Maître Doutres, docteur es-lois et avocat à Vinça - Un personnage effervescent
En 1732, les trois consuls de Vinça, le
« pagès » François Ramonet, le
chirurgien Joseph Purxet et le négociant Julien Ver,
présentent devant le Conseil Souverain de Perpignan une
requête dirigée contre l’avocat
François Doutres et le droguiste Julien Purxet (ADPO 2B
1873). Ils les accusent de porter sans cesse atteinte à
l’ordre et au repos public : « Ils entretiennent
depuis longtemps la division et le désordre entre les
communautés ecclésiastique et
séculière de cette ville et, par ce moyen, se
procurent des gratifications et des droits au préjudice
de la Communauté séculière et subsistent,
surtout ledit Doutres que par ce moyen. »
Selon les consuls, l’avocat Doutres serait le principal
agitateur, le brandon perpétuel de la discorde au sein de
la bourgade : « Ledit Doutres est très pauvre et
que, quoique Docteur ès-lois, sa profession ne peut lui
procurer de quoi vivre, soit parce qu’elle n’est pas
lucrative dans la ville de Vinça, soit aussi pour
d’autres raisons que les suppliants passeront sous
silence… en sorte que c’est une espèce de
nécessité pour lui d’entretenir cette
division qui lui est utile et lui procurer de quoi se soutenir
dans ladite ville. »
Les enquêteurs recueillent, lors de l’information,
les accusations souvent concordantes d’une quinzaine de
témoins. La liste des manœuvres diaboliques, des
combinaisons frauduleuses, des mensonges et des escroqueries
agrémentées de violences verbales et de menaces
serait fastidieuse si elle n’était pas
révélatrice des soubresauts et des passions
secrètes qui agitent la petite bourgade, et que seules
les archives judiciaires nous permettent
d’entrevoir.
L’histoire de la déchéance financière
de Doutres semble assez solidement établie, même si
les causes en demeurent plutôt obscures : avocat sans
cause ou caractériel extravagant ? Les mots de joueur ou
de fou ont même été discrètement
avancés. En tant que docteur en droit, il était
pourtant certainement issu d’une famille aisée : il
était inconcevable qu’une famille modeste puisse
pousser un fils jusqu’aux études
supérieures, en un temps où elle ne pouvait pas
toujours envoyer ses enfants à l’école faute
de pouvoir payer quelques livres par an. Les titres de Doutres
lui confèrent un statut de privilégié,
presque à l’égal de celui de la noblesse. Ce
fils de famille et ce notable est pourtant tombé dans la
misère. Il ne possède rien en propre et
s’avère incapable de gérer les quelques
biens que sa femme lui a apportés en dot : un petit champ
dont il a vendu la moitié et une vigne « qu'il a
laissée perdre faute de pouvoir la faire
travailler ». Il habite une maison lourdement
grevée d’hypothèques et il a trois enfants
qui vont habillés de guenilles et que leur mère a
bien du mal à nourrir : « Elle est souvent
obligée d’emprunter à ses parents ou voisins
du blé ou du pain qu’elle ne rend point. »
Cette femme doit trouver quelques pauvres excuses pour justifier
son impécuniosité : lorsque le sieur Bergé,
qui est chargé de collecter l’impôt royal de
la capitation, frappe à sa porte, madame Doutres lui
répond qu’ils n’ont point d’argent
« pour ce qu’ils avaient été
obligés de payer l’enterrement d’un enfant
qui leur était mort, à quoi le sieur Bergé
lui répondit qu’il fallait le faire enterrer avec
le seul curé et le diacre. » Pour bien comprendre
la portée de cet échange, il faut rappeler
qu’être enterré par un seul prêtre,
c’était être ravalé au rang des plus
misérables habitants. Seuls les marginaux sans feu ni
lieu ou les vieillards sans famille décédés
à l’hôpital étaient enterrés
gratuitement par le curé. Les autres, tous les autres,
même les journaliers ou les domestiques, exigeaient par
testament que leur corps soit mis en terre en grand
cérémonial, accompagné par 4, 8 ou 10
prêtres chantant des « miserere » et portant
des flambeaux de cire. Ces testaments portent aussi commande de
plusieurs dizaines de messes obituaires, pour le repos de leur
âme ou de celles de leurs proches, quitte à ce que
ces pompes funèbres absorbent l’essentiel de leurs
maigres économies. Personne n’accepte
d’être enterré « comme un
chien. » On mesure donc la violence de la proposition
insultante faite par le collecteur de la taxe royale.
Doutres a cependant profité de son statut social pour
survivre, à défaut de pouvoir vivre honorablement.
Dès l’année 1721, il est suspect pour une
partie de la population. Le 24 juin, le viguier Bordes qui
réside à Prades, se déplace à
Vinça pour une tentative de conciliation : il
s’agit d’arbitrer une querelle de procédure
qui masque, comme il est d’usage, un problème de
fond. Les « insaculateurs » ont refusé de
mettre le nom de Doutres dans la bourse du premier consul. Il
est sans doute nécessaire de rappeler ici
brièvement le mécanisme complexe qui organise la
désignation des magistrats municipaux : les trois consuls
qui vont gouverner l’exécutif pendant un an doivent
représenter l’ensemble de la société
locale et ils sont pris respectivement dans la classe des
notables, dans celle de la petite bourgeoisie et chez les
prolétaires. Leur nom est tiré au sort à
partir de trois sacs où ont été
placés un certain nombre de bulletins nominatifs.
C’est une espèce de commission des sages qui a
dressé la liste des gens qu’elle estime aptes
à remplir dignement les fonctions de consuls.
Sommés de s’expliquer sur
l’élimination de Doutres, ils ont
déclaré devant l’assemblée
générale des chefs de maison, que
« c’était pour ne pas causer un
embrouillamini et confusion dans la ville, attendu que
c’est un homme trop prompt, qu’à la moindre
occasion il donne un démenti… et qu’il
serait fort dangereux en cas de logement des troupes dans ladite
ville. »
Le document ne nous donne pas d’explication quant à
ce dernier grief. Nous savons cependant que Vinça
était situé sur la route royale qui reliait
Perpignan à Villefranche et Montlouis, villes forteresses
aménagées ou construites par Vauban pour
verrouiller la vallée de la Têt et le passage vers
la Cerdagne et l’Espagne. Des détachements
passaient régulièrement pour relever les
garnisons, et elles devaient faire étape à
Vinça ou à Prades. Le « logement des gens de
guerre » était une sorte d’impôt en
nature qui pesait sur les habitants du bourg, et surtout sur les
petits notables qui devaient héberger les officiers.
Cette obligation était d’autant plus impopulaire
que les nobles et une foule de petits resquilleurs (ceux qui
vendaient le sel à petites mesures, ceux qui relevaient
les dons destinés à racheter les prisonniers des
pirates barbaresques, etc.) en étaient exemptés.
Les quelques notables qui restaient assujettis au logement
étaient d’autant plus amers qu’ils avaient le
sentiment d’être les dindons de la farce.
C’est probablement ce qui explique l’accusation
portée contre Doutres, qui se serait exclamé un
jour « qu’il voudrait être foudre pendant
vingt-quatre heures pour tuer tous les Français. »
Il ne faudrait pas se hâter d’interpréter ce
propos comme un signe de résistance
délibérée à la francisation mais il
faut noter que l’appellation de
« Français », qui sera encore couramment
utilisée pour désigner les troupes des guerres
révolutionnaires, est la marque d’une certaine
distance. Doutres exprimait en tous cas, d’une
façon jugée trop peu diplomatique, la vieille
répulsion des civils vis-à-vis de la soldatesque,
mais c’est pour relativiser les propos de cet incendiaire
que le subdélégué de l’intendance
avait suggéré qu’il était fou.
Fou, peut être. Forcené sûrement. Il menace
un jour un consul de lui mettre son couteau dans le ventre et
promet mieux encore à celui qui l’a traité
de fou : il lui placera « un baril de poudre entre les
cuisses et y mettra le feu pour le faire sauter en
l’air. »
Les agissements ou les propos de Doutres sont habituellement
moins directs, mais toujours destinés à envenimer
les situations pour en tirer quelque profit. C’est ainsi
qu’en tant que « regidor » de la
Confrérie du précieux Sang de Jésus-Christ,
il a actionné en justice une pauvre veuve pour
l’obliger à rembourser un petit prêt que lui
avaient consenti les Pénitents et il a empoché
joyeusement les 24 livres pour se payer un costume. Lorsque ses
confrères tentent de récupérer cet argent,
il tergiverse, puis se fâche, jette par terre les clefs du
coffre et démissionne avec fracas. En tant que
marguillier de l’église paroissiale, il a
également puisé dans la caisse, et probablement
arraché lui-même les pages du registre comptable
qui auraient pu l’accuser. Il a même emporté
chez lui un fromage qui était censé revenir au
gagnant d’une loterie pieuse.
A une échelle plus grandiose, selon le témoignage
du prêtre Blaise Vila, il aurait escroqué les bons
moines du secteur. En tant que procureur de Don Jean de Copons,
prieur de Saint-Michel de Cuxa, il a rénové le
terrier du village de Tarerach et ce travail de
« feudiste » a été
particulièrement rémunérateur,
puisqu’il a détourné à son profit
« différentes sommes du produit dudit
terrier. » Jean de Copons, dont le frère
était l’abbé de la prestigieuse abbaye, a
réagi en grand seigneur (ou en gestionnaire avisé)
en déclarant qu’il ne poursuivrait pas
l’affaire, compte tenu de l’insolvabilité de
Doutres. Frère Fabre, sacristain de Saint-Martin du
Canigou, a connu le même genre de
mésaventure.
Notre avocat a donc plus d’un tour dans son sac et il
n’hésite même pas a intenter des
procès à différents membres de sa famille.
Pourtant, dans les années 1730, son obsession dominante
est d’attiser la guerre entre la communauté
laïque qu’il manipule et la communauté
ecclésiastique qui est sa cible de
prédilection.
La Communauté des prêtres de Vinça est une
institution archaïque qui a survécu dans la province
jusqu’à la Révolution. Elle est
composée de prêtres qui vivent dans le
siècle ; ils élisent le curé paroissial
généralement choisi dans leurs rangs et
fonctionnent un peu, à l’échelle de la
paroisse, comme les chanoines vis-à-vis de
l’évêque à l’échelle du
diocèse. Ils sont spécialement chargés des
liturgies de la mort, enterrements et messes pour le repos des
âmes. Ils donnent de l’éclat aux grandes
messes chantées qui scandent le calendrier religieux et
aux processions. La plupart de ces clercs sont issus de familles
solidement enracinées dans le bourg (dans la
communauté de Prades, les places sont même
réservées aux « filleuls » de la
ville, nés localement de parents pradéens.)
Enterrements et messes obituaires alimentent les caisses de la
Communauté qui s’empresse de prêter ces fonds
contre un intérêt presqu’invariablement
fixé à 5%. Il est à noter que toutes les
institutions ecclésiastiques (monastères et
confréries par exemple) jouent ce rôle de banque de
proximité. Au total, ces activités lucratives
assurent un confort modeste et une aimable sinécure
à un certain nombre de cadets de famille.
A Vinça, cependant, ces paisibles routines sont
troublées (ou pimentées ?) par des conflits
récurrents entre clercs et laïcs. Le procès
intenté devant le Conseil Souverain nous permet
d’en identifier trois : la gestion d’une œuvre
pie, les services que la communauté laïque se croit
en droit d’exiger de la communauté
ecclésiastique et la levée de nouvelles
dîmes.
Le premier accroc concerne la gestion d’une œuvre
pie qui avait été fondée par le docteur
Perpignan de Vinça. Nous ne connaissons pas les
détails de cette affaire. Il semble que ce notable ait
affecté une partie de son héritage à une
œuvre pieuse, et que la gestion de cette fondation est
contestée. L’évêque a convoqué
une commission d’arbitrage, dont la sentence concernant la
nomination d’un nouvel exécuteur testamentaire a
été inévitablement refusée par
Doutres.
Une seconde querelle, tout aussi obscure mais de plus large
portée, concerne « le service que la
communauté ecclésiastique est obligée de
faire dans l’église paroissiale. » Comme dans
toute la province, la municipalité de Vinça
considère que l’église paroissiale
qu’elle gère par l’entremise des marguilliers
lui appartient, et que les prêtres qui l’utilisent
ne sont que des espèces de prestataires de service. Nous
ne savons pas exactement quelles sont les exigences des
laïcs et les réticences des prêtres, mais nous
savons que le ou les procès auraient pu se terminer en
1731 grâce aux propositions de conciliation de
l’évêque qui étaient favorablement
accueillies par les consuls du moment. Malheureusement, les
laïcs étaient représentés dans cette
affaire par deux syndics, Doutres et Purxet, qui
n’entendaient pas terminer ainsi le conflit par un
arrangement entre les parties. En effet, le mandat des
magistrats municipaux ne durait qu’un an, alors que les
procès pouvaient s’éterniser sur plusieurs
années (et parfois plusieurs dizaines
d’années !). L’assemblée
générale des habitants a donc pour habitude de
nommer un ou des syndics qui pourront suivre les procès
dans la durée, quitte à courir le risque de voir
ces préposés relancer sans cesse les
procédures, par goût de la chicane ou par
intérêt personnel. Tel semble être le cas de
Doutres qui va instaurer un conflit dans le conflit : il va
lutter sur deux fronts, contre les prêtres bien sûr
mais aussi contre les consuls qui penchent en faveur de la
conciliation. L’inventivité de l’avocat est
remarquable : pour rester maître dans
l’agressivité procédurière, il tente
de créer un nouvel organisme à sa botte, dont la
seule utilité est de lui conférer une nouvelle
légitimité et de mettre hors jeu les consuls
accommodants. Il réussit à faire élire par
le Conseil général une commission ad hoc de
six membres choisis évidemment parmi ses amis et
chargée de gérer le conflit. Les consuls
réagissent aussitôt en portant de nouveaux griefs
devant le Conseil Souverain. Ce conseil de
« sizaine » est à leur avis irrégulier
pour plusieurs raisons : c’est d’abord une
nouveauté absolue qui ne peut se réclamer
d’aucun précédent et qui est donc contraire
à la coutume ; « or il est de règle
qu’une Communauté ne peut rien statuer de nouveau
sans permission de ses supérieurs. » Cette
espèce d’innovation constitutionnelle n’a
donc pas reçu l’onction du seigneur ou du Roi,
ainsi érigés en défenseurs de la tradition
Dans sa composition, cette commission est par ailleurs contraire
à l’esprit même des institutions
traditionnelles : elle ne compte en effet que des membres du
premier et du second état et le petit peuple n’y
est pas représenté, « ce qui est contraire
à l’ordre observé pour le gouvernement
politique de cette ville. »
Cette entorse au principe fondamental sur lequel repose tout
l’édifice municipal est d’autant plus grave
que, dans le cas d’espèce, ce sont les
intérêts du troisième état qui sont
particulièrement menacés. C’est à ce
stade que nous apprenons qu’un autre conflit est au
même moment en instance devant le tribunal de la viguerie
à Prades.. Toutes ces procédures apparaissent
ainsi emboîtées les unes dans les autres comme des
poupées russes que nous découvrons au fur et
à mesure. La communauté ecclésiastique veut
instaurer une dîme sur « les haricots et autres
fruits appelés tardaniers dont il n’est pas
d’usage de payer dans ledit terroir. » Cette
dîme novale pèserait principalement sur les humbles
« parce qu’il est d’usage que des
propriétaires des terres permettent en particulier au
troisième état de semer sur leurs terres de ces
espèces de fruits moyennant une certaine portion modique
des fruits qui proviennent de ces semences. »
C’est donc après la moisson (fin juin, début
juillet) que des propriétaires cèdent presque
gratuitement l’usage de certains de leurs champs à
des journaliers ou à de modestes artisans qui vont semer
des haricots que l’on peut récolter en septembre ou
octobre. Cette légumineuse a joué un rôle
très important, à partir de la fin du XVIIe
siècle dans l’alimentation des ruraux (ADPO 1C
2030) et l’on pouvait encore voir, au milieu du XXe
siècle, mijoter presque en permanence sur
l’âtre de certaines maisons paysannes le sempiternel
« salpiquet de monges ». Le maïs connu sous le
nom de « blé des Maures », ou plus tard
certaines espèces de pommes de terre de longue
conservation, étaient aussi classés dans la
catégorie des « récoltes
tardives ».
En ce début du XVIIIe siècle, la culture de ces
plantes venues d’Amérique était une
nouveauté, et c’est sur ces ressources des pauvres
que les clercs de Vinça voulaient étendre
l’emprise de la dîme. A l’instar de ce qui se
passe de nos jours où les vieux impôts sont
généralement mieux acceptés que les
nouveaux, les dîmes « novales » rencontraient
inévitablement l’hostilité de populations
qui ne mettaient presque jamais en cause le principe même
de la dîme.
On peut noter au passage, à propos de cette affaire, que
les rapports entre dominants et dominés ne se
résumaient pas à une brutale exploitation. La
mansuétude des propriétaires aisés peut
s’expliquer par la prégnance de sentiments
charitables, mais aussi peut-être par une sage gestion des
ressources humaines, par la complémentarité entre
les riches et les pauvres : un propriétaire, même
assez modeste mais qui « vit du sien », (un
pagès), doit faire ponctuellement appel à de la
main d’œuvre salariée. Pour la fenaison, le
sarclage de certaines plantes, la moisson ou la vendange, il
faut trouver du personnel, ce qui ne va pas forcément de
soi à des moments qui exigent une sorte de mobilisation
générale. Dans les années où la
récolte est abondante et dans une province où
l’homme est relativement rare, on voit parfois les soldats
quitter leur caserne et les domestiques délaisser leur
maître pour se louer. Tout notable a donc
intérêt à s’appuyer sur une
parentèle et à s’attacher une
clientèle.
Pour en revenir à notre procès, on conçoit
que l’avocat Doutres n’a eu aucun mal à
trouver des alliés dans un troisième état
dressé contre les exigences nouvelles du clergé.
La croisade qu’il entend mener ne se déroule pas
uniquement devant les prétoires. La guérilla est
quotidienne. C’est ainsi qu’à
l’occasion de la fête de Saint-Pierre qui est
habituellement célébrée en grande pompe
à Vinça, Doutres a défendu aux marguilliers
de prêter les chapes et autres ornements dont se
vêtent les clercs pour les messes et les processions. Il a
multiplié les escarmouches en luttant sur tous les
fronts : il a, par exemple, lancé une campagne
d’opinion pour que les habitants du bourg confient leurs
funérailles au couvent des Capucins plutôt
qu’à l’église paroissiale :
c’est toucher à l’honneur mais aussi à
la bourse d’un clergé séculier qui lutte
depuis des siècles contre la concurrence des
réguliers. Et comme il n’y a pas de petite
victoire, il conseille tout au moins de réduire la
dimension et le poids des cierges funéraires et fait
voter une baisse des tarifs du pressoir qui appartient à
la paroisse.
Lors de la fête du Rosaire, Doutres donne de sa personne
jusqu’à l’extravagance. Il est de coutume, ce
jour là, d’orner le grand autel avec « une
espèce de pavillon de satin rouge embelli de fleurs
d’or appelé « mariposa. » Ce terme qui
signifie papillon en castillan témoigne encore de
l’influence espagnole. En tant que marguillier, Doutres
refuse de prêter cette tenture qui est finalement mise en
place sur l’ordre express des consuls, à la veille
de la cérémonie. Le lendemain, Doutres, qui
n’accepte jamais la défaite, se glisse de grand
matin dans l’église, arrache la tenture qu’il
fourre sous son justaucorps, se collette avec un consul qui
vient de le surprendre et s’enfuit en courant. Il semble
avoir trouvé provisoirement refuge dans le village voisin
de Rodès, qui est pourtant l’ennemi
séculaire de Vinça, mais il a tellement sué
dans cette galopade éperdue que la mariposa a
été tachée et a perdu toutes ses fleurs
d’or. Son acte relevait donc du sacrilège et de la
haute trahison. L’acharnement de l’avocat semble
s’élever, dans cet épisode, à la
hauteur de l’épopée.
A première lecture, on pourrait penser que c’est
faire beaucoup d’honneur à ce trublion
déjanté que de raconter par le menu ses aventures
et ses mésaventures. Pourtant, à scruter de plus
près les documents, surgit une interrogation : pourquoi
et comment ce personnage apparemment marginal s’est-il
trouvé au centre de la vie publique de la bourgade
pendant au moins une quinzaine d’années ? Il avait
certes quelques atouts, son titre prestigieux de docteur en
droit dans une société où la
procédure est un sport national, son énergie et
son réel talent de manipulateur, mais sa violence, son
insolence et sa totale immoralité auraient dû
lasser ses contemporains.
En réalité, même certains témoignages
à charge laissent filtrer quelques éléments
d’explication. On s’aperçoit par exemple que
Doutres n’est pas un homme seul. Il est toujours
entouré de quelques notables locaux, amis ou complices.
En tant que syndic des procès dirigés contre la
Communauté ecclésiastique, il fonctionne en tandem
avec un certain Julien Purxet, droguiste. Dans l’ordre des
hiérarchies boutiquières, le droguiste est assez
proche de l’apothicaire ou de l’épicier,
spécialistes qui, de concert avec les orfèvres,
tiennent le haut du pavé. La famille Purxet tient sans
doute un rang honorable puisque, au même moment, on trouve
dans le camp adverse un Joseph Purxet, consul et chirurgien de
son état. Doutres réussit à convaincre le
médecin Parera, alors premier consul, qu’il doit
porter plainte contre la révérende
communauté en son nom propre, à la place de la
municipalité réticente. Bien que très
contesté, il a réussi à occuper
successivement ou conjointement la place de premier consul, de
marguillier et de régent de la Confrérie des
Pénitents. Il est enfin assez bien introduit dans le
milieu assez fermé du Clergé régulier dont
beaucoup de membres sont d’origine plus ou moins
aristocratique. En tant que procureur, il a pu ainsi escroquer
un haut et puissant personnage comme Monsieur de Copons, prieur
et frère de l’abbé de Saint-Michel de Cuxa.
Cette abbaye prestigieuse étendait sa puissance
seigneuriale sur une quinzaine de villages et Jean de Copons
descendait d’une lignée de grands juristes
barcelonais (comme les Sagarra ou les Trobat) qui, ayant
impulsé ou participé à la révolte
des Catalans contre Madrid, avaient dû se replier,
après la défaite, sur le Roussillon où, par
une espèce d’ironie de l’histoire, ils
étaient devenus les plus ardents collaborateurs du Roi de
France. En tant que tels, leurs descendants devaient jouir,
jusqu’en 1789, de très puissantes protections
à la Cour de Versailles (1).
Mais Doutres est aussi capable de s’appuyer sur la
plèbe ; lorsqu’il essaie de séquestrer les
chasubles et autres ornements liturgiques que la marguillerie
fournit habituellement aux prêtres, le témoin
ajoute : « Il porta le menu peuple à
délibérer ainsi ». Un autre déclare
que, dans sa guérilla permanente, il est suivi en
assemblée générale par « le peuple
qui est en grand nombre à soutenir lesdites
contestations ». Le révérend père
Basile, gardien du couvent des Franciscains de Béziers, a
fait partie d’une commission de conciliation dont
l’arbitrage a été approuvé par
l’évêque et refusé par Doutres. Il
écrit à son confrère de
Vinça : « On doutait de sa parole et on craignait
la malignité de son esprit mais ce qui est le plus
déplorable dans cette affaire, c’est de voir que
des personnes qui composent le corps de ville se laissent ainsi
conduire par ce brouillon qui ruinera la communauté
séculière. »
On comprend bien que lorsque Doutres fait voter la baisse des
tarifs du pressoir qui appartient à la marguillerie, ou
lorsqu’il s’élève contre la dîme
sur les récoltes tardives, il emporte aisément
l’adhésion populaire. Mais en grand
démagogue et habile manipulateur, il amplifie et utilise
les tensions structurelles de la petite société
villageoise. Ces tensions sont multiples et
enchevêtrées. On peut souligner tout d’abord
le désoeuvrement de la plupart de ces fils de famille,
que l’on oriente vers le droit ou vers la
cléricature. Les petites bourgades qui abritent entre
1.000 et 2.000 habitants comptent environ un prêtre pour
100 habitants et au moins autant de robins. Il y a par exemple
à Prades une quinzaine d’avocats et deux ou trois
notaires à Vinça. Tout ce monde de la basoche a
bien du mal à se constituer une clientèle qui lui
permette de soutenir financièrement son rang.
D’où, pour ces parasites, une existence
partagée entre l’ennui du vide et une agitation
effrénée capable de rompre la monotonie des jours
et de faire sourdre quelques ressources grâce à des
absurdités procédurales.
La plèbe elle-même dispose, suivant les
époques, de quelques loisirs : le travail agricole est,
comme on le sait, saisonnier et l’on passe, en fonction du
calendrier agraire, du travail harassant à la
semi-oisiveté. Le troisième « bras »
fournit en conséquence, ponctuellement, les troupes
nécessaires pour conforter la position de tel ou tel clan
au sein de l’assemblée générale des
habitants. Le moteur des sempiternelles querelles qui surgissent
périodiquement à propos de tout et de rien
n’est pas seulement l’intérêt
matériel. A l’exception des syndics et des avocats
qui sont toujours gagnants, il est fréquent que les
enjeux soient dérisoires et sans proportion avec les
énergies et les sommes engagées dans des batailles
où tout est perdu d’avance sauf l’honneur.
Dans ce jeu des vanités, il est fréquent que le
point d’honneur, individuel ou collectif, l’emporte
sur tout autre considération. L’avocat Doutres
exerce d’autant plus brillamment ses fonctions de
détonateur qu’il est installé sur un baril
de poudre.
Pour se battre, il faut être au moins deux. La
Communauté des habitants composée de laïcs
trouve naturellement en face d’elle la Communauté
des prêtres qui semble tout aussi intransigeante et aussi
querelleuse. Les archives ne nous renseignent pas très
clairement sur l’origine du conflit primitif, sur les
exigences des magistrats municipaux vis-à-vis de clercs
récalcitrants : quelque messe supplémentaire, la
gestion matérielle des bâtiments paroissiaux
peut-être ou l’administration de
l’hôpital ou de l’école, secteurs
autrefois réservés à l’église
mais en voie de laïcisation. Les tonsurés auraient
pu sans doute trouver une transaction, mais en tant que
serviteurs de Dieu et membres du premier Ordre du royaume, ils
n’ont d’ordre à recevoir de personne dans ce
qu’ils considèrent comme leurs domaines
réservés. Quand ils exigent de percevoir la
dîme sur les petites récoltes
d’arrière-saison et qu’ils portent
l’affaire devant le tribunal de la viguerie, ils doivent
bien se douter qu’ils vont susciter
l’hostilité de la majorité des paroissiens
pour un enjeu financier très médiocre. Nous sommes
ici dans l’ordre du symbolique mais il serait probablement
imprudent d’interpréter de tels épisodes en
termes de conflit religieux ou de désaffection
vis-à-vis de l’église catholique. Au niveau
du microcosme de Vinça, nous assistons à
l’éternel conflit entre pouvoir temporel et pouvoir
spirituel qui se joue localement sur le mode bouffon des
querelles de sacristie.
Le caractère structurel et non accidentel de ces
bisbilles est confirmé par le comparatisme : à
quelques kilomètres de là, la bourgade de Prades
est engagée dans des procès de même nature
et qui ont occupé presque tout le siècle. Dans une
sorte de jeu de billard à trois bandes, il s’agit
de savoir comment placer respectivement dans
l’église Saint-Pierre le banc réservé
aux magistrats municipaux, le banc des magistrats de
l’ordre judiciaire et le banc des prêtres.
Sans même quitter Vinça, il suffit d’avancer
dans le siècle pour prouver que l’affaire Doutres
n’était pas un accident mais un épisode aigu
d’une crise récurrente.
En 1764, le Contrôleur général des Finances
Laverdy promulgua un édit réformant toutes les
municipalités du royaume. Il mettait en place un
système fondé sur le principe du vote censitaire,
système qui sera d’ailleurs adopté dans les
débuts de la Révolution de 1789. Il fallait
être aisé pour pouvoir voter et riche pour pouvoir
être élu. Pour la province du Roussillon, ce fut
une sorte de tremblement de terre puisque le principe majeur de
la représentation du « petit peuple », le
« troisième bras », disparaissait au profit
d’une oligarchie fondée sur la fortune. Cette
réforme Laverdy fut très vite
révoquée pour la province au moyen d’un
édit dérogatoire rédigé à la
demande du gouverneur Noailles, mais durant les quelques mois au
cours desquels elle eût un commencement
d’application, elle eût un effet
dévastateur.
Localement, la loi nouvelle fut interprétée domme
un désaveu des magistrats municipaux en place. Leurs
adversaires y virent l’occasion de prendre leur revanche.
Clans minoritaires, ambitieux contrariés, juges des
juridictions secondaires désireux d’affirmer leur
prééminence, tous ceux qui avaient des comptes
à rendre pour avoir quelque peu tripoté dans les
caisses publiques, se coalisèrent et se
propulsèrent aux postes nouvellement crées de
« notables » ou
d’ « échevins ». Dans la
précipitation et la plus parfaite opacité, on vit
émerger dans les communes des municipalités
nouvelles qui entraient en concurrence avec les anciennes qui
demeuraient en fonction.
Vinça ne fit pas exception à la règle.
Laverdy en personne répondit aux alarmes des magistrats
(ADPO 1C 2032) et la première phrase de sa missive est
une accusation que l’on peut interpréter comme un
aveu : « On aurait dû, Messieurs, m’instruire
exactement de l’établissement des clavaires (2) ou
officiers de police qui exercent dans votre ville, de leurs
fonctions et de la façon dont ils sont élus pour
me mettre à portée de juger s’ils doivent
subsister. » Il découvre à l’occasion
que les deux nouveaux édiles ont un solide contentieux,
l’un doit rendre des comptes sur ses activités un
peu désordonnées en tant que percepteur des rentes
de la commune et l’autre «a un procès
considérable contre la ville. » Laverdy
conclut : « Si ces faits sont vrais, j’ai lieu
d’être surpris qu’on les ait choisis pour
remplir les premières places de l’administration et
leur élection serait contraire au bon ordre. »
Grâce au recul du temps, nous ne sommes pas du tout
surpris.
La surprise vient plutôt du fait que, quelques
années plus tard, en 1770, le nouveau Contrôleur
général Terray, qui a succédé
à Laverdy, s’intéresse lui aussi à
Vinça. On peut s’étonner qu’à
deux reprises, le plus puissant personnage de
l’État (car au XVIIIe siècle, les Finances
forment le cœur même du pouvoir) s’implique
personnellement dans les obscures querelles d’une
minuscule bourgade appartenant à la plus petite province
du royaume. Terray répond à une lettre ou deux des
trois consuls de Vinça se plaignent du désordre
qui règne dans leur commune : elle est ruinée par
« nombre de procès pour la plus grande part
entrepris sans intérêt, sans
délibération et sans autorisation. » Ils
imputent la responsabilité de ce désastre au
syndic. Un fois de plus, apparaît donc le personnage du
syndic diabolique qui, hors de tout contrôle, sème
le désordre, la discorde et la ruine.
La sempiternelle guérilla opposant les factions villageoises d’Ancien Régime, toutes ces guerres picrocholines peuvent prêter à sourire. Mais 1789 vint radicalement changer la donne. A l’époque révolutionnaire, ce furent l’exil, la prison ou la guillotine qui arbitrèrent ces querelles qui, en empruntant les masques de l’idéologie, étaient devenues sans merci.
© Michel Brunet, professeur honoraire, Université de Toulouse-le-Mirail.
(1) Brunet, La naissance, le mérite et le piston : comment faire carrière au Conseil Souverain du Roussillon, BSASL 103e vol. 1995
(2) Les clavaires sont des officiers de police désignés par le sort et dont la durée de mandat est de un an, comme pour les consuls.