Lithogravure de la page titre de Thomas Dekker - A Rod for Runaways - 1625 - British Library



Ravagée par la Grande Peste noire en 1348 (40 % de victimes), Londres a connu par la suite bien d'autres épisodes de la deuxième pandémie et subi un dernier assaut qui la prive d'environ 20 % de sa population au cours de la grande peste bubonique de 1665.

Daniel Defoe (1660-1731), qui était tout jeune à l'époque mais en a gardé des souvenirs vivaces, lui consacre un récit que l'on a longtemps cru fictif mais qui, après analyse, s'est avéré fondé sur de nombreux documents écrits et témoignages : le Journal de l'année de la peste, paru en 1722.

Voici quelques extraits significatifs d'un texte qu'il faudrait lire intégralement pour l'abondance et la qualité de ses informations, et qui a servi à Albert Camus de source documentaire de premier ordre lors de la rédaction de la Peste, de 1941 à 1947.




Plus la désolation était grande en ces terribles temps, plus s’accroissait la stupeur des gens ; mus par la violence de leur peur comme d’autres par l’angoisse de leur maladie, ils se livraient à mille actions étranges, et cet aspect des choses était fort impressionnant. Certains s’en allaient, hurlant, criant et se tordant les mains de par les rues ; d’autres priaient et élevaient les mains vers le ciel, appelant la miséricorde de Dieu. Je ne saurais affirmer évidemment que ceci ne fût le résultat de leur affolement, mais même ainsi c’était l’indication d’un état d’esprit plus sérieux quand ils jouissaient de leur raison et valait beaucoup mieux, en tout état de cause, que les hurlements et les cris effroyables que l’on entendait quotidiennement, le soir surtout, dans certaines rues. Je pense que tout un chacun a entendu parler de Salomon Eagle, cet enthousiaste. Quoique nullement infecté — sinon dans la cervelle —, il s’en allait par les rues, parfois complètement nu avec un plat rempli de charbons ardents sur la tête, annonçant en termes effrayants le jugement sur la cité. Ce qu’il disait ou prétendait, je n’ai jamais pu, en fait, le savoir.

Je ne saurais dire s’il était fou ou non, ni s’il agissait ainsi par pur zèle envers les pauvres gens, ce ministre qui chaque soir parcourait les rues de Whitechapel, les mains levées vers le ciel, en répétant sans arrêt ce passage de la liturgie : « Epargne-nous, Seigneur de bonté ; épargne ton peuple que tu as racheté par ton précieux sang. »


Paul Falconer Poole - Solomon Eagle - 1843 - Sheffield Galleries and Museums Trust





De même aussi l’histoire de ce marchand d’East Smithfield, dont la femme était enceinte pour la première fois. Quand elle ressentit les douleurs, elle était malade de la peste ; il ne put trouver aucune sage-femme pour l’assister, ni aucune infirmière pour la soigner, et les deux domestiques qu’il avait s’enfuirent en même temps. Il courut comme un fou de maison en maison sans trouver aucun secours ; tout ce qu’il put obtenir, ce fut qu’un surveillant qui gardait une maison infectée et fermée lui promît d’envoyer une infirmière le lendemain matin. Le pauvre homme rentra, le cœur brisé, assista tant bien que mal sa femme et, faisant office de sage-femme, la délivra d’un enfant mort ; elle-même mourut une heure après dans ses bras, où il gardait encore le corps serré quand, au matin, arriva le gardien amenant, comme promis, une infirmière. Parvenus au haut de l’escalier — il avait laissé la porte ouverte et non verrouillée —, ils trouvèrent donc l’homme assis avec le cadavre de sa femme dans les bras ; il était si accablé de chagrin qu’il mourut en l’espace de quelques heures, sans avoir sur lui aucune marque de la maladie.

J’ai aussi entendu parler de gens qui, à la mort des leurs, étaient restés complètement hébétés de leur insupportable chagrin. L’un d’eux, en particulier, fut si totalement écrasé par la pression exercée sur son humeur que sa tête s’appesantit peu à peu sur son corps et rentra si bien dans ses épaules que son crâne finit par n’être qu’à peine visible au-dessus de l’os des épaules. Puis il perdit graduellement la voix et la raison ; sa figure, toujours fixée en avant, reposait sur la clavicule et ne pouvait prendre d’autre position que soulevée par une main étrangère. Le malheureux ne retrouva jamais ses sens ; il languit encore près d’un an dans cet état, après quoi il mourut, sans avoir à aucun moment levé les yeux ou regardé quoi que ce fût.





Il est absolument certain que, si l’on n’avait pas tenu les malades confinés grâce à la fermeture des maisons, les multitudes qui, au plus fort de leur fièvre, étaient dans le délire et divaguaient n’auraient cessé de courir par les rues. Même comme cela, il y en eut un grand nombre qui le firent, commettant toutes sortes de violences sur les passants, tout comme un chien enragé court sus à tous ceux qu’il rencontre pour les mordre. Et je ne doute pas que si l’un de ces êtres infectés et malades avait mordu quelque homme ou quelque femme tandis qu’il était dans la frénésie de son mal, la personne ainsi blessée eût été tout aussi sûrement infectée que quelqu’un qui eût été malade auparavant et eût porté les marques sur son corps.

J’ai entendu parler d’un de ces êtres infectés qui, poussé par la souffrance et l’angoisse que lui causaient ses tumeurs — il en avait trois —, sauta à bas de son lit en chemise et prit ses souliers ; il s’apprêtait à mettre son manteau, quand l’infirmière s’y opposa et lui arracha le vêtement. Il la jeta à terre, passa par-dessus elle, descendit quatre à quatre l’escalier, se précipita dans la rue et, toujours en chemise, se dirigea droit sur la Tamise, l’infirmière à ses trousses criant au gardien de l’arrêter ; mais celui-ci, effrayé par l’homme et craignant de le toucher, le laissa aller. Sur quoi, le malade courut aux degrés de Stillyard, jeta sa chemise et plongea dans la Tamise ; comme il était bon nageur, il traversa le fleuve et, la marée montant, c’est-à-dire allant en direction de l’ouest, il ne toucha terre qu’aux degrés de Falcon. Là, ne trouvant personne car la nuit était tombée, il parcourut les rues, complètement nu, durant un bon moment ; puis, la marée étant haute, il reprit l’eau, nagea jusqu’à Stillyard, aborda, courut de nouveau dans les rues jusqu’à sa maison, frappa à la porte et remonta se coucher. Cette terrible expérience le guérit de la peste, parce que le mouvement violent des bras et des jambes tirant sur les parties de son corps où se trouvaient les tumeurs, c’est-à-dire sous les bras et à l’aine, fit mûrir et crever celles-ci et que le froid de l’eau abattit la fièvre qu’il avait dans le sang.


Traduction de Francis Ledoux, Gallimard, 1959




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