Salluste (Caïus Sallustius Crispus) naquit à
Amiterne, ville considérable du pays des Sabins, l'an
de Rome 668, sous le septième consulat de Marius et le
second de Cornélius Cinna. Sa famille était
plébéienne et sans illustration.
Élevé à Rome, il prit les leçons
d'Atéius Prætextatus, surnommé le
Philologue, célèbre grammairien, natif
d'Athènes, avec lequel il fut toute sa vie dans une
intime liaison.
La corruption de la capitale, qu'il peignit depuis avec des
couleurs si vives, séduisit sa jeunesse ; et ses
moeurs furent aussi licencieuses que ses profusions furent
insensées. Il ne faut pas cependant tout à fait
le juger sur les invectives du déclamateur qui a pris
le nom de Cicéron, et sur les écrits
dictés par l'esprit de parti, qui, dans les troubles
politiques, ne permet pas qu'il y ait d'honnêtes gens
dans le parti contraire. On doit même ajouter
qu'âgé de vingt ou vingt-deux ans, à
l'époque de la conjuration de Catilina, et
malgré ses déréglements, il n'a jamais
été soupçonné d'y avoir
trempé. Mais un fait qui ne paraît pas
contesté, est son aventure avec Fausta, fille du
dictateur Sylla et femme de Milon. Surpris par un mari
irrité, il fut fouetté et condamné
à une amende, humiliation dont il conserva un vif
ressentiment, qu'il trouva depuis moyen de satisfaire.
Ayant atteint l'âge de parvenir aux charges, il obtint
celle de questeur, qui donnait l'entrée au
sénat, et, quelque temps après, brigua celle de
tribun du peuple, dans le dessein de se venger de Milon.
Revêtu de cet emploi, il prit une part active aux
troubles de cette époque et aux intrigues de Clodius,
qui amenèrent l'exil de Milon.
Cependant l'ardeur avec laquelle il s'était
livré aux agitations politiques n'avait rien
diminué de la licence de ses moeurs ; les censeurs
Appius Pulcher et Pison le notèrent d'infamie, et le
dégradèrent du rang de sénateur. Ce fut
alors, à ce qu'on croit, qu'il écrivit la
Conjuration de Catilina, dont il avait
été le témoin oculaire.
Sa retraite n'avait pas encore duré deux ans,
lorsqu'une nouvelle révolution fit renaître ses
idées ambitieuses. A l'époque où les
passions sont encore dans toute leur force, on embrasse la
retraite par dépit, et bientôt on la quitte par
ennui. Salluste s'était, de bonne heure, jeté
dans le parti populaire, et avait servi l'ambition de
César. Il l'alla joindre dans son camp ; fut, par son
crédit, de nouveau nommé questeur ; rentra, par
cette place, dans le sénat, deux ans après en
avoir été exclu, et fut ensuite
élevé à la préture.
Ce fut en cette qualité qu'il conduisit en Afrique une
partie des légions de César. Après la
bataille de Thapsa, le vainqueur lui donna, avec le titre de
proconsul, le gouvernement de la Numidie, où il
s'enrichit par les concussions les plus criantes.
«César, dit Dion Cassius, ayant conquis la
Numidie, préposa Salluste, de nom, au gouvernement,
mais, de fait, à la ruine du pays. Accusé
d'avoir volé des sommes considérables et
pillé la province, il resta déshonoré
par les livres mêmes qu'il avait composés, pour
avoir tenu une conduite si opposée aux leçons
qu'il donne dans ses écrits, où il
s'élève avec tant d'amertume, à chaque
page, contre les concussions des gouverneurs de provinces.
Quoique absous par César, ses ouvrages sont, en
public, la table d'affiches où sa propre condamnation
se trouve inscrite».
Salluste était parti ruiné ; il revint à
Rome avec des richesses immenses.
Depuis la mort de César, qui suivit de près son
absolution, achetée, dit-on, à prix d'argent,
la perte de son protecteur le décida à ne plus
se mêler des affaires publiques. Possesseur d'une
fortune assez grande pour passer désormais une vie
voluptueuse et tranquille, il n'épargna pas les
dépenses qui pouvaient lui en procurer les
agréments. Du fruit de ses déprédations,
il fit construire, sur le mont Quirinal, une maison
magnifique et de vastes jardins, où fut
rassemblé, à grands frais, en statues,
peintures, vases, ameublements, ce que l'art avait pu
produire de plus parfait. C'est de ces jardins, qu'on appelle
encore aujourd'hui les jardins de Salluste, qu'on a
déterré une grande partie des plus belles
antiques qui nous restent. Ces bâtiments somptueux
furent habités dans la suite par Vespasien, Nerva,
Aurélien et plusieurs autres empereurs, qui se plurent
à les embellir. Salluste ne se logea pas avec moins de
magnificence à la campagne qu'à la ville. Il
acheta, entre autres possessions, la belle maison de
plaisance que César avait fait bâtir à
Tibur, et sans doute mit le même soin à
l'embellir. Tant d'énormes dépenses
n'étaient pas propres à faire cesser les
murmures. Salluste n'en continua pas moins à
déployer le même luxe, et à
déclamer, dans ses écrits, contre ceux qui
s'enrichissaient par des voies coupables.
Neuf années de sa vie, qui s'écoulèrent
dans le repos, furent employées à mettre la
dernière main à ses ouvrages. Il mourut en 718
(avant notre ère, 35), sous le consulat de Cornificius
et du jeune Pompée, dans la cinquante-unième
année de son âge, laissant une réputation
aussi brillante sous le rapport du talent, que
décriée sous celui des moeurs et de la
conduite.
Suivant Eusèbe, il avait épousé
Térentia, que Cicéron avait
répudiée à son retour du camp de
Pompée.
Un fils adoptif, petit-fils de sa soeur, fut
l'héritier de son nom et de ses biens, ainsi que de
son goût pour les plaisirs et pour la
magnificence.
Si l'on en juge d'après le buste qui était au
palais Farnèse, ouvrage du bon temps de la sculpture,
et qu'une tradition constante lui attribue, Salluste avait
une figure noble et des traits prononcés, qui
répondaient mieux à ses discours qu'à
ses moeurs. Les médailles qui portaient son nom lui
donnent un tout autre air ; mais l'authenticité en est
plus que douteuse.
Il nous reste de Salluste deux ouvrages entiers, savoir le
Catilina, qu'il écrivit après son
exclusion du sénat, et la Guerre de Jugurtha,
qu'il composa en 709, après son retour d'Afrique. Il
avait écrit une Histoire Romaine, qui contenait
les événements passés entre le
Jugurtha et le Catilina ; et son ami
Praetextatus avait rédigé pour lui un
abrégé de cette Histoire, afin d'en
présenter seulement les points les plus
intéressants. Il ne nous en est parvenu que des
fragments, entre autres la lettre où Mithridate
développe si bien les projets ambitieux des Romains.
Pétrarque en déplore amèrement la perte,
et il semble, à la manière dont il s'exprime,
qu'elle n'était pas fort antérieure à
son siècle. Heureusement les deux écrits qui
nous restent sont deux chefs-d'oeuvre bien capables de nous
en dédommager.
Martial appelle l'auteur le premier des historiens
romains ; Sénèque le met au-dessus de
Thucydide, et Tacite lui-même lui donne le rang que
notre siècle défère au grand peintre de
Tibère et de Néron.
«La qualité dominante et caractéristique
de ses écrits, dit Rollin, est la
brièveté du style. Il pense fortement et
noblement, et il écrit comme il pense. On peut
comparer son style à ces fleuves qui, ayant leur lit
plus serré que les autres, ont aussi leurs eaux plus
profondes, et portent des fardeaux plus pesants. On ne sait
ce qu'on doit admirer le plus dans cet écrivain, ou
des descriptions, ou des portraits ou des harangues ; car il
réussit également dans toutes les
parties».
On doit applaudir également au jugement qui a
présidé à la composition de ces deux
morceaux d'histoire. Le premier, la Conjuration de
Catilina, qui n'est, pour ainsi dire, qu'un fait unique,
est écrit avec une rapidité entraînante.
Salluste prend seulement la substance des faits,
néglige les détails, et sans cesse achemine
l'action à sa fin, d'une manière tout à
fait dramatique.
Ce fut sans doute son séjour en Numidie qui lui fit
naître l'idée d'écrire la Guerre de
Jugurtha. Il n'exécuta ce projet, ou ne publia son
ouvrage, qu'à son retour à Rome, après
s'être retiré des affaires publiques. Ce sujet,
mêlé de guerres étrangères et de
troubles civils, d'actions et de discours, comportait une
manière plus large et de plus grands
développements. Aussi s'accorde-t-on à regarder
cet écrit, composé dans la maturité du
talent et de l'âge, comme le chef-d'oeuvre du genre
historique. L'auteur y apporta un soin tout particulier. Il
visita lui-même tous les endroits de son gouvernement,
où les principales actions s'étaient
passées, prit connaissance du local par ses propres
yeux, rassembla des mémoires, et rechercha l'origine
et les antiquités de la nation dans les livres
écrits par les naturels mêmes du pays, dont le
roi Hiempsal avait fait faire un Recueil. C'est
surtout dans cette histoire qu'il s'est attaché
à rendre le vrai caractère des Romains,
à faire ressortir le principe qui animait chaque
faction, à exalter les grands exemples des vertus
antiques, à peindre des plus fortes couleurs la
corruption de son siècle, et surtout celle des chefs
de l'État, leur insatiable avidité, et leurs
indignes concussions. Heureux s'il n'eût pas suivi dans
sa conduite les exemples qu'il blâmait si vivement dans
ses écrits !
Cette notice, sans autre nom d'auteur que l'initiale N., a été publiée en 1930 dans l'édition de la Guerre de Jugurtha, A l'enseigne du pot cassé, collection Antiqua n° 18.