La France des XVIIe et XVIIIe siècles est un géant
démographique par rapport à ses voisins
européens. En 1789, le royaume compte 27 ou 28 millions
d’habitants, l’Angleterre et l’Espagne 10
millions chacune. Pourtant, Sa Majesté Très
Catholique a les plus grandes difficultés à
recruter suffisamment de soldats pour soutenir les guerres
incessantes qui opposent la France aux autres grandes puissances
européennes. La course éperdue pour la
suprématie engendrait un cycle infernal qui devait se
prolonger jusqu’à la deuxième guerre
mondiale, à l’issue de laquelle l’Europe ne
fut plus qu’un enjeu pour les Russes et les
Américains.
Les levées d’hommes destinées à
alimenter l’armée française se font suivant
trois méthodes : le recrutement de volontaires qui
s’engagent comme soldats de métier, l’achat
de mercenaires étrangers et la milice royale crée
en 1688.
Chaque régiment de l’armée
régulière se charge de maintenir ses effectifs au
complet. Il envoie des sergents recruteurs ou des racoleurs
professionnels dans les bas quartiers des villes ou dans les
campagnes : la misère ou l’ennui,
l’appât de quelques pièces d’or
arrosées de beaucoup d’alcool poussent des pauvres
ou des marginaux à signer des contrats que la plupart
d’entre eux sont incapables de lire ou de comprendre. Le
vivier national étant insuffisant, on a recours à
des mercenaires étrangers : des compagnies italiennes,
allemandes ou surtout suisses se louent au plus offrant sur le
marché européen. Ce sont
généralement de bonnes troupes, mais elles
coûtent très cher.
Les finances royales étant lourdement
obérées, Louvois instaure en 1688 le
système de la milice royale qui préfigure le
service militaire obligatoire, qui ne sera définitivement
établi qu’en l’An VII, à
l’époque révolutionnaire. Sur les places des
villes ou des villages, on convoque les hommes de 18 à 40
ans qui n’ont pas d’enfants à charge, et on
tire au sort les quelques malchanceux qui vont être
incorporés dans la milice pour six ans. En temps de
paix, le service est très léger : regroupés
dans des compagnies régionales, ils doivent en principe
participer à une période annuelle
d’entraînement de deux semaines. Mais en temps de
guerre, les milices sont mobilisées, souvent très
loin de leur lieu d’origine, pour servir de troupes
auxiliaires destinées à garder les places fortes
ou à sécuriser les convois militaires. La milice
est sans doute l’institution la plus
détestée dans les campagnes de France. Arracher
des jeunes gens à leur communauté, à leur
famille et à leurs travaux était
généralement considéré comme un abus
intolérable de l’État.
L’impopularité de la milice était
d’autant plus grande que cette atteinte à la
liberté se doublait d’une scandaleuse
inégalité. Les campagnes étaient beaucoup
plus sollicitées que les villes, les notables, petits ou
grands, échappaient au tirage au sort, ainsi que des
provinces toutes entières. Pour ce qui nous concerne, le
Roussillon ne connaissait pas la milice royale. On pouvait, il
est vrai, y lever des milices locales, mais elles avaient un
caractère d’auto-défense qui
s’inscrivait dans une très longue tradition. Chaque
communauté d’habitants pouvait
décréter une sorte de mobilisation
générale, le « somaten », au son du
tocsin. Qui plus est, le port d’armes était une
sorte de privilège universel qui avait perduré
sous le régime français, et les autorités
pouvaient l’utiliser pour maintenir l’ordre public.
On peut lire dans une ordonnance de Don Antoine d’Oms de
Tamarit, viguier du Conflent, daté de 1759 et qui est
adressée aux communes de Prats-de-Mollo et du Tech que
bailles et consuls devront veiller « à faire
prendre tout de suite par les particuliers desdites
communautés chacun tous les fusils, escoupètes,
pistolets et autres armes que peuvent avoir lesdits
particuliers. » (ADPO 124 edt 305). Mobilisable par les
autorités étatiques, ce peuple en armes pouvait
aussi à l’occasion se retourner contre
l’État qui n’avait plus le monopole de la
violence.
Quel que soit le mode de recrutement, le maintien des effectifs
des régiments est sans cesse menacé par la
mortalité des soldats et par la désertion. On
meurt sur les champs de bataille, mais plus encore dans les
hôpitaux militaires, de blessures ou de maladie.
C’est le phénomène de la désertion
qui a retenu notre attention pour ce qui concerne les
unités stationnées dans la province du Roussillon
au XVIIIe siècle.
De façon globale, les spécialistes de
l’histoire militaire s’accordent pour dire que les
régiments perdaient chaque année de cette
façon environ 10% de leurs effectifs. Pour notre part,
nous devons nous garder de toute approximation statistique : les
sources ne le permettent pas. Elles sont discontinues, touffues
et difficiles à exploiter. Les copies des jugements des
conseils de guerre n’ont été que très
partiellement conservées, et nous ne pouvons souvent
appréhender le problème que par le biais des
comptabilités de l’Extraordinaire des Guerres qui
relatent les dépenses locales de l’armée. A
travers le coût des potences dressées ici ou
là, le défraiement des greffiers ou des bourreaux,
les primes allouées aux chasseurs pour arrêter les
fugitifs, nous pouvons simplement nous faire une idée de
l’hémorragie.
En temps de paix comme en temps de guerre, en sa qualité
de province frontière, le Roussillon héberge en
permanence d’importantes garnisons dans ses places fortes,
et tout d’abord à Perpignan. La capitale
provinciale est alors enserrée dans ses remparts et
dominée par une citadelle qui faisait l’admiration
de Charles-Quint au XVIe siècle. Cependant, les troupes
sont aussi dispersées dans sept forteresses pour garder
les frontières maritimes (Collioure) ou terrestres.
Bellegarde surplombe et surveille le passage historiquement
sensible du Perthus, Fort-les-Bains et surtout Prats-de-Mollo
défendent la haute vallée du Tech. En ce qui
concerne la Cerdagne, la ligne frontière suit le cours
d’une petite rivière qui traverse la plaine
cerdane. Cette frontière étant jugée
indéfendable, Vauban a construit, un peu en retrait, la
ville forteresse de Montlouis sur la haute vallée de la
Têt qui peut servir de voie d’invasion. Pour mieux
la verrouiller, il a modernisé en aval l’antique
ville forte de Villefranche-du-Conflent. Enfin, le spectaculaire
fort de Salses est installé sur l’ancienne
frontière franco-espagnole, entre les collines des
Corbières et la mer, sur l’emplacement de la Via
Domitia. Il n’est habituellement occupé que par
quelques unités d’Invalides, et sert surtout
d’étape pour les troupes qui vont relever les
garnisons de la province ou faire la guerre en Espagne.
La dispersion même des places, la proximité du
territoire espagnol souvent à portée de canon,
réveillent l’espoir chez les
désespérés et facilite les évasions.
De façon quasi mécanique, la menace permanente de
cette érosion pousse les autorités militaires
à durcir la répression. Nous ne pouvons pas
mesurer précisément le flux des évasions,
mais nous pouvons établir quelques repères qui
prouvent que le phénomène est permanent et de
grande ampleur, et qu’il concerne toutes les garnisons. En
1702, 62 déserteurs sont capturés en Catalogne
espagnole. De 1709 à 1719, on peut enregistrer 110
condamnations contradictoires, c’est à dire en
présence de l’accusé et réellement
exécutées, mais les condamnations par contumace
sont toujours infiniment plus nombreuses. Si les
condamnés sont repris, ils doivent être
rejugés, et nous ne connaissons donc pas leur sort
définitif. En 1734, pour le seul fort de Bellegarde, on
compte 38 condamnations à mort par contumace et 57 en
1749 pour les garnisons de Villefranche, Prats-de-Mollo et
Bellegarde.
Toutes les unités qui se succèdent au rythme des
relèves sont touchées : les vieux régiments
La Fère, Hainaut, Ile de France ou Aunis comme les
compagnies de miliciens : 15 hommes du bataillon de Gissac,
milice du Rouergue en 1735. On déserte un par un, deux
par deux ou par paquets plus ou moins importants, mais les
conseils de guerre n’arrivent pas à identifier des
meneurs responsables d’un quelconque complot. Le climat du
moment dans telle ou telle unité, la popote
particulièrement insuffisante ou nauséabonde, la
solde qui n’arrive pas à temps et à
l’heure (et c’est la solde qui fait le
« soldat »), les brimades, les négligences ou
l’inhumanité de l’encadrement jouent
certainement un rôle dans la démoralisation, mais
il y a aussi des risque-tout, des spécialistes des
évasions à répétition qui vont se
réengager dans un autre régiment, ne serait-ce que
pour toucher une nouvelle prime. Le phénomène le
plus spécifique qui pousse au départ est
peut-être la « mélancolie » que
l’on peut qualifier de « mal du pays », qui
plonge les recrues dans une dépression profonde ou les
pousse dans un désir compulsif d’évasion.
Ceux-là courent le grand risque d’être repris
dans leur village même.
Pour tenter d’enrayer cette épidémie
récurrente, les autorités militaires disposent
d’un arsenal pénal assez féroce pour
être, en principe, terrifiant. Mais pour punir les
« criminels », il fait d’abord pouvoir les
attraper. La chasse aux déserteurs fut donc une
préoccupation constante. La maréchaussée
avait comme tâche prioritaire de traquer ces fuyards, mais
ces gendarmes à cheval étaient trop peu nombreux
pour pouvoir quadriller un territoire en grande partie
montagneux et boisé. Ils avaient déjà le
plus grand mal à surveiller et sécuriser les
grands chemins qui relevaient de leur compétence
particulière. Ils ne pouvaient y arrêter que les
évadés les plus maladroits. Pour battre les
sentiers, les bois et les fourrés, royaume des brigands
et des contrebandiers, il fallait beaucoup de monde, et on tenta
pour ce faire de mobiliser massivement les
« paysans », terme qui désigne à
l’époque le petit peuple de la campagne dans son
entier.
Un mémoire datant de 1775 précise les
modalités de cette corvée royale d’un
nouveau genre (ADPO 1C 713). « Lorsqu’on tire le
canon d’une place qui annonce l’évasion
d’un soldat, deux cents hommes devront faire le guet et la
poursuite pendant trois jours et trois nuits sous la direction
de leurs bailles et consuls. » Ce mémoire
évaluait le coût de cet impôt en nature
à 24.000 journées de travail perdues par an. Ces
manœuvres pesaient lourdement sur l’économie
rurale, car le pays manquait cruellement de bras : « sans
le secours des étrangers au temps des récoltes,
les habitants seraient hors d’état d’y
pouvoir. » Ce service de la boëte, puisque tel
était son nom, était naturellement très mal
vu des campagnards et les efforts demandés ne
paraissaient pas à la mesure des résultats. On
trouve dans les Cahiers de Doléances de la viguerie du
Roussillon-Vallespir les récriminations d’une
dizaine de villages qui réclament vigoureusement sa
suppression (1).
Laroque des Albères, village il est vrai
éternellement rebelle sous tous les régimes,
souhaite l’abrogation des « ordonnances arbitraires
des intendants et commandants de province mais surtout celle qui
nous assujettit à perdre trois journées pour aller
à tous moments à la piste des déserteurs
qui peuvent échapper à la plus exacte
diligence. » Ce village de contrebandiers parlait en
connaissance de cause. Si Laroque fustigeait ainsi
l’arbitraire des autorités et
l’inefficacité de la mesure, Estagel en
réclamait l’abrogation au nom de
l’égalité, « le tiers-état ne
pouvant supporter davantage d’être luy seul
l’instrument des lois militaires concernant la
désertion, ne peut s’empêcher de
témoigner la douleur où il est plongé
plusieurs fois l’année par l’espectacle
d’une quantité considérable de ses membres
arrachés à ses utiles travaux et appliqués
à des fonctions pénibles et avilissantes par cela
seul qu’elles ne sont point
générales. » La corvée de la
boëte était d’autant plus mal perçue
qu’à l’instar de la corvée royale sur
les routes ou du logement des gens de guerre, les
exemptés ou les resquilleurs étaient si nombreux
dans la province que la minorité des malheureux
corvéables pouvait à juste titre se
considérer comme stigmatisée. Les cahiers de
doléances du tiers-état de la province
relayèrent très naturellement cette demande
d’abolition, ainsi d’ailleurs que les cahiers de la
noblesse qui sont, sur bien des points, réformateurs et
« progressistes ». Le second ordre s’exprime
de façon très directe : « dans la vue
d’épargner aux campagnes des corvées
onéreuses et de ménager des journées
précieuses à la subsistance de leurs habitants,
ils supplient Sa Majesté d’abolir l’usage des
patrouilles établies pour la recherche des
déserteurs dont l’expérience a
démontré l’inutilité. »
De fait, il ne semble pas que la collaboration entre les
autorités militaires et les populations campagnardes
aient été sans nuages. En 1725, par exemple, le
marquis de Fimarcon, gouverneur de Montlouis et lieutenant
général des armées du roi et de la province
de Roussillon manie alternativement le bâton et la carotte
(ADPO 1C 319). « Comme nous sommes informé
d’ailleurs que les facilités qu’ils trouvent
à déserter contribue à leur faire
naître l’envie par le peu d’attention que les
bailles, consuls et habitants ont d’arrêter ceux qui
se trouvent dans ce cas et par la connivence dont ils usent
souvent à leur égard. » Pour expliquer
l’échec, le gouverneur hésite donc entre
négligence et connivence. Il est vrai que les populations
locales ne répondent pas volontiers aux injonctions
gouvernementales : leur conception de l’ordre et de la
justice s’écarte sensiblement des normes
étatiques, et ce pays de contrebandiers et
d’insoumis a traditionnellement beaucoup
d’indulgence pour les hors-la-loi. Conscient de la
difficulté, le marquis menace d’abord de prison et
de dégradation les bailles et consuls négligents :
rarement exécutées, ces mesures extrêmes ont
pour principal résultat d’éloigner de ces
fonctions municipales ingrates beaucoup de notables qui
n’entendent pas servir d’otages au pouvoir royal.
Malgré leur indiscipline et leur perpétuel
double-jeu, ils sont pourtant les seuls relais possibles pour
l’exercice de l’autorité de
l’État : il ne faut pas oublier que, dans la
province, l’encadrement par des fonctionnaires permanents
et rétribués est squelettique. Après avoir
manié un sabre de bois, le gouverneur passe sans
transition de la coercition à la rétribution : il
promet une prime prodigieuse de cent livres pour chaque capture
d’un déserteur essayant de gagner l’Espagne,
ou de soixante livres pour celui qui se dirigerait vers
l’intérieur du royaume.. Cette récompense
mirobolante s’étendait même à la prise
de déserteurs espagnols, dans l’espoir
évident d’une réciprocité.
Ces sommes étaient tout à fait hors normes. En
1758, le Maréchal de Belle Isle rachetait à
l’ennemi des prisonniers français moyennant onze
livres par tête. La somme de cent livres
l’unité était susceptible d’exciter la
convoitise de quelques chasseurs de prime qui gagnaient
habituellement une livre par jour de travail. Nous trouvons
effectivement mention de quelques frais de capture dans les
registres comptables. Durant la Guerre de Succession
d’Espagne, le gros des troupes françaises a envahi
l’Ampurdan, et l’impopularité habituelle
d’une armée d’occupation s’ajoute
peut-être à l’appât du gain. En 1714,
les paysans de la Catalogne Sud ou de l’Andorre ont
livré une quarantaine de soldats qui tentaient de rentrer
illégalement en France (ADPO 1C 42). Quand les chasseurs
d’Albona saisissent des fuyards, l’habituelle
complicité entre Catalans ne joue pas : ce sont des
Allemands. En temps de paix sur la frontière en
1765-1766, les fugitifs se dirigent presque tous vers
l’Espagne et ce sont les bayles et consuls du Boulou ou du
Capcir qui se distinguent (ADPO 1C 114). La plus grosse prise
est réalisée dans les Albères par les
consuls de La Roque qui saisissent douze déserteurs du
Régiment de La Fère et touchent 1.200
livres.
La limite de l’exercice est tracée par la frontière, qui signifie le salut pour les fugitifs et un mur diplomatiquement infranchissable pour les poursuivants. Diplomates des deux bords ont déployé de grands efforts pour vaincre cet obstacle en vertu du « Pacte de famille », puisque les deux monarques étaient des Bourbons. Ils y sont parvenus (tout au moins sur le papier) en juin 1728, où ils ont pu signer une « Convention entre Sa Majesté le Roi Très Chrétien et Sa Majesté le Roi Catholique, pour le restitution des déserteurs tant cavaliers, fantassins que Dragons de quelque nation qu’ils puissent être de Terre et de Mer. » (ADPO 1C 755).
L’article 1 de cet accord mettait dans le même sac
déserteurs, « voleurs, assassins et
malfaiteurs ». Cet amalgame ne choquait personne, à
une époque où les soldats avaient une très
mauvaise réputation et où Voltaire pouvait
décrire les armées européennes comme
« un million d’assassins enrégimentés
courant d’un bout à l’autre de
l’Europe ». L’Encyclopédie
prétendait de son côté que l’on
recrutait de préférence les fantassins au sein de
« la canaille parce qu’elle est meilleur
marché. » L’article 2 de la Convention
organisait de part et d’autre la chasse dont nous avons
déjà décrit les modalités. Mais ce
sont les articles 3 et 6 qui doivent retenir notre attention.
L’article 3 précisait que « à la
frontière, on pourra détacher deux ou trois
hommes armés pour poursuivre au delà. » Le
symbole était fort : les forces armées
étaient autorisées à ignorer provisoirement
l’inviolabilité territoriale des deux puissances.
Mais la pratique était faible : deux ou trois hommes, ce
n’était guère suffisant pour arrêter
des déserteurs souvent armés et qui se battent
pour leur vie.
La lecture de l’article 6 nous permet de comprendre les
réticences des autorités espagnoles qui avaient si
longtemps temporisé avant de signer. Madrid voulait
ménager le clergé qui se comportait comme un
État dans l’État et qui en avait les moyens.
Une très antique tradition voulait en effet que les
églises fussent des lieux d’asile inviolables : que
faire donc des déserteurs qui s’y
réfugiaient ? Il était impensable que la police
puisse pénétrer dans ces espaces consacrés,
ce qui eût été proprement sacrilège.
Bizarrement, de nos jours, les Universités
françaises ont conservé en partie ce
privilège : la police ne peut y pénétrer
qu’avec l’autorisation du Président de
l’Université. Les rédacteurs de la
Convention avaient trouvé un compromis quelque peu
jésuitique : on respectait une tradition
millénaire mais on interdisait à tout laïc
d’apporter à ces réfugiés aucune
espèce d’aide et en particulier aucune nourriture.
Il s’agissait donc tout simplement d’affamer les
fuyards, pour les cueillir à la sortie avant de les
livrer. Cependant, pour ne pas vider de toute substance le
pouvoir ecclésiastique, le gouvernement espagnol avait
apporté une restriction aux lois répressives de la
France : « pour ceux qui auraient pris asile dans les
églises, la grâce de la peine capitale leur sera
accordée. » Nous avons effectivement trouvé
un cas où la vie d’un déserteur a
été épargnée en application de cette
clause. Ainsi, les traditions de l’église
médiévale espagnole pouvaient servir
d’exemple d’humanité à la France des
Lumières.
Reste à établir l’ampleur et la nature
exacte de la répression. Ces « repris » de
justice sont passibles de châtiments féroces, mais
il y a souvent loin des lois pénales à leur
application. La littérature historique sur le sujet tend
à établir que ces menaces terribles
n’étaient que rarement mises en pratique, et on
peut lire dans le Dictionnaire de l’Ancien
régime la notice suivante : « Les conseils de
guerre ont souvent utilisé des subterfuges pour
tempérer la rigueur des ordonnances…
L’exécution des déserteurs est en
réalité rare. » En Roussillon, la relative
« rareté » des exécutions est
liée au faible pourcentage des captures : les conseils de
guerre ne semblent pas animés par une remarquable
mansuétude. Simplement la grande majorité des
justiciables ont pris la précaution de mettre la plus
grande distance possible entre eux et leurs juges ou leurs
bourreaux et la série des jugements par contumace est
impressionnante. Ainsi, pour ne citer que cet exemple, on
compte 38 déserteurs au fort de Bellegarde en 1735 : ils
sont tous condamnés à mort mais il n’y en a
que 4 condamnés contradictoirement et
exécutés (ADPO 1C 200).
La mort ou d’horribles supplices restent pourtant
l’horizon habituel des décisions. Il est vrai que
la guerre de Succession d’Espagne, au début du
siècle, a été la plus sanglante. Lorsque le
Maréchal de Noailles part en Espagne pour prendre le
commandement de l’armée des Pyrénées,
il emporte dans ses bagages seize gardes, deux officiers
supérieurs de la maréchaussée, un greffier,
un procureur du roi, un aumônier et un
« exécuteur » (ADPO 1C 319). De 1709 à
1719, nous avons enregistré 110 condamnations à
mort contradictoires immédiatement
exécutées. Le seul acquittement que nous avons pu
repérer porte sur un cas vraiment singulier. Il
bénéficie à un jeune garçon de seize
ans, non à cause de son âge trop tendre, mais parce
qu’il ne peut pas être jugé comme
déserteur dans la mesure où il n’est nulle
part enregistré comme soldat. Il s’est
évadé avec un soldat de dix-huit ans qui porte le
même nom que lui (son frère probablement) qui, lui,
a été exécuté. Cette bavure
juridique est le signe du désordre qui règne dans
certaines unités combattantes où on peut trouver
des « non-inscrits », n’ayant pas
l’âge requis. Une sorte
d’enfants-soldat.
Dans les années suivantes, nous trouvons beaucoup moins
d’exécutions, mais elles ne disparaissent
qu’après l’ordonnance de 1775. En 1765, trois
déserteurs (dont un sergent, ce qui est très rare)
sont capturés en Cerdagne par les paysans
d’Estavar : ils sont exécutés et on trouve
12 mises à mort en 1766 (ADPO 1C 113 et 1C 114).
La mort est mise en scène à grand spectacle.
L’exécuteur de la Haute Justice réside en
général à Perpignan, et ce sont ses notes
de frais qui nous renseignent parfois sur ses
déplacements et sur la nature du supplice. Le
condamné est le plus souvent « pendu et
étranglé » mais il arrive parfois que, pour
faire bonne mesure, on multiplie les bonnes manières.
Ainsi, en 1702, on apprend que le bourreau s’est
transporté de Perpignan à Montlouis pour pendre et
étrangler un déserteur. « Il lui a
coupé la tête pour être exposée sur
les remparts », le tout pour la coquette somme de 87
livres. En 1719, lors de la brève coalition contre
l’Espagne, on n’a pas fait dans le détail.
Lors du siège de Fantarabié, 21 déserteurs
du Régiment de Marine ont été
arrêtés par des bâtiments anglais, nos
alliés du moment et livrés à la justice
militaire française. Ils ont tous été
pendus. Le document est signé d’Andrezel qui
était gouverneur du Roussillon et intendant des finances
de toute l’Armée des Pyrénées, ce qui
explique la présence à Perpignan de certains
papiers concernant le pays basque (ADPO 1C 319).Le bourreau est
peut-être un peu surmené, et les jugements
précisent assez souvent que l’on se contentera de
« casser la tête » du condamné, formule
qui reste pour nous un peu obscure, ou plus prosaïquement
qu’on le fusillera ou qu’on le « passera par
les armes » devant le bataillon assemblé.
Ceux qui échappent à la peine de mort connaissent
un destin qui nous paraît plus sombre encore. Ils ont la
tête rasée, le nez et les oreilles coupées,
la fleur de lys imprimée au fer rouge sur chaque joue, et
ils sont condamnés aux galères ou aux travaux
forcés (« à la chaîne »),
souvent à perpétuité. L’ordonnance du
16 janvier 1685 signée de Le Tellier précisait
que, de toutes façons, tout individu ayant le nez et les
oreilles coupées et les joues marquées de la fleur
de lys trouvé libre devait être arrêté
et conduit aux galères. L’animal ainsi
marqué appartenait définitivement à
l’État royal, et la perpétuité
était en pratique la norme. Il est vrai que l’on
trouve, tout au long du siècle, des Ordonnances
dérogatoires portant amnisties particulières ou
générales, qui brouillent quelque peu le
schéma général de la répression.
Traduisent-elles une lente montée des sentiments
humanitaires, ou sont-elles simplement le fruit d’un
pragmatisme fondé sur un calcul utilitariste ? On avait
parfois mieux à faire que de dépenser beaucoup
d’argent dans des mesures répressives dont
l’efficacité était médiocre. On
pouvait par exemple réinjecter dans l’armée,
à peu de frais, des déserteurs repentis. Ainsi,
l’amnistie générale du 2 juillet 1716
permettait à ceux qui se présenteraient dans le
délai d’un an, de réintégrer
l’armée moyennant un engagement nouveau d’une
durée de six ans. Mais l’horizon de la peine de
mort n’était jamais oublié. Il était
précisé que cette mesure de grâce serait la
dernière et que les nouveaux déserteurs seraient
passés par les armes suivant une étrange norme
comptable. S’ils avaient déserté un par un
ou deux par deux, ils devaient être fusillés, mais
pour les groupes plus importants, on en fusillait un sur trois
désigné par un tirage au sort, les deux autres
étant expédiés aux galères. Cet
étrange casino de la mort était organisé,
dit le texte, « pour épargner le
sang ».
Les promesses politiques étant toujours plus ou moins
éphémères, il y eut beaucoup d’autres
mesures du même type. L’amnistie du 6 novembre 1742,
par exemple, portait sur ceux qui accepteraient de se rendre et
de se réengager avant le premier janvier de 1743. Elle
instituait ainsi une espèce de noria où les
déserteurs ne trouvaient un refuge que dans
l’armée. Deux convois assez importants partirent en
conséquence de Perpignan vers le Nord-Est de la France
pour être recyclés. 58 hommes prirent ainsi la
route pour Strasbourg le 7 janvier (ADPO 1C 700) et
n’arrivèrent que le 19 février après
33 étapes. Ce voyage ne fut pas une partie de plaisir
pour ces nouvelles recrues et pour leurs accompagnateurs (un
capitaine et deux sergents). A l’étape de
Pézenas, le déserteur Pierre Bonnet enfonça
son couteau dans le ventre d’un des sergents et
s’enfuit. Officiers et accompagnateurs venaient des
compagnies d’Invalides basées à Salses, ou
d’officiers « réformés » et
probablement sans solde, comme le capitaine de Kennedy et son
lieutenant de fils, issus du régiment irlandais et
appartenant à cette petite noblesse militaire et
catholique qui avait suivi le Roi Jacques II dans son exil en
France. Ils acceptent de remplir ces fonctions qualifiées
officiellement de « très pénibles »,
pour des raisons probablement financières, encore que,
même de ce point de vue, l’affaire
n’était pas toujours très sûre.
Kennedy fils devra avancer 154 livres et 18 sols de sa poche
pour le « nécessaire de la troupe ». Le
capitaine Giraud quant à lui mourut sur le chemin de
retour, et on accorda à la veuve une gratification dont
le montant n’est pas précisé dans le
document.
L’ordonnance de 1775, qui abrogeait une fois de plus la
peine de mort et décrétait une amnistie
générale pour les déserteurs qui se
livreraient dans la quinzaine, ne prévoyait pas de les
réinjecter dans l’armée mais leur offrait la
possibilité de s’établir en Corse dans des
conditions semble-t-il assez avantageuses. On devait leur
fournir une maison, un jardin, une vingtaine d’arpents
à cultiver et une indemnité de départ. Nous
ignorons si cette entreprise de colonisation à la romaine
eut quelque succès.
A partir des années 1780, le phénomène de
la désertion prend de l’ampleur. On voit par
exemple des groupes massifs de soldats appartenant tous au
régiment de l'Île de France disparaître dans
la nature. Onze soldats en garnison à Collioure sont
condamnés par contumance « à la
chaîne » le même jour pour des durées
allant de 8 à 25 ans. Il est possible que cette
épidémie ait provoqué une nervosité
telle dans les Conseils de Guerre qu’elle ait
engendré une répression un peu aveugle (ADPO 1C
709). Une lettre du 5 mars 1781, signée du
secrétaire d’Etat à la guerre, le Marquis de
Ségur, et adressée à Monsieur de
Belissandy, Préfet général de la
Maréchaussée du Roussillon, en
témoigne : « Quatre soldats du Régiment de
l’Île de France ont été absouts de
l’accusation d’embauchage portée contre eux.
Deux d’entre eux ont été flétris en
vertu d’un Conseil de Guerre illégal et mal
fondé : il faut faire imprimer le jugement
prévotal qui les absout et le faire afficher dans tous
les lieux où leur réputation peut avoir
reçu quelque atteinte. L’intention du Roi est
même que ce jugement soit lu à la tête du
régiment de l’Isle de France et je charge de ce
point Monsieur de Chollet, commandant à
Perpignan ».
Ce document appelle une précision et une remarque.
L’embauchage consiste à pousser des soldats
à la désertion pour les recruter dans une
armée étrangère (et éventuellement
hostile). Cette pratique considérée comme honteuse
et déloyale (la guerre étant supposée
être une activité chevaleresque) était punie
de mort en tant que crime majeur. Elle avait pourtant
été utilisée pour la France, à une
époque il est vrai antérieure, par Louvois (2).
« L’expédient que vous avez proposé de
faire passer en Catalogne quelques sergents ou vieux soldats de
la Compagnie de Lockman pour débaucher et faire
déserter les soldats suisses qui y sont depuis quelque
temps débarqués a été
approuvé… » Le ministre prenait cependant la
précaution d’effacer ses traces : « Je dois
vous avertir que c’est à eux d’agir avec
adresse parce que s’ils étaient
arrêtés, Sa Majesté ne voudrait pas les
avouer. » Un siècle plus tard, par contre, Monsieur
de Ségur exigeait un désaveu éclatant pour
une faute commise par un Conseil de Guerre, et cette
décision insolite mérite d’être
soulignée. La justice militaire de la fin du XVIIIe
siècle peut dans ce cas paraître exemplaire si
l’on songe notamment aux multiples parjures qui ont
émaillé beaucoup plus tard l’Affaire
Dreyfus. De nos jours encore, on sait que la justice
pénale, qui s’exerce au nom du peuple
français, répugne à reconnaître ses
erreurs, et les recours en révision les plus solidement
argumentés sont très rarement couronnés de
succès.
Le bourg de Prats-de-Mollo voit se développer, dans les
années 1780, des troubles qui pourraient paraître
anecdotiques mais qui nous semble s’inscrire dans une
problématique nouvelle (ADPO 124 edt 305). La
mobilisation civile et civique pour rattraper les
déserteurs rencontre un obstacle inattendu. Un
mémoire, vraisemblablement adressé au
Maréchal de Mailly par les consuls de la ville (nous
n’en connaissons qu’un brouillon non daté),
relate un incident troublant. Le climat est tendu entre la
population et la garnison, et le chevalier de Monfiquet a
insulté un groupe d’habitants menés par les
prêtres Costa et Xatard : on est jusque là dans les
confrontations récurrentes entre autorités
civiles, ecclésiastiques et militaires mais les consuls
décrivent de nouveaux développements dans cette
cohabitation habituellement conflictuelle. « Les
fréquentes désertions ont été cause
que le comte de Vieuville, commandant à Prats-de-Mollo, a
donné ordre aux habitants des métairies du Terroir
de la ville qui sont sur la frontière de se mettre sous
les armes aussitôt que le canon tire… »
C’est un simple rappel à l’ordre qui concerne
aussi les habitants de la ville « intra muros ».
Pour une fois, ces derniers ont fait du zèle. Au jour de
la Pentecôte, alorsqu’ils se rendaient en procession
à l’hermitage de Notre Dame du Coral comme le veut
la tradition, ils ont arrêté deux déserteurs
qui se sont peut-être trouvés malencontreusement
sur leur chemin. Les difficultés ont commencé
lorsqu’ils ont voulu livrer les deux malchanceux au major
de la place : les honorables citoyens ont été
entourés par des soldats qui les ont insultés,
bousculés, faisant tomber chapeaux et
bonnets, « sans doute pour les obliger à abandonner
les deux soldats. » Les insurgés
n’étant pas parvenus à leurs fins, ils ont
depuis multiplié insultes et menaces, et notamment
assailli la nuit à coups de pierres la maison de Joseph
Matillo en disant « qu’ils veulent faire son
décompte » (traduisons : lui régler son
compte). Un groupe de paysans voulant rentrer en ville
après la fermeture des portes ont été
accueilli par un coup de fusil tiré du poste de garde.
Depuis lors, les militaires rôdent dans les rues
armés de gros bâtons, multiplient les provocations,
harcèlent les filles et les femmes qui vont puiser de
l’eau à la fontaine du Firal, aux portes de la
ville. « Ils cherchent des occasions pour avoir du
carillon ». Quand on se plaint aux officiers, ceux-ci font
la sourde oreille « sans qu’ils veuillent y mettre
ordre au contraire, ils tolèrent et applaudissent le
procédé des soldats. » La supplique
municipale demande à l’autorité
supérieure (Votre Grandeur) de mettre fin à ces
désordres.
Nous ne connaissons pas la version des faits présentée par les militaires, et nous savons fort bien que les habitants de Prats-de-Mollo n’étaient pas de doux agneaux et qu’ils n’avaient jamais brillé par des excès de civisme. L’accusation est cependant trop détaillée pour être sans fondement. Si on accorde quelque crédit à ces récits dramatiques où soldats et « paysans » jouent à contre-emploi, on se représente une garnison non seulement érodée par la désertion mais profondèment gangrenée par la solidarité avec les déserteurs. Plus surprenante encore semble être l’attitude de certains officiers qui semblent soutenir cette espèce de mutinerie. La discipline étant la force principale des armées, on peut supposer qu’à Prats-de-Mollo, il n’y avait plus d’armée.
Pour ce qui concerne les troupes stationnées dans la province du Roussillon, la désertion apparaît donc bien comme un phénomène de masse continu, qu’une répression aléatoire mais souvent féroce n’arrive pas à endiguer. Certes, le phénomène ne concerne habituellement que les simples soldats. Parmi les quelques centaines de déserteurs que nous avons pu répertorier, nous n’avons trouvé que très peu de caporaux et un seul sergent. En dehors des professionnels de l’encadrement, officiers et sous-officiers, les hommes du rang semblent toujours proches de l’insoumission : s’il y a tant d’aventuriers ou d’inconscients qui tentent de « se faire la belle », c’est sans doute que beaucoup d’autres en rêvent mais n’osent pas courir de tels risques. Le petit peuple des villes et des campagnes, sans compter les misérables et les marginaux semblent donc, toujours, potentiellement, rebelles. Cela fait beaucoup de monde. D’où la question : quelle est l’emprise réelle de l’église et de l’Etat sur les milieux populaires en dehors de la coercition pure et simple ? Nous ne pensons pas élargir abusivement le débat, le cérémonial militaire lui-même y engage. On exige du condamné qu’il exprime sa contrition : juste avant son exécution, devant la troupe assemblée, il doit « genoux en terre, demander pardon à Dieu et au Roi ». La collusion entre l’Eglise et l’Etat monarchique préparait peut-être des jours sombres pour l’une et pour l’autre. Cette profonde démoralisation des troupes (ou, pour mieux dire, ce climat pré-insurectionnel dans l’armée) explique en tout cas l’impossibilité de réagir militairement aux insurrections parisiennes, pour un Louis XVI dont le palais et la personne ne furent défendus en août 1792 que par une poignée de mercenaires suisses et protestants commandés par un vieillard de plus de 80 ans (le Maréchal de Mailly).
© Michel Brunet, professeur honoraire, Université de Toulouse-le-Mirail.
(1) « Cahiers de Doléances de la province du Roussillon » établis par E.Frenay, Perpignan 1979.
(2) ADPO 1C 718 - Lettre de Louvois à l’Intendant du Roussillon du 24/10/1664