
une fidélité que rien ni personne ne
tentait.
Au sénat, on demanda le rappel des bannis avec
restitution des biens dont le fisc n'avait pas encore
disposé, ce qui ne fit point difficulté ; on
voulait aussi le châtiment des délateurs, et une
réaction violente les menaça. Plusieurs furent
exécutés, entre autres «le
philosophe» Sevas : ceux-là étaient de
petites gens ; mais de plus redoutables siégeaient au
sénat. Nous avons une lettre où Pline raconte
comment il attaqua un consul désigné, celui qui
avait mis la main sur Helvidius pour l'arracher de la curie
et le jeter aux licteurs. Nerva, timide et doux,
modéra cette réaction ; il se contenta
d'ôter le consulat au coupable, et jura que tant qu'il
vivrait aucun sénateur ne serait puni de mort :
serment que tous les Antonins répéteront. Il
interdit les procès de majesté, l'accusation de
judaïsme, et menaça de peines
sévères les délateurs dont l'accusation
ne serait pas prouvée. Le despotisme relâche les
liens sociaux en violant dans son intérêt la
discipline des ordres et des familles ; Nerva, pour la
raffermir, punit de mort les esclaves qui sous Domitien
avaient trahi leur maître, les affranchis qui avaient
trahi leur patron ; et il renouvela la défense de
recevoir leurs témoignages contre ceux envers qui la
loi leur imposait une respectueuse fidélité ou
l'obéissance.
Ces édits ne rassurèrent pourtant pas le
père d'Hérode Atticus : il trouve dans une
vieille maison d'Athènes un riche trésor, s'en
effraye, et, pour prévenir les délateurs qu'il
continue à craindre, se hâte de
révéler au prince sa découverte, en lui
demandant ce qu'il doit faire de cet or : Uses-en,
répond Nerva. Atticus, peu rassuré par des
paroles si contraires à l'usage impérial,
écrit de nouveau : Mais il y en a trop pour moi. -
Eh bien, abuses-en. Le débonnaire empereur qui,
dans son élévation, voyait un coup de la
Fortune, respectait, pour les autres, les arrêts de la
déesse qui lui avait été
favorable.
Souvenir des frumentationes
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Domitien avait si bien épuisé le trésor, que Nerva suspendit d'abord les jeux et les distributions, mesure dont il s'effraya bientôt : l'année n'était pas révolue qu'il rétablissait les frumentationes. Il laissa aussi revenir les mimes, toutefois en diminuant la dépense des jeux, et il essaya de rendre les combats de l'amphithéâtre moins meurtriers. La fondation de trois colonies en faveur de citoyens pauvres fut un soulagement pour quelques misères, et une pensée à la fois politique et charitable se trahit dans une institution de l'année 97, que Trajan et ses successeurs développèrent : l'assistance de l'Etat accordée aux enfants des familles indigentes. Une de ses médailles le montre assis sur la chaise curule et tendant la main, comme pour les secourir, à un jeune garçon et à une jeune fille près desquels se tient leur mère avec cette légende Tutela Italiae. Une autre rappelle qu'il supprima pour l'Italie l'obligation imposée aux villes de subvenir aux frais de la poste impériale.
Monnaie commémorative d'une
réforme
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Dion (LXVIII, 2) a bien vu cette politique, et ses
paroles sont à noter : «Nerva, dit-il, ne fit
rien sans la participation des grands». Sera-ce, comme
on l'a cru, une forme nouvelle de gouvernement ? C'est la
tradition d'Auguste que ces princes vont reprendre, et la
condition générale de l'empire n'en sera pas
modifiée.
Un Crassus, se disant de la famille du triumvir, conspira
cependant contre ce prince qui ne voulait être que le
premier des sénateurs et le père bien plus que
le maître de l'empire ; Nerva se contenta de l'exiler
à Tarente. Un préfet du prétoire poussa
les gardes à exiger la mort des meurtriers de
Domitien. Nerva, fort effrayé, trembla au lieu d'agir
; il implora la grâce de ceux que les prétoriens
condamnaient, s'offrit à leur place en victime, sans
pouvoir les sauver, et, le meurtre accompli, justifia la
soldatesque en imputant cette violence à un
excès de respect pour le serment militaire
prêté au fils de Vespasien. Il s'humilia
jusqu'à la remercier devant le peuple d'avoir puni les
plus méchants des hommes.
Cette mutinerie était de mauvais augure : Nerva
n'avait évidemment pas la main assez forte pour
gouverner. L'histoire est trop disposée à
demander à un prince et à glorifier en lui
cette bonté banale qui cède à toutes les
supplications. Ne se pourrait-il pas qu'il en ait
été du gouvernement de Titus et de Nerva, comme
il en fut chez nous de la régence d'Anne d'Autriche ?
Alors chacun tirait à soi et agissait à sa
guise ; le pouvoir et le trésor étaient au
pillage ; mais il n'y avait qu'un mot dans toutes les bouches
: La reine est si bonne ! Prenons garde aussi que
quelques-uns des bons empereurs n'aient été
ceux qui se montraient faciles à tous et sur tout ;
quelques-uns des mauvais, ceux qui, comme le damné
cardinal, voulaient de l'ordre et de l'obéissance sans
intrigues ni complots. Un soir que Mauricus, un banni de
Domitien, soupait avec Nerva, la conversation tomba sur un
des plus odieux délateurs du dernier règne.
«S'il vivait encore, demanda le prince, que ferait-il
à présent ? - Il souperait avec nous»,
répondit Mauricus. Le consul Fronto disait aussi en
présence même de Nerva : «C'est un grand
malheur de vivre sous un régime où tout est
défendu ; mais c'en est un non moins grand de vivre
sous un prince avec qui tout est permis» ; et Pline
ajoutait : «L'empire s'écroule sur
l'empereur». Ils avaient raison : l'autorité qui
vacille et hésite à user de ses droits
légitimes laisse tout se relâcher et tombe. Le
gouvernement, quels qu'en soient le nom et la forme, doit
avoir pour devise : Sub lege imperium. La loi
commande, imperat, et le pouvoir chargé de la
faire exécuter doit commander comme elle, sans
défaillance ; sinon le respect même de la loi se
perd, et alors tout est perdu.
Trajan père et Nerva,
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A vrai dire, Nerva ne fit qu'une chose, mais elle suffit à sa renommée : il adopta Trajan. La violence des prétoriens, quelques troubles sur le Danube et sur le Rhin, le décidèrent, en octobre 97, à prendre un collègue, et, sur les indications de Licinius Sura, il choisit le plus habile de ses généraux, afin de rétablir la discipline ébranlée et de donner à la république un prince qu'aucune contrainte ne ferait céder. Des lauriers arrivaient de la Pannonie. Nerva vint les déposer au Capitole, sur les genoux de Jupiter ; et prenant à témoin les dieux et les hommes, il déclara qu'il adoptait Trajan pour fils.