La Grande Peste - Boccace - Decameron - Ms Francais 239, fol. 1 - Bibliothèque nationale de France
Parvenue en Europe par la mer, la Grande Peste noire a pris d'abord pied dans les ports avant d'emprunter les routes commerciales et de se diffuser largement dans les terres. Arrivée en Italie du Nord en 1347 par Gênes et Venise, elle prend en tenaille Lombardie, Piémont, lVénétie, Emilie-Romagne et Toscane, et parvient en particulier à Florence en 1348. C'est là que Boccace (Giovanni Boccacio, 1313-1375) assiste à ses ravages et perd dans la catastrophe nombre d'amis et de parents, y compris son père et sa belle-mère. Il commence alors à écrire un recueil de nouvelles dont la peste impose le cadrage initial, le Décaméron. La première journée du recueil évoque en effet l'atmosphère terrible que fait régner le fléau dans la cité et raconte comment sept jeunes femmes réunies dans l’église Santa Maria Novella décident de s’isoler (on dirait aujourd'hui se confiner) dans une contrée éloignée et paradisiaque, en attendant que les choses se calment. Elles s'associent à trois jeunes hommes, et toute la petite bande part se réfugier dans son havre de paix, où elle occupera ses longues journées à se raconter des histoires, dix chaque jour pendant dix jours (d'où le titre Décaméron). |
Première journée Je dis donc que les années de la fructueuse Incarnation du Fils de Dieu atteignaient déjà le nombre de mille trois cent quarante-huit, lorsque, dans la remarquable cité de Florence, belle au-dessus de toutes les autres cités d’Italie, parvint la mortifère pestilence qui, par l’opération des corps célestes, ou à cause de nos œuvres iniques, avait été déchaînée sur les mortels par la juste colère de Dieu et pour notre châtiment. Quelques années auparavant, elle s’était déclarée dans les pays orientaux, où elle avait enlevé une innombrable quantité de vivants ; puis poursuivant sa marche d’un lieu à un autre, sans jamais s’arrêter, elle s’était malheureusement étendue vers l’Occident. La science, ni aucune précaution humaine, ne prévalait contre elle. C’est en vain que, par l’ordre de magistrats institués pour cela, la cité fut purgée d’une multitude d’immondices ; qu’on défendit l’entrée à tout malade et que de nombreux conseils furent donnés pour la conservation de la santé. C’est en vain qu’on organisa, non pas une fois, mais à diverses reprises, d’humbles prières publiques et des processions, et que d’autres supplications furent adressées à Dieu par les dévotes personnes ; quasi au commencement du printemps de ladite année, le fléau déploya ses douloureux effets dans toute leur horreur et s’affirma d’une prodigieuse façon. Il ne procédait pas comme en Orient où, à quiconque sortait du sang par le nez, c’était signe d’une mort inévitable ; mais, au commencement de la maladie, aux hommes comme aux femmes, naissaient à l’aine et sous les aisselles certaines enflures dont les unes devenaient grosses comme une pomme ordinaire, les autres comme un œuf, et d’autres moins, et que le vulgaire nommait bubons pestilentiels. Et des deux parties susdites, dans un court espace de temps, ce bubon mortifère gagnait indifféremment tout le reste du corps. Plus tard, la nature de la contagion vint à changer, et se manifesta par des taches noires ou livides qui apparaissaient sur les bras et sur les cuisses, ainsi que sur les autres parties du corps, chez les uns larges et rares, chez les autres petites et nombreuses. Et comme en premier lieu le bubon avait été et était encore indice certain de mort prochaine, ainsi l’étaient ces taches pour tous ceux à qui elles venaient. Pour en guérir, il n’y avait ni conseil de médecin, ni vertu de médecine qui parût valoir, ou qui portât profit. Au contraire, soit que la nature du mal ne le permît pas, soit que l’ignorance des médecins — parmi lesquels, outre les vrais savants on comptait un très grand nombre de femmes et d’hommes qui n’avaient jamais eu aucune notion de médecine — ne sût pas reconnaître de quelle cause il provenait et, par conséquent, n’appliquât point le remède convenable, non-seulement peu de gens guérissaient, mais presque tous mouraient dans les trois jours de l’apparition des signes susdits, qui plus tôt, qui plus tard, et sans éprouver de fièvre, ou sans qu’il survînt d’autre complication. Ce qui donna encore plus de force à cette peste, ce fut qu’elle se communiquait des malades aux personnes saines, de la même façon que le feu quand on l’approche d’une grande quantité de matières sèches ou ointes. Et le mal s’accrut encore non-seulement de ce que la fréquentation des malades donnait aux gens bien portants la maladie ou les germes d’une mort commune, mais de ce qu’il suffisait de toucher les vêtements ou quelque autre objet ayant appartenu aux malades, pour que la maladie fût communiquée à qui les avait touchés. C’est chose merveilleuse à entendre, ce que j’ai à dire ; et si cela n’avait pas été vu par les yeux d’un grand nombre de personnes et par les miens, loin d’oser l’écrire, à peine pourrais-je le croire même si je l’avais entendu de la bouche d’un homme digne de foi. Je dis que l’énergie de cette pestilence fut telle à se communiquer de l’un à l’autre, que non-seulement elle se transmettait de l’homme à l’homme, mais, chose plus étonnante encore, qu’il arriva très souvent qu’un animal étranger à l’espèce humaine, pour avoir touché un objet ayant appartenu à une personne malade ou morte de cette maladie, tombait lui-même malade et périssait dans un très court espace de temps. De quoi mes yeux — comme j’ai dit plus haut — eurent un jour, entre autres faits du même genre, la preuve suivante : les haillons d’un pauvre homme mort de la peste ayant été jetés sur la voie publique, deux porcs étaient survenus et, selon leur habitude, avaient pris ces haillons dans leur gueule et les avaient déchirés du groin et des dents. Au bout d’une heure à peine, après avoir tourné sur eux-mêmes comme s’ils avaient pris du poison, ils tombèrent morts tous les deux sur les haillons qu’ils avaient malencontreusement mis en pièces. De ces choses et de beaucoup d’autres semblables, naquirent diverses peurs et imaginations parmi ceux qui survivaient, et presque tous en arrivaient à ce degré de cruauté d’abandonner et de fuir les malades et tout ce qui leur avait appartenu ; et, ce faisant, chacun croyait garantir son propre salut. D’aucuns pensaient que vivre avec modération et se garder de tout excès, était la meilleure manière de résister à un tel fléau. S’étant formés en sociétés, ils vivaient séparés de tous les autres groupes. Réunis et renfermés dans les maisons où il n’y avait point de malades et où ils pouvaient vivre le mieux ; usant avec une extrême tempérance des mets les plus délicats et des meilleurs vins ; fuyant toute luxure, sans se permettre de parler à personne, et sans vouloir écouter aucune nouvelle du dehors au sujet de la mortalité ou des malades, ils passaient leur temps à faire de la musique et à se livrer aux divertissements qu’ils pouvaient se procurer. D’autres, d’une opinion contraire, affirmaient que boire beaucoup, jouir, aller d’un côté et d’autre en chantant et en se satisfaisant en toute chose, selon son appétit, et rire et se moquer de ce qui pouvait advenir, était le remède le plus certain à si grand mal. Et, comme ils le disaient, ils mettaient de leur mieux leur théorie en pratique, courant jour et nuit d’une taverne à une autre, buvant sans mode et sans mesure, et faisant tout cela le plus souvent dans les maisons d’autrui, pour peu qu’ils y trouvassent choses qui leur fissent envie ou plaisir. Et ils pouvaient agir ainsi en toute facilité, pour ce que chacun, comme s’il ne devait plus vivre davantage, avait, de même que sa propre personne, mis toutes ses affaires à l’abandon. Sur quoi, la plupart des maisons étaient devenues communes, et les étrangers s’en servaient, lorsqu’ils les trouvaient sur leur passage, comme l’aurait fait le propriétaire lui-même. Au milieu de toutes ces préoccupations bestiales, on fuyait toujours les malades le plus qu’on pouvait. En une telle affliction, au sein d’une si grande misère de notre cité, l’autorité révérée des lois, tant divines qu’humaines, était comme tombée et abandonnée par les ministres et les propres exécuteurs de ces lois, lesquels, comme les autres citoyens, étaient tous, ou morts, ou malades, ou si privés de famille, qu’ils ne pouvaient remplir aucun office ; pour quoi, il était licite à chacun de faire tout ce qu’il lui plaisait. Beaucoup d’autres, entre les deux manières de vivre susdites, en observaient une moyenne, ne se restreignant point sur leur nourriture comme les premiers, et ne se livrant pas, comme les seconds, à des excès de boisson ou à d’autres excès, mais usant de toutes choses d’une façon suffisante, selon leur besoin. Sans se tenir renfermés, ils allaient et venaient, portant à la main qui des fleurs, qui des herbes odoriférantes, qui diverses sortes d’aromates qu’ils se plaçaient souvent sous le nez pensant que c’était le meilleur préservatif que de réconforter le cerveau avec de semblables parfums, attendu que l’air semblait tout empoisonné et comprimé par la puanteur des corps morts, des malades et des médicaments. Quelques-uns, d’un avis plus cruel, comme étant par aventure le plus sûr, disaient qu’il n’y avait pas de remède meilleur, ni même aussi bon, contre les pestes, que de fuir devant elles. Poussés par cette idée, n’ayant souci de rien autre que d’eux-mêmes, beaucoup d’hommes et de femmes abandonnèrent la cité, leurs maisons, leurs demeures, leurs parents et leurs biens, et cherchèrent un refuge dans leurs maisons de campagne ou dans celles de leurs voisins, comme si la colère de Dieu, voulant punir par cette peste l’iniquité des hommes, n’eût pas dû les frapper partout où ils seraient, mais s’abattre seulement sur ceux qui se trouvaient au dedans des murs de la ville, ou comme s’ils avaient pensé qu’il ne devait plus rester personne dans une ville dont la dernière heure était venue. Et bien que de ceux qui émettaient ces opinions diverses, tous ne mourussent pas, il ne s’ensuivait pas que tous échappassent. Au contraire, beaucoup d’entre eux tombant malades et de tous côtés, ils languissaient abandonnés, ainsi qu’eux-mêmes, quand ils étaient bien portants, en avaient donné l’exemple à ceux qui restaient sains et saufs. Outre que les citadins s’évitaient les uns les autres, que les voisins n’avaient aucun soin de leur voisin, les parents ne se visitaient jamais, ou ne se voyaient que rarement et seulement de loin. Par suite de ce deuil public, une telle épouvante était entrée dans les cœurs, aussi bien chez les hommes que chez les femmes, que le frère abandonnait son frère, l’oncle son neveu, la sœur son frère, et souvent la femme son mari. Et, chose plus forte et presque incroyable, les pères et les mères refusaient de voir et de soigner leurs enfants, comme si ceux-ci ne leur eussent point appartenu. Pour cette raison, à ceux qui, et la foule en était innombrable, tombaient malades, il ne restait d’autre secours que la charité des amis — et de ceux-ci il y en eut peu — ou l’avarice des serviteurs qui, alléchés par de gros salaires, continuaient à servir leurs maîtres. Toutefois, malgré ces gros salaires, le nombre des serviteurs n’avait pas augmenté, et ils étaient tous, hommes et femmes, d’un esprit tout à fait grossier. La plupart des services qu’ils rendaient, ne consistaient guère qu’à porter les choses demandées par les malades, ou à voir quand ils mouraient ; et souvent à un tel service, ils se perdaient eux-mêmes avec le gain acquis. De cet abandon des malades par les voisins, les parents et les amis, ainsi que de la rareté des serviteurs, provint une habitude jusque-là à peu près inconnue, à savoir que toute femme, quelque agréable, quelque belle, quelque noble qu’elle pût être, une fois tombée malade, n’avait nul souci d’avoir pour la servir un homme quel qu’il fût, jeune ou non, et de lui montrer sans aucune vergogne toutes les parties de son corps, absolument comme elle aurait fait à une femme, pour peu que la nécessité de la maladie l’exigeât ; ce qui, chez celles qui guérirent, fut sans doute causé, par la suite, d’une honnêteté moindre. Il s’ensuivit aussi la mort de beaucoup de gens qui, par aventure, s’ils avaient été secourus, s’en seraient échappés. Sur quoi, tant par le manque de services opportuns que les malades ne pouvaient avoir, que par la force de la peste, la multitude de ceux qui de jour et de nuit mouraient, était si grande dans la cité, que c’était une stupeur non pas seulement de le voir, mais de l’entendre dire. Aussi, la nécessité fit-elle naître entre ceux qui survivaient des mœurs complètement différentes des anciennes. Il était alors d’usage, comme nous le voyons encore faire aujourd’hui, que les parentes et les voisines se réunissent dans la maison du mort, et là, pleurassent avec celles qui lui appartenaient de plus près. D’un autre côté devant la maison mortuaire, les voisins et un grand nombre d’autres citoyens se réunissaient aux proches parents ; puis, suivant la qualité du mort, les prêtres arrivaient, et il était porté sur les épaules de ses égaux, avec une grande pompe de cierges allumés et de chants, jusqu’à l’église choisie par lui avant de mourir. Ces usages, dès que la fureur de la peste vint à s’accroître, cessèrent en tout ou en partie, et des usages nouveaux les remplacèrent. C’est ainsi que les gens mouraient, non seulement sans avoir autour de leur cercueil un nombreux cortège de femmes, mais il y en avait beaucoup qui s’en allaient de cette vie sans témoins ; et bien rare étaient ceux à qui les larmes pieuses ou amères de leurs parents étaient accordées. Au contraire, ces larmes étaient la plupart du temps remplacées par des rires, de joyeux propos et des fêtes, et les femmes, ayant en grande partie dépouillé la pitié qui leur est naturelle, avaient, en vue de leur propre salut, complètement adopté cet usage. Ils étaient peu nombreux, ceux dont les corps étaient accompagnés à l’église de plus de dix ou douze de leurs voisins ; encore ces voisins n’étaient-ils pas des citoyens honorables et estimés, mais une manière de croquemorts, provenant du bas peuple, et qui se faisaient appeler fossoyeurs. Payés pour de pareils services, ils s’emparaient du cercueil, et, à pas pressés, le portaient non pas à l’église que le défunt avait choisie avant sa mort, mais à la plus voisine, le plus souvent derrière quatre ou cinq prêtres et quelquefois sans aucun. Ceux-ci, avec l’aide des fossoyeurs, sans se fatiguer à trop long ou trop solennel office, mettaient le corps dans la première sépulture inoccupée qu’ils trouvaient. La basse classe, et peut-être une grande partie de la moyenne, était beaucoup plus malheureuse encore, pour ce que les gens, retenus la plupart du temps dans leurs maisons par l’espoir ou la pauvreté, ou restant dans le voisinage, tombaient chaque jour malades par milliers, et, n’étant servis ni aidés en rien, mouraient presque tous sans secours. Il y en avait beaucoup qui finissaient sur la voie publique, soit de jour soit de nuit. Beaucoup d’autres, bien qu’ils fussent morts dans leurs demeures, faisaient connaître à leurs voisins qu’ils étaient morts, par la seule puanteur qui s’exhalait de leurs corps en putréfaction. Et de ceux-ci et des autres qui mouraient partout, toute la cité était pleine. Les voisins, mus non moins par la crainte de la corruption des morts que par la charité envers les défunts, avaient adopté la méthode suivante : soit eux-mêmes, soit avec l’aide de quelques porteurs quand ils pouvaient s’en procurer, ils transportaient hors de leurs demeures les corps des trépassés et les plaçaient devant le seuil des maisons où, principalement pendant la matinée, les passants pouvaient en voir un grand nombre. Alors, on faisait venir des cercueils, et il arriva souvent que, faute de cercueils, on plaça les cadavres sur une table. Parfois une seule bière contenait deux ou trois cadavres, et il n’arriva pas seulement une fois, mais bien souvent, que la femme et le mari, les deux frères, le père et le fils, furent ainsi emportés ensemble. Il advint aussi un nombre infini de fois, que deux prêtres allant avec une croix enterrer un mort, trois ou quatre cercueils, portés par des croquemorts, se mirent derrière le cortège, et que les prêtres qui croyaient n’avoir qu’un mort à ensevelir, en avaient sept ou huit et quelquefois davantage. Les morts n’en étaient pas pour cela honorés de plus de larmes, de plus de pompe, ou d’une escorte plus nombreuse ; au contraire, les choses en étaient venues à ce point qu’on ne se souciait pas plus des hommes qu’on ne soucierait à cette heure d’humbles chèvres. Par quoi il apparut très manifestement que ce que le cours naturel des choses n’avait pu montrer aux sages à supporter avec patience, au prix de petits et rares dommages, la grandeur des maux avait appris aux gens simples à le prévoir ou à ne point s’en soucier. La terre sainte étant insuffisante pour ensevelir la multitude des corps qui étaient portés aux diverses églises chaque jour et quasi à toute heure, et comme on tenait surtout à enterrer chacun en un lieu convenable suivant l’ancien usage, on faisait dans les cimetières des églises, tant les autres endroits étaient pleins, de très larges fosses, dans lesquelles on mettait les survenants par centaines. Entassés dans ces fosses, comme les marchandises dans les navires, par couches superposées, ils étaient recouverts d’un peu de terre, jusqu’à ce qu’on fût arrivé au sommet de la fosse. Et pour ne pas nous arrêter davantage sur chaque particularité de nos misères passées, advenues dans la cité, je dis qu’en cette époque si funeste, la campagne environnante ne fut pas plus épargnée. Sans parler des châteaux, qui dans leurs étroites limites, ressemblaient à la ville, dans les villages écartés, les misérables et pauvres cultivateurs, ainsi que leur famille, sans aucun secours de médecin, sans l’assistance d’aucun serviteur, par les chemins, sur les champs mêmes qu’ils labouraient, ou dans leurs chaumières, de jour et de nuit, mouraient non comme des hommes, mais comme des bêtes. Pour quoi, devenus aussi relâchés dans leurs mœurs que les citadins, eux aussi ne se souciaient plus de rien qui leur appartînt, ni d’aucune affaire. Tous, au contraire, comme s’ils attendaient la mort dans le jour même où ils se voyaient arrivés, appliquaient uniquement leur esprit non à cultiver, en prévision de l’avenir, les fruits de la terre, mais à consommer ceux qui s’offraient à eux. C’est pourquoi il advint que les bœufs, les ânes, les brebis, les chèvres, les porcs, les poules et les chiens mêmes, si fidèles à l’homme, chassés de leurs habitations, erraient par les champs — où les blés étaient laissés à l’abandon sans être récoltés, ni même fauchés — et s’en allaient où et comme il leur plaisait. Et beaucoup, comme des êtres raisonnables, après avoir pâturé tout le jour, la nuit venue, s’en retournaient repus à leurs étables, sans être conduits par aucun berger. Mais laissons la campagne et revenons à la ville. Que pourrait-on dire de plus ? Si longue et si grande fut la cruauté du ciel, et peut-être en partie celle des hommes, qu’entre le mois de mars et le mois de juillet suivant, tant par la force de la peste, que par le nombre des malades mal servis ou abandonnés grâce à la peur éprouvée par les gens bien portants, plus de cent mille créatures humaines perdirent certainement la vie dans les murs de la cité de Florence. Peut-être, avant cette mortalité accidentelle, on n’aurait jamais pensé qu’il y en eût tant dans notre ville. Oh ! que de grands palais, que de belles maisons, que de nobles demeures où vivaient auparavant des familles entières, et qui étaient pleines de seigneurs et de dames demeurèrent vides jusqu’au moindre serviteur ! Que de races illustres, que d’héritages considérables, que de richesses fameuses, l’on vit rester sans héritiers naturels ! Que de vaillants hommes, que de belles dames, que de beaux jeunes gens, que Gallien, Hippocrate ou Esculape eux-mêmes auraient jugés pleins de santé, dînèrent le matin avec leurs parents, leurs compagnons, leurs amis, qui, le soir venu, soupèrent dans l’autre monde avec leurs ancêtres ! Traduction par Francisque Reynard, G. Charpentier et Cie, Editeurs, 1884 |