La province du Roussillon, tardivement annexée au
royaume de France par le traité des
Pyrénées en 1659, avait conservé
jusqu'à la veille de la Révolution, dans une assez
large mesure, « ses lois, ses libertés, ses usages
et ses immunités ». Louis XIII et Louis XIV avaient
juré de respecter ces particularismes lors du transfert
de la province à la France : les serments les plus
solennels sont généralement transgressés,
et la liste serait longue des empiètements successifs du
pouvoir royal aux XVIIe et XVIIIe siècles. L'autonomie
juridique et fiscale de ce petit coin de terre catalane
demeurait cependant très réelle à l'aube
des grands ébranlements révolutionnaires.
L'affaiblissement de la machine étatique dès les
premiers mois de 1789, puis son effrondrement et la carence du
pouvoir à partir de juillet, provoquèrent dans la
province deux grands affrontements parallèles mais
distincts.
Cette époque de troubles vit d'abord la
réactivation des querelles traditionnelles entre les
communautés (affrontements que nous avons
étudiés sous le titre de « guerres
inter-villageoises » (1), dont la plus spectaculaire fut
la coalition des paysans de la plaine du Roussillon proprement
dit contre les privilèges de la capitale provinciale. On
vit s'instituer, lors de la rédaction des cahiers de
doléances et, plus encore, lors des élections aux
États généraux, un clivage tranché
entre d'une part les revendications rurales et d'autre part la
résistance de Perpignan qui désirait conserver sa
prééminence sur son arrière-pays. Chose
remarquable, le Tiers-Etat de Perpignan trouva dans cette lutte
l'indéfectible alliance de l'ordre du Clergé et de
la Noblesse de la province. C'est l'union sacrée des
notables, d'une sorte de « gentry » de la rente
foncière contre « le pauvre Tiers-Etat des
campagnards », comme se désignent elles-mêmes
dans leurs cahiers de nombreuses communautés
rurales.
Mais l'unité provinciale se reforma lorsqu'il s'agit de
dénoncer dans les doléances, puis de
détruire sur le terrain, à partir de juillet,
l'appareil monarchique honni, c'est-à-dire l'appareil de
l'Etat français ; la Grande Peur se traduisit par une
grande colère contre l'intendant et ses
subdélégués, plus encore contre les agents
de la Ferme générale qui focalisent, depuis
l'introduction de la gabelle et l'organisation du cordon
douanier, un exécration unanime.
La première exaltation passée de ce joyeux tohu-bohu qui avait permis de mettre à bas cet Ancien Régime qui, aux yeux des Roussillonnais, incarnait surtout les abus du pouvoir central, on attendit avec espoir, puis, très vite, avec inquiétude, la reconstruction. C'est l'analyse de ces espérances et de ces craintes que nous voudrions faire ici, sur la base de trois documents révélateurs :
- l'Adresse de l'Assemblée Générale des Citoyens de la Ville de Perpignan à l'Assemblée Nationale, petit opuscule de 19 pages, imprimé à Perpignan en février 1790 (ADPO 1 J 519/3) ;
- les Observations de Monsieur Terrats, député de la province de Roussillon, sur le projet d'organisation du pouvoir judiciaire proposé à l'Assemblée Nationale par le Comité de Constitution, en date du 21 janvier 1790 (ADPO, 1 J 519/2) ;
- enfin, un imprimé anonyme intitulé Premier Discours aux Roussillonnais (ADPO, I H 519/17).
Ces trois documents sont, à notre avis, parfaitement
représentatifs de l'opinion éclairée dans
la province. Par cette expression, nous n'entendons pas
seulement les notables ou l'intelligentsia influencés par
la philosophie des Lumières mais, plus largement, la
plupart de ceux qui avaient les moyens intellectuels de penser
l'évolution politique et de construire des projets
institutionnels pour l'avenir.
Si le Discours aux Roussillonnais est un imprimé
anonyme et, comme tel, a priori peu probant, l'Adresse de
l'Assemblée Générale des Citoyens de la
Ville de Perpignan est déjà beaucoup plus
significative. Nous n'avons pas les moyens de savoir quelle fut
la généralité de cette Assemblée
générale, mais ce texte, paraphé par le
consul Bertin, président de cette assemblée, et
imprimé chez Jean Goully, imprimeur de la
municipalité, reflète, à n'en pas douter,
l'opinion de la grande majorité des citoyens actifs de
Perpignan. Plus remarquables encore, du point de vue de la
représentativité, sont les Observations de
Monsieur Terrats : celui-ci, en effet, bien que juge de la
viguerie du Roussillon siégeant à Perpignan, avait
été élu comme député aux
Etats généraux par le Tiers-Etat rural qui
s'était coalisé, nous l'avons dit, contre les
Messieurs de la ville capitale ; or, ces Observations,
imprimées elles aussi, sont contresignées par les
autres députés du Tiers Etat, Tixedor et Graffan,
mais aussi par les deux députés du Clergé
(l'évêque Desponchez et l'abbé de La
Boissière) et par les deux députés de la
Noblesse (Coma-Serra et Banyuls de Montferrer). Il s'agit bien,
cette fois-ci, de l'union sacrée de la ville et de la
campagne et des trois ordres du Roussillon face à l'ogre
centralisateur.
Le problème était en effet de savoir à
quelle sauce administrative, fiscale et judiciaire le Roussillon
allait être accommodé. Les notables locaux
réalisent brusquement l'ampleur de la menace : le grand
rouleau compresseur de la Révolution risque
d'écraser une province hérissée de
privilèges et de particularismes et de la concasser pour
la fondre dans le creuset unificateur de la Grande Nation. Cette
perspective, apparemment, ne suscite aucun enthousiasme et
chacun se précipite pour tenter de creuser des
tranchées et miner le terrain pour éviter
l'irrémédiable.
Les trois documents analysés s'inspirent des mêmes
présupposés philosophiques ; il serait sans doute
plus juste de dire utilisent la même rhétorique
destinée à prendre l'adversaire potentiel à
contre-pied, en se plaçant sur son propre terrain. On
pourrait, fort schématiquement, résumer leur
argumentation de la manière suivante : préservons
le passé au nom des nouveaux principes, ou encore : sur
un air à la mode, célébrons les anciennes
pratiques. En d'autres termes, la Révolution bien
comprise doit ramener le Roussillon à la situation de
1659 où il jouissait des libertés et
privilèges à lui accordés par Louis
XIV.
Les bases idéologiques de ces revendications sont
clairement explicitées : la souveraineté
réside dans la volonté générale du
peuple ; les Roussillonnais forment un peuple et font corps en
tant que nation ; ils désirent tous unanimement le
respect de leurs droits, voulus par eux et sanctionnés
par l'histoire. Ils se sont en outre ralliés à la
nation française moyennant un contrat. Il serait donc
contraire à l'autodétermination, à la
volonté du peuple, à l'histoire, au respect de la
parole donnée, à la nature des choses et
peut-être à la prudence, de porter atteinte au
statut particulier de la province.
Le droit du peuple d'abord. L'anonyme du Premier Discours
aux Roussillonnais se présente comme « un
citoyen brûlant du zèle pour ma patrie, les
intérêts du Roussillon me sont plus chers que mes
jours ». Le salut de la patrie est la loi suprême,
mais cette patrie première est clairement indiquée
comme étant le Roussillon. Le député du
Tiers-Etat ne dit pas autre chose lorsqu'il affirme : «
Lorsque le Roussillon a été réuni à
la France, ce pays avait comme il a encore ses lois, ses usages
et son langage particulier. Ces lois ne sont pas l'ouvrage de la
volonté arbitraire d'aucun Souverain mais l'expression
simple de la volonté générale des habitants
réunis et assemblés en forme d'Etats... ».
L'Assemblée générale des citoyens de
Perpignan enfonce encore le même clou : « Ce ne sont
point des privilèges particuliers que nous demandons. Les
corps, les individus même en ont fait ici le
généreux sacrifice ; et pour montrer qu'il l'ont
fait sans regret, ils jurent encore qu'ils y renoncent pour
jamais. Les Roussillonnais furent jadis une nation isolée
: or, une nation a des droits et non des privilèges ; et
ce sont ces droits, ces droits imprescriptibles que nous
réclamons ».
Voilà donc l'un des fondements méta-historiques
des droits du Roussillon : le pacte primordial, la
volonté générale originelle, le contrat
social. Mais après cette révérence à
Rousseau, pour faire bonne mesure, on se réfère
aussi à l'histoire, à ses acquis et l'on se situe
là dans un mode de pensée qu'était en train
d'illustrer, à la même époque, un homme
comme Edmund Burke dans ses Reflections on the Revolution in
France, parues à Londres à l'automne de 1790.
Une nation se définit avant tout, non comme un ensemble
d'individus isolés, rassemblés par une
démocratie formelle dans un ensemble arithmétique
abstrait, mais comme une communauté d'héritiers :
héritiers de libertés lentement conquises au cours
de l'histoire et consolidées par elle, sanctifiées
par le temps, héritiers de statuts juridiques et de
coutumes, la tradition prenant force de loi, héritiers de
corps constitués emboîtés les uns dans les
autres comme des poupées gigognes. Et les trois textes
analysés font longuement référence à
l'histoire. Les citoyens de Perpignan démontrent
minutieusement la pérennité de leurs lois à
travers les aléas séculaires de leur destin :
« Les Roussillonnais, dont l'origine se perd dans la nuit
des temps, vivaient sous leur propres lois. Les Goths, devenus
maîtres de l'Espagne, s'emparèrent aussi de
l'héritage de nos pères ; mais ces vainqueurs,
tout infidelles, tout barbares qu'ils étaient,
laissèrent pourtant à un peuple subjugué
par la force, sa religion, ses coutumes, ses lois... ».
Les Carolingiens, les comtes de Barcelone, les rois d'Aragon
Alfonse ler, Pierre II, Jacques II et finalement les rois de
France Louis XIII et Louis XIV ont toujours respecté ce
pacte sacré : « Le Maréchal de
Brésé, vice-roi de Catalogne, fit, au nom de Louis
XIII, dans la cathédrale de Barcelone, le serment
irréversible de maintenir les Roussillonnais dans leurs
lois, libertés, usages, droits, immunités. Un
pareil serment fut ratifié par Louis XIV en personne
lorsqu'il signa, à Montpellier, le cahier qui lui fut
présenté par les députés de
Perpignan. » L'anonyme, plutôt que d'évoquer
le joug gothique, préfère rappeler l'invasion
sarrasine : « Ces peuples barbares et infidelles permirent
à nos pères de conserver leur religion, leurs
formes sur l'administration de la justice et leurs
manières de lever les impôts .» En d'autres
termes, l'Assemblée nationale constituante se mettrait
dans un bien mauvais cas si elle devait prendre des
leçons de tolérance et de respect des droits des
peuples chez ces sauvages.
Contrat social et continuité historique se conjuguent
harmonieusement avec le pragmatisme, la force des choses, la
prudence politique et stratégique même qui est
discrètement évoquée. Aussi ne faut-il
point toucher « aux monuments respectables de la
généreuse piété de nos pères
». « Une considération non moins importante,
c'est que nous sommes accoutumés ici à cette
magnificence des cérémonies religieuses qui
exigent un certain nombre de ministres ; que cette magnificence
est nécessaire au peuple ; que son attachement
particulier à la religion lui en rendrait la perte plus
sensible et que cette perte pourrait lui inspirer des sentiments
dont nous aurions Iieu d'appréhender les suites...
». Il faut donc épouser la tradition si l'on veut
éviter de créer des turbulences redoutables ; la
menace de l'insurrection est à peine voilée sous
la respectueuse revendication.
Les textes soulignent encore que les ménagements
nécessaires seraient aussi conformes aux
intérêts stratégiques de la France. Les
Roussillonnais se sont donnés librement à la
nation française par « un contrat solennel »
pour « lui servir de clef et de rempart invincible du
côté de l'Espagne, à condition que la France
nous conserverait à jamais nos lois, nos moeurs, nos
usages, nos libertés et nos franchises... ».
A chaque détour de phrase, on retrouve cette notion de
deux souverainetés, celle de la France et celle du
Roussillon, liées par un contrat synallagmatique
où les droits et les devoirs sont réciproques :
toute rupture unilatérale du contrat par l'une des
parties contractantes relèverait l'autre de ses
obligations.
Quels sont, pour l'essentiel, ces droits, franchises,
libertés et immunités si hautement
revendiqués ?
La conservation de la Cour souveraine est incontestablement le
souci majeur, l'objectif d'ailleurs unique du mémoire de
Terrats. Même si l'on tient compte d'éventuelles
arrière-pensées, puisque les trois
députés du Tiers-Etat étaient des hommes de
loi dont les perspectives de carrière étaient
liées au maintien du droit local, il faut bien admettre
que la Cour était la clef de voûte des
particularismes. Les lois catalanes, expression de la
volonté générale des habitants, «
sont compilées dans un code intitulé :
Constitutions de la Principauté de Catalogne et du
Roussillon ; elles sont écrites en langue catalane qui
est celle du pays ; tous les titres, actes et contrats faits
avant 1700 sont dans cette même langue et même
aujourd'hui les Citoyens ne peuvent rédiger ces
conventions sous seing privé que dans le même
idiome... » Toute translation d'un tribunal
supérieur hors du département ruinerait donc
l'édifice des libertés traditionnelles, la
conservation d'une législation particulière
étant liée à des compétences
linguistiques et juridiques de la part des juges et à la
proximité des justiciables. Un parallèle est
établi à ce propos, dans le discours anonyme,
entre le Roussillon et l'Alsace qui était alors comme
aujourd'hui pays de droit local.
Le deuxième sujet d'alarme est le projet de Constitution
civile du clergé. La réorganisation religieuse
préoccupe particulièrement les citoyens de
Perpignan. Si le schisme et les drames qu'il engendrera, dans
une région où presque tous les prêtres
catalans se refusèrent à prêter serment,
n'étaient pas encore prévisibles, la
nationalisation des biens du Clergé, la rationalisation
de l'encadrement ecclésiastique et la réduction
drastique du nombre des prêtres n'étaient pas
envisagées avec faveur. Non seulement, comme nous l'avons
vu, la tradition liturgique était exubérante et
exigeait le concours d'un grand nombre de prêtres, mais
cette densité cléricale ouvrait du même coup
la perspective d'une carrière honorable, sinon
très lucrative, à de nombreux enfants de la petite
bourgeoisie urbaine ou rurale. « Les Nobles fournissent
à. peine vingt prêtres à notre
diocèse, ce qui en confirme la pauvreté. Nos
bénéfices sont presque tous l'apanage des enfants
du peuple ; et cet apanage, tout modique qu'il est, devient, par
une sage économie, la source précieuse de
l'aisance dont jouissent une infinité de familles
bourgeoises dans nos villes et surtout dans nos campagnes...
». L'enquête sur l'état du clergé en
1789 que nous avons menée (2) confirme que la
multiplicité des bénéfices entraînait
une modestie d'ensemble de leur montant et que cette
plèbe cléricale était, pour l'essentiel, de
recrutement local. Certaines communautés de
prêtres, comme celle de la modeste bourgade de Prades,
n'étaient même statutairement composées que
d'indigènes.
Le troisième point nodal des revendications
roussillonnaises porte sur les impôts : les
Roussillonnais, comme les Catalans, sont « un peuple franc
et libre de toute imposition forcée ». Le
Roussillon a été tout particulièrement
exonéré de la gabelle sur le sel par une
déclaration solennelle de Pierre II d'Aragon aux Etats de
Barcelone en 1283. Le « despotisme ministériel
», « l'insatiable avidité du génie
fiscal » ont conduit à la violation de cette
immunité dès le lendemain de l'annexion (et aussi
provoqué la dure révolte antigabelle des «
Angelets », ce que nos théoriciens négligent
de rappeler, sans doute parce que la grande saga de la guerre du
sel était encore présente dans tous les esprits).
Mais il n'est pas trop tard pour rétablir un peuple dans
ses droits imprescriptibles : si le fisc est oublieux des
promesses, les Roussillonnais ont la mémoire
longue.
On trouve ensuite, au hasard des paragraphes, le souhait de
préserver l'Université de Perpignan,
présentée comme la plus ancienne des royaumes
hispaniques après celle de Lérida et faute de
laquelle « les Roussillonnais iraient peupler les
écoles d'Espagne », ce qui est encore une forme de
sécession intellectuelle. On affirme la
nécessité de restaurer les maîtrises,
« propriété d'autant plus précieuse
qu'étant transmise du mari à l'épouse, des
parens aux enfants de l'un et l'autre sexe, elle est l'unique
ressource d'une fille ou d'un fils malheureux, à qui il
ne reste souvent que le métier de leur père qu'une
mort imprévue leur a ravi ». Le discours anonyme,
le plus précis dans l'énonciation de ses griefs,
exige en outre la suppression des douanes, la suppression de la
dîme sur les olives, herbes, laines et autres fruits, la
suppression des lods pour les échanges immobiliers,
l'interdiction de saisir pour dettes les animaux et les
instruments aratoires, etc.
A la lecture de ces catalogues revendicatifs, de ces
doléances préventives contre les réformes
qui s'amorçaient, on ne peut s'empêcher de penser
que la Révolution en Roussillon s'est fondée
dès l'origine sur un immense malentendu : elle se voulait
fondatrice, alors que les Catalans voyaient en elle une
restauration ; elle se voulait l'aube des temps nouveaux pour
des gens qui rêvaient du retour à un passé
idéalisé ; elle tendait une main fraternelle
à ces immigrés de l'intérieur pour les
aider à entrer de plein pied dans l'hexagone
sacré, alors que ces Roussillonnais, dédaigneux du
sens de l'histoire, rêvaient d'être des Andorrans.
Le voile des illusions déchiré, l'ampleur du
fossé se révélera en 1792-1793 : les
premiers morts français de la guerre contre l'Espagne
tombèrent sous les balles des paysans, des bergers et des
charbonniers de Saint-Laurent-de-Cerdans qui, dans un pacte
solennel, venaient de se donner à l'Espagne. On
était passé du chantage à la
sécession, à la révolte ouverte, et
l'incendie courut dans tout le pays.
© Michel Brunet, professeur honoraire, Université de Toulouse-le-Mirail.
Cet article a été publié pour la première fois dans les Annales du Midi, tome 101, n° 185-186, janvier-juin 1989.
(1) Michel BRUNET, Le Roussillon. Une société contre l'Etat, 1780-1820, Toulouse, Association des publications de l'Université de Toulouse-Le Mirait et Editions Eché, 1986, p. 50-68.
(2) M. BRUNET, op. cit., p. 438-441.