Jules-Elie Delaunay - La peste à Rome - 1876 - Musée d'Orsay, Paris



La peste dite « antonine » doit son qualificatif au fait qu'elle s'abattit sur l'Empire romain à la fin de la dynastie des Antonins, sous les règnes de Marc-Aurèle (qui en mourut en 180) et de son fils et successeur Commode. Certains textes datent son apparition de la prise de Séleucie sur le Tigre par les troupes d'Avidius Cassius en 165-166 apr.JC, et elle sévit jusquà l'extrême fin du IIe siècle.

Malgré la perte des livres que le célèbre médecin Galien lui consacra, on s'accorde généralement pour considérer qu'il ne s'agit pas d'une épidémie de peste, mais plutôt une pestilence - probablement une épidémie de variole. On notera surtout dans ce petit dossier l'importance d'Apollon Phœbus, décidément associé au fléau dans l'imaginaire populaire, tant pour son déclenchement que pour sa conclusion - mais dans un contexte qui révèle le bouleversement des mentalités au IIe siècle de notre ère, entre superstitions traditionnelles et ironie de certains esprits forts, qu'on pourrait, sans s'arrêter à l'anachronisme, oser qualifier de voltairiens...




1. L'origine de la peste

Ammien Marcellin, Histoire de Rome, XXIII, 6, 24 – fin IVe siècle

(24) J'ai dit plus haut comment, après la prise de cette ville [de Séleucie] par les lieutenants du César Vérus, la statue d'Apollon Cômaios, arrachée de son sanctuaire, fut transportée à Rome, et placée par les soins des pontifes dans le temple d'Apollon Palatin. On raconte aussi qu'après cet enlèvement, et au milieu de l'incendie de la ville, des soldats fouillant un temple trouvèrent une étroite ouverture qu'ils élargirent, croyant avoir mis la main sur un trésor, et que de ce réduit, où l'avait su renfermer la science des anciens Chaldéens, sortit l'incurable germe de cette horrible peste qui, sous le règne de Vérus et de Marc Aurèle, porta de la Perse aux rives du Rhin, et de là dans toute la Gaule, la contagion et la mort.


Traduction sous la direction de M. Nisard, Paris Firmin Didot, 1860




Julius Capitolinus, Histoire Auguste, Lucius Verus, VIII, 2 – fin IVe siècle

La destinée voulut qu'à son retour il portât la peste dans les provinces où il passa, jusqu'à Rome. On croit que ce fléau avait pris naissance dans la Babylonie, un soldat ayant ouvert dans le temple d'Apollon un coffret d'or, d'où s'échappa un air pestilentiel qui envahit le pays des Parthes et l'empire romain. Et ce n'est pas Vérus qu'il en faut accuser, mais Cassius, qui osa, violant ses engagements, traiter en ennemie la ville de Séleucie, où nos soldats avaient été reçus comme amis. Quadratus, qui a écrit la guerre des Parthes, justifie même celui-ci de cette imputation, et accuse les habitants de cette ville d'avoir manqué les premiers à la foi promise.


Traduction de Théophile Baudement sous la direction de M. Nisard, Firmin Didot, 1845




2. Explications

  • mythique traditionnelle : Apollon courroucé lance ses flèches pestilentielles
  • hippocratique / galénique : corruption de l'air
  • populaire : complot de gens malintentionnés ou de magiciens

Marc Aurèle, Pensées pour moi-même, IX,2 – 170-180 apr.JC

Ce serait le privilège d'un mérite surhumain que de pouvoir sortir de la société des hommes sans avoir jamais su ce que c'est que le mensonge, la fausseté sous aucune de ses formes, la mollesse et l'orgueil. Déjà, c'est avoir fait une heureuse traversée que de s'en aller de ce monde avec le profond dégoût de ces vices. Ou bien, par hasard, préférerais-tu t'enfoncer dans le mal ? Et l'expérience en est-elle encore à l'apprendre à fuir cette peste ? La corruption de l'âme, qui se ruine par le vice, est une peste cent fois plus fatale que celle qui infecte et vicie l'air que tu respires. Car l'une est la peste des animaux en tant qu'ils sont de simples animaux, tandis que l'autre est la peste des hommes en tant qu'ils sont hommes.


Traduction de J. Barthélémy Saint-Hilaire, Paris, 1876.




Dion Cassius, Histoire romaine, LXXII, 14-15 – 1ere moitié IIIe siècle

14. Il survint aussi la plus terrible des maladies dont j'aie eu connaissance : deux mille personnes mouraient souvent à Rome dans un seul jour. Un grand nombre d'autres personnes périrent encore, non seulement dans la ville, mais dans toute l'étendue, pour ainsi dire, de l'empire, victimes de scélérats, qui, armés de petites broches enduites d'un poison mortel, lançaient ainsi, moyennant salaire, le mal sur d'autres, ce qui avait eu lieu déjà sous Domitien. Mais leur mort n'était comptée pour rien.

15. Commode, pour les Romains, était plus redoutable que toutes les maladies et que tous les maléfices, attendu, entre autres raisons, que les décrets rendus par affection à l'honneur de son père, un ordre les obligeait de les lui décerner par crainte.


Traduction d'Etienne Gros continuée par V. Boissée, Firmin Didot, 1870




3. Contagion et diagnostic - La variole ?

Aelius Aristide, Discours sacrés, II, 38 – à partir de 170 apr.JC

Je me trouvais habiter dans les faubourgs au fort de l’été, et une maladie pestilentielle s’était saisie de presque tous mes voisins. De mes domestiques, d’abord deux, puis trois, tombèrent malades, puis un autre et un autre, puis tous furent au lit, jeunes et vieux, enfin le mal me prit moi-même. […] La maladie atteignit jusqu’aux bêtes de somme, et tous ceux qui quelque part avaient été frappés gisaient au hasard devant les portes. En sorte qu’il n’était même plus possible d’user facilement de la navigation en raison des circonstances. Ce n’était partout que découragement, lamentation, gémissements, tristesse générale. 


Traduction d'André-Jean Festugière, 1986




Galien (129-216) - Sur ses propres livres, I, 16

Quand la grande peste se déclara, je quittai aussitôt la ville pour me hâter de rentrer dans ma patrie, aucun médicament suffisamment puissant n'ayant pu être trouvé, à ma connaissance, pour lutter contre ce fléau qui se répandit partout avant de s'éteindre.


Traduction de Véronique Boudon-Millot, Paris, Belles-Lettres, 2007


Charles Haas - La peste antonine - 2006


4. Illuminés et charlatans

Julius Capitolinus, Histoire Auguste, Marc Aurèle, XIII, 1-6 – fin IVe siècle

Mais la peste faisait de si grands ravages qu'on fut obligé d'employer toutes sortes de voitures au transport des cadavres. Les deux empereurs firent alors des lois très sévères touchant les inhumations et les tombeaux. Ils défendirent d'en élever où on le voudrait ; règlement qui s'observe encore aujourd'hui. Ce fléau enleva plusieurs milliers de personnes, et parmi elles beaucoup de citoyens du premier rang. Marc-Aurèle fit ériger des statues aux plus distingués, et il ordonna, par un décret plein de bonté, de faire aux frais de l'Etat les funérailles des moindres citoyens.

A cette époque parut un fourbe qui, ayant formé avec quelques complices le projet de piller Rome, annonça que le jour où il parlerait à la foule du haut d'un figuier sauvage, dans le champ de Mars, un globe de feu descendrait du ciel et occasionnerait la fin du monde, si, au moment où il tomberait lui-même du figuier, il se changeait en cigogne. Le jour marqué, il tomba en effet de cet arbre, en lâchant une cigogne qu'il avait dans son sein. L'empereur se le fit amener, et, sur l'aveu de son imposture, lui accorda sa grâce.


Traduction de Théophile Baudement sous la direction de M. Nisard, Firmin Didot, 1845




Lucien de Samosate - Alexandre ou le faux devin, 36 - Entre 165 et 180 apr.JC

Du jour où il mit le nez dans les affaires italiennes, son imagination s'emballa et il dépêcha aux quatre coins de l'Imperium des estafettes porte-oracles, pour alerter les cités sur les risques d'épidémies, d'incendies ou de tremblements de terre mais aussi leur proposer un sérieux coup de main pour la prévention de toutes ces catastrophes. Lors de la peste, il fit d'ailleurs parvenir à toutes les nations une autre maxime de la classe « autovocale », sertie dans ce vers :

« Phébus aux longs cheveux chasse la pestilence. »

On pouvait repérer la formule inscrite sur le portail de toutes les habitations, qu'elle devait théoriquement préserver du fléau à l'instar d'un gri-gri. Dans bien des cas, ce fut le contraire qui se produisit, le hasard décimant tout spécialement les demeures sur lesquelles elle avait été apposée. Je ne pose nullement, tiens-le-toi pour dit, que ce serait précisément à la présence de cette invocation qu'elles furent redevables de leur perte : il n'y eut là rien que de fortuit, si ce n'est peut-être qu'en se reposant sur les vertus de l'incantation en question, beaucoup baissaient leur garde, surveillaient moins leur hygiène de vie et, de ce fait, compliquaient singulièrement la besogne du mantra, sûrs comme ils l'étaient que ces syllabes nues leur seraient un rempart et qu'Apollon-aux-longs-cheveux monterait la garde pour abattre l'infection avec force flèches.


Traduction de Joseph Longton, 1998 - Bibliotheca Classica Selecta