Léon Herrmann R. Leclercq Jean-Yves Maloeuvre
Milieux littéraires
et épicuriens (1)
Poème césarien engagé malgré le contexte du triumvirat (2) Pamphlet anti-octavien masqué
(cacozelia latens) (3)
I Tityre Q. Caecilius Epirota
(poète grammairien affranchi)
Affranchi appelé à jouir pleinement de la libertas Père de Virgile
Mélibée P. Valerius Cato
(vieux poète chassé de Tusculum)
Citoyen romain
par la grâce de César
Aemilius Macer
(poète de Vérone)
Amaryllis
(v.5, 30, 36)
Plotia Heria
(femme galante)
Alfenus Varus
(successeur de Pollion en Cisalpine, bourreau de Mantoue)
Le jeune dieu
(v.6 sqq)
  Octave
en 38 av.JC
Octave
(mis en scène avec ironie)
Galatée
(v.30-31)
Servilia
(affranchie - peut-être de la mère de Brutus)
Asinius Pollion
(gouverneur de la Gaule Cisalpine)
II Corydon Valgius Rufus
(poète)
Personnage très proche de
P. Vergilius Maro
(Virgile, poète)
Alexis Esclave de
T. Pomponius Atticus
Octave (qui déteste
les vers de Corydon
)
Thestylis
(v.10, 43)
Affranchie du monde de la galanterie
Amaryllis
(v.14, 52)
Plotia Heria
(femme galante)
Ménalque
(v.15)
P. Vergilius Maro
(Virgile, poète)
Marc-Antoine ? ou Virgile ?
Daphnis
(v.26)
C. Valerius Catullus
(Catulle, poète)
C. Valerius Catullus
(Catulle, poète, irréductible adversaire de César)
Amyntas
(v.35-39)
Tibulle
(poète)
Double d'Alexis = Octave
Damétas
(v.37, 39)
Helvius Cinna
(poète)
Q. Cornificius
(poete)
Iollas
(v.57)
C. Cilnius Maecenas
(Mécène, conseiller d'Octave)
III Ménalque P. Vergilius Maro
(Virgile, poète)
P. Vergilius Maro
(Virgile, poète)
Damétas Helvius Cinna
(poète)
Cornificius + Varus + Arrius + Octave
Mélibée
(v.1)
P. Valerius Cato
(vieux poète chassé de Tusculum)
Aegon
(v.2)
Caius Furius Camillus
(ami de Cicéron)
les deux Césars
Neaera
(v.3)
Courtisane
Daphnis
(v.12)
C. Valerius Catullus
(Catulle, poète)
Jules César
Damon
(v.17, 23)
Licinius Calvus
Tityre
(v.20, 96)
Q. Caecilius Epirota
(poète grammairien ancien esclave)
Alcimédon
(v.37, 44)
P. Terentius Varro
(poète didactique)
Palémon
(v.50-53)
Cornelius Nepos
(écrivain ami de Mécène)
Cornelius Nepos
(écrivain ami de Mécène)
Galatée
(v.64, 72))
Servilia
(affranchie - peut-être de la mère de Brutus)
C. Asinius Pollio
(gouverneur de la Cisalpine jusqu'à la fin 41)
Amyntas
(v.66,74, 83)
Tibulle
(poète)
Octave, ou Cornificius, ou Antoine ?
Iollas
(v.76-79)
C. Cilnius Maecenas
(Mécène, conseiller d'Octave)
C. Asinius Pollio
(gouverneur de la Cisalpine jusqu'à la fin 41)
Phyllis
(v.76, 87, 107)
Affranchie de Mécène
Amaryllis
(v.81)
Plotia Heria
(femme galante)
IV L'enfant Marcus Claudius Marcellus
(fils d'Octavie, neveu d'Octave)
Octave
(poème de propagande)
Octave
(lecture totalement ironique)
V Ménalque P. Vergilius Maro
(Virgile, poète)
P. Vergilius Maro
(Virgile, poète)
Mopsus
Domitius Marsus
(poèe satirique et érotique)
Octave
(auteur de troisième ordre)
Amyntas
(v.8, 15, 18)
Tibulle
(poète)
Phyllis
(v.10)
Affranchie de Mécène
Tityre
(v.12)
Q. Caecilius Epirota
(poète grammairien ancien esclave)
Daphnis
(v.20 sqq)
C. Valerius Catullus
(Catulle, poète)
Jules César divinisé Catulle et Licinius Calvus
(deux poètes anti-césariens que César aurait fait assassiner)
Aegon
(v.72)
Caius Furius Camillus
(ami de Cicéron)
Damétas
(v.72)
Helvius Cinna
(poète)
Alphésibée
(v.73)
L. Varius Rufus
(poète, disciple de Catulle)
Alexis
(v.86)
Esclave de
T. Pomponius Atticus
Corydon
(v.86)
Valgius Rufus
(poète)
Mélibée
(v.87)
P. Valerius Cato
(vieux poète chassé de Tusculum)
VI Silène Parthenios de Nicée
(poète auteur de Métamorphoses)
Marc Antoine
(VIe B. = traduction mythique de la IIe Philippique de Cicéron)
Poème évoquant de manière allégorique l'élimination par Jules César de Catulle et de Calvus, et mettant en garde Gallus, qui vient de se rallierà Octave.
Tityre
(v.4)
Q. Caecilius Epirota
(poète grammairien ancien esclave)
Chromis
et Mnasylle
(v.13)
Philodème de Gadara et le philosophe Siron
(disciples épicuriens de Parthenios)
Aeglé
(v.20-21)
Affranchie grecque
devenue courtisane
VII Mélibée P. Valerius Cato
(vieux poète chassé de Tusculum)
Corydon Valgius Rufus
(poète)
P. Vergilius Maro
(Virgile, poète)
Thyrsis Q. Cornificius
(poète)
Jules César
Daphnis
(v.1)
C. Valerius Catullus
(Catulle, poète)
Alcippé
(v.14)
Affranchie
Phyllis
(v.14, 59, 63)
Affranchie de Mécène
Galatée
(v.37)
Servilia
(affranchie - peut-être de la mère de Brutus)
Alexis
(v.55)
Esclave de
T. Pomponius Atticus
Lycidas
(v.67)
Q. Horatius Flaccus
(Horace, poète)
VIII Damon Licinius Calvus C. Valerius Catullus
(Catulle, poète)
Alphésibée L. Varius Rufus
(poète, disciple de Catulle)
Le chevrier anonyme   Licinius Calvus
Nysa
(v.18)
Dionysia
(danseuse et mime)
Livie
Mopsus
(v.26, 29)
Domitius Marsus
(poèe satirique et érotique)
Octave
Tityre
(v.55)
Q. Caecilius Epirota
(poète grammairien ancien esclave)
La magicienne   Jules César
Daphnis
(v.68 sqq)
C. Valerius Catullus
(Catulle, poète)
Catulle (torturé et assassiné par Jules César)
Amaryllis
(v.77, 88, 101)
Plotia Heria
(femme galante)
Moeris
(v.96-98)
Aemilius Macer
(poète de Vérone très lié à Virgile)
IX Lycidas Q. Horatius Flaccus
(Horace, poète)
Q. Horatius Flaccus
(Horace, poète)
Moeris Aemilius Macer
(poète de Vérone
très lié à Virgile)
Père de Ménalque-Virgile
et de Lycidas-Horace
Ménalque
(v.10 sqq)
P. Vergilius Maro
(Virgile, poète)
P. Vergilius Maro
(Virgile, poète)
Amaryllis
(v.22)
Plotia Heria
(femme galante)
Tityre
(v.23-24)
Q. Caecilius Epirota
(poète grammairien ancien esclave)
= Moeris
Daphnis
(v.46-50)
C. Valerius Catullus
(Catulle, poète)
C. Valerius Catullus
(Catulle, poète)
X Gallus   Gallus
(poète, devenu partisan d'Octave, préfet d'Egypte tombé en disgrâce en 27)
Lycoris
(v.2, 22, 42)
Volumnia
(affranchie, connue au théâtre
sous le nom de Cytheris)
L'amour   Octave (= la funeste ambition politique de Gallus)
Ménalque
(v.20)
P. Vergilius Maro
(Virgile, poète)
Amyntas
(v.37-38, 41)
Tibulle
(poète)
Phyllis
(v.37-41)
Affranchie de Mécène

(1) Interprétation de Léon Hermann - Les Masques et les visages dans les Bucoliques de Virgile (éd.1952)

«Après avoir montré que MENALCAS était toujours Virgile, j'ai pu identifier la plupart des personnages des Bucoliques portant des pseudonymes avec des individus que Virgile a connus personnellement. Que ces écrivains soient Grecs ou Latins d'origine, déjà morts ou encore vivants lorsque le poète les dépeint, ils ont tous fait partie soit du milieu — surtout Cisalpin — des poètes de la nouvelle école, soit du milieu philosophique de Campanie. Les bergères sont des Romaines ou des Grecques Italianisées appartenant au monde du théâtre ou à celui de la galanterie. C'est dire que nous sommes bien éloignés en réalité des campagnards italiens. Bergers et bergères des Bucoliques habitent la ville et s'ils connaissent la vraie campagne un peu plus que Marie-Antoinette et sa cour se divertissant au hameau du petit Trianon, ils ne sont tout de même que des rustiques d'occasion ! Sans doute Catulle, Virgile, Horace, Tibulle ont magnifiquement chanté la nature dont ils ont eu un sentiment exquis, sincère et profond comme la plupart des poètes dignes de ce nom. Mais l'essentiel était encore pour eux la peinture des hommes. Et, si Virgile a donné à ses personnages bucoliques quelques touches réalistes, il n'a pas oublié qu'il mettait en scène des hommes de lettres travestis et il s'est surtout soucié de respecter la vérité littéraire. Il était moins attiré alors par la description des moeurs rurales, réservée aux Géorgiques ou par la peinture de la campagne italienne que par la présentation des poètes et des belles de son temps. Il a surtout voulu célébrer dans les Bucoliques les grands personnages et les grands événements de Rome, les grands écrivains de la nouvelle école et leurs modèles ou leurs inspiratrices, le tout d'une façon voilée et parfois d'une façon rétrospective.

Les contemporains du poète ne s'y étaient probablement pas trompés, eux à qui n'échappaient ni les allusions, ni les calembours, ni les parodies. Identifiant aisément les personnages masqués et travestis, ils devaient prendre encore plus de plaisir que nous à la lecture ou à l'audition de poèmes qui les touchaient de près pour peu qu'ils fussent au courant de la chronique scandaleuse de Rome et connussent tant soit peu les coulisses du monde littéraire et du demi-monde. Car les Bucoliques étaient — c'est bien évident — destinées à l'élite qui se piquait de littérature, c'est-à-dire à la fois aux professionnels, aux dilettantes et aux snobs. Et des clefs, orales ou écrites, ne tardèrent sans doute pas à circuler à l'usage des non-initiés, comme pour les Caractères de la Bruyère ou les romans de Marcel Proust. Malheureusement celles qui sont parvenues jusqu'à nous par la voie des scoliastes étaient généralement fausses !

On comprend par la nature des Bucoliques à la fois leur immense succès et les animosités qu'elles suscitèrent dans ce que j'appellerai « l'opposition littéraire et politique ». Elles sont Césariennes et Octaviennes, malgré l'amitié vouée par Virgile à Pollion et elles sont inspirées surtout par Mécène. Aussi les partisans d'Antoine les ont-ils en général peu prisées, notamment Anser. D'autre part, Virgile y critique Cornificius, les Novii et y loue leurs ennemis littéraires. Aussi a-t-il à son tour rencontré beaucoup de détracteurs... (pp.169-170)

 

(2) Interprétation de R. Leclercg - Le divin loisir (1996)

[A propos de la Ve Bucolique] La transposition mythique de Virgile correspondait-elle exactement aux décisions des triumvirs ? Le poème suppose sans doute une adhésion profonde au culte de César et témoigne en même temps d'une foi très grande du poète en son inspiration personnelle. Il convient en effet de souligner l'attitude étonnante de Virgile sur les plans politique et poétique. Il soutient les Triumvirs, prend parti pour ce gouvernement d'atrocités et de pillage ; lui le "doux Virgile" apporte sa caution à l'assassinat de Cicéron. Plus tard, devant le problème politique et humain posé par les évictions de Cisalpine, il innocentera Octave. Pourquoi de telles compromissions ? Car rien n'était joué, ni à Rome, ni à l'extérieur. Dans la Ville, l'horizon politique n'apparaissait-il pas assombri, en tout cas très incertain, en raison de la sourde rivalité qui s'annonçait entre Octave et Antoine ? A l'extérieur, les Triumvirs tenaient l'Occident, sauf les territoires d'Afrique, de Sicile et de Sardaigne, qui étaient aux mains d'un ennemi irréductible, Sextus Pompée. Mais tout l'Orient se mobilisait contre eux derrière Brutus et Cassius. Il semble que le poète ait eu conscience de l'audace de ses engagements ; plus tard, évoquant, à la fin des Géorgiques, le temps des Bucoliques, il dira de lui-même qu'il était alors un audax juventa :

Carmina qui lusi pastorum audaxque juventa
Tityre, te patulae cecini sub tegmini fagi

G. IV, 565)

On a interprété cette expression dans un sens purement littéraire, par l'angoisse ressentie par le jeune poète au moment d'aborder les Muses. Mais pour que ces mots aient un sens, il faut rendre aux Bucoliques leur signification en les remettant en situation historique et elles apparaissent alors comme une allusion à l'étonnante attitude politique de leur auteur. Non moins étonnant semble le personnage du poète qu'il assume. Lui, un de ces cantores Euphorionis, réputés incapables de retrouver l'inspiration patriotique d'Ennius, le voici qui annonce la paix attendue et le Sauveur qui la fait régner à nouveau. or le théâtre du conflit n'était plus le forum mais l'Empire, un Empire qui allait participer à la lutte. Sur ce théâtre, le vates prend place pour désigner César comme le chef divin qui protège cet Empire. (pp.176-177)

 

(3) Interprétation de Jean-Yves Maloeuvre - Violence et ironie dans les Bucoliques de Virgile (2000)

En pratiquant « l'hypocrisie », l'auteur des Bucoliques n'aurait d'ailleurs fait que se plier à la loi du genre, qui implique le travestissement, le « griphe », les clefs, toutes notions largement suspectes, on ne sait pourquoi, à la critique virgilienne la plus en vogue en ce siècle. L. Herrmann n'a sans doute pas évité les dangers de l'esprit de système en prétendant mettre un nom historique derrière chaque berger ou bergère de Virgile, mais il est difficile de lui donner tort quand il souligne l'improbabilité que le poète, qui se découvre comme Ménalque à la fin de la pièce V, ait laissé tous les autres masques — ou même la plupart — vides. Mais cette constatation de bon sens ne suffit pas. Considérons d'autre part l'époque tourmentée où cette oeuvre fut écrite — les proscriptions, Cicéron égorgé, la liberté partout pourchassée — et demandons-nous si le choix étrange, pour ne pas dire scandaleux dans les apparences, que fit Virgile de cultiver le genre pastoral au milieu de tels drames ne fut pas motivé précisément par le fait qu'il trouvait là un abri idéal pour s'exprimer librement sans avoir à redouter les représailles des puissants.

Car quant à supposer qu'un tel poète ait pu sincèrement adhérer à la politique du sanglant Octave et prendre le parti des loups contre les brebis, des spoliateurs contre les spoliés, de Tityre (ou ce qu'il mime) contre Mélibée, voilà ce que devrait nous interdire, à défaut de l'instinct, ces vers désabusés du bonhomme Moeris (IX, 11-13) :

sed carmina tantum
Nostra ualent, Lycida, tela inter Martia quantum
Chaonias dicunt aquila veniente columbas.

D'un côté les aigles (ou les loups), de l'autre les colombes (ou les brebis). Ou peut-être se figure-t-on qu'il y a place entre les deux et que le poète renvoie dos à dos victimes et bourreaux ? L'idée d'un Virgile prince de l'équivoque tend à s'imposer aujourd'hui, et c'est sans doute un progrès sur l'ancienne rigidité de l'exégèse, qui regardait comme de son devoir de dissiper tout ce qui de près ou de loin ressemblait à de l'ambiguïté. Mais l'ambiguïté ne constituant pas une fin en soi, sauf pour un écrivain qui chercherait à se dérober à ses responsabilités, il nous reste à envisager l'hypothèse que Virgile l'ait utilisée surtout comme un leurre à l'intention des oreilles ennemies. (pp.9-10)