I, 4, 2

Tibérius Gracchus, se préparant à faire une révolution, consulta les auspices dans sa maison au point du jour ; leur réponse fut extrêmement défavorable. En effet, étant sorti de chez lui, il se heurta le pied assez rudement pour se luxer un orteil. Ensuite trois corbeaux, croassant à sa rencontre, détachèrent un morceau de tuile et le firent tomber devant lui. Il ne tint pas compte de ces présages et bientôt, chassé du Capitole par le grand pontife Scipion Nasica, il tomba frappé d'un fragment de banquette. (An de R. 620.)

III, 2, 17

Le courage dans la vie civile est digne aussi d'être placé à côté des exploits militaires, car cette vertu mérite la même gloire, qu'elle se manifeste dans le forum ou dans les camps. Tiberius Gracchus, pendant son tribunat, avait gagné la faveur du peuple à force de largesses et tenait la république dans l'oppression. Il ne cessait de dire publiquement qu'il fallait anéantir le sénat et que tout devait se faire par l'autorité du peuple. Les sénateurs, convoqués dans le temple de la Bonne Foi publique, délibéraient sur les mesures à prendre dans une situation si troublée. Tous étaient d'avis que le consul protégeât la république par les armes, mais Scévola déclara qu'il ne ferait rien par la violence. Alors Scipion Nasica : "Puisque, dit-il, le consul, en s'attachant aux formes légales, expose toutes les lois et l'empire à une ruine commune, moi, quoique simple particulier, je m'offre à marcher à votre tête pour exécuter votre résolution". Puis il rejeta autour de son bras gauche le pan de sa toge et, levant la main droite, il s'écria : "Que ceux qui veulent le salut de la république me suivent !" Ce mot dissipa l'hésitation des bons citoyens et Scipion Nasica fit subir à Gracchus et à sa faction criminelle le châtiment qu'il méritait. (An de R. 620.) 

IV, 4

Les plus beaux ornements d'une mère de famille, ce sont ses enfants, comme on peut le lire dans le recueil de Pomponius Rufus. Une mère de famille Campanienne, que recevait Cornélie, mère des Gracques, lui montrait ses bijoux qui étaient les plus beaux de cette époque. Cornélie la retint en prolongeant l'entretien jusqu'au retour de ses enfants de l'école. "Voici, dit-elle, mes bijoux, à moi." (Et elle avait raison de mépriser les vaines richesses.) C'est avoir tout, que de ne désirer rien : propriété d'autant mieux assurée que, si la possession des autres biens est fragile, celle de la sagesse ne subit pas les atteintes de la mauvaise fortune. Quelle raison y a-t-il de regarder la richesse comme le comble du bonheur et la pauvreté comme le dernier degré du malheur, alors que l'une, sous des dehors riants, est pleine d'amertumes secrètes et que l'autre au contraire, avec un aspect rebutant, abonde en biens solides et sûrs ?

IV, 6, 1

On avait pris dans la maison de Tib. Gracchus deux serpents, un mâle et une femelle. Gracchus, en consultant un aruspice, apprit que la mise en liberté du mâle ou de la femelle serait suivie à bref délai, selon le cas, de la mort de sa femme ou de la sienne. Il ne tint compte que de la partie de cette prédiction qui assurait la conservation de sa femme, sans considérer la sienne, et fit tuer le mâle et lâcher la femelle. Il eut le courage de se voir frapper lui-même du coup qui ôtait la vie au serpent. Je ne saurais dire s'il y eut pour Cornélie plus de bonheur à posséder un tel époux que de malheur à le perdre. (An de R. 581.) 

IV, 7, 1-2

Tib. Gracchus a passé pour un ennemi de la patrie, et non sans raison, pour avoir pensé à son pouvoir personnel plutôt qu'au salut de Rome. Néanmoins, même dans une entreprise si coupable, il ne laissa pas de rencontrer dans son ami C. Blosius de Cumes une fidélité inébranlable. Il vaut la peine de voir jusqu'où fut poussée cette vertu. Déclaré ennemi de la république, puni du dernier supplice, privé des honneurs de la sépulture, Gracchus ne perdit pas cependant l'affection de son ami. Le sénat avait chargé les consuls Rupilius et Lenas de poursuivre, conformément aux anciens usages, les complices de Gracchus. Blosius, sachant que les consuls prenaient surtout conseil de Laelius, vint le trouver pour solliciter son appui. Il faisait valoir pour excuse ses relations d'amitié avec Gracchus. "Eh quoi ! lui dit Laelius, s'il t'avait commandé de mettre le feu au temple de Jupiter très bon et très grand, aurais-tu obéi à son ordre en raison de cette intime amitié que tu allègues ?" -"Jamais, répondit-il, Gracchus n'aurait commandé cela. C'était assez dire et même trop : car il osa ainsi défendre le caractère d'un homme unanimement condamné par le sénat. Mais ce qui suit était bien plus hardi et bien plus périlleux. Devant les questions pressantes de Laelius, il ne se départit pas de sa fermeté : il répondit que, même pour cela, au moindre signe de Gracchus, il aurait obéi, Qui l'aurait tenu pour criminel, s'il n'avait rien dit ? Qui ne l'aurait même trouvé sage, s'il eût parlé selon l'intérêt du moment ? Mais Blosius ne voulut chercher à sauver sa vie, ni par un silence irréprochable, ni par un langage habile : c'est qu'il craignait de manquer, si peu que ce fût, au souvenir d'une amitié malheureuse. (An de R. 621.)
2. Dans la même famille, d'autres exemples se présentent d'une amitié aussi courageuse et aussi ferme. Alors que les projets de C. Gracchus étaient déjà ruinés, ses affaires perdues sans ressource, que toute sa conspiration faisait l'objet d'une vaste enquête et que lui-même était réduit à un complet abandon, seuls deux de ses amis, Pomponius et Laetorius, le garantirent, en le couvrant de leur corps, contre une pluie de traits qu'on jetait sur lui de tous côtés. L'un d'eux, Pomponius, pour faciliter son évasion, arrêta quelque temps par une lutte énergique, à la porte des Trois Horaces, la foule lancée à sa poursuite. Tant qu'il eut un souffle de vie, on ne put le faire reculer ; mais enfin il succomba sous le nombre des blessures. Alors seulement et en résistant encore, j'imagine, même au delà de la mort, il livra passage à la foule par-dessus son cadavre. Quant à Laetorius il se posta sur le pont de bois et jusqu'au passage de Gracchus, il en défendit l'entrée avec toute l'ardeur de son courage. Accablé enfin par le nombre, il tourna son épée contre lui-même et d'un seul élan se jeta au fond du Tibre. Sur ce pont, où Horatius Coclès avait jadis prouvé son amour pour sa patrie entière, il donna, en faveur d'un seul homme, un égal témoignage d'attachement et y ajouta le sacrifice volontaire de sa vie. (An de R. 632.)
Quels excellents soldats auraient pu avoir les deux Gracques s'ils eussent voulu marcher sur les traces de leur père et de leur aïeul maternel ! Avec quelle ardeur, avec quelle persévérance les Blosius, les Pomponius, les Laetorius n'auraient-ils pas contribué à leurs victoires et à leurs triomphes, eux qui s'associèrent si vaillamment à une entreprise insensée ! Ils suivirent sous de tristes auspices la destinée d'un ami ; mais plus leur exemple fut malheureux, mieux il atteste leur fidélité à un noble sentiment.

VI, 2, 3

Mais quoi ! Cette liberté de langage laissa-t-elle le peuple à l'abri de ses coups ? Bien s'en faut : elle dirigea également ses attaques contre lui et elle le trouva aussi patient à les endurer. C. Carbon, tribun du peuple, ce défenseur si violent de la faction des Gracques qui venait d'être anéantie, cet agitateur si ardent à exciter le feu naissant des guerres civiles, alla au-devant de Scipion l'Africain qui revenait des ruines de Numance dans tout l'éclat de la gloire ; il le prit presque à l'entrée de la ville, le conduisit à la tribune et lui demanda son sentiment sur la mort de Tib. Gracchus, dont il avait épousé la soeur. Il voulait se servir de l'influence d'un personnage si illustre pour donner un vaste accroissement à l'incendie qui venait d'éclater, ne doutant point qu'une si étroite alliance n'inspirât à l'Africain des paroles émouvantes sur la mort d'un proche parent. Mais Scipion répondit que cette mort lui paraissait juste. A ces mots l'assemblée, entraînée par la passion du tribun, poussa de violentes clameurs. "Taisez-vous, leur dit-il, vous dont l'Italie n'est point la mère." Il s'éleva des murmures. "Vous avez beau faire, dit-il alors, je ne craindrai jamais, devenus libres, ceux que j'ai amenés ici enchaînés." Deux fois, le peuple entier fut outrageusement réprimandé par un seul homme et aussitôt - tant est grand le prestige de la vertu ! - il se tut. Sa récente victoire sur Numance, celle de son père sur la Macédoine, les dépouilles enlevées par son aïeul sur Carthage abattue, deux rois, Syphax et Persée, marchant devant son char triomphal avec des chaînes au cou, fermèrent la bouche à tout le peuple assemblé. Et ce silence ne fut pas l'effet de la crainte ; mais les services des familles Aemilia et Cornélia avaient délivré Rome et l'Italie de tant d'alarmes que le peuple romain, devant la parole si libre de Scipion, ne se sentit plus libre. (An de R. 622)

VI, 8, 3

C. Gracchus, pour ne pas tomber au pouvoir de ses ennemis, tendit la tête au fer de Philocrate, son esclave, qui la lui trancha d'un seul coup et se plongea ensuite dans le coeur l'épée encore ruisselante du sang de son maître. Selon d'autres auteurs, cet esclave s'appelait Euporus ; quant à moi, je ne dispute point sur le nom, je me contente d'admirer la fidélité si énergique d'un esclave. Si son jeune maître, qui était de haute naissance, avait eu la même force de caractère, son bras aurait suffi, sans le secours d'un esclave, pour lui assurer le moyen d'échapper aux supplices qui l'attendaient. En réalité il fit par sa conduite que le cadavre de Philocrate inspirait plus d'intérêt que celui de Gracchus. (An de R. 632.)