Les premiers témoignages relatifs au culte du
Genius dans la religion romaine ne remontent pas au
delà de la seconde guerre Punique ; et il n'en est
point où l'on ne sente l'influence des idées
helléniques sur le Daemon et bientôt
celle des doctrines stoïciennes. Il n'en est pas moins
incontestable que le genius a fait partie avec les
Lares, les Pénates et les Mânes des plus
anciennes divinités du Latium. Souvent confondu avec
ces esprits d'essence latine et romaine, il semble
désigner un genre dont ils sont les espèces, la
notion générale dont ils détaillent les
aspects divers. Etymologiquement, les anciens ont
rattaché le nom de genius à gens,
geno ou gigno quelquefois, par une erreur de
linguistique qui n'est pas sans intérêt pour
l'explication du rôle de genius, à
gero. Il est la force qui engendre au point de
départ et qui conserve dans leur individualité
propre jusqu'à leur destruction et l'être de
l'homme et les êtres de raison que l'homme s'est
forgés à sa propre image.
De là ses innombrables applications dans le monde de
la pensée aussi bien que dans celui de la
réalité. Il y a des génies partout,
depuis la nature matérielle, les lieux et les choses,
en passant par l'homme individuel et les collectivités
de toute espèce, jusque dans la sphère des
dieux. Le genius est en définitive la
personnification religieuse de la vis abdita quaedam
qui tient lieu de divinité à
l'épicuréisme de Lucrèce ; dans la
littérature, qui s'est forcément
imprégnée de beaucoup de philosophie, il joue
le même rôle que le Daemon des Grecs : il
exprime ce qu'il y a de plus subtil dans la conception de
l'être divin. Pour la foi populaire, il sert à
rendre l'être divin présent à tous les
degrés de la réalité, avec la double
qualité de producteur et de conservateur, la
conservation n'étant qu'une création
successive, comme l'action dans les individus n'est que la
manifestation de leur force intime.
On sait la grande place que fait la religion romaine aux
divinités qui président à la
génération. On peut dire qu'il n'en est pas un
parmi les grands dieux, ceux que Varron appelait les dei
selecti, qui n'y participent de quelque manière.
C'est pour cela qu'Ennius a pu les désigner tous
ensemble par l'épithète de genitales,
plus tard appliquée, d'une manière
spéciale, aux divinités qui sanctifient le
mariage. Il existait sous le nom de Genita Mana une
vieille déesse à laquelle on sacrifiait des
chiens et que l'on priait pour la conservation des membres
d'une famille, comme on offrait à Mania, la
mère des Mânes, des poupées de cire, afin
de la rendre propice aux personnes dont ces poupées
représentaient l'image. Le genius fait partie
du même groupe des divinités familiales, il
résume en lui leurs influences particulières,
il se substitua à elles, lorsqu'une philosophie
rudimentaire les fit dédaigner et tomber en
désuétude. Pour expliquer sa présence
dans la religion romaine, il n'est pas plus nécessaire
de remonter, jusqu'à l'Etrurie qu'il n'est
sensé d'expliquer par une étymologie lointaine
le mot latin d'ingenium.
Le genius est avant tout la force divine qui engendre
: genius nominatur qui me genuit ; il est l'auteur de
la race des hommes, generis nostri parens. La
première manifestation de son action date de l'union
des sexes ; le lit nuptial est sous sa protection
spéciale, c'est pour cela qu'il est appelé
genialis. Toute atteinte portée à la
sainteté du mariage est un crime contre le
génie. Comme il incarne la force qui conserve le monde
par la procréation, il devient identique à tout
ce qui est expansion des facultés de jouissance et
d'intelligence. Profiter de la vie et de ses plaisirs, c'est
s'abandonner au genius, indulgere genio, prendre soin
du genius : curare genium. Vivre dans la peine
et dans les privations, se refuser les plaisirs permis et
possibles, c'est faire tort au genius : defraudare
genium ; c'est entrer en guerre avec lui : tel est le cas
de l'avare. Par cette identification du genius avec
tout acte bon et agréable, on explique l'emploi du mot
genius chez les comiques, qui en associent la mention
à celle d'une rencontre heureuse, d'un ami par exemple
que l'on retrouve d'une façon imprévue. Il y a
là comme un hommage à l'adresse de l'influence
qui procure une joie, à l'instant même où
on l'éprouve ; dans ces cas la notion du genius
est identique à celle de Fortuna.
Après s'être appliqué d'abord à la
couche nuptiale, aux idées et aux personnes dont cette
couche suggère l'idée, l'adjectif
genialis s'applique aux dieux qui signilient
abondance, joie, prospérité, à Bacchus,
à Cérès, à Saturne, aux saisons
où l'homme goûte en paix les fruits de son
travail, à tout ce qui dans la vie est heureux,
fécond. C'est par là que dès
l'antiquité genius, de même que
l'adjectif genialis, et même, en certains cas,
ingenium, en sont venus à signifier la
plénitude des facultés intellectuelles,
l'heureuse facilité de l'esprit à enfanter les
conceptions belles et originales.
Le genius, qui a présidé à l'acte
de la génération, se manifeste surtout le jour
de la naissance. C'est lui qui détermine le
caractère individuel de l'être qui vient
à la lumière, qui va être à la
fois le principe directeur de ses actes, le gardien de son
existence et l'explication idéale de ce qui lui est
réservé d'heureux ou de contraire.
A ces divers titres le genius natalis rappelle, trait
pour trait, le daemon des Grecs ; il est difficile de
dire, dans le plus grand nombre des cas, si les auteurs qui
le font intervenir puisent à la source des croyances
purement romaines, on s'ils accommodent, suivant les
idées helléniques, une notion beaucoup plus
vague de la vieille religion populaire. Il semble, par
l'emploi que l'ont du genius les comiques et plus
particulièrement Plaute, le plus latin d'entre eux,
pour qui le génie est simple et un, que la
multiplication des génies individuels, variant d'un
homme à l'autre et doubles chez chacun d'eux, soit due
à l'influence de la littérature et de la
philosophie grecques. Lucilius le premier, suivant en cela
les idées d'Euclide le Socratique, admit pour chaque
homme deux génies, l'un bon, l'autre mauvais, qui
expliquent, chacun pour sa part, ce qu'il y a d'heureux ou de
malheureux, de vertueux ou de coupable dans les
existences.
A plus forte raison n'est-ce plus le même genius
qui répand sur tous les hommes une influence
égale ; le genius se fait individuel, variant
de qualité morale et d'énergie ; il y a des
génies plus puissants les uns que les autres et, dans
la lutte des ambitions rivales, c'est leur force respective
qui explique le résultat ; ainsi un prêtre
égyptien apprend à Antoine que c'est son
génie qui cède devant celui d'Octave. Les deux
génies apparaissent à l'empereur Julien, l'un,
expression de sa bonne fortune, en Gaule avant son
élévation au trône ; l'autre, d'allure
désespérée et d'aspect terrible,
après son expédition contre les Perses. Brutus
et Cassius ont reçu tous les deux, avant leur chute,
la visite du génie mauvais en qui s'incarnait leur
funeste destinée. Au contraire, dans la vieille langue
latine, le même génie servait à expliquer
tous les accidents de la vie : on l'avait tour à tour
bon ou mauvais : propitium, iratum, sinistrum habere.
Il naissait avec chaque homme, il mourait avec lui,
c'est-à-dire qu'il rentrait au sein de l'âme
universelle dont il était l'émanation. C'est la
doctrine qu'Horace exprime dans les vers connus :
Scit Genius, natale comes qui temperat astrum.
Naturae deus humanae, mortalis in unum
Quodque caput, voltu mutabilis, albus et ater.
Le genius est un esprit de nature mâle, il ne
figure que dans l'existence des hommes, ce qui prouve une
fois de plus qu'il fut originairement le principe divin de la
génération : tutela generandi. Le
rôle qu'il remplit vis-à-vis de l'homme est
exercé auprès de la femme par la Juno
individuelle, laquelle doit être tenue pour la
tutela pariendi ; ce n'est en somme qu'une application
à tous les cas particuliers de l'idée de
Juno Lucina qui préside à l'enfantement.
Pour tout le reste, les Genii et les Junones
sont semblables. La Juno était appelée
natalis comme le Genius et une femme expliquait
les malheurs de son existence en se référant
à sa Juno irritée (Junonem iratam
habere), comme l'homme s'en prenait à son
Genius. Juno mea correspond dans le langage
à Genius meus. De cette conception des
Genii et des Junones, résulta, dit
Pline, une telle multiplicité d'êtres divins que
le nombre en dépassa celui des hommes.
Ce génie individuel était l'objet d'un culte
très simple qui a laissé de nombreuses traces,
grâce aux inscriptions votives érigées en
son honneur. Il était d'usage de lui sacrifier au jour
anniversaire de la naissance ; les offrandes qui lui
étaient destinées avaient un caractère
de simplicité pieuse ; elles ne comportaient aucune
effusion de sang. Elles consistaient surtout en vin, symbole
de gaieté et de vigueur, en fleurs, image de la
beauté qui passe, en gâteaux et encens ; le
sacrifice était suivi de danses. Horace associe le
culte du genius aux réjouissances
champêtres par lesquelles les anciens laboureurs du
Latium célébraient la fin des travaux et le
repos hivernal ; tandis que Tellus reçoit le sacrifice
d'un porc et Silvanus celui du lait, Genius, qui sait
combien la vie est courte, est honoré par des fleurs.
Ailleurs cependant il est question du sacrifice d'un chevreau
ou d'un porc en son honneur : il est évident que ces
deux victimes rappellent sa qualité de dieu de la
génération. Dans la vie ordinaire, on jurait
par le génie, soit par le sien propre, soit par celui
d'un ami ou d'une maîtresse. On aimait à
associer à son nom l'invocation aux Pénates,
gardiens du foyer et implicitement la religion de
Fides, par l'appel à la main droite qui en
était le gage. Le serment par le genius se
faisait en se touchant le front, siège de la force
intelligente qui préside à la vie.
A l'origine et même après que des
représentations plus artistiques eurent
assimilé le Genius latin au bon Daemon
des Grecs, il était, comme ce dernier dans la religion
populaire, figuré par le serpent. Dans les maisons
où mari et femme vivaient en une union parfaite, deux
serpents, l'un mâle et l'autre femelle,
représentaient le Genius et la Juno
auprès du lit nuptial. De ce chef le culte domestique
du serpent jouit à Rome d'une telle faveur que, s'il
en faut croire Pline, la race en aurait envahi la ville, sans
les incendies fréquents qui la décimaient. Une
foule de légendes, peut-être imitées de
celles que le culte des héros enfanta chez les Grecs,
parlaient de serpents mystérieux qui, ayant commerce
avec des femmes, auraient engendré des hommes
éminents. Tel est le serpent dont serait issu Scipion,
le deuxième Africaine ; celui de la maison des
Gracques ; les deux serpents qui s'étaient
montrés à D. Laelius sur le lit de son
épouse et dont la disparition aurait été
l'indice pour le couple d'une mort prochaine Atia, la
mère d'Auguste, avait eu commerce, disait-on, avec le
génie même d'Apollon, qui se serait uni à
elle sous la forme d'un serpent divin : serpens draco.
Suétone parle du serpent familier de Tibère,
qui, mourant, présage la mort de l'empereur. Mais,
après la mort encore, le serpent qui garde les tombes
ou qui se réchauffe à proximité du foyer
domestique, continue de représenter le génie de
la race, l'ancêtre fameux à qui elle doit son
illustration. On peut voir chez Virgile la forme que
revêtait cette croyance dans les imaginations
populaires : tandis qu'Enée sacrifie sur la tombe
d'Anchise, un serpent aux couleurs brillantes vient
goûter les offrandes funèbres ; les assistants
ne savent s'ils ont affaire au genius du lieu ou au
serviteur (famulus) du mort divinisé ; ils
immolent des victimes et répandent des libations de
vin, tout en invoquant l'âme du grand Anchise et ses
Mânes renvoyés pour un moment du fond des Enfers
: ce qui implique que le serpent est pris aussi pour la
figure symbolique du mort en personne.
Par la suite, le Genius du chef de famille
fut figuré sous les traits d'un homme vêtu de la
toge, quelquefois relevée sur la tête, dans
l'attitude du sacrificateur faisant une libation, avec la
patère dans la main droite, tandis que de la gauche,
il porte une corne d'abondance. On le voit quelquefois
réuni à d'autres divinités ; le plus
souvent il est figuré debout entre les Lares
domestiques. La Juno de la femme est peinte avec le
Genius du mari dans le laraire d'une maison de
Pompéi. C'est dans la vague notion de la survivance de
la personnalité humaine après la mort que le
genius confine à des esprits
généralement considérés comme
distincts de lui, aux Mânes, aux Lares et aux
Pénates, qui ont sur lui l'avantage de
représenter des personnifications plus
précises. Servius nous apprend que ces
divinités du foyer sont prises couramment les unes
pour les autres, que par exemple on attachait à chaque
existence humaine, dès la naissance, deux Mânes,
l'un bon et l'autre mauvais, qui survivaient et continuaient
d'habiter la tombe. Varron confondait les Mânes avec
les Lares et ces deux classes avec les Génies, les
assimilant d'autre part aux héros des Grecs. Il y a
des inscriptions tombales où l'idée de Genius
redouble celle des Mânes : Manibus et Genio. Aux
Parentalia on honorait le genius des
ancêtres, tout comme Enée vénère
celui de son père Anchise, en leur offrant des
guirlandes de fleurs, des graines infusées dans du
vin, du sel et des violettes. Ovide, parlant des
Larentinalia, dit que ces fêtes sont les
bienvenues pour les génies : geniis accepta.
Sur une lampe sépulcrale, un personnage voue son
génie aux dieux souterrains : Helenius suom geniom
dis in feris mandat. Dans les calendriers de la fin de
l'Empire, les Feralia sont appelés
Genialia et les jeux célébrés en
l'honneur des morts genialici.
La confusion du mot Genius avec celui de Lar est tout aussi
fréquente. Granius Flaccus, dans un traité sur
les Indigitamenta qu'il adressa à César,
disait que, suivant les opinions des anciens, lar et
genius ne différaient point. Il est certain que
le lar familiaris, gardien du foyer et esprit
permanent d'une race, est identique au genius generis.
Les inscriptions où le genius est
associé aux Lares sont, pour la plupart, des
témoignages du culte des Lares publici et
compitalicii, après que l'empereur Auguste eut
remis ce culte en honneur et placé l'image de son
propre génie entre les deux figures qui gardaient la
ville et l'empire. Tel est le sens de l'inscription : GENIO
AUGUSTI ET LARIBUS PATERNIS. La variante : LARIBUS AUGUSTI ET
GENIO AUGUSTI SACRUM absorbe complètement, dans la
divinité impériale, celles qui personnifiaient
la vie même de l'Etat républicain. Au sein de la
famille le lar demeure plus spécialement
l'esprit divin où s'incarne une race ; le
genius est le gardien spécial des individus qui
la renouvellent. Quant aux Pénates, il semble que ce
mot ne soit qu'une simple épithète
désignant tantôt les Lares, tantôt les
Génies, dans leur fonction de pourvoyeurs du
garde-manger. Les inscriptions en l'honneur du Genius
domus, domus suae sont à l'intention même
des Pénates. Il arrive cependant qu'on les distingue,
comme dans le vers où Horace les prend à
témoin : Quod te per Genium dextramque deosque
Penates obsecro et obtestor.
Nous avons déjà dit que le genium des
Latins a toute la variété des aspects du
daemon des Grecs ; cette identité de nature
contribua sans doute beaucoup à introduire dans la
littérature, et par elle dans la pratique de la vie,
des usages et des croyances qui n'étaient pas
indigènes en Italie. Chose assez singulière !
Cicéron, à qui s'était offerte mainte
occasion de parler du genius, n'en prononce même
pas le nom ; quand il a à traduire daimôn
il se sert du mot lar ; mais, après lui, c'est
bien genius qui sert à cet usage. De même
que daimôn n'est pas seulement associé
dans le langage à tuchê mais que souvent
il se substitue à elle, ainsi Genius est
parfois identique à Fortuna ; on a pu dire que
la Tychè de chaque homme est son génie. Dans
certaines inscriptions Genius joue auprès de
Fortuna le rôle du dieu mâle auprès
de la divinité femelle, comme le bon Daemon
à côté d'Agathè
Tychè.
En définitive l'idée de Genius se
résout dans celle de numen qui signifie
l'action tutélaire de la divinité sur les
hommes et les choses. Tandis qu'une inscription placée
sur un château d'eau est en l'honneur du numen
qui l'alimente, nous en avons une absolument analogue,
où genius semble raffiner encore l'idée
de numen en la redoublant : GENIUS NUMINIS FONTIS.
Sénèque remarque que les Latins mettent un
esprit divin dans les phénomènes et les
accidents naturels qui produisent sur l'âme un effet
d'étonnement religieux ; souvent cette idée
s'exprime par le mot genius, identique à celui
de tutela. Il y en a pour les vallées, pour les
montagnes, pour les fleuves, pour des lieux quelconques,
alors qu'ils ont ému la piété de quelque
manière : de là les nombreuses
inscriptions en l'honneur du genius ou de la
tutela loci, hujus loci.
On peut voir chez Virgile comment l'idée de ce
génie se mêle à celle des Pénates,
protecteurs de la famille et à celle du premier
ancêtre, héros sacré d'une race, comment,
invoqué de concert avec les divinités
primordiales, avec la Terre, les Nymphes, les Fleuves, la
Nuit et les divinités souterraines, le génie
sert à donner une force particulière à
la notion de patrie. Ailleurs encore ce genius loci
est nommé en compagnie des grands dieux comme Jupiter,
Junon, Cérès, Minerve, etc., avec l'intention
spéciale de localiser une croyance ou une pratique
religieuse.
Une particularité qui distingue le genius des
Latins du daemon des Grecs, c'est qu'il est
transporté par la piété jusque dans les
dieux personnels ; il en représente, par une sorte de
raffinement, la divinité idéale en opposition
avec leur expression anthropomorphique. Cette forme du culte
des génies est même assez ancienne en Italie,
témoin l'inscription de l'an 38 av. JC. du temple de
Jupiter Liber à Furfo ; le génie de Jupiter y
est distingué de Jupiter lui-même. Arnobe nous
cite le passage d'un ancien érudit, probablement
Caecina, l'ami de Cicéron, où le génie
de Jupiter, Genius Jovialis, est cité parmi les
quatre Pénates d'Etrurie ; c'est là un des
documents sur la foi desquels on a fait hommage à la
civilisation étrusque de la croyance aux génies
chez les Latins ; cependant le genius des dieux est
d'un usage courant et vraiment populaire chez ces derniers.
Des inscriptions et des textes mentionnent les génies
de Jupiter, de Juno Sospita, d'Apollon, de Mars, d'Esculape,
de Priape, du Sommeil et même de personnifications
morales comme Fama, Virtus et Virtutes ; on ne sait au juste
ce qu'est le genius Forinarum que nous avons
cité ailleurs.
Cette distinction du genius d'un dieu et de sa
personnalité était surtout commode pour les
Romains en pays étranger ; elle leur servait à
préparer l'identification des divinités
exotiques avec celles de la religion nationale, à
concilier, dans la pratique, le culte romain rendu au
genius avec l'hommage qu'ils tenaient à rendre
aux dieux des vaincus. C'est ainsi que nous avons des
inscriptions en l'honneur du génie de Mercurius
Alaunus, de Jupiter Dolichenus, divinités
celtiques ; une inscription encore inédite,
trouvée tout récemment dans le
département de l'Indre et qu'on doit faire remonter au
règne d'Auguste, est en l'honneur de la
divinité impériale et du génie d'Apollon
Atepomarus : NUM AU(g) ET GENIO APOLLINIS
ATEPOMARI.
Cette inscription est doublement intéressante, en ce
que l'épithète donnée au dieu romain est
encore nouvelle et en ce que l'hommage, rendu à la
fois à la divinité d'Auguste et au génie
d'Apollon, rappelle la légende de l'empereur issu du
serpent mystérieux qui aurait eu commerce avec
Atia.
Il apparaît bien, par ces divers témoignages,
que les génies des grands dieux sont autre chose
qu'une émanation affaiblie de leur divinité,
autre chose que des messagers ou des serviteurs,
chargés d'exécuter parmi les mortels les
oeuvres où ne devait point se commettre leur
majesté, ce que sont les daimones propoloi des
Grecs. Cette dernière opinion se heurte à ce
fait caractéristique que, même dans le cas
où les divinités personnifiées sont
prises au pluriel comme les Forinae et les
Virtutes, le genius est toujours au singulier.
On ne saurait admettre davantage que le genius des
dieux ne soit jamais que leur numen localisé,
grâce à une sorte d'extension de la notion du
genius loci. Le genius des dieux a
été conçu, absolument comme celui des
hommes, pour exprimer, sous une forme plus liée
à leur personnalité anthropomorphique que le
numen, leur action morale ; il est leur
ingenium. Tel est le sens du génie de Priape
chez Pétrone, de celui de Fama chez
Martial.
On ne saurait nier toutefois que les procédés
de localisation n'aient joué un certain rôle,
lorsque la piété, toujours en quête
d'aliments nouveaux, s'ingénia à séparer
le genius du dieu lui-même. C'est dans le culte
privé des grands dieux que se rencontre surtout ce
phénomène : Apollon, qui est dieu pour tout le
monde, est le génie tutélaire de la maison de
Sylla, Minerve de celle de Cicéron qui en partant pour
l'exil lui confie la garde de Rome, Victoria de la puissance
du peuple romain. Dans une inscription métrique de
Lambèse, Liber Pater est invoqué comme
le genius d'une famille dont le père lui
recommande femme et enfants, à qui il demande un
prompt retour dans Rome. Il existe des dédoublements
analogues pour Mercure, Hercule et Mars ; pour Attis,
appelé le genius des dendrophores ; pour
Auzius, génie et conservateur de la colonie qui
portait son nom ; pour Cocidius, un dieu celtique
identifié avec Mars. Un sentiment analogue a fait
appeler Mithras : genitor deus domini nostri,
expression où se retrouve en plus le sens originel du
mot genius, c'est-à-dire de la force divine qui
engendre. Avant les temps mêmes du syncrétisme
religieux, le genius en vint ainsi à servir de
trait d'union entre le monde des dieux et la nature des
humains. Aufustius, un archéologue contemporain de
Cicéron, l'appelait : deorum filius et parens
hominum. Mais c'est là un point de vue où
la spéculation religieuse tombe dans la philosophie
pure.
Celle-ci ne pouvait du reste manquer d'exploiter
l'idée du genius, tout comme les Grecs se
servaient du daemon, pour se donner un air
d'orthodoxie et soumettre à l'interprétation
rationaliste les idées populaires sur les dieux.
Varron, après avoir placé le genius
parmi les dei selecti, entre Saturne et Mercure, fait
de lui l'âme raisonnable de l'homme, par opposition
avec les facultés inférieures et les passions ;
puis il en fait l'âme même du monde qu'il appelle
: universalis genius, suivant la doctrine
stoïcienne. Dans la région sublunaire, à
la source des nuées et des vents, se forment des
esprits éthérés, inaccessibles aux sens,
qui dans la langue vulgaire portent les noms de Héros,
de Lares, de Génies. Ces doctrines ont leur
écho jusque dans la religion des foules : par elles il
faut expliquer les inscriptions relativement récentes
au genius sanctus et anonyme, qui sont autant de
manifestations d'un monothéisme
irraisonné.
Ce qui a surtout popularisé sous l'Empire le culte du
genius dans toutes les parties du monde romain, c'est
que d'une part il était une divinité toute
trouvée pour les collectivités de tout ordre et
que d'autre part il devint une des formes du culte des
empereurs. Il n'y a pas de réunion d'hommes, pas
d'agglomération politique, pas d'association
professionnelle, pas de caste et de communauté qui ne
se soient placés sous la protection d'un génie
spécial, à défaut d'un dieu et
même de préférence à un dieu : car
ce dernier était à tout le monde, le
génie avait la grande qualité de se plier
à tous les cas particuliers. Comme les anges dans le
christianisme, dont il a été dit qu'ils sont
répartis sur les nations et les cités : kata
ta ethnê kai poleis, les génies du
polythéisme romain sont partout ; nous en avons pour
les quartiers (vici), pour les pagi, pour les
curies, pour les décuries, à plus fort raison
pour les villes et pour les peuples, pour les municipes et
les colonies. Les Grecs ont leurs héros
éponymes, guerriers et fondateurs, dont la
poésie a chanté les exploits, dont l'art a
idéalisé les traits. Les génies des
Latins n'ont rien de ces allures anthropomorphiques ; ce sont
le plus souvent des esprits anonymes, qui n'ont
été que tard et par imitation des Grecs l'objet
de quelque représentation figurée. De ce nombre
est le Genius Publicus Populi Romani, distinct sans
doute du Genius Urbis Romae à qui un bouclier
était consacré au Capitole, avec cette mention
qui rappelle les plus vieux cultes de l'Italie : sive mas
sive femina. Le premier est mentionné au
début de la deuxième guerre Punique (218 av.
JC.) : un oracle sibyllin prescrit alors en son honneur le
sacrifice de cinq grandes victimes. On lui sacrifiait
annuellement, le 9 octobre, en compagnie de Fausta
Felicitas et de Venus Victrix sur le Capitole. Une
dédicace l'associe à Jupiter 0. M. ; une
inscription, contre les violateurs possibles d'un autel, en
appelle à sa colère et à celle de la
divinité des empereurs. Dion Cassius mentionne un
temple élevé en son honneur, mais nous en
ignorons l'emplacement aussi bien que la
dédicace.
Il existe des représentations de ce genius sur des monnaies de Cn. Cornelius Lentulus, Marcellinus, puis il est représenté par une tête d'homme barbu, reconnaissable à l'exergue G. P. R. ; plus tard le genius ainsi désigné prendra parfois les traits de l'empereur régnant. Aurélien lui voua une statue d'or auprès des rostres ; la représentation la plus récente nous est fournie par des monnaies de Dioclétien. L'image qui sous la République lui avait été élevée, non loin du temple de la Concorde, lui donnait les traits d'un homme vigoureux portant toute sa barbe, sur la tête un diadème, dans la main droite une corne d'abondance et dans la gauche un sceptre, c'est le genius de la monnaie reproduite plus haut. | ||
Sous l'influence des statues de Praxitèle,
représentant l'une Tychè et l'autre
Agathodaemon ou Bonus Eventus, qui furent
transportées au Capitole, ce type semble
s'être modifié ; on fit du genius un
jeune homme imberbe, portant le modius sur la
tête, une patère dans la main droite et dans
la gauche une corne d'abondance : c'est celui dont
d'autres monnaies de Cornelius Lentulus
Marcellinus et celles de Cornelius Lentulus
Spinther, plus tard aussi celles de Dioclétien
nous offrent l'image. |
En dehors de l'Italie, il serait superflu de citer
les génies protecteurs qui sont le plus souvent
des divinités topiques, localisées dans une
source, un cours d'eau, une montagne ; mais il faut
mentionner le génie de la ville de Lyon sur
les monnaies d'Albinus ; des temples en l'honneur du
genius, sans doute de l'empereur, à
Antioche et à Alexandrie ; le génie du
peuple de Cirta, celui de la Pannonie Supérieure,
celui de la terre de Bretagne. Le Musée du Louvre
possède un vase des premiers temps de l'ère
chrétienne, dédié au génie
des Tournaisiens (genio Turnacensium). Un cas
isolé est celui du génie même de
l'Italie, sur des monnaies du pays des Osques, au temps
de la guerre sociale ; il est représenté
dans une attitude hostile contre Rome, debout, le pied
posé sur un étendard couché à
terre, portant la cuirasse, la lance et
l'épée ; à côté de lui
est l'image du taureau, symbole de l'Italie.
Genius, dans ces divers cas, fournit un pendant
exact à la Tychè des villes, telle
que nous l'avons vue honorée, surtout en
Grèce et en Orient. |
Une mention spéciale est due à la religion du génie dans la vie des camps ; nous y rencontrons le génie de l'armée comme nous avons, dans la vie civile, celui du peuple ; le génie du camp correspond à celui de la ville ; le génie de la légion ou de la turma, le génie des prétoriens, des equites singulares, etc., aux génies de quartiers. Les signiferi, les vexillarii ont leur génie spécial ; la sainteté même des étendards est incarnée dans un génie.
Et au-dessus de tous ces génies particuliers, souvent nommé avec eux, plane le génie des empereurs, associé depuis Auguste au culte des Lares publics. Lorsqu'il remit en honneur la fête des Compitalia, il fit placer dans chacune des chapelles de quartier (il y en avait 265), entre les deux Lares, l'image de son propre génie ; et le Sénat décréta que dans toutes les maisons, au début de chaque repas, on ferait des libations au génie de l'empereur, comme les Grecs en faisaient au bon Daemon. Alors aussi commença l'usage de jurer par la divinité (numen) ou par le génie du souverain, ce que les Grecs traduisaient par sa Tychè ; en vain Tibère se raidit contre cette forme de l'apothéose. La pratique de ce serment et l'hommage au génie impérial devinrent obligatoires ; ceux qui y contrevenaient étaient punis par la bastonnade.
Dans les provinces, l'adulation des peuples vaincus rivalisa avec celle de l'Italie ; nous savons par Suétone que les rois d'Orient songeaient à se cotiser pour achever l'Olympiéion d'Athènes et le consacrer au génie d'Auguste. On a trouvé un peu partout des inscriptions où le genius est invoqué de concert avec les Lares ; nous citerons notamment : LARES ET GENIUS CUM AEDICULA, vouée par les esclaves et les affranchis en Espagne et, dans le même pays, une tête de marbre couronnée de lierre, avec la dédicace : GENIO AUG. HUJUS LOCI. Plus tard il arrive que le genius d'Auguste est identifié avec les Lares et distingué du genius des autres empereurs : LARIBUS AUG. ET GENIS CAESARUM. La statue du Vatican que nous reproduisons donne à l'empereur les attributs avec les fonctions du Genius Publicus Populi Romani ; parfois la tête est découverte et le personnage dans l'attitude du sacrificateur. |