Les premiers témoignages relatifs au culte du Genius dans la religion romaine ne remontent pas au delà de la seconde guerre Punique ; et il n'en est point où l'on ne sente l'influence des idées helléniques sur le Daemon et bientôt celle des doctrines stoïciennes. Il n'en est pas moins incontestable que le genius a fait partie avec les Lares, les Pénates et les Mânes des plus anciennes divinités du Latium. Souvent confondu avec ces esprits d'essence latine et romaine, il semble désigner un genre dont ils sont les espèces, la notion générale dont ils détaillent les aspects divers. Etymologiquement, les anciens ont rattaché le nom de genius à gens, geno ou gigno quelquefois, par une erreur de linguistique qui n'est pas sans intérêt pour l'explication du rôle de genius, à gero. Il est la force qui engendre au point de départ et qui conserve dans leur individualité propre jusqu'à leur destruction et l'être de l'homme et les êtres de raison que l'homme s'est forgés à sa propre image.

De là ses innombrables applications dans le monde de la pensée aussi bien que dans celui de la réalité. Il y a des génies partout, depuis la nature matérielle, les lieux et les choses, en passant par l'homme individuel et les collectivités de toute espèce, jusque dans la sphère des dieux. Le genius est en définitive la personnification religieuse de la vis abdita quaedam qui tient lieu de divinité à l'épicuréisme de Lucrèce ; dans la littérature, qui s'est forcément imprégnée de beaucoup de philosophie, il joue le même rôle que le Daemon des Grecs : il exprime ce qu'il y a de plus subtil dans la conception de l'être divin. Pour la foi populaire, il sert à rendre l'être divin présent à tous les degrés de la réalité, avec la double qualité de producteur et de conservateur, la conservation n'étant qu'une création successive, comme l'action dans les individus n'est que la manifestation de leur force intime.

On sait la grande place que fait la religion romaine aux divinités qui président à la génération. On peut dire qu'il n'en est pas un parmi les grands dieux, ceux que Varron appelait les dei selecti, qui n'y participent de quelque manière. C'est pour cela qu'Ennius a pu les désigner tous ensemble par l'épithète de genitales, plus tard appliquée, d'une manière spéciale, aux divinités qui sanctifient le mariage. Il existait sous le nom de Genita Mana une vieille déesse à laquelle on sacrifiait des chiens et que l'on priait pour la conservation des membres d'une famille, comme on offrait à Mania, la mère des Mânes, des poupées de cire, afin de la rendre propice aux personnes dont ces poupées représentaient l'image. Le genius fait partie du même groupe des divinités familiales, il résume en lui leurs influences particulières, il se substitua à elles, lorsqu'une philosophie rudimentaire les fit dédaigner et tomber en désuétude. Pour expliquer sa présence dans la religion romaine, il n'est pas plus nécessaire de remonter, jusqu'à l'Etrurie qu'il n'est sensé d'expliquer par une étymologie lointaine le mot latin d'ingenium.

Le genius est avant tout la force divine qui engendre : genius nominatur qui me genuit ; il est l'auteur de la race des hommes, generis nostri parens. La première manifestation de son action date de l'union des sexes ; le lit nuptial est sous sa protection spéciale, c'est pour cela qu'il est appelé genialis. Toute atteinte portée à la sainteté du mariage est un crime contre le génie. Comme il incarne la force qui conserve le monde par la procréation, il devient identique à tout ce qui est expansion des facultés de jouissance et d'intelligence. Profiter de la vie et de ses plaisirs, c'est s'abandonner au genius, indulgere genio, prendre soin du genius : curare genium. Vivre dans la peine et dans les privations, se refuser les plaisirs permis et possibles, c'est faire tort au genius : defraudare genium ; c'est entrer en guerre avec lui : tel est le cas de l'avare. Par cette identification du genius avec tout acte bon et agréable, on explique l'emploi du mot genius chez les comiques, qui en associent la mention à celle d'une rencontre heureuse, d'un ami par exemple que l'on retrouve d'une façon imprévue. Il y a là comme un hommage à l'adresse de l'influence qui procure une joie, à l'instant même où on l'éprouve ; dans ces cas la notion du genius est identique à celle de Fortuna.

Après s'être appliqué d'abord à la couche nuptiale, aux idées et aux personnes dont cette couche suggère l'idée, l'adjectif genialis s'applique aux dieux qui signilient abondance, joie, prospérité, à Bacchus, à Cérès, à Saturne, aux saisons où l'homme goûte en paix les fruits de son travail, à tout ce qui dans la vie est heureux, fécond. C'est par là que dès l'antiquité genius, de même que l'adjectif genialis, et même, en certains cas, ingenium, en sont venus à signifier la plénitude des facultés intellectuelles, l'heureuse facilité de l'esprit à enfanter les conceptions belles et originales.

Le genius, qui a présidé à l'acte de la génération, se manifeste surtout le jour de la naissance. C'est lui qui détermine le caractère individuel de l'être qui vient à la lumière, qui va être à la fois le principe directeur de ses actes, le gardien de son existence et l'explication idéale de ce qui lui est réservé d'heureux ou de contraire.

A ces divers titres le genius natalis rappelle, trait pour trait, le daemon des Grecs ; il est difficile de dire, dans le plus grand nombre des cas, si les auteurs qui le font intervenir puisent à la source des croyances purement romaines, on s'ils accommodent, suivant les idées helléniques, une notion beaucoup plus vague de la vieille religion populaire. Il semble, par l'emploi que l'ont du genius les comiques et plus particulièrement Plaute, le plus latin d'entre eux, pour qui le génie est simple et un, que la multiplication des génies individuels, variant d'un homme à l'autre et doubles chez chacun d'eux, soit due à l'influence de la littérature et de la philosophie grecques. Lucilius le premier, suivant en cela les idées d'Euclide le Socratique, admit pour chaque homme deux génies, l'un bon, l'autre mauvais, qui expliquent, chacun pour sa part, ce qu'il y a d'heureux ou de malheureux, de vertueux ou de coupable dans les existences.

A plus forte raison n'est-ce plus le même genius qui répand sur tous les hommes une influence égale ; le genius se fait individuel, variant de qualité morale et d'énergie ; il y a des génies plus puissants les uns que les autres et, dans la lutte des ambitions rivales, c'est leur force respective qui explique le résultat ; ainsi un prêtre égyptien apprend à Antoine que c'est son génie qui cède devant celui d'Octave. Les deux génies apparaissent à l'empereur Julien, l'un, expression de sa bonne fortune, en Gaule avant son élévation au trône ; l'autre, d'allure désespérée et d'aspect terrible, après son expédition contre les Perses. Brutus et Cassius ont reçu tous les deux, avant leur chute, la visite du génie mauvais en qui s'incarnait leur funeste destinée. Au contraire, dans la vieille langue latine, le même génie servait à expliquer tous les accidents de la vie : on l'avait tour à tour bon ou mauvais : propitium, iratum, sinistrum habere. Il naissait avec chaque homme, il mourait avec lui, c'est-à-dire qu'il rentrait au sein de l'âme universelle dont il était l'émanation. C'est la doctrine qu'Horace exprime dans les vers connus :

Scit Genius, natale comes qui temperat astrum.
Naturae deus humanae, mortalis in unum
Quodque caput, voltu mutabilis, albus et ater.

Le genius est un esprit de nature mâle, il ne figure que dans l'existence des hommes, ce qui prouve une fois de plus qu'il fut originairement le principe divin de la génération : tutela generandi. Le rôle qu'il remplit vis-à-vis de l'homme est exercé auprès de la femme par la Juno individuelle, laquelle doit être tenue pour la tutela pariendi ; ce n'est en somme qu'une application à tous les cas particuliers de l'idée de Juno Lucina qui préside à l'enfantement. Pour tout le reste, les Genii et les Junones sont semblables. La Juno était appelée natalis comme le Genius et une femme expliquait les malheurs de son existence en se référant à sa Juno irritée (Junonem iratam habere), comme l'homme s'en prenait à son Genius. Juno mea correspond dans le langage à Genius meus. De cette conception des Genii et des Junones, résulta, dit Pline, une telle multiplicité d'êtres divins que le nombre en dépassa celui des hommes.

Ce génie individuel était l'objet d'un culte très simple qui a laissé de nombreuses traces, grâce aux inscriptions votives érigées en son honneur. Il était d'usage de lui sacrifier au jour anniversaire de la naissance ; les offrandes qui lui étaient destinées avaient un caractère de simplicité pieuse ; elles ne comportaient aucune effusion de sang. Elles consistaient surtout en vin, symbole de gaieté et de vigueur, en fleurs, image de la beauté qui passe, en gâteaux et encens ; le sacrifice était suivi de danses. Horace associe le culte du genius aux réjouissances champêtres par lesquelles les anciens laboureurs du Latium célébraient la fin des travaux et le repos hivernal ; tandis que Tellus reçoit le sacrifice d'un porc et Silvanus celui du lait, Genius, qui sait combien la vie est courte, est honoré par des fleurs. Ailleurs cependant il est question du sacrifice d'un chevreau ou d'un porc en son honneur : il est évident que ces deux victimes rappellent sa qualité de dieu de la génération. Dans la vie ordinaire, on jurait par le génie, soit par le sien propre, soit par celui d'un ami ou d'une maîtresse. On aimait à associer à son nom l'invocation aux Pénates, gardiens du foyer et implicitement la religion de Fides, par l'appel à la main droite qui en était le gage. Le serment par le genius se faisait en se touchant le front, siège de la force intelligente qui préside à la vie.

A l'origine et même après que des représentations plus artistiques eurent assimilé le Genius latin au bon Daemon des Grecs, il était, comme ce dernier dans la religion populaire, figuré par le serpent. Dans les maisons où mari et femme vivaient en une union parfaite, deux serpents, l'un mâle et l'autre femelle, représentaient le Genius et la Juno auprès du lit nuptial. De ce chef le culte domestique du serpent jouit à Rome d'une telle faveur que, s'il en faut croire Pline, la race en aurait envahi la ville, sans les incendies fréquents qui la décimaient. Une foule de légendes, peut-être imitées de celles que le culte des héros enfanta chez les Grecs, parlaient de serpents mystérieux qui, ayant commerce avec des femmes, auraient engendré des hommes éminents. Tel est le serpent dont serait issu Scipion, le deuxième Africaine ; celui de la maison des Gracques ; les deux serpents qui s'étaient montrés à D. Laelius sur le lit de son épouse et dont la disparition aurait été l'indice pour le couple d'une mort prochaine Atia, la mère d'Auguste, avait eu commerce, disait-on, avec le génie même d'Apollon, qui se serait uni à elle sous la forme d'un serpent divin : serpens draco. Suétone parle du serpent familier de Tibère, qui, mourant, présage la mort de l'empereur. Mais, après la mort encore, le serpent qui garde les tombes ou qui se réchauffe à proximité du foyer domestique, continue de représenter le génie de la race, l'ancêtre fameux à qui elle doit son illustration. On peut voir chez Virgile la forme que revêtait cette croyance dans les imaginations populaires : tandis qu'Enée sacrifie sur la tombe d'Anchise, un serpent aux couleurs brillantes vient goûter les offrandes funèbres ; les assistants ne savent s'ils ont affaire au genius du lieu ou au serviteur (famulus) du mort divinisé ; ils immolent des victimes et répandent des libations de vin, tout en invoquant l'âme du grand Anchise et ses Mânes renvoyés pour un moment du fond des Enfers : ce qui implique que le serpent est pris aussi pour la figure symbolique du mort en personne.

Par la suite, le Genius du chef de famille fut figuré sous les traits d'un homme vêtu de la toge, quelquefois relevée sur la tête, dans l'attitude du sacrificateur faisant une libation, avec la patère dans la main droite, tandis que de la gauche, il porte une corne d'abondance. On le voit quelquefois réuni à d'autres divinités ; le plus souvent il est figuré debout entre les Lares domestiques. La Juno de la femme est peinte avec le Genius du mari dans le laraire d'une maison de Pompéi. C'est dans la vague notion de la survivance de la personnalité humaine après la mort que le genius confine à des esprits généralement considérés comme distincts de lui, aux Mânes, aux Lares et aux Pénates, qui ont sur lui l'avantage de représenter des personnifications plus précises. Servius nous apprend que ces divinités du foyer sont prises couramment les unes pour les autres, que par exemple on attachait à chaque existence humaine, dès la naissance, deux Mânes, l'un bon et l'autre mauvais, qui survivaient et continuaient d'habiter la tombe. Varron confondait les Mânes avec les Lares et ces deux classes avec les Génies, les assimilant d'autre part aux héros des Grecs. Il y a des inscriptions tombales où l'idée de Genius redouble celle des Mânes : Manibus et Genio. Aux Parentalia on honorait le genius des ancêtres, tout comme Enée vénère celui de son père Anchise, en leur offrant des guirlandes de fleurs, des graines infusées dans du vin, du sel et des violettes. Ovide, parlant des Larentinalia, dit que ces fêtes sont les bienvenues pour les génies : geniis accepta. Sur une lampe sépulcrale, un personnage voue son génie aux dieux souterrains : Helenius suom geniom dis in feris mandat. Dans les calendriers de la fin de l'Empire, les Feralia sont appelés Genialia et les jeux célébrés en l'honneur des morts genialici.

La confusion du mot Genius avec celui de Lar est tout aussi fréquente. Granius Flaccus, dans un traité sur les Indigitamenta qu'il adressa à César, disait que, suivant les opinions des anciens, lar et genius ne différaient point. Il est certain que le lar familiaris, gardien du foyer et esprit permanent d'une race, est identique au genius generis. Les inscriptions où le genius est associé aux Lares sont, pour la plupart, des témoignages du culte des Lares publici et compitalicii, après que l'empereur Auguste eut remis ce culte en honneur et placé l'image de son propre génie entre les deux figures qui gardaient la ville et l'empire. Tel est le sens de l'inscription : GENIO AUGUSTI ET LARIBUS PATERNIS. La variante : LARIBUS AUGUSTI ET GENIO AUGUSTI SACRUM absorbe complètement, dans la divinité impériale, celles qui personnifiaient la vie même de l'Etat républicain. Au sein de la famille le lar demeure plus spécialement l'esprit divin où s'incarne une race ; le genius est le gardien spécial des individus qui la renouvellent. Quant aux Pénates, il semble que ce mot ne soit qu'une simple épithète désignant tantôt les Lares, tantôt les Génies, dans leur fonction de pourvoyeurs du garde-manger. Les inscriptions en l'honneur du Genius domus, domus suae sont à l'intention même des Pénates. Il arrive cependant qu'on les distingue, comme dans le vers où Horace les prend à témoin : Quod te per Genium dextramque deosque Penates obsecro et obtestor.

Nous avons déjà dit que le genium des Latins a toute la variété des aspects du daemon des Grecs ; cette identité de nature contribua sans doute beaucoup à introduire dans la littérature, et par elle dans la pratique de la vie, des usages et des croyances qui n'étaient pas indigènes en Italie. Chose assez singulière ! Cicéron, à qui s'était offerte mainte occasion de parler du genius, n'en prononce même pas le nom ; quand il a à traduire daimôn il se sert du mot lar ; mais, après lui, c'est bien genius qui sert à cet usage. De même que daimôn n'est pas seulement associé dans le langage à tuchê mais que souvent il se substitue à elle, ainsi Genius est parfois identique à Fortuna ; on a pu dire que la Tychè de chaque homme est son génie. Dans certaines inscriptions Genius joue auprès de Fortuna le rôle du dieu mâle auprès de la divinité femelle, comme le bon Daemon à côté d'Agathè Tychè.

En définitive l'idée de Genius se résout dans celle de numen qui signifie l'action tutélaire de la divinité sur les hommes et les choses. Tandis qu'une inscription placée sur un château d'eau est en l'honneur du numen qui l'alimente, nous en avons une absolument analogue, où genius semble raffiner encore l'idée de numen en la redoublant : GENIUS NUMINIS FONTIS. Sénèque remarque que les Latins mettent un esprit divin dans les phénomènes et les accidents naturels qui produisent sur l'âme un effet d'étonnement religieux ; souvent cette idée s'exprime par le mot genius, identique à celui de tutela. Il y en a pour les vallées, pour les montagnes, pour les fleuves, pour des lieux quelconques, alors qu'ils ont ému la piété de quelque manière : de là les nombreuses inscriptions en l'honneur du genius ou de la tutela loci, hujus loci.

On peut voir chez Virgile comment l'idée de ce génie se mêle à celle des Pénates, protecteurs de la famille et à celle du premier ancêtre, héros sacré d'une race, comment, invoqué de concert avec les divinités primordiales, avec la Terre, les Nymphes, les Fleuves, la Nuit et les divinités souterraines, le génie sert à donner une force particulière à la notion de patrie. Ailleurs encore ce genius loci est nommé en compagnie des grands dieux comme Jupiter, Junon, Cérès, Minerve, etc., avec l'intention spéciale de localiser une croyance ou une pratique religieuse.

Une particularité qui distingue le genius des Latins du daemon des Grecs, c'est qu'il est transporté par la piété jusque dans les dieux personnels ; il en représente, par une sorte de raffinement, la divinité idéale en opposition avec leur expression anthropomorphique. Cette forme du culte des génies est même assez ancienne en Italie, témoin l'inscription de l'an 38 av. JC. du temple de Jupiter Liber à Furfo ; le génie de Jupiter y est distingué de Jupiter lui-même. Arnobe nous cite le passage d'un ancien érudit, probablement Caecina, l'ami de Cicéron, où le génie de Jupiter, Genius Jovialis, est cité parmi les quatre Pénates d'Etrurie ; c'est là un des documents sur la foi desquels on a fait hommage à la civilisation étrusque de la croyance aux génies chez les Latins ; cependant le genius des dieux est d'un usage courant et vraiment populaire chez ces derniers. Des inscriptions et des textes mentionnent les génies de Jupiter, de Juno Sospita, d'Apollon, de Mars, d'Esculape, de Priape, du Sommeil et même de personnifications morales comme Fama, Virtus et Virtutes ; on ne sait au juste ce qu'est le genius Forinarum que nous avons cité ailleurs.

Cette distinction du genius d'un dieu et de sa personnalité était surtout commode pour les Romains en pays étranger ; elle leur servait à préparer l'identification des divinités exotiques avec celles de la religion nationale, à concilier, dans la pratique, le culte romain rendu au genius avec l'hommage qu'ils tenaient à rendre aux dieux des vaincus. C'est ainsi que nous avons des inscriptions en l'honneur du génie de Mercurius Alaunus, de Jupiter Dolichenus, divinités celtiques ; une inscription encore inédite, trouvée tout récemment dans le département de l'Indre et qu'on doit faire remonter au règne d'Auguste, est en l'honneur de la divinité impériale et du génie d'Apollon Atepomarus : NUM AU(g) ET GENIO APOLLINIS ATEPOMARI.

Cette inscription est doublement intéressante, en ce que l'épithète donnée au dieu romain est encore nouvelle et en ce que l'hommage, rendu à la fois à la divinité d'Auguste et au génie d'Apollon, rappelle la légende de l'empereur issu du serpent mystérieux qui aurait eu commerce avec Atia.

Il apparaît bien, par ces divers témoignages, que les génies des grands dieux sont autre chose qu'une émanation affaiblie de leur divinité, autre chose que des messagers ou des serviteurs, chargés d'exécuter parmi les mortels les oeuvres où ne devait point se commettre leur majesté, ce que sont les daimones propoloi des Grecs. Cette dernière opinion se heurte à ce fait caractéristique que, même dans le cas où les divinités personnifiées sont prises au pluriel comme les Forinae et les Virtutes, le genius est toujours au singulier. On ne saurait admettre davantage que le genius des dieux ne soit jamais que leur numen localisé, grâce à une sorte d'extension de la notion du genius loci. Le genius des dieux a été conçu, absolument comme celui des hommes, pour exprimer, sous une forme plus liée à leur personnalité anthropomorphique que le numen, leur action morale ; il est leur ingenium. Tel est le sens du génie de Priape chez Pétrone, de celui de Fama chez Martial.

On ne saurait nier toutefois que les procédés de localisation n'aient joué un certain rôle, lorsque la piété, toujours en quête d'aliments nouveaux, s'ingénia à séparer le genius du dieu lui-même. C'est dans le culte privé des grands dieux que se rencontre surtout ce phénomène : Apollon, qui est dieu pour tout le monde, est le génie tutélaire de la maison de Sylla, Minerve de celle de Cicéron qui en partant pour l'exil lui confie la garde de Rome, Victoria de la puissance du peuple romain. Dans une inscription métrique de Lambèse, Liber Pater est invoqué comme le genius d'une famille dont le père lui recommande femme et enfants, à qui il demande un prompt retour dans Rome. Il existe des dédoublements analogues pour Mercure, Hercule et Mars ; pour Attis, appelé le genius des dendrophores ; pour Auzius, génie et conservateur de la colonie qui portait son nom ; pour Cocidius, un dieu celtique identifié avec Mars. Un sentiment analogue a fait appeler Mithras : genitor deus domini nostri, expression où se retrouve en plus le sens originel du mot genius, c'est-à-dire de la force divine qui engendre. Avant les temps mêmes du syncrétisme religieux, le genius en vint ainsi à servir de trait d'union entre le monde des dieux et la nature des humains. Aufustius, un archéologue contemporain de Cicéron, l'appelait : deorum filius et parens hominum. Mais c'est là un point de vue où la spéculation religieuse tombe dans la philosophie pure.

Celle-ci ne pouvait du reste manquer d'exploiter l'idée du genius, tout comme les Grecs se servaient du daemon, pour se donner un air d'orthodoxie et soumettre à l'interprétation rationaliste les idées populaires sur les dieux. Varron, après avoir placé le genius parmi les dei selecti, entre Saturne et Mercure, fait de lui l'âme raisonnable de l'homme, par opposition avec les facultés inférieures et les passions ; puis il en fait l'âme même du monde qu'il appelle : universalis genius, suivant la doctrine stoïcienne. Dans la région sublunaire, à la source des nuées et des vents, se forment des esprits éthérés, inaccessibles aux sens, qui dans la langue vulgaire portent les noms de Héros, de Lares, de Génies. Ces doctrines ont leur écho jusque dans la religion des foules : par elles il faut expliquer les inscriptions relativement récentes au genius sanctus et anonyme, qui sont autant de manifestations d'un monothéisme irraisonné.

Ce qui a surtout popularisé sous l'Empire le culte du genius dans toutes les parties du monde romain, c'est que d'une part il était une divinité toute trouvée pour les collectivités de tout ordre et que d'autre part il devint une des formes du culte des empereurs. Il n'y a pas de réunion d'hommes, pas d'agglomération politique, pas d'association professionnelle, pas de caste et de communauté qui ne se soient placés sous la protection d'un génie spécial, à défaut d'un dieu et même de préférence à un dieu : car ce dernier était à tout le monde, le génie avait la grande qualité de se plier à tous les cas particuliers. Comme les anges dans le christianisme, dont il a été dit qu'ils sont répartis sur les nations et les cités : kata ta ethnê kai poleis, les génies du polythéisme romain sont partout ; nous en avons pour les quartiers (vici), pour les pagi, pour les curies, pour les décuries, à plus fort raison pour les villes et pour les peuples, pour les municipes et les colonies. Les Grecs ont leurs héros éponymes, guerriers et fondateurs, dont la poésie a chanté les exploits, dont l'art a idéalisé les traits. Les génies des Latins n'ont rien de ces allures anthropomorphiques ; ce sont le plus souvent des esprits anonymes, qui n'ont été que tard et par imitation des Grecs l'objet de quelque représentation figurée. De ce nombre est le Genius Publicus Populi Romani, distinct sans doute du Genius Urbis Romae à qui un bouclier était consacré au Capitole, avec cette mention qui rappelle les plus vieux cultes de l'Italie : sive mas sive femina. Le premier est mentionné au début de la deuxième guerre Punique (218 av. JC.) : un oracle sibyllin prescrit alors en son honneur le sacrifice de cinq grandes victimes. On lui sacrifiait annuellement, le 9 octobre, en compagnie de Fausta Felicitas et de Venus Victrix sur le Capitole. Une dédicace l'associe à Jupiter 0. M. ; une inscription, contre les violateurs possibles d'un autel, en appelle à sa colère et à celle de la divinité des empereurs. Dion Cassius mentionne un temple élevé en son honneur, mais nous en ignorons l'emplacement aussi bien que la dédicace.

Il existe des représentations de ce genius sur des monnaies de Cn. Cornelius Lentulus, Marcellinus, puis il est représenté par une tête d'homme barbu, reconnaissable à l'exergue G. P. R. ; plus tard le genius ainsi désigné prendra parfois les traits de l'empereur régnant. Aurélien lui voua une statue d'or auprès des rostres ; la représentation la plus récente nous est fournie par des monnaies de Dioclétien. L'image qui sous la République lui avait été élevée, non loin du temple de la Concorde, lui donnait les traits d'un homme vigoureux portant toute sa barbe, sur la tête un diadème, dans la main droite une corne d'abondance et dans la gauche un sceptre, c'est le genius de la monnaie reproduite plus haut.


Sous l'influence des statues de Praxitèle, représentant l'une Tychè et l'autre Agathodaemon ou Bonus Eventus, qui furent transportées au Capitole, ce type semble s'être modifié ; on fit du genius un jeune homme imberbe, portant le modius sur la tête, une patère dans la main droite et dans la gauche une corne d'abondance : c'est celui dont d'autres monnaies de Cornelius Lentulus Marcellinus et celles de Cornelius Lentulus Spinther, plus tard aussi celles de Dioclétien nous offrent l'image.



D'autres villes que Rome eurent leur génie particulier. Tertullien nous en cite pour l'Italie un certain nombre avec leurs noms caractéristiques : les uns mâles comme Delventinus à Casinum, Numitericus à Atana, Pater Curis à Faléries, Visidianus à Narnia ; les autres femelles, Ancharia à Asculum, Nortia à Volsinies, Valentia à Ocriculum, Hostia à Sutrium. Nous en connaissons, sans désignation spéciale, pour Ostie, Brixia, Pouzzoles, Novi, Stabies, Bénévent, grâce à des inscriptions votives érigées en leur honneur.

En dehors de l'Italie, il serait superflu de citer les génies protecteurs qui sont le plus souvent des divinités topiques, localisées dans une source, un cours d'eau, une montagne ; mais il faut mentionner le génie de la ville de Lyon sur les monnaies d'Albinus ; des temples en l'honneur du genius, sans doute de l'empereur, à Antioche et à Alexandrie ; le génie du peuple de Cirta, celui de la Pannonie Supérieure, celui de la terre de Bretagne. Le Musée du Louvre possède un vase des premiers temps de l'ère chrétienne, dédié au génie des Tournaisiens (genio Turnacensium). Un cas isolé est celui du génie même de l'Italie, sur des monnaies du pays des Osques, au temps de la guerre sociale ; il est représenté dans une attitude hostile contre Rome, debout, le pied posé sur un étendard couché à terre, portant la cuirasse, la lance et l'épée ; à côté de lui est l'image du taureau, symbole de l'Italie. Genius, dans ces divers cas, fournit un pendant exact à la Tychè des villes, telle que nous l'avons vue honorée, surtout en Grèce et en Orient.

Outre ces génies des villes et des Etats, il faut citer ceux qui à Rome et ailleurs étaient les protecteurs, soit d'une caste comme les affranchis et les esclaves publics, soit d'une entreprise commerciale ou d'un métier. Les recueils d'inscriptions sont particulièrement riches en témoignages de ce genre ; il est des génies qui sont préposés à la garde d'un grenier d'abondance, d'un port ou d'un marché ; il y en a pour les écoles, les théâtres et les bains ; il y en a surtout pour les collèges et les associations de tout genre, servant à réunir, par des liens religieux, les gens d'un même métier. Au déclin de l'Empire il n'y a pas de recoin dans une ville romaine, pas de place, pas de rue, pas de porte, il n'y a pas d'édifice public ni même de maison particulière, qui ne soient placés sous la garde du génie, où il ne soit fait appel à sa divinité pour étendre ses faveurs sur les hommes, pour écarter des lieux toute souillure et toute dégradation : le poète Prudence le constate en raillant, sans s'aviser que, dès lors, les anges et les saints sont en train de prendre toutes les places de ces esprits païens.

Une mention spéciale est due à la religion du génie dans la vie des camps ; nous y rencontrons le génie de l'armée comme nous avons, dans la vie civile, celui du peuple ; le génie du camp correspond à celui de la ville ; le génie de la légion ou de la turma, le génie des prétoriens, des equites singulares, etc., aux génies de quartiers. Les signiferi, les vexillarii ont leur génie spécial ; la sainteté même des étendards est incarnée dans un génie.

Et au-dessus de tous ces génies particuliers, souvent nommé avec eux, plane le génie des empereurs, associé depuis Auguste au culte des Lares publics. Lorsqu'il remit en honneur la fête des Compitalia, il fit placer dans chacune des chapelles de quartier (il y en avait 265), entre les deux Lares, l'image de son propre génie ; et le Sénat décréta que dans toutes les maisons, au début de chaque repas, on ferait des libations au génie de l'empereur, comme les Grecs en faisaient au bon Daemon. Alors aussi commença l'usage de jurer par la divinité (numen) ou par le génie du souverain, ce que les Grecs traduisaient par sa Tychè ; en vain Tibère se raidit contre cette forme de l'apothéose. La pratique de ce serment et l'hommage au génie impérial devinrent obligatoires ; ceux qui y contrevenaient étaient punis par la bastonnade.
Dans les provinces, l'adulation des peuples vaincus rivalisa avec celle de l'Italie ; nous savons par Suétone que les rois d'Orient songeaient à se cotiser pour achever l'Olympiéion d'Athènes et le consacrer au génie d'Auguste. On a trouvé un peu partout des inscriptions où le genius est invoqué de concert avec les Lares ; nous citerons notamment : LARES ET GENIUS CUM AEDICULA, vouée par les esclaves et les affranchis en Espagne et, dans le même pays, une tête de marbre couronnée de lierre, avec la dédicace : GENIO AUG. HUJUS LOCI. Plus tard il arrive que le genius d'Auguste est identifié avec les Lares et distingué du genius des autres empereurs : LARIBUS AUG. ET GENIS CAESARUM. La statue du Vatican que nous reproduisons donne à l'empereur les attributs avec les fonctions du Genius Publicus Populi Romani ; parfois la tête est découverte et le personnage dans l'attitude du sacrificateur.