Hippocrate dans une rue d'Athènes - Jeu vidéo Assassin's Creed Odyssey - Chapitre 5 - 2018



La « peste » d'Athènes est une épidémie de nature mal identifiée (typhus, variole, autre ?) mais de grande ampleur qui a frappé Athènes à partir de l'été 430 av.JC et, avec des résurgences, jusqu'en 426.

Elle est directement liée au début de la guerre du Péloponnèse opposant la ligue de Délos dirigée par Athènes, devenue au fil du Ve siècle une cité impérialiste thalassocratique, à la ligue du Péloponnèse dominée par Sparte, une cité guerrière continentale spécialiste incontestée de la guerre terrestre. Périclès ayant choisi de laisser les Spartiates ravager l'Attique sans leur donner la chance d'une confrontation en bataille rangée, dans laquelle ils seraient sûrs de l'emporter, Athènes se trouve en position défensive, protégée par ses murailles et celles des Longs Murs qui sécurisent l'accès jusqu'au port du Pirée. Mais c'est précisément de la mer que vient une maladie bientôt alimentée dans la cité par la surpopulation, la promiscuité et la famine.

C'est cet épisode dramatique pour Athènes, qui y perdit entre un quart et un tiers de sa population - et en particulier Périclès, que l'historien Thucydide (v.460-v.400 av.JC) raconte avec une rigueur logique exemplaire, sans s'embarrasser des explication mythologiques précédentes. Son récit va pour longtemps donner un cadre narratif et descriptif aux multiples relations d'épisodes épidémiques au fil des siècles : origine du fléau, symptômes signalant un dérèglement physiologique majeur, puis considérations sur les bouleversements sociaux, psychologiques et spirituels qui s'opèrent dans une société en perte totale de repères, confrontée à un mal inconnu que la médecine échoue à éradiquer.

Thucydide ne mentionne pas la présence à Athènes du médecin Hippocrate, son exact contemporain, et rien, dans le Corpus hippocratique qui nous est parvenu, ne concerne un fléau comparable à celui que décrit l'historien. La multiplication des légendes sur le compte d'Hippocrate n'aide pas à s'y retrouver, mais celle qui affirme qu'il combattit l'épidémie avec de grands feux destinés à purifier l'air est conforme au système hippocratique qui a prévalu pendant des siècles, jusqu'au moment où la découverte de l'origine bactérienne de la peste et de nombreuses autres fièvres a totalement rebattu les cartes de la thérapeutique.



XLVII. Ce fut dans l’hiver avec lequel finit la première année de la guerre que se célébra cette cérémonie funèbre. Dès le commencement de l’été les deux tiers des troupes du Péloponnèse et des alliés se jetèrent, comme l’année précédente, sur l’Attique, y campèrent et ravagèrent le pays. C’était Archidamus, fils de Zeuxidamus, qui les commandait.

Ils n’y étaient encore que depuis peu de jours quand la contagion se déclara parmi les Athéniens. On dit que déjà plusieurs fois elle avait frappé Lemnos et d’autres contrées ; mais on ne se ressouvenait pas que nulle part se fût fait ressentir une semblable peste ni une aussi terrible mortalité. Les médecins, au commencement de la maladie, n’y purent apporter de remède, parce qu’ils ne la connaissaient pas, et la mort les atteignait encore plus que les autres, par leur commerce plus fréquent avec les malades. Toute industrie humaine était sans ressource. En vain on fit des prières dans les temples, on consulta les oracles, on eut recours à d’autres semblables pratiques : tout fut inutile, et l’on finit par y renoncer, abattu par la force du mal.

XLVIII. Il commença, dit-on, par l’Éthiopie, au-dessus de l’Égypte, descendit en Égypte et dans la Libye, gagna la plus grande partie de la domination du roi et se jeta subitement sur la république d’Athènes. Il attaqua d’abord les habitants du Pirée, qui prétendaient que les Péloponnésiens avaient empoisonné les puits, car il n’y avait point encore de fontaines dans ce quartier. Il gagna ensuite la ville haute, et ce fut alors qu’il exerça le plus de ravage. Je laisse à chacun, médecin ou particulier, le soin de dire ce qu’il sait de ce fléau, d’où l’on peut croire qu’il tire son origine, quelle cause lui semble capable d’opérer une telle résolution dans la sanié, et quel remède il croit avoir la force de guérir cette maladie ; pour moi, je dirai quel fut le mal, comme j’en ai moi-même éprouvé les atteintes et que j’en ai vu d’autres personnes attaquées. On pourra, d’après les symptômes que je vais offrir, en prévoir les effets, et n’être pas dans l’ignorance s’il arrive qu’il reparaisse.

XLIX. On convient qu’il n’y eut point d’année où les autres maladies se fissent moins sentir ; et s’il arrivait qu’on en éprouvât quelques-unes, toutes amenaient cette funeste crise. Mais en général on était frappé subitement, et sans aucune cause apparente, au milieu de la meilleure santé. D’abord on éprouvait de grandes chaleurs de tête, les yeux devenaient rouges et enflammés ; la gorge, la langue étaient sanguinolentes, la respiration déréglée, l’haleine fétide. À ces symptômes succédaient l’éternument, l’enrouement. En peu de temps le mal gagnait la poitrine et causait de fortes toux. Quand il s’attachait au cœur, il y excitait des soulèvemens, et l’on éprouvait avec de violentes douleurs toutes les éruptions de bile auxquelles les médecins ont donné des noms. La plupart des malades faisaient entendre de sourds gémissements, que suivaient des convulsions violentes : chez les uns elles s’apaisaient bientôt ; elles étaient chez les autres beaucoup plus obstinées. La peau n’était ni fort chaude au toucher ni pâle, mais rougeâtre, livide et couverte de petites pustules et d’ulcères. L’intérieur était si brûlant que le malade ne pouvait supporter ni les manteaux les plus légers ni les couvertures les plus fines : il restait nu, et n’avait pas de plus grand plaisir que de se plonger dans l’eau froide. On en vit même beaucoup qui, n’étant pas gardés, se précipitèrent dans les puits, tourmentés d’une soif qui ne pouvait s’étancher. Cependant il était égal de prendre beaucoup ou peu de boisson. Le malade ne pouvait se procurer aucun repos, et était agité d’une insomnie continue.

Tant que la maladie était dans sa force, il ne maigrissait pas, et l’on était surpris que le corps pût résister à tant de souffrance. La plupart, conservant encore quelque vigueur, étaient consumés le neuvième ou le septième jour par le feu intérieur qui les dévorait, ou s’ils franchissaient ce terme, le mal descendait dans le bas-ventre, une violente ulcération s’y déclarait, il survenait une forte diarrhée, et en général on périssait de faiblesse : car la maladie, après avoir d’abord établi son siège dans la tête, gagnait successivement tout le corps, et ceux qui échappaient aux accidens les plus graves, gardaient aux extrémités des marques de ce qu’ils avaient souffert. Le mal s’attachait aux parties honteuses, aux pieds et aux mains, et souvent on n’échappait qu’en perdant quelqu’une de ces parties : plusieurs perdaient la vue : d’autres, à leur convalescence, se trouvaient avoir tout oublié, et ne reconnaissaient ni leurs amis ni eux-mêmes.

L. Cette maladie, plus affreuse qu’on ne saurait l’exprimer, se montrait au-dessus des forces humaines dans tous ses effets, et dans quelque sujet qu’elle attaquât ; mais ce qui faisait connaître surtout qu’elle différait des maux ordinaires à notre espèce, c’est que les oiseaux ni les quadrupèdes qui se nourrissent de cadavres humains, ou n’approchaient point des corps qui restaient en grand nombre sans sépulture, ou, s’ils osaient y goûter, ils périssaient. On en eut la preuve en voyant disparaître les oiseaux carnassiers : on n’en voyait aucun autour des corps morts ni ailleurs. Les chiens, accoutumés à vivre en société avec les hommes, faisaient encore mieux sentir les effets de la contagion.

LI. Sans s’arrêter à un grand nombre d’autres accidents, qui ne se ressemblaient pas dans les différens sujets, tels étaient en général les symptômes de la maladie. Les uns périssaient négligés ; les autres au milieu des plus grands soins. Il ne se trouva, pour ainsi dire, aucun remède qui fût utile à ceux qui l’employaient : ce qui faisait du bien à l’un nuisait à l’autre. Aucun tempérament, faible ou vigoureux, ne parut garanti du mal : il s’attachait à toutes les complexions, il résistait à tous les régimes. Ce qu’il y avait de plus terrible, c’était le découragement des malheureux qu’il attaquait : ils perdaient aussitôt toute espérance, tombaient dans un entier abandon d’eux-mêmes, et ne cherchaient point à résister : c’était encore qu’en se soignant les uns les autres on s’infectait mutuellement, comme les troupeaux malades, et l’on périssait : c’est ce qui causa la plus grande destruction. Ceux qui, par crainte, ne voulaient point approcher des autres, mouraient délaissés, et bien des maisons s’éteignirent faute de personne pour les soigner ; ceux qui approchaient des malades trouvaient la mort. Tel fut le sort des personnes surtout qui se piquaient de quelque vertu : elles avaient honte de s’épargner, et venaient soigner leurs amis ; car les gens attachés à la maison, abattus par l’excès des fatigues, finissaient par être insensibles aux plaintes des mourants. C’était ceux qui étaient échappés au mal qui avaient le plus de compassion pour les malades et les morts, parce qu’ils avaient connu les mêmes souffrances, et qu’ils se trouvaient dans la sécurité, car on n’était pas frappé deux fois mortellement. Ils recevaient les félicitations des autres ; eux mêmes jouissaient pour le présent du retour de la santé, et avaient pour l’avenir une espérance confuse que, de longtemps, ils ne seraient plus atteints d’une autre maladie mortelle.

LII. L’affluence des gens de la campagne qui venaient se réfugier dans la ville se joignit aux maux des Athéniens pour les aggraver, et ces nouveaux venus en souffraient eux-mêmes plus que les autres. Comme il n’y avait pas de maisons pour eux, et qu’ils vivaient pressés dans des cahuttes étouffées, pendant la plus grande chaleur de la saison, ils périssaient confusément et les morts étaient entassés sur les mourants. Des malheureux demi-morts, avides de trouver de l’eau, se roulaient dans les rues, et près de toutes les fontaines. Les lieux sacrés, où l’on avait dressé des tentes, étaient comblés de corps que la mort y avait frappés.

Quand le mal fut parvenu à son plus haut période, personne ne sachant plus que devenir, on perdit tout respect pour les choses divines et humaines. Toutes les cérémonies auparavant en usage pour les funérailles furent violées. Chacun ensevelissait les morts comme il pouvait. Bien des gens, par la rareté des choses nécessaires, depuis que l’on avait perdu tant de monde, recouraient à des moyens sordides de leur rendre les derniers devoirs. Les uns se hâtaient de poser leur mort et de le brûler sur un bûcher qui ne leur appartenait pas, prévenant ceux qui l’avaient dressé ; d’autres, pendant qu’on brûlait un mort, jetaient sur lui le corps qu’eux-mêmes apportaient et se retiraient aussitôt.

LIII. La peste introduisit dans la ville bien d’autres désordres. Au spectacle des promptes vicissitudes dont on était témoin, de riches subitement atteints de mort, de gens qui n’avaient rien succédant à leur fortune, on osa plus volontiers s’abandonner ouvertement à des plaisirs dont auparavant on se serait caché. On cherchait des jouissances promptes, et l’on ne croyait devoir s’occuper que de voluptés, dans l’idée qu’on ne possédait que pour un jour et ses biens et sa vie. Personne ne daignait se donner aucune peine pour des choses honnêtes, dans l’incertitude où l’on était si l’on ne cesserait pas d’exister avant d’y avoir atteint. Le plaisir, et tous les moyens de gagner pour se le procurer, voilà ce qui devint utile et beau. On n’était retenu ni par la crainte des dieux ni par les lois humaines : il semblait égal de révérer les dieux ou de les négliger, quand on voyait périr indifféremment tout le monde. Le coupable ne croyait pas avoir assez à vivre pour recevoir sa condamnation ; il se figurait bien plutôt voir suspendue sur sa tête une peine déjà prononcée, et, avant de la subir, il croyait juste de profiter de ce qui pouvait lui rester à vivre.

LIV. Voilà de quels maux les Athéniens furent accablés. Dans leurs murs, ils voyaient périr les citoyens ; et, au dehors, leurs campagnes ravagées. On se ressouvint alors, comme il arrive dans de telles circonstances, d’une prédiction que les vieillards disaient avoir entendu chanter autrefois ; la voici :

Athène un jour verra dans ses champs malheureux,
Entrer les Doriens et la peste avec eux.

Comme, dans la langue grecque, le mot qui signifie la peste [loimos] et celui qui signifie la famine [limos] diffèrent très peu dans la prononciation, on disputa sur le fléau dont on était menacé : mais, dans le temps de la contagion, l’opinion qui dut naturellement l’emporter fut que c’était de la peste : car on ajustait le sens de l’oracle aux maux que l’on souffrait. S’il survient un jour une nouvelle guerre des Doriens, et qu’elle soit accompagnée de la famine, je crois que ce sera pour lors à la famine qu’on appliquera la prédiction.

Ceux qui connaissaient l’oracle qu’avaient reçu les Lacédémoniens se le rappelèrent aussi. Quand ils avaient interrogé le dieu pour savoir s’ils entreprendraient la guerre, il avait répondu que s’ils combattaient de toutes leurs forces, ils auraient la victoire, et il avait prononcé que lui-même viendrait à leur secours. On trouva que l’oracle s’accordait avec l’événement. La maladie se déclara dès que les Péloponnésiens eurent commencé leur invasion, et ne pénétra pas dans le Péloponnèse de manière à mériter qu’on en parle : ce fut Athènes surtout qu’elle dévasta, et ensuite les autres endroits les plus peuplés. Voilà ce qui arriva de relatif à la peste.


Traduction de Pierre-Charles Levesque (1795)
rééditée par Jean Alexandre Buchon, 1850.