La révolte des Mercenaires (241-238 avant JC)
[I, 15] Le traité de paix conclu et ratifié,
Amilcar conduisit l'armée du camp d'Eryce à
Lilybée, et là se démit du commandement.
Gescon, gouverneur de la ville, se chargea du soin de
renvoyer ces troupes en Afrique ; mais prévoyant ce
qui pouvait arriver, il s'avisa d'un expédient fort
sage. Il partagea ces troupes, et ne les laissa s'embarquer
que partie à partie, et par intervalles, afin de
donner aux Carthaginois le temps de les payer à mesure
qu'elles arriveraient et de les renvoyer chez elles avant que
les autres débarquassent. Les Carthaginois,
épuisés par les dépenses de la guerre
précédente, et se flattant qu'en gardant ces
mercenaires dans la ville, ils en obtiendraient quelque
grâce sur la solde qui leur était due,
reçurent et enfermèrent dans leurs murailles
tous ceux qui abordaient. Mais le désordre et la
licence régnèrent bientôt partout ; nuit
et jour on en ressentit les tristes effets. Dans la crainte
où l'on était que cette multitude de gens
ramassés ne poussât encore les choses plus loin,
on pria leurs officiers de les mener tous à Sicca, de
leur faire accepter à chacun une pièce d'or
pour les besoins les plus pressants, et d'attendre là
qu'on leur eût préparé tout l'argent
qu'on était convenu de leur donner, et que le reste de
leurs gens les eussent joints. Ces chefs consentirent
volontiers à cette retraite ; mais comme ces
étrangers voulurent laisser à Carthage tout ce
qui leur appartenait, selon qu'il s'était
pratiqué auparavant, et par la raison qu'ils devaient
y revenir bientôt pour recevoir le paiement de leur
solde, cela inquiéta les Carthaginois. Ils craignirent
que ces soldats réunis, après une longue
absence, à leurs enfants et à leurs femmes, ne
refusassent absolument de sortir de la ville, ou n'y
revinssent pour satisfaire à leur tendresse, et que
par là on ne revît les mêmes
désordres. Dans cette pensée ils les
contraignirent, malgré leurs représentations,
d'emmener avec eux à Sicca tout ce qu'ils avaient
à Carthage. Là cette multitude vivant dans une
inaction et un repos où elle ne s'était pas vue
depuis longtemps, fit impunément tout ce qu'elle
voulut, effet ordinaire de l'oisiveté, la chose du
monde que l'on doit le moins souffrir dans des troupes
étrangères, et qui est comme la première
cause des séditions. Quelques-uns d'eux
occupèrent leur loisir à supputer l'argent qui
leur était encore dû, et, augmentant la somme de
beaucoup, dirent qu'il fallait l'exiger des Carthaginois.
Tous se rappelant les promesses qu'on leur avait faites dans
les occasions périlleuses, fondaient là-dessus
de grandes espérances, et en attendaient de grands
avantages. Quand ils furent tous rassemblés, Hannon,
qui commandait pour les Carthaginois en Afrique, arrive
à Sicca ; et loin de remplir l'attente des
étrangers, il dit : que la république ne
pouvait leur tenir parole ; qu'elle était
accablée d'impôts ; qu'elle souffrait d'une
disette affreuse de toutes choses, et qu'elle leur demandait
qu'ils lui fissent remise d'une partie de ce qu'elle leur
devait. A peine avait-il cessé de parler, que cette
soldatesque se mutine et se révolte. D'abord chaque
nation s'attroupe en particulier, ensuite toutes les nations
ensemble ; le trouble, le tumulte, la confusion tels que l'on
peut s'imaginer parmi des troupes de pays et de langage
différents.
Si les Carthaginois, en prenant des soldats de toute nation,
n'ont en vue que de se faire des armées plus souples
et plus soumises, cette coutume n'est pas à
mépriser ; des troupes ainsi ramassées ne
s'ameutent pas sitôt pour s'exciter mutuellement
à la rébellion, et les chefs ont moins de peine
à s'en rendre maîtres. Mais d'un autre
côté, si l'on considère l'embarras
où l'on est quand il s'agit d'instruire, de calmer, de
désabuser ces sortes d'esprits, toutes les fois que la
colère ou la révolte les agite et les
transporte, on conviendra que cette politique est très
mal entendue. Ces troupes une fois emportées par
quelques-unes de ces passions, dépassent toutes bornes
: ce ne sont plus des hommes, ce sont des bêtes
féroces ; il n'est pas de violence qu'on n'en doive
attendre. Les Carthaginois en firent dans cette occasion une
triste expérience. Cette multitude était
composée d'Espagnols, de Gaulois, de Liguriens, de
Baléares, de Grecs de toute caste, la plupart
déserteurs et valets, et surtout d'Africains. Les
assembler en un même lieu, et là les haranguer,
cela n'était pas possible ; car comment leur faire
entendre ce que l'on avait à leur dire ? Il est
impossible qu'un général sache tant de langues
: il l'est encore plus de faire dire quatre ou cinq fois la
même chose par des interprètes. Reste donc de se
servir pour cela de leurs officiers, et c'est ce que fit
Hannon. Mais qu'arriva-t-il ? souvent ou ils n'entendaient
pas ce qu'il leur disait, ou les capitaines, après
être convenus de quelque chose avec lui, rapportaient
à leurs gens tout le contraire, les uns par ignorance,
les autres par malice. Aussi ne voyait-on qu'incertitude, que
défiance, que cabale partout. D'ailleurs ces
étrangers soupçonnaient que ce n'était
pas sans dessein que les Carthaginois, au lieu de leur
députer les chefs qui avaient été
témoins de leurs services en Sicile et auteurs des
promesses qui leur avaient été faites, leur
avaient envoyé un homme qui ne s'était
trouvé dans aucune des occasions où ils
s'étaient signalés. La conclusion fut : qu'ils
rejetèrent Hannon ; qu'ils n'ajoutèrent aucune
foi à leurs officiers particuliers, et
qu'irrités contre les Carthaginois, ils
avancèrent vers Carthage au nombre de plus de vingt
mille hommes, et prirent leurs quartiers à Tunis,
à vingt-six stades de la ville.
Ce fut alors, mais trop tard, que les Carthaginois
reconnurent les fautes qu'ils avaient faites. C'en
était déjà deux grandes de n'avoir
point, en temps de guerre, employé les troupes de la
ville, et d'avoir rassemblé en un même endroit
une si grande multitude de soldats mercenaires ; mais ils
avaient encore plus grand tort de s'être défaits
des enfants, des femmes et des effets de ces
étrangers. Tout cela leur eût tenu lieu
d'otages, et en les gardant ils auraient pu sans crainte
prendre des mesures sur ce qu'ils avaient à faire, et
amener plus facilement ces troupes à ce qu'ils en
auraient souhaité ; au lieu que dans la frayeur
où le voisinage de cette armée les jeta, pour
calmer sa fureur il fallut en passer par tout ce qu'elle
voulut. On envoyait des vivres en quantité, tels qu'il
lui plaisait, et au prix qu'elle y mettait. Le sénat
députait continuellement quelques-uns de ses membres
pour les assurer qu'ils n'avaient qu'à demander, qu'on
était prêt à tout faire pour eux, pourvu
que ce qu'ils demanderaient fût possible.
L'épouvante dont ils sentirent les Carthaginois
frappés accrut leur audace et leur insolence à
un point que, chaque jour, ils imaginaient quelque chose de
nouveau, persuadés d'ailleurs qu'après les
exploits militaires qu'ils avaient faits en Sicile, ni les
Carthaginois, ni aucun peuple du monde, n'oseraient se
présenter en armes devant eux. Dans cette confiance,
quand on leur eut accordé leur solde, ils voulurent
qu'on leur remboursât le prix des chevaux qui avaient
été tués ; après cela, qu'on leur
payât les vivres, qui leur étaient dus depuis
longtemps, au prix qu'ils se vendaient pendant la guerre, qui
était un prix exorbitant : c'était tous les
jours nouvelles exactions de la part des brouillons et des
séditieux dont cette populace était remplie, et
nouvelles exactions auxquelles la république ne
pouvait satisfaire. Enfin, les Carthaginois promettant de
faire pour eux tout ce qui serait en leur pouvoir, on convint
de s'en rapporter sur la contestation à un des
officiers-généraux qui avaient
été en Sicile.
Amilcar était un de ceux sous qui ils avaient servi
dans cette île ; mais il leur était suspect
parce que n'étant pas venu les trouver comme
député, et s'étant, suivant eux,
volontairement démis du commandement, il était
en partie cause qu'on avait si peu d'égards pour eux.
Gescon était tout-à-fait à leur
gré. Outre qu'il avait commandé en Sicile, il
avait toujours pris leurs intérêts à
coeur, mais surtout lorsqu'il fut question de les renvoyer.
Ce fut donc lui qu'ils prirent pour arbitre du
différend. Gescon se fournit d'argent, se met en mer
et débarque à Tunis. D'abord il s'adresse aux
chefs ; ensuite il fait des assemblées par nation ; il
réprimande sur le passé, il admoneste sur le
présent, mais il insiste particulièrement sur
l'avenir, les exhortant à ne pas se départir de
l'amitié qu'ils devaient avoir pour les Carthaginois,
à la solde desquels ils portaient depuis longtemps les
armes. Il se disposait, enfin, à acquitter les dettes,
et à en faire le paiement par nation, lorsqu'un
certain Campanien, nommé Spendius, autrefois esclave
chez les Romains, homme fort et hardi jusqu'à la
témérité, craignant que son
maître, qui le cherchait, ne l'attrapât, et ne
lui fît souffrir les supplices et la mort qu'il
méritait selon les lois romaines, dit et fit tout ce
qu'il put pour enpêcher l'accommodement. Un certain
Mathos, Africain, s'était joint à lui.
C'était un homme libre à la
vérité, et qui avait servi dans l'armée
; mais comme il avait été un des principaux
auteurs des troubles passés, de crainte d'être
puni et de son crime et de celui où il avait
engagé les autres, il était entré dans
les vues de Spendius, et, tirant à part les Africains,
leur faisait entendre : qu'aussitôt que les autres
nations auraient été payées, et se
seraient retirées, les Carthaginois devaient
éclater contre eux, et les punir de manière
à épouvanter tous leurs compatriotes.
Là-dessus les esprits s'échauffent et
s'irritent. Comme Gescon ne payait que la solde, et remettait
à un autre temps le paiement des vivres et des
chevaux, sur ce prétexte frivole ils s'assemblent en
tumulte. Spendius et Mathos se déchaînent contre
Gescon et les Carthaginois. Les Africains n'ont d'oreilles et
d'attention que pour eux. Si quelqu'autre se présente
pour leur donner conseil, ayant que d'entendre si c'est pour
ou contre Spendius, sur-le-champ ils l'accablent de pierres.
Quantité d'officiers, et un grand nombre de
particuliers, perdirent la vie dans ces cohues, où il
n'y avait que le mot : frappe ! que toutes les nations
entendissent, parce qu'elles frappaient sans cesse, et
surtout lorsque, pleines de vin, elles s'assemblaient
après dîner ; car alors, dès que
quelqu'un avait dit le mot fatal : frappe ! on frappait de
tous côtés si brusquement, que quiconque y
était venu était tué sans pouvoir
échapper. Ces violences éloignant d'eux tout le
monde, mirent à leur tête Mathos et
Spendius.
Gescon, au milieu de ce tumulte, demeurait
inébranlable : plein de zèle pour les
intérêts de sa patrie, et prévoyant que
la fureur de ces séditieux la menaçait d'une
ruine entière, il leur tenait tête, même
au péril de sa vie. Tantôt il s'adressait aux
chefs, tantôt il assemblait chaque nation en
particulier, et tâchait de l'apaiser. Mais les
Africains étant venus demander avec hauteur les vivres
qu'ils prétendaient leur être dus, pour
châtier leur insolence il leur dit d'aller les demander
à Mathos. Cette réponse les piqua tellement,
qu'à peine l'eurent-ils entendue ils se
jetèrent sur l'argent qui avait été
apporté, sur Gescon et sur les Carthaginois qui
l'accompagnaient. Mathos et Spendius, persuadés que la
guerre ne manquerait pas de s'allumer s'il se commettait
quelque attentat éclatant, irritaient encore cette
populace téméraire. L'équipage et
l'argent des Carthaginois furent pillés ; Gescon et
ses gens liés ignominieusement et jetés dans un
cachot ; la guerre hautement déclarée contre
les Carthaginois, et le droit des gens violé par la
plus impie de toutes les conspirations. Tel fut le
commencement de la guerre contre les étrangers, et
qu'on appelle aussi la guerre d'Afrique.
Mathos, après cet exploit, dépêcha de ses
gens aux villes d'Afrique pour les porter à recouvrer
leur liberté, à lui envoyer des secours, et
à se joindre à lui. Presque tous les Africains
entrèrent dans cette révolte. On envoya des
vivres et des troupes, qui se partagèrent les
opérations. Une partie mit le siège devant
Utique, et l'autre devant Hippone-Zaryte, parce que ces deux
villes n'avaient pas voulu prendre part à leur
rébellion. Une guerre si peu attendue, chagrina
extrêmement les Carthaginois. A la vérité
ils n'avaient besoin que de leur territoire pour les
nécessités de la vie ; mais les
préparatifs de guerre et les grandes provisions ne se
faisaient que sur les revenus qu'ils tiraient de l'Afrique :
outre qu'ils étaient accoutumés à ne
faire la guerre qu'avec des troupes étrangères.
Tous ces secours non seulement leur manquaient alors, mais se
tournaient contre eux. La paix faite, ils se flattaient de
respirer un peu, et de se délasser des travaux
continuels que la guerre de Sicile leur avait fait essuyer,
et ils en voyaient s'élever une autre plus grande et
plus formidable que la première. Dans celle-là
ce n'était que la Sicile qu'ils avaient
disputée aux Romains ; mais celle-ci était une
guerre civile, où il ne s'agissait de rien moins que
de leur propre salut et de celui de la patrie. Outre cela
point d'armes, point d'armée navale, point de
vaisseaux, point de munitions, point d'amis ou
d'alliés dont ils pussent le moins du monde
espérer du secours. Ils sentirent alors combien une
guerre intérieure est plus fâcheuse qu'une
guerre qui se fait au loin et delà la mer. Et la cause
principale de tous ces malheurs, c'étaient
eux-mêmes. Dans la guerre précédente ils
avaient traité les Africains avec la dernière
dureté : exigeant des gens de la campagne, sur des
prétextes qui n'avaient que l'apparence de la raison,
la moitié de tous les revenus, et des habitants des
villes une fois plus d'impôts qu'ils n'en payaient
auparavant, sans faire quartier ni grâce à
aucun, quelque pauvre qu'il fût. Entre les intendants
des provinces ce n'était pas de ceux qui se
conduisaient avec douceur et avec humanité, qu'ils
faisaient le plus de cas ; mais de ceux qui leur amassaient
le plus de vivres et de munitions, et auprès de qui
l'on trouvait le moins d'accès et d'indulgence.
Hannon par exemple, était un homme de leur goût.
Des peuples ainsi maltraités n'avaient pas besoin
qu'on les portât à la révolte,
c'était assez qu'on leur en annoncât une pour
s'y joindre. Les femmes mêmes, qui jusqu'alors avaient
vu sans émotion traîner leurs maris et leurs
pareils en prison pour le paiement des impôts, avant
fait serment entre elles dans chaque ville de ne rien cacher
de leurs effets, se firent un plaisir d'employer à la
solde des troupes tout ce qu'elles avaient de meubles et de
parures, et par là fournirent à Mathos et
à Spendius des sommes si abondantes, que non seulement
ils payèrent aux soldats étrangers le reste de
la solde qu'ils leur avaient promise pour les engager dans
leur révolte, mais qu'ils eurent de quoi soutenir les
frais de la guerre sans discontinuation. Tant il est vrai
que, pour bien gouverner, il ne faut pas se borner au
présent, mais qu'on doit porter aussi ses vues sur
l'avenir, et y faire même plus d'attention.
Malgré des conjonctures si fâcheuses, les
Carthaginois ayant choisi pour chef Hannon, qui leur avait
déjà auparavant soumis cette partie de
l'Afrique qui est vers Hecatontapyle, ils assemblèrent
des étrangers, firent prendre les armes aux citoyens
qui avaient l'âge compétent, exercèrent
la cavalerie de la ville et équipèrent ce qu'il
leur restait de galères à trois et à
cinq rangs, et de plus grandes barques. Mathos, de son
côté, ayant reçu des Africains soixante
dix mille hommes, et en ayant fait deux corps, poussait
paisiblement ses deux sièges. Le camp qu'il avait
à Tunis était aussi en sûreté ; et
par ces deux postes il coupait aux Carthaginois toute
communication avec l'Afrique extérieure ; car la ville
de Carthage s'avance dans le golfe, et forme une
espèce de péninsule, environnée presque
tout entière, partie par la mer et partie par un lac.
L'isthme qui la joint à l'Afrique, est large d'environ
vingt-cinq stades. Utique est située vers le
côté de la ville qui regarde la mer ; de l'autre
côté sur le lac est Tunis. De ces deux postes,
les étrangers resserraient les Carthaginois dans leurs
murailles, et les y harcelaient sans cesse. Tantôt de
jour, tantôt de nuit, ils venaient jusqu'au pied des
murs, et par là répandaient la terreur parmi
les habitants.
Hannon pendant ce temps-là s'appliquait sans
relâche à amasser des munitions. C'était
là tout son talent. A la tête d'une armée
ce n'était rien. Nulle présence d'esprit pour
saisir les occasions, nulle expérience, nulle
capacité pour les grandes affaires. Quand il se
prépara à secourir Utique, il avait un si grand
nombre d'éléphants que les ennemis se croyaient
perdus ; il en avait au moins cent. Les commencements de
cette expédition furent très heureux; mais il
en profita si mal, qu'il pensa perdre ceux au secours
desquels il était venu. Il avait fait apporter de
Carthage des catapultes, des traits, en un mot tous les
préparatifs d'un siège ; et étant
campé devant Utique, il entreprit d'attaquer les
retranchements des ennemis. Les éléphants
s'étant jetés dans le camp avec
impétuosité, les assiégeants, qui n'en
purent soutenir le choc, sortirent tous, la plupart
blessés à mort. Ce qui échappa, se
retira vers une colline escarpée et couverte d'arbres.
Hannon, accoutumé à faire la guerre à
des Numides et à des Africains, qui au premier
échec prennent la fuite et s'éloignent de deux
et trois journées, crut avoir pleine victoire, et que
les ennemis ne s'en relèveraient jamais. Sur cette
pensée il ne songea plus ni à ses soldats, ni
à la défense de son camp. Il entra dans la
ville, et ne pensa plus qu'à se bien traiter. Les
étrangers réfugiés sur la colline
étaient de ces soldats formés par Amilcar aux
entreprises hardies, et qui avaient appris dans la guerre de
Sicile tantôt à reculer, tantôt, faisant
volte-face, à retourner à la charge et à
faire cette manoeuvre plusieurs fois en un même jour.
Ces soldats voyant que le général carthaginois
s'était retiré dans la ville, et que les
troupes, contentes de leur premier succès,
s'écartaient nonchalamment de leur camp, ils fondirent
en rangs serrés sur le retranchement, firent main
basse sur grand nombre de soldats, forcèrent les
autres à fuir honteusement sous les murs et les portes
de la ville, et s'emparèrent de tous les
équipages, de tous les préparatifs, et de
toutes les provisions que Hannon avait fait venir de
Carthage. Ce ne fut pas la seule affaire où ce
général fit paraître son
incapacité. Peu de jours après il était
auprès de Gorza ; les ennemis vinrent se camper proche
de lui : l'occasion se présenta de les défaire
deux fois en bataille rangée, et deux fois, par
surprise, il la laissa échapper sans que l'on
pût dire pourquoi.
Les Carthaginois se lassèrent enfin de ce maladroit
officier, et mirent Amilcar à place. Ils lui firent
une armée composée de soixante-dix
éléphants, de tout ce que l'on avait
amassé d'étrangers, des déserteurs des
ennemis, de la cavalerie et de l'infanterie de la ville ; ce
qui montait environ à dix mille hommes. Dès sa
première action il étourdit si fort les
ennemis, que les armes leur tombèrent des mains, et
qu'ils levèrent le siège d'Utique. Aussi cette
action était-elle digne des premiers exploits de ce
capitaine, et de ce que sa patrie attendait de lui. En voici
le détail.
Sur le col qui joint Carthage à l'Afrique sont
répandues çà et là des collines
fort difficiles à franchir, et entre lesquelles on a
pratiqué des chemins qui conduisent dans les terres.
Quelques forts que fussent déjà tous ces
passages par la disposition des collines, Mathos les faisait
encore garder exactement ; outre que le Macar, fleuve
profond, qui n'est guéable presque nulle part, et sur
lequel il n'y a qu'un seul pont, ferme en certains endroits
l'entrée de la campagne à ceux qui sortent de
Carthage. Ce pont même était gardé et on
y avait bâti une ville : de sorte que non seulement une
armée, mais même un homme seul pouvait à
peine passer dans les terres sans être vu des ennemis.
Amilcar, après avoir essayé tous les moyens de
vaincre ces obstacles, s'avisa enfin d'un expédient.
Ayant pris garde que lorsque certains vents viennent à
s'élever, l'embouchure du Macar se couvre de sable, et
qu'il s'y forme comme une espèce de banc, il dispose
tout pour le départ de l'armée, sans rien dire
de son dessein à personne ; ces vents soufflent ; il
part la nuit, et se trouve au point du jour à l'autre
côté du fleuve, sans avoir été
aperçu, au grand étonnement et des ennemis et
des assiégés. Il traverse ensuite la plaine et
marche droit à la garde du pont. Spendius vient au
devant de lui ; et environ dix mille hommes de la ville
bâtie auprès du pont s'étant joints aux
quinze mille d'Utique, ces deux corps se disposent à
se soutenir l'un l'autre. Lorsqu'ils furent en
présence, les étrangers, croyant les
Carthaginois enveloppés, s'exhortent, s'encouragent et
en viennent aux mains. Amilcar s'avance vers eux, ayant
à la première ligne les
éléphants, derrière eux la cavalerie
avec les armés à la légère, et
à la troisième ligne les hommes pesamment
armés. Mais les ennemis fondant avec
précipitation sur lui, il change la disposition de son
armée, fait aller ceux de la tête à la
queue, et ayant fait venir des deux côtés ceux
qui étaient à la troisième ligne, il les
oppose aux ennemis. Les Africains et les étrangers
s'imaginent que c'est par crainte qu'ils reculent ; ils
quittent leur rang, courent sur eux, et chargent vivement.
Mais dès que la cavalerie eut fait volte-face, qu'elle
se fut approchée des soldats pesamment armés,
et eut couvert tout le reste des troupes ; alors les
Africains qui combattaient épars et sans ordre,
effrayés de ce mouvement extraordinaire, quittent
prise d'abord et prennent la fuite. Ils tombent sur ceux qui
les suivaient, ils y jettent la consternation et les
entraînent ainsi à leur perte. On met à
leur poursuite la cavalerie et les éléphants,
qui en écrasent sous leurs pieds la plus grande
partie. Il périt dans ce combat environ six mille
hommes, tant Africains qu'étrangers, et on fit deux
mille prisonniers. Le reste se sauva, partie dans la ville
bâtie au bout du pont, partie au camp d'Utique.
Amilcar, après cet heureux succès, poursuit les
ennemis. Il prend d'emblée la ville où les
ennemis s'étaient réfugiés, et qu'ils
avaient ensuite abandonnée pour se retirer à
Tunis. Battant ensuite le pays, il se soumit les villes, les
unes par composition, les autres par force. Ces
progrès dissipèrent la crainte des
Carthaginois, qui commencèrent pour lors à
avoir un peu moins mauvaise opinion de leurs affaires.
[17] Pour Mathos, il continuait toujours le siège
d'Hippone, conseillant à Autarite, chef des Gaulois,
et à Spendius de serrer toujours les ennemis,
d'éviter les plaines à cause du nombre de leurs
chevaux et de leurs éléphants, de côtoyer
le pied des montagnes, et de les attaquer toutes les fois
qu'ils les verraient dans quelque embarras. Dans cette vue il
envoya chez les Numides et chez les Africains, pour les
engager à secourir ces deux chefs, et à ne pas
manquer l'occasion de secouer le joug que les Carthaginois
leur imposaient. Spendius de son côté, à
la tête de six mille hommes tirés des
différentes nations qui étaient à Tunis,
et de deux mille Gaulois commandés par Autarite, les
seuls qui étaient restés àce chef
après la désertion de ceux qui s'étaient
rangés sous les enseignes des Romains au camp d'Eryce,
Spendius, dis-je, selon le conseil de Mathos, côtoyait
toujours de près les Carthaginois en suivant le pied
des montagnes. Un jour qu'Amilcar était campé
dans une plaine environnée de montagnes, le secours
qu'envoyaient les Numides et les Africains vint joindre
l'armée de Spendius ; le général de
Carthage se trouva fort embarrassé, ayant en
tête les Africains, les Numides en queue, et en flanc
l'armée de Spendius : car comment se tirer de ce
mauvais pas ?
Il y avait alors dans l'armée de Spendius un certain
Numide nommé Naravase, homme des plus illustres de sa
nation, et plein d'ardeur militaire ; qui avait
hérité de son père de beaucoup
d'inclination pour les Carthaginois, mais qui leur
était encore beaucoup plus attaché, depuis
qu'il avait connu le mérite d'Amilcar. Croyant que
l'occasion était belle de se gagner l'amitié de
ce peuple, il vient au camp, ayant avec lui environ cent
Numides. Il approche des retranchements, et reste là
sans crainte, et faisant signe de la main. Amilcar surpris
lui envoie un cavalier. Il dit qu'il demandait une
conférence avec ce général. Comme
celui-ci hésitait et avait peine à se fier
à cet aventurier, Naravase donne son cheval et ses
armes à ceux qui l'accompagnaient, et entre dans le
camp, tête levée et avec un air d'assurance
à étonner tous ceux qui le regardaient. On le
reçut néanmoins, et on le conduisit à
Amilcar : il lui dit qu'il voulait du bien à tous les
Carthaginois en général, mais qu'il souhaitait
surtout d'être ami d'Amilcar ; qu'il n'était
venu que pour lier amitié avec lui, disposé de
son côté à entrer dans toutes ses vues et
à partager tous ses travaux. Ce discours joint
à la confiance et à l'ingénuité
avec laquelle ce jeune homme parlait, donna tant de joie
à Amilcar, que non seulement il voulut bien l'associer
à ses actions, mais qu'il lui fit serment de lui
donner sa fille en mariage, pourvu qu'il demeurât
fidèle aux Carthaginois.
L'alliance faite, Naravase vint, amenant avec lui environ
deux mille Numides qu'il commandait. Avec ce secours Amilcar
met son armée en bataille ; Spendius s'était
aussi joint aux Africains pour combattre et était
descendu dans la plaine. On en vient aux mains. Le combat fut
opiniâtre, mais Amilcar eut le dessus. Les
éléphants se signalèrent dans cette
occasion, mais Naravase s'y distingua plus que personne.
Autarite et Spendius prirent la fuite. Dix mille des ennemis
restèrent sur le champ de bataille, et on fit quatre
mille prisonniers. Après cette action, ceux des
prisonniers qui voulurent prendre parti dans l'armée
des Carthaginois, y furent bien reçus, et on les
revêtit des armes qu'on avait pris sur Ies ennemis.
Pour ceux qui ne le voulurent pas, Amilcar les avant
assemblés, leur dit : qu'il leur pardonnait toutes les
fautes passées, et que chacun d'eux pouvait se retirer
où bon lui semblerait ; mais que si dans la suite on
en prenait quelqu'un portant armes offensives contre les
Carthaginois, il n'y aurait aucune grâce à
espérer pour lui.
Vers ce même temps, les étrangers qui gardaient
l'île de Sardaigne, imitant Mathos et Spendius, se
révoltèrent contre les Carthaginois qui y
étaient, et ayant enfermé dans la citadelle
Bostar chef des troupes auxiliaires, ils le tuèrent,
lui et tout ce qu'il y avait de ses concitoyens. Les
Carthaginois jetèrent encor les yeux sur Hannon, et
l'envoyèrent là avec une armée ; mais
ses propres troupes l'abandonnèrent pour se tourner du
côté des rebelles qui se saisirent ensuite de sa
personne et l'attachèrent à une croix. On
inventa aussi de nouveaux supplices contre tous les
Carthaginois qui étaient dans l'île, il n'y en
eut pas un d'épargné. Après cela on prit
les villes, on envahit toute l'île, jusqu'à ce
qu'une sédition s'étant élevée,
les naturels du pays chassèrent tous ces
étrangers, et les obligèrent à se
retirer en Italie. C'est ainsi que les Carthaginois perdirent
la Sardaigne, île, de l'aveu de tout le monde,
très considérable par sa grandeur, par la
quantité d'hommes dont elle est peuplée et par
sa fertilité. Nous n'en dirons rien davantage, nous ne
ferions que répéter ce que d'autres ont dit
avant nous.
Mathos, Spendius et Aularite voyant l'humanité dont
Amilcar usait envers les prisonniers, craignirent que les
Africains et les étrangers, gagnés par cet
attrait, ne courussent chercher l'impunité qui leur
était offerte ; ils tinrent conseil pour chercher
ensemble par quel nouvel attentat ils pourraient mettre le
comble à la rébellion : le résultat fut
qu'on les convoquerait tous, et que l'on ferait entrer dans
l'assemblée un messager comme apportant de Sardaigne
une lettre de la part des gens de la même faction qui
étaient dans cette île. La chose fut
exécutée, et la lettre portait : qu'ils
observassent de près Gescon et tous ceux qu'il
commandait, et contre qui ils s' étaient
révoltés à Tunis ; qu'il y avait dans
l'armée des pratiques secrètes en faveur des
Carthaginois. Sur cette nouvelle prétendue, Spendius
recommande à ces nations de ne pas se laisser
éblouir à la douceur qu'Amilcar avait eue pour
les prisonniers : qu'en les renvoyant son but n'était
pas de les sauver, mais de se rendre par là
maître de ceux qui restaient, et de les envelopper tous
dans la même punition dès qu'il les aurait en sa
puissance ; qu'ils gardassent bien de renvoyer Gescon ; que
serait une honte pour eux de lâcher un homme de cette
importance et de ce mérite ; qu'en le laissant aller
ils se feraient un très grand tort, puisqu'il ne
manquerait pas de se tourner contre eux, et de devenir leur
plus grand ennemi. Il parlait encore, lorsqu'un autre
messager, comme arrivant de Tunis, apporta une lettre
semblable à la première. Sur quoi Autarite
prenant la parole, dit : qu'il n'y avait pas d'autre moyen de
rétablir les affaires, que de ne jamais plus rien
espérer des Carthaginois ; que quiconque attendrait
quelque chose de leur amitié, ne pouvait avoir qu'une
alliance feinte avec les étrangers ; qu'ainsi il les
priait de n'avoir d'oreilles, d'attention ni de confiance que
pour ceux qui les porteraient aux dernières violences
contre les Carthaginois, et de regarder comme traîtres
et comme ennemis tous ceux qui leur inspireraient des
sentiments contraires ; que son avis était que l'on
fît mourir, dans les plus honteux supplices, Gescon,
tous ceux qui avaient été pris, et tous ceux
que l'on prendrait dans la suite sur les Carthaginois. Cet
Autarite avait dans les conseils un très grand
avantage, parce qu'ayant appris par un long commerce avec les
soldats, à parler phénicien, la plupart de ces
étrangers entendaient ses discours ; car la longueur
de cette guerre avait rendu le phénicien si commun,
que les soldats, pour l'ordinaire, en se saluant, ne se
servaient pas d'autre langue. Il fut donc loué tout
d'une voix, et il se retira comblé d'éloges.
Vinrent ensuite des individus de chaque nation, lesquels, par
reconnaissance pour les bienfaits qu'ils avaient reçus
de Gescon, demandaient qu'on lui fit grâce au moins des
supplices. Comme ils parlaient tous ensemble et chacun en sa
langue, on n'entendit rien de ce qu'ils disaient : mais
dès qu'on commença à entrevoir qu'ils
priaient qu'on épargnât les supplices à
Gescon, et que quelqu'un de l'assemblée eut
crié, frappe ! frappe !ces malheureux furent
assommés à coups de pierres, et emportés
par leurs proches comme des gens qui auraient
été égorgés par des bêtes
féroces. Les soldats de Spendius se jettent ensuite
sur ceux de Gescon, qui étaient au nombre d'environ
sept cents. On les mène hors des retranchements ; on
les conduit à la tête du camp, où d'abord
on leur coupe les mains en commençant par Gescon , cet
homme qu'ils mettaient peu de temps auparavant au dessus de
tous les Carthaginois, qu'ils reconnaissaient avoir
été leur protecteur, qu'ils avaient pris pour
arbitre de leurs différends ; et après leur
avoir coupé les oreilles, rompu et brisé les
jambes, on les jeta tout vifs dans une fosse. Cette nouvelle
pénétra de douleur les Carthaginois : ils
envoyérent ordre à Amilcar et à Hannon
de courir au secours et à la vengeance de ceux qui
avaient été si cruellement massacrés.
Ils dépèchèrent encore des
hérauts d'armes pour demander à ces impies les
corps morts. Mais loin de livrer ces corps, ils
menacèrent que les premiers députés ou
hérauts d'armes qu'on leur enverrait, seraient
traités comme l'avait été Gescon. En
effet, cette résolution passa ensuite en loi, qui
portait que : tout Carthaginois que l'on prendrait, perdrait
la vie dans les supplices, et que tout allié des
Carthaginois leur serait renvoyé les mains
coupées ; et cette loi fut toujours observée
à la rigueur.
Après cela, n'est-il pas vrai de dire que si le corps
humain est sujet à certains maux qui s'irritent
quelquefois jusqu'à devenir incurables, l'âme en
est encore beaucoup plus susceptible ? Comme dans le corps il
se forme des ulcères que les remèdes enveniment
et dont les remèdes ne font que hâter les
progrès, et qui, d'un autre côté,
laissés à eux-mêmes, ne cessent de ronger
les parties voisines jusqu'à ce qu'il ne reste plus
rien à dévorer : de même, dans
l'âme, il s'éléve certaines vapeurs
malignes, il s'y glisse certaine corruption, qui porte les
hommes à des excès dont on ne voit pas
d'exemple parmi les animaux les plus féroces. Leur
faites-vous quelque grâce ? les traitez-vous avec
douceur ? C'est piège et artifice, c'est ruse pour les
tromper. Ils se défient de vous, et vous haïssent
d'autant plus, que vous faites plus d'efforts pour les
gagner. Si l'on se raidit contre eux, et que l'on oppose
violence à violence, il n'est point de crimes, point
d'attentats, dont ils ne soient capables de se souiller ; ils
font gloire de leur audace, et la fureur les transporte
jusqu'à leur faire perdre tout sentiment
d'humanité. Les moeurs déréglées
et la mauvaise éducation ont sans doute grande part
à ces horribles désordres ; mais bien des
choses contribuent encore à produire dans l'homme
cette disposition. Ce qui semble y contribuer davantage, ce
sont les mauvais traitements et l'avarice des chefs. Nous en
avons un triste exemple dans ce qui s'est passé
pendant tout le cours de la guerre des étrangers, et
dans la conduite des Carthaginois à leur
égard.
[18] Amilcar ne sachant plus comment réprimer l'audace
effrénée de ses ennemis, se persuada qu'il n'en
viendrait à bout, qu'en joignant ensemble les deux
armées que les Carthaginois avaient en campagne, et
qu'en exterminant entièrement ces rebelles. C'est
pourquoi, ayant fait venir Hannon, tous ceux qui
s'opposèrent à ses armes furent passés
au fil de l'épée, et il fit jeter aux
bêtes tous ceux qu'on lui amenait prisonniers. Les
affaires des Carthaginois commençaient à
prendre un meilleur train, lorsque par un revers de fortune
étonnant, elles retombèrent dans le premier
état. Les généraux furent à peine
réunis, qu'ils se brouillèrent ensemble ; et
cela alla si loin que non seulement ils perdirent des
occasions favorables de battre l'ennemi, mais qu'ils lui
donnèrent souvent prise sur eux. Sur la nouvelle de
ces dissensions, les magistrats en éloignèrent
un, et ne laissèrent que celui que l'armée
aurait choisi. Outre cela les convois qui venaient des
endroits qu'ils appellent les Emporées, et sur
lesquels ils faisaient beaucoup de fond, tant pour les vivres
pour que les autres munitions, furent tous submergés
par une tempête ; outre qu'alors l'île de
Sardaigne, dont ils tiraient de grands secours,
s'était soustraite à leur domination. Et ce qui
fut le plus fâcheux, c'est que les habitans
d'Hippone-Zaryte et d'Utique, qui seuls des peuples d'Afrique
avaient soutenu cette guerre avec vigueur, qui avaient tenu
ferme du temps d'Agathocles et de l'irruption des Romains et
n'avaient jamais pris de résolution contraire aux
intérêts des Carthaginois, non seulement les
abandonnèrent alors et se jetèrent dans le
parti des Africains, mais encore conçurent pour
ceux-ci autant d'amitié et de confiance que de haine
et d'aversion pour les autres. Ils tuèrent et
précipitèrent du haut de leurs murailles
environ cinq cents hommes qu'on avait envoyés à
leur secours ; ils firent le même traitement au chef,
livrèrent la ville aux Africains, et ne voulurent
jamais permettre aux Carthaginois, quelque instance qu'ils
leur en fissent, d'enterrer leurs morts.
Mathos et Spendius, après ces
événements, portèrent leur ambition
jusqu'à vouloir mettre le siège devant Carthage
même. Amilcar s'associa alors dans le commandement
Annibal, que le sénat avait envoyé à
l'armée, après que Hannon en eût
été éloigné par les soldats
à cause de la mésintelligence qu'il y avait
entre les généraux. Il prit encore avec soi
Naravase, et accompagné de ces deux capitaines, il bat
la campagne pour couper les vivres à Mathos et
à Spendius. Dans cette expédition, comme dans
bien d'autres , Naravase lui fut d'une extrême
utilité. Tel était l'état des affaires
par rapport aux armées de dehors.
Les Carthaginois serrés de tous les cpotés,
furent obligés d'avoir recours aux villes
alliées. Hiéron, qui avait toujours l'oeil au
guet pendant cette guerre, leur accordait tout ce qu'ils
demandaient de lui. Mais il redoubla de soins dans cette
occasion, voyant bien que, pour se maintenir en Sicile et se
conserver l'amitié des Romains, il était de son
intérêt que les Carthaginois eussent le dessus,
de peur que les étrangers prévalant ne
trouvassent plus d'obstacles à l'exécution de
leurs projets, en quoi l'on doit remarquer sa sagesse et sa
prudence ; car c'est une maxime qui n'est pas à
négliger de ne pas laisser croître une puissance
jusqu'au point qu'on ne lui puisse contester les choses
même qui nous appartiennent de droit.
Pour les Romains, exacts observateurs du traité qu'ils
avaient fait avec les Carthaginis, ils leur donnèrent
tous les secours qu'ils pouvaient souhaiter, quoique d'abord
ces états eussent eu quelques
démêlés ensemble, sur ce que les
Carthaginois avaient traité comme ennemis ceux qui
passant d'Italie en Afrique portaient des vivres à
leurs ennemis, et ils en avaient mis environ cinq cents en
prison. Ces hostilités avaient fort déplu aux
Romains. Cependant comme les Carthaginois rendirent de bonne
grâce ces prisonniers aux députés qu'on
leur avait envoyés, ils gagnèrent tellement
l'amitié des Romains, que ceux-ci, par reconnaissance,
leur remirent tous les prisonniers qu'ils avaient faits sur
eux dans la guerre de Sicile, et qui leur étaient
restés. Depuis ce temps-là les Romains se
portèrent d'eux-mêmes à leur accorder
tout ce qu'ils demandaient. Ils permirent à leurs
marchands de leur porter les provisions nécessaires,
et défendirent d'en porter à leurs ennemis.
Quoique les étrangers révoltés en
Sardaigne les appelassent dans cette île, ils n'en
voulurent rien faire ; et ils demeurèrent
fidèles au traité, jusqu'à refuser ceux
d'Utique pour sujets, quoiqu'ils vinssent d'eux-mêmes
se soumettre à leur domination. Tous ces secours
mirent les Carthaginois en état de défendre
leur ville contre les efforts de Mathos et de Spendius, qui
d'ailleurs étaient là aussi
assiégés pour le moins qu'assiégeants ;
car Amilcar les réduisait à une si grande
disette de vivres, qu'ils furent obligés de lever le
siège.
Peu de temps après, ces deux chefs des rebelles ayant
assemblé l'élite des étrangers et des
Africains, entre lesquels était Zarxas et le corps
qu'il commandait, ce qui faisait en tout cinquante mille
hommes, ils résolurent de se remettre en campagne, de
serrer l'ennemi partout où il irait, et de l'observer.
Ils évitaient les plaines, de peur des
éléphants et de la cavalerie de Naravase ; mais
ils tâchaient de gagner les premiers les lieux montueux
et les défilés. Ils ne cédaient aux
Carthaginois ni en projets, ni en hardiesse, quoique faute de
savoir la guerre ils fussent souvent vaincus. On vit alors
d'une manière bien sensible combien une
expérience, fondée sur la science de commander,
l'emporte sur une aveugle et brutale pratique de la guerre.
Amilcar, tantôt attirait une partie de leur
armée à l'écart, et comme un habile
joueur, l'enfermait de tous côtés et la mettait
en pièces ; tantôt, faisant semblant d'en
vouloir à toute l'armée, il conduisait les uns
dans des embuscades qu'ils ne prévoyaient point, et
tombait sur les autres, de jour ou de nuit, lorsqu'ils s'y
attendaient le moins, et jetait aux bêtes tout ce qu'il
faisait sur eux de prisonniers. Un jour enfin que l'on ne
pensait point à lui, s'étant venu camper proche
des étrangers, dans un lieu fort commode pour lui et
fort désavantageux pour eux, il les serra de si
près que, n'osant combattre et ne pouvant fuir
à cause d'un fossé et d'un retranchement dont
il les avait enfermés de tous côtés, ils
furent contraints, tant la famine était grande dans
leur camp, de se manger les uns les autres, Dieu punissant
par un supplice égal l'impie et barbare traitement
qu'ils avaient fait à leurs semblables. Quoiqu'ils
n'osassent ni donner bataille, parce qu'ils voyaient leur
défaite assurée et la punition dont elle ne
manquerait pas d'être suivie, ni parler de composition,
à cause des crimes qu'ils avaient à se
reprocher, ils soutinrent cependant encore quelque temps la
disette affreuse où ils étaient, dans
l'espérance qu'ils recevraient de Tunis les secours
que leurs chefs leur promettaient. Mais enfin n'ayant plus ni
prisonniers, ni esclaves à manger, rien n'arrivant de
Tunis, et la multitude commençant à menacer les
chefs, Autarite, Zarxas et Spendius prirent le parti d'aller
se rendre aux ennemis, et de traiter de la paix avec Amilcar.
Ils dépêchèrent un héraut pour
avoir un sauf-conduit, et étant venus trouver les
Carthaginois, Amilcar fit avec eux ce traité :
«Que les Carthaginois choisiraient d'entre les ennemis
ceux qu'ils jugeraient à propos, au nombre de dix, et
renverraient tous les autres, chacun avec son habit».
Ensuite il dit : qu'en vertu du traité il choisissait
tous ceux qui étaient présents, et mit ainsi en
la puissance des Carthaginois Autarite, Spendius et les
autres chefs les plus distingués.
Les Africains, qui ne savaient rien des conditions du
traité, ayant appris que leurs chefs étaient
retenus, soupçonnèrent de la mauvaise foi, et
dans cette pensée coururent aux armes. Ils
étaient alors dans un lieu qu'on appelle la Hache,
parce que, par sa figure, il ressemble assez à cet
instrument, Amilcar les y enveloppa tellement de ses
éléphants et de toute l'armée, qu'il ne
s'en sauva pas un seul, et ils étaient plus de
quarante mille. C'est ainsi qu'il releva une seconde fois les
espérances des Carthaginois, qui
désespéraient déjà de leur salut.
Ils battirent ensuite la campagne, lui, Naravase et Annibal,
et les Africains se rendirent d'eux-mêmes.
Maîtres de la plupart des villes, ils vinrent à
Tunis assiéger Mathos. Annibal prit son quartier au
côté de la ville qui regardait Carthage, et
Amilcar le sien au côté opposé. Ensuite,
ayant conduit Spendius et les autres prisonniers
auprès des murailles, ils les firent attacher à
des croix, à la vue de toute la ville. Tant d'heureux
succès endormirent la vigilance d'Annibal, et lui
firent négliger la garde de son camp. Mathos ne s'en
fut pas plutôt aperçu, qu'il tomba sur les
retranchements, tua grand nombre de Carthaginois, chassa du
camp toute l'armée, s'empara de tous les bagages, et
fit Annibal lui-même prisonnier. On mena aussitôt
ce général à la croix où Spendius
était attaché. Là on lui fit souffrir
les supplices les plus cruels, et après avoir
détaché Spendius, on le mit à sa place,
et on égorgea autour du corps de Spendius trente des
principaux Carthaginois, comme si la fortune n'eût
suscité cette guerre que pour fournir tour à
tour aux deux armées des occasions éclatantes
de se venger l'une de l'autre. Amilcar, à cause de la
distance qui était entre les deux camps, n'apprit que
tard la sortie que Mathos avait faite, et après en
avoir été informé, il ne courut pas pour
cela au secours ; les chemins étaient trop difficiles
; mais il leva le camp, et, côtoyant le Macar, il alla
se poster à l'embouchure de ce fleuve.
Nouvelle consternation chez les Carthaginois, nouveau
désespoir. Ils commençaient à reprendre
courage, et les voilà retombés dans les
mêmes embarras, qui n'empêchèrent
cependant pas qu'ils ne travaillassent à s'en tirer.
Pour faire un dernier effort, ils envoyèrent à
Amilcar trente sénateurs, le général
Hannon, qui avait déjà commandé dans
cette guerre, et tout ce qu'il leur restait d'hommes en
âge de porter les armes, en recommandant aux
sénateurs d'essayer tous les moyens de
réconcilier ensemble les deux généraux,
de les obliger à agi de concert, et de n'avoir devant
les yeux que la situation où se trouvait la
république. Après bien des conférences,
enfin ils vinrent à bout de réunir ces deux
capitaines, qui, dans la suite n'agissant que dans un
même esprit firent tout réussir à
souhait. Ils engagèrent Mathos dans quantité de
petits combats, tantôt en lui dressant des embuscades,
tantôt en le poursuivant, soit autour de Lepta, soit
autour d'autres villes. Ce chef, se voyant ainsi
harcelé, prit enfin la résolution d'en venir
àun combat général. Les Carthaginois, de
leur côté, ne souhaitant rien avec plus d'ardeur
: les deux partis appelèrent à cette bataille
tous leurs alliés, et rassemblèrent des places
toutes leurs garnisons, comme devant risquer le tout pour le
tout. Quand on se fut disposé, on convint du jour et
de l'heure et on en vint aux mains. La victoire se tourna du
côté des Carthaginois. Il resta sur le champ de
bataille grand nombre d'Africains ; une partie se sauva dans
je ne sais quelle ville, qui se rendit peu de temps
après, Mathos fut fait prisonnier ; les autres parties
de l'Afrique se soumirent aussitôt. Il n'y eut
qu'Hippone-Zaryte et Utique qui s'étant, dès le
commencement de la guerre, rendues indignes de pardon,
refusèrent alors de se soumettre ; tant il est
avantageux, même dans de pareilles fautes, de ne point
passer certaines bornes, et de ne se porter pas à des
excès impardonnables ! Mais Hannon ne se fut pas
plutôt présenté devant l'une, et Amilcar
devant l'autre, qu'elles furent contraintes d'en passer par
tout ce qu'ils voulurent. Ainsi finit cette guerre, qui avait
fait tant de mal aux Carthaginois, et dont ils se
tirèrent si glorieusement, que non seulement ils se
remirent en possession de l'Afrique mais
châtièrent encore, comme ils méritaient
d'être châtiés, les auteurs de la
révolte, car cette guerre ne se termina que par les
honteux supplices que la jeunesse de la ville fit souffrir
à Mathos et à ses troupes le jour du
triomphe.
Telle fut la guerre des étrangers contre les
Carthaginois, laquelle dura trois ans et quatre mois ou
environ ; il n'y en a point, au moins que je sache, où
l'on ait porté plus loin la barbarie et
l'impiété. Comme vers ce temps-là les
étrangers de Sardaigne étaient venus
d'eux-même offrir cette île aux Romains, ceux-ci
conçurent le dessein d'y passer. Les Carthaginois le
trouvant fort mauvais, parce que la Sardaigne leur
appartenait à plus juste titre, et se disposant
à punir ceux qui avaient livré cette île
à une autre puissance, c'en fut assez pour
déterminer les Romains à déclarer la
guerre aux Carthaginois, en prétextant que ce
n'était pas contre les peuples de Sardaigne que
ceux-ci faisaient des préparatifs, mais contre eux.
Les Carthaginois qui étaient sortis comme par miracle
de la dernière guerre, et qui n'étaient point
du tout en état de se mettre mal avec les Romains,
cédèrent au temps, et aimèrent mieux
leur abandonner la Sardaigne, et ajouter douze cents talents
à la somme qu'ils leur payaient, que de s'engager
à soutenir une guerre dans les circonstances où
ils étaient. Cette affaire n'eut pas d'autre
suite.