7. Dans l'intérieur du pays, la première
ville qui se présente au-dessus d'Osties, la seule
aussi qui soit située sur le Tibre, est la ville de
Rome. Nous avons déjà dit que l'emplacement de
Rome n'avait pas été choisi, qu'il avait
été bien plutôt imposé par la
nécessité ; ajoutons que tous ceux qui dans la
suite agrandirent la ville ne furent pas libres davantage de
choisir pour ces nouveaux quartiers les meilleurs
emplacements, et qu'ils durent subir les exigences du plan
primitif.
Ainsi la première enceinte comprenait, avec le
Capitole et le Palatin, le Quirinal, colline si facilement
accessible du dehors que Titus Tatius s'en empara
d'emblée, quand il marcha sur Rome pour venger le rapt
des Sabines ; à son tour, Ancus Marcius y
réunit le Coelius et l'Aventin avec la plaine
intermédiaire, bien que ces collines fussent aussi
complétement isolées de celles qui faisaient
déjà partie de la ville qu'elles
l'étaient l'une de l'autre. Mais ce qui rendait cette
annexion nécessaire, c'est qu'on ne pouvait
raisonnablement laisser en dehors de l'enceinte et à
la disposition du premier ennemi qui voudrait s'y retrancher
des hauteurs si fortes par elles-mêmes. Seulement
l'enceinte nouvelle n'était point continue, Ancus
Marcius n'avait pu la prolonger jusqu'au mont Quirinal, ce
qui l'eût complétée. Servius reconnut
apparemment l'inconvénient de cette lacune, car il
acheva de clore la ville en y ajoutant encore l'Esquilin et
le Viminal ; et, comme ces deux collines sont aussi trop
facilement accessibles du dehors, on creusa à leur
pied un fossé profond, toute la terre extraite fut
rejetée du côté de la ville et forma
au-dessus du rebord intérieur du fossé une
terrasse longue de six stades, puis, sur cette base on
éleva une muraille allant de la porte Colline,
à la porte Esquiline avec des tours de distance en
distance et une troisième porte s'ouvrant juste au
milieu de cet intervalle et qui fut appelée porte
Vimincile à cause du voisinage de la colline de ce
nom. Ce sont là toutes les fortifications de la ville
et il faut convenir qu'elles auraient grand besoin
elles-mêmes d'être fortifiées. Mais les
fondateurs, j'ai idée, auront calculé que, dans
leur intérêt, comme dans l'intérêt
des générations à venir, il fallait que
Rome dût son salut et sa prospérité
plutôt aux armes et au courage de ses habitants
qu'à la force de ses remparts, jugeant avec raison que
ce ne sont pas les remparts qui protégent les hommes,
mais bien les hommes qui protègent les remparts.
Dans le principe, il est vrai, alors qu'ils voyaient aux
mains d'autrui les spacieuses et fertiles campagnes qui
entouraient leur ville (leur ville d'ailleurs si
exposée, si peu susceptible de défense), les
Romains purent croire que l'emplacement qui leur était
échu serait un obstacle éternel à leur
prospérité ; mais, quand leur courage et leurs
travaux les eurent rendus maîtres de tout le pays
environnant, ils virent affluer chez eux, et avec une
abondance inconnue à la ville la plus heureusement
située, tout ce qui fait la richesse et le
bien-être d'une cité. Cette affluence de toutes
choses est ce qui permet à Rome aujourd'hui encore,
tout agrandie qu'elle est, de suffire à l'alimentation
de ses habitants ainsi qu'aux fournitures de bois et de
pierres que réclament incessamment tant de
constructions neuves auxquelles donnent lieu les
écroulements, les incendies et les ventes ; oui, les
ventes, car on peut dire que ces aliénations
d'immeubles qui, elles aussi, se reproduisent incessamment,
équivalent à des destructions volontaires, tout
nouvel acquéreur se hâtant de démolir
pour rebâtir ensuite à sa guise. Au reste, pour
subvenir aux besoins de cette nature, Rome trouve de
merveilleuses ressources dans la proximité d'un grand
nombre de carrières et de forêts et dans la
facilité que présentent pour le transport des
matériaux tant de cours d'eau navigables, l'Anio
d'abord, qui descend des environs de la ville d'Albe [Alba
Fucensis], c'est-à-dire des confins du Latium et
du pays des Marses, et qui, après avoir
traversé toute la plaine au-dessous de cette ville,
vient se réunir au Tibre ; puis le Nar, le
Ténéas, qui traversent toute l'Ombrie pour se
jeter dans le même fleuve, et enfin le Clanis [autre
affluent du Tibre], qui arrose de même la
Tyrrhénie, mais particulièrement le canton de
Clusium.
L'empereur César Auguste a bien cherché dans
l'intérêt de la ville à porter
remède aux graves inconvénients dont nous
venons de parler : il a, par exemple, pour diminuer les
ravages des incendies, organisé militairement une
compagnie d'affranchis chargée de porter les secours
nécessaires en pareil cas ; il a aussi, pour
prévenir l'écroulement trop fréquent des
maisons, réduit l'élévation
réglementaire des nouveaux édifices et
défendu qu'à l'avenir les maisons bâties
sur la voie publique eussent plus de 70 pieds de hauteur.
Mais, malgré cette double mesure, on eût encore
manqué à Rome de moyens suffisants pour
réparer les dommages causés par ces accidents,
si l'on n'avait eu cette précieuse ressource de
pouvoir tirer des carrières et des forêts
voisines d'inépuisables matériaux, avec la
faculté si commode d'user pour leur transport de la
voie des fleuves.
8. A ces avantages résultant pour Rome de la nature de
son territoire, ses habitants ont ajouté tous ceux que
peut procurer l'industrie humaine ; car, tandis que les
Grecs, qui semblaient cependant avoir réalisé
pour leurs villes les meilleures conditions d'existence,
n'avaient jamais visé qu'à la beauté du
site, à la force de la position, au voisinage des
ports et à la fertilité du sol, les Romains se
sont surtout appliqués à faire ce que les Grecs
avaient négligé, c'est-à-dire à
construire des chaussées, des aqueducs et des
égoûts destinés à entraîner
dans le Tibre toutes les immondices de la ville. Et notez
qu'ils ne se sont pas bornés à prolonger ces
chaussées dans la campagne environnante, mais qu'ils
ont percé les collines et comblé les
vallées pour que les plus lourds chariots pussent
venir jusqu'au bord de la mer prendre la cargaison des
vaisseaux ; qu'ils ne se sont pas bornés non plus
à voûter leurs égoûts en pierres de
taille, mais qu'ils les ont faits si larges qu'en certains
endroits des chariots à foin auraient encore sur les
côtés la place de passer ; qu'enfin leurs
aqueducs amènent l'eau à Rome en telle
quantité que ce sont de véritables fleuves qui
sillonnent la ville en tous sens et qui nettoient les
égoûts et qu'aujourd'hui, grâce aux soins
particuliers de M. Agrippa, à qui Rome doit en outre
tant de superbes édifices, chaque maison ou peu s'en
faut est pourvue de réservoirs, de conduits, et de
fontaines intarissables !
Les anciens Romains, à vrai dire, occupés comme
ils étaient d'objets plus grands, plus importants,
avaient complétement négligé
l'embellissement de leur ville. Sans se montrer plus
indifférents qu'eux aux grandes choses, les modernes,
surtout ceux d'à-présent, se sont plu à
l'enrichir d'une foule de monuments magnifiques :
Pompée, le divin César, Auguste, ses enfants,
ses amis, sa femme, sa soeur, tous à l'envi, avec une
ardeur extrême et une munificence sans bornes, se sont
occupés de la décoration monumentale de Rome.
C'est dans le Champ de Mars que la plupart de ces monuments
ont été érigés, de sorte que ce
lieu, qui devait déjà tant à la nature,
se trouve avoir reçu en outre tous les embellissements
de l'art. Aujourd'hui, avec son étendue prodigieuse,
qui, en même temps qu'elle laisse une ample et libre
carrière aux courses de chars et à toutes les
évolutions équestres, permet encore à
une jeunesse innombrable de s'exercer à la paume, au
disque, à la palestre ; avec tous les beaux ouvrages
qui l'entourent, les gazons si verts qui toute l'année
y recouvrent le sol, les collines enfin d'au delà du
Tibre, qui s'avancent en demi-cercle jusqu'au bord du fleuve,
comme pour encadrer toute la scène, cette plaine du
champ de Mars offre un tableau dont l'oeil a peine à
se détacher. Ajoutons que tout à
côté, et indépendamment d'une autre
grande plaine bordée ou entourée de portiques,
il existe plusieurs bois sacrés, trois
théâtres, un amphithéâtre et
différents temples tous contigus les uns aux autres,
et que, comparé à ce quartier, le reste de la
ville ne paraît plus à proprement parler qu'un
accessoire.
Pour cette raison, et parce que ce quartier avait pris
à leurs yeux un caractère plus religieux, plus
auguste que les autres, les Romains y ont placé les
tombeaux de leurs morts les plus illustres, hommes ou femmes.
Le plus considérable de ces tombeaux est le
Mausolée [d'Auguste], énorme tumulus, qui
s'élève à peu de distance du fleuve,
au-dessus d'un soubassement en marbre blanc
déjà très haut par lui-même. Ce
tumulus, ombragé d'arbres verts jusqu'à son
sommet, est surmonté d'une statue d'airain
représentant César-Auguste, et recouvre, avec
les restes de ce prince, les cendres de ses parents et de ses
amis ou familiers. Il se trouve qui plus est adossé
à un grand bois, dont les allées offrent de
magnifiques promenades. Enfin le centre de la plaine est
occupé par l'enceinte du bûcher d'Auguste :
bâtie également en marbre blanc, cette enceinte
est protégée par une balustrade en fer qui
règne tout autour. L'intérieur en est
planté de peupliers.
Supposons pourtant que d'ici l'on se transporte dans
l'antique Forum et qu'on y promène ses regards sur
cette longue suite de basiliques, de portiques et de temples
qui le bordent ; ou bien encore que l'on aille au Capitole,
au Palatin, dans les jardins de Livie, contempler les
chefs-d'oeuvre d'art qui y sont déposés, on
risque fort, une fois entré, d'oublier tout ce qu'on a
laissé dehors. - Telle est Rome.
Traduction d'Amédée Tardieu, 1867