Présentation
On ne saurait rien de certain de la vie d'Eutrope, s'il ne
nous avait appris lui-même qu'il faisait partie de la
célèbre expédition de Julien contre les
Perses (en 362 de J. C), et si des copies manuscrites de son
ouvrage ne lui donnaient le titre de clarissime ou de
consulaire, qui prouve qu'il était parvenu aux
premières dignités de l'Etat. Aussi
pensons-nous qu'il est le même que celui qui fut
proconsul d'Asie (en 373), et préfet du
prétoire (en 380).
On donne généralement à cet
écrivain les noms de Flavius Eutropius ; mais on ne
sait pas où il naquit. Suidas l'appelle un sophiste
italien, et les auteurs de l'Histoire littéraire de
la France, jaloux d'en faire un Gaulois, ont
prouvé qu'il avait des possessions aux environs d'Auch
; ce qui ne résout pas absolument, en faveur de la
Gaule, la question de son origine. D'un autre
côté, s'il faut en croire Codin, Eutrope vit la
fondation de Constantinople, et laissa même un ouvrage
sur ce sujet. Le même auteur dit aussi qu'il fut le
secrétaire de l'empereur Constantin. En admettant, en
outre, avec les plus savants commentateurs, que c'est
à lui que sont adressées quelques-unes des
lettres de Symmaque et de saint Grégoire de Nazianze
qui l'appelle le grand Eutrope, on aura réuni ainsi
les seuls documents et les seules conjectures que puisse
accepter la critique touchant la vie de cet auteur. Nous le
distinguerons donc et du chambellan de l'empereur Arcadius,
contre lequel a écrit Claudien et qui fut consul en
387 et 399, et du médecin Eutrope, cité par
Marcellus Empiricus, et de quelques autres personnages du
même nom, dont il sera question plus bas, et avec
lesquels on l'a souvent confondu. Enfin, nous croyons avec
Vinet, qui l'a conjecturé d'après son nom,
qu'Eutrope était d'origine grecque, et que
l'expression de Suidas, qui l'appelle Italien,
signifie seulement, comme l'ont pensé quelques
savants, qu'Eutrope a écrit en latin. Ce qui nous fait
surtout penser qu'il n'était pas né romain,
c'est que nulle part dans son livre il ne dit notre
armée, nos consuls, etc., comme les autres
historiens, comme Rufus, par exemple, qui fut son
contemporain.
D'après les renseignements dont nous venons d'indiquer
les sources, Eutrope serait né vers l'an 316 de
l'ère chrétienne, sous le règne de
Constantin. Il aurait eu 13 ans à l'époque de
la fondation de Constantinople (en 329) ; 20 ans, quand il
fut secrétaire de Constantin, sur la fin du
règne de ce prince (en 336 et 337) ; 46 ans, quand il
suivit Julien en Perse, sans doute avec un commandement (en
362) ; 57 ans, quand Valens lui retira le gouvernement de
l'Asie (en 373), après le lui avoir donné on
ignore à quelle époque ; 64 et 65 ans, lorsque
Théodose le nomma préfet du prétoire (en
380 et 381), si l'Eutrope qui vivait en ces
années-là est, en effet, notre auteur.
Eutrope assista ainsi aux derniers triomphes de l'empire
jusque sous le règne de Julien, au partage
définitif qui en fut fait sous les deux frères
Valentinien et Valens, et enfin a la grande invasion des
barbares, longtemps arrêtés sur les
frontières et à peine contenus par
Théodose. Mais il mourut sans avoir vu les derniers
coups qui furent portés à cet empire, et il put
en écrire l'histoire en le croyant
éternel.
Il paraît avoir écrit ce livre à la
prière et pour l'instruction de l'empereur d'Orient
Valens, prince entièrement dépourvu de
connaissances littéraires ; car il n'était pas
rare, à cette époque, de voir le trône
occupé par les plus ignorants ; témoin
Vétranion, qui, suivant le témoignage d'Eutrope
lui-même, ne savait pas lire. Mais Valens aimait
à s'instruire, et se plaisait à écouter
les premiers orateurs de son temps, surtout les Grecs
Thémistius et Libanius, lesquels lui parlaient en
latin, cet empereur ne sachant pas le grec, qui était
la langue d'une partie des peuples qu'il avait à
gouverner. C'est pour cette raison sans doute qu'Eutrope,
qui, comme on l'a vu, était probablement Grec
d'origine, a écrit son ouvrage en latin. Il le composa
vers la fin de l'année 369, après la victoire
de Valens sur les Goths, comme on peut l'induire de
l'épithète de Gothique qu'il donne
à ce prince, d'après quelques manuscrits.
Ce livre avait paru quand Valens appela Eutrope au
gouvernement de l'Asie, une des premières charges de
l'empire. On ne sait rien de sa conduite dans ce
gouvernement. Il en fut rappelé (en 373), comme
complice d'une conspiration formée par un certain
Théodore, secrétaire de Valens ; conspiration
qui fut le prétexte d'une horrible persécution
(Voyez la notice sur Sextus Rufus). Ammien nous apprend que
l'on mit Eutrope en jugement, mais qu'il fut renvoyé
absous, grâce au courage du philosophe Pasiphile,
à qui la torture ne put rien arracher contre lui.
Eutrope fut néanmoins dépouillé de sa
charge, et l'on en revêtit l'historien Rufus, qui se
signala dans ce gouvernement par de grandes cruautés.
L'historien Eunape dit qu'Eutrope demeura proconsul jusqu'en
l'année 379, où Théodose monta sur le
trône ; et qu'ayant alors professé le paganisme,
dont il avait toujours paru ennemi, il mourut subitement le
30 décembre de la même année.
C'est sans doute ce passage d'Eunape qui a
suggéré à un assez grand nombre de
lettrés du moyen âge l'idée de faire
d'Eutrope un chrétien. Les uns ont cru en trouver les
preuves dans son livre, tandis que les autres ont pris le
parti de les y mettre eux-mêmes. Ceux-ci ont, en effet,
glissé dans ce livre quelques mots qui en seraient
certainement un témoignage s'ils étaient de lui
; et les premiers l'ont conclu de l'endroit où il dit,
en parlant de Julien, «que ce prince persécuta
la religion chrétienne, mais sans verser de
sang». «Mais il nous semble, dit avec raison un
critique moderne, que cette manière de parler des
sentiments religieux de Julien indique moins un
chrétien qu'un homme qui regardait avec une
égale indifférence le paganisme et le
christianisme». Secrétaire de Constantin, qui
fit fermer les temples païens ; compagnon d'armes de
Julien, qui les fit rouvrir ; gouverneur de l'Asie sous
l'arien Valens, qui persécuta les catholiques et
permit de célébrer les fêtes du
paganisme, abolies par Jovien, et enfin préfet du
prétoire sous Théodose, qui les abolit de
nouveau, Eutrope dut se faire une religion accommodée
à la diversité de croyances des princes dont il
avait à se ménager la faveur.
Eutrope, qui ne fut certainement pas chrétien, ne sera
donc pas pour nous, comme pour quelques-uns de ses
biographes, le moine Eutrope, disciple de saint Augustin, ni
le prêtre dont a parlé Gennade, ni celui
à qui Sidoine Apollinaire écrivait, ni
l'évêque dont Isidore a fait mention.
Le seul ouvrage que l'on connaisse d'Eutrope est un
abrégé de l'histoire romaine en dix livres,
depuis la fondation de Rome jusqu'au règne de Jovien.
Il en promet, à la fin de cet ouvrage, un autre
«qu'il voulait écrire avec plus de soin»,
mais qui, s'il l'a fait, n'est pas parvenu jusqu'à
nous. Il en est de même de ceux que lui attribue
Suidas, sans les nommer ; d'un ouvrage de grammaire, dont
Priscien a cité un passage ; et du livre dont a
parlé Codin, comme on l'a vu plus haut.
Presque tous les savants s'accordent à louer dans
l'ouvrage d'Eutrope un style simple, clair, rapide. C'est le
plus court abrégé de l'histoire romaine, et
l'on y trouve des faits que l'on chercherait vainement
ailleurs. Bien supérieur, pour le style, à la
plupart de ses contemporains, dont le langage est parfois
barbare, et surtout aux écrivains de l'Histoire
Auguste, qu'il a eu le tort de copier quelquefois, il n'a
guère employé d'expression qui ne fût en
usage dans les meilleurs siècles de la
littérature romaine. On a pris trop
légèrement pour des négligences de style
ses répétitions, qui ont pour but de graver
plus sûrement les choses et les noms dans la
mémoire du lecteur. On sent enfin dans cet
abrégé un certain esprit philosophique, et cet
auteur a eu quelques-unes des grandes vues de
l'historien.
L'ouvrage d'Eutrope eut, de son temps, beaucoup de
succès. Jean d'Antioche, saint Jérôme et
Sextus Rufus lui ont fait plus d'un emprunt ; et il a
été aussitôt traduit en grec par Capiton,
de Lycie, auteur de plusieurs autres ouvrages, et par
Péanius, dont la traduction nous est seule parvenue.
Mais cette traduction, peu fidèle, n'est pas d'un
aussi grand secours qu'on pourrait le penser pour
éclaircir certains passages d'Eutrope et en
établir le texte.
Ce texte a été, en effet,
considérablement altéré dans le
septième siècle par un moine d'Aquilée,
appelé communément Paul Diacre, qui, non
content d'ajouter de nouveaux livres à ceux d'Eutrope,
y a retouché à tout, de manière à
le rendre tout à fait méconnaissable, et l'a
fait entrer ainsi dans une compilation intitulée
historia miscella. C'est dans cette forme que parut la
première édition d'Eutrope, à Rome, en
1471. J. B. Egnatius, professeur à Venise, a
essayé le premier de purger Eutrope des interpolations
de ce moine, dans l'édition de Suétone qu'il
donna en 1516. Ce travail a été continué
par Schoonhove, chanoine de Bruges, à l'aide d'un
manuscrit de Gand, qu'il copia tout entier de sa main
(Bâle, 1546), et par Elie Vinet, d'après un
manuscrit de Bordeaux (Poitiers, 1553). Il parut,
après cela, un grand nombre d'éditions
d'Eutrope, parmi lesquelles il faut distinguer celle de Mme
Dacier (Paris, 1683) et surtout celles d'Havercamp (Leyde,
1729, 1762) et de C. H. Tzschucke (Leipsick, 1796).
Notre traduction a été faite sur
l'édition donnée en 1828, à Leipsick,
par C. H. Weise ; édition que nous avons quelquefois
corrigée, à l'aide de celle d'Havercamp.
Les doubles numéros qui se voient en tête ou
dans le texte de quelques chapitres se rapportent à
des éditions où les chapitres ont
été distribués différemment.
Théophile Baudement, 1845