Montage - Gravure du médecin de la peste de Paul Fürst (1656) sur une estampe de Lyon au XIXe siècle
Parmi les villes françaises qui ont subi les ravages des deux premières pandémies de peste, Lyon a particulièrement payé le prix de sa position de carrefour et de lieu de passage obligatoire dans tous les déplacements du nord au sud du pays. Meurtrie en 571 puis en 580 et 588 pendant la première pandémie de peste justinienne, elle a ensuite subi la deuxième pandémie par vagues successives, celle de 1628 étant considérée comme la plus meurtrière. Alexandre Dumas la mentionne dans un chapitre en forme de digression de son roman méconnu, Le Comte de Moret, publié d'abord, comme d'habitude, sous forme de roman-feuilleton dans l'éphémère journal quotidien Les Nouvelles, à partir du numéro 27 du 17 octobre 1865 et jusqu'au 23 mars 1866. Fils naturel d'Henri IV et de l'une de ses maîtresses, Jacqueline de Bueil, Antoine de Bourbon-Bueil, comte de Moret, traverse ce roman touffu de 600 pages dans une intrigue dominée par Louis XIII et le cardinal Richelieu. Celui-ci se lance en 1628 dans une campagne contre le Piémont, mais se trouve arrêté dans son élan par la peste qui sévit à Lyon. C'est l'occasion pour Dumas d'interrompre provisoirement son récit et de se livrer à l'un de ces morceaux de bravoure dont il raffole... Publié à New York dès 1866, le roman a subi en France des éditions tronquées et n'a été publié intégralement qu'en 2008. C'est donc à l'édition américaine, libre de droits, que nous emprunterons ce chapitre bien caractéristique du goût romantique pour les tableaux spectaculaires. |
CHAPITRE XVI - UN CHAPITRE D'HISTOIREAvec des efforts inouïs, avec une vigueur admirable, le cardinal improvisa une nouvelle campagne. Seulement un ennemi barrait le chemin du Piémont «et opposait à l'armée un abîme dans lequel la moitié se fût engloutie.» Cet obstacle, c'était la peste. La peste qui avait forcé les deux reines de revenir à Paris et qui avait forcé le roi de passer par Briançon. Elle était passée de Milan - c'est la même que Manzoni peint dans les Promessi sposi - elle était passée de Milan à Lyon, où elle faisait des ravages terribles. Quelques soldats, disait-on, l'avaient rapportée d'au-delà des Alpes ; elle éclata aux portes de Lyon, dans le village de Vaux. On établit un cordon sanitaire autour du village ; mais, la peste, comme tous les fléaux, a des alliés dans les mauvaises passions humaines. La peste s'adressa à la cupidité. Quelques hardes de pestiférés, introduites en fraude et vendues auprès de l'église de Saint-Nizier, importèrent la contagion au coeur de Lyon. On était aux derniers jours du mois de septembre. On eût dit en voyant les ouvriers tomber comme frappés de la foudre dans les quartiers populeux de Saint-Nizier, de Saint Jean et de Saint Georges, une raillerie de la nature. Le temps était magnifique ; jamais soleil plus beau n'avait illuminé un ciel plus serein ; jamais l'air n'avait été si doux et si pur, jamais végétation plus luxuriante n'avait paré les admirables paysages du Lyonnais ; point de variations subites dans la température, point de chaleurs extrêmes, point d'orages, aucune de ces intempéries atmosphériques auxquelles on attribue tant d'influence sur l'apparition des maladies contagieuses. Radieuse et souriante, la nature regardait la corruption et la mort frapper à la porte des maisons. C'était, au reste, à ne rien comprendre au fléau, tant il était bizarrement capricieux. Il épargnait un côté de la rue, ravageait l'autre. Une île de maisons restait intacte, et les maisons qui entouraient cette île étaient toutes visitées et tendues de noir par la sinistre hôtesse. Elle passait au-dessus des quartiers infects et encombrés de la vieille ville et allait attaquer les places de Bellecourt et des Terreaux, les quais, les quartiers les plus beaux, les plus accessibles à l'air et à la lumière ; toute la partie inférieure de la grande cité fut dévastée. Elle s'arrêta, on ne sait pourquoi, vers la rue Neyret, au niveau d'une petite maison sur la façade de laquelle on vit longtemps une petite statue avec cette inscription latine : Ejus præsidio, non ultra pestis. 1628Il n'y eut pas un seul pestiféré à la Croix-Rousse. Puis, comme si ce n'était point assez de la peste, en frappant du pied la terre elle en fit sortir le meurtre. Comme à Marseille en 1720, comme à Paris en 1832, le peuple, toujours défiant et crédule, cria à l'empoisonnement. Ce n'étaient point, comme à Paris, des malfaiteurs qui souillaient l'eau des fontaines ; ce n'étaient point comme à Marseille, des forçats qui corrompaient l'eau du port. Non, à Lyon, c'étaient des engraisseurs qui frottaient d'un onguent mortel les marteaux des portes. C'étaient les chirurgiens, disait-on, qui fabriquaient cette pommade pestilentielle. Un jésuite, le P. Guillot, a vu les engraisseurs et leur graisse. « C'est, dit-il, vers le milieu de septembre que l'on commença de graisser les porte ; le sacristain de l'église des jésuites trouva derrière un banc une masse de cette graisse ; il la fit brûler, mais la fumée était tellement fétide qu'on se hâta d'enterrer ce qui restait du poison. Le beau livre de M. de Montfalcon, où nous puisons ce détail, ne dit point si le P. Grillot se trouva à point pour donner l'absolution à ceux que ces quelques lignes firent assassiner ; mais le lendemain, un malheureux qui portait une chandelle allumée dont le suif coulait sur ses vêtements, fut lapidé par la population ; un médecin, qui voulait faire prendre une potion calmante à l'un de ses malades de la Guillotière, soupçonné de lui donner du poison, dut boire la potion pour éviter la mort : tout passant inconnu qui approchait par mégarde sa main d'un marteau de porte ou d'une sonnette était poursuivi par ce cri : Au Rhône l'empoisonneur ! Lorsque la peste de Marseille éclata, Chirac, Médecin du régent, consulté par les échevins de la ville, répondit : Tâchez d'être gais ! C'était difficile d'être gai, à Lyon surtout, où la première chose que firent les prêtres et les moines fut d'annoncer, pour qu'on ne conservât pas même l'espoir, que le fléau était tout simplement le messager de la colère divine. A partir de ce moment, pour les esprits faibles, la peste ne fut plus une simple épidémie dont on pouvait guérir, mais l'ange exterminateur, au glaive flamboyant duquel personne ne devait échapper. Et tout le monde le sait d'ailleurs, nos médecins au retour d'Egypte ont constaté le fait, la peste a ses préférences, elle choisit les faibles, affectionne les effrayés. Avoir peur de la peste, c'est déjà en être malade. Et comment n'eût-on pas eu peur, quand on voyait deux frères minimes se chargeant de l'expiation générale, porter à Notre-Dame de Lorette une lampe d'argent sur laquelle étaient gravés les noms des échevins. Comment n'eût-on pas eu peur quand on entendait de tous côtés les prédications des moines annonçant la fin du monde, quand des autels improvisés s'élevaient dans les rues, au milieu des places, aux coins des carrefours, et que, du haut de ces autels, que l'on faisait le plus élevé possible, on voyait et l'on entendait les prêtres bénissant la ville mourante. Quand un moine ou un prêtre passait dans la rue, les gens du peuple s'agenouillaient sur son passage et demandaient l'absolution. Beaucoup tombaient avant de l'avoir reçue ; des pénitents sillonnaient la ville couvert d'un sac souillé de cendre, une corde autour des reins et une torche allumée à la main, et alors, sans savoir s'ils étaient consacrés ou non, sans s'inquiéter s'ils auraient le droit d'absoudre, des mourants debout appuyés à la muraille ou couchés, se soulevant sur leurs coudes, leur criaient leurs confessions, préférant le salut de leur âme à la conservation de leur honneur. Ce fut alors qu'on put voir combien facilement se brisent les liens de la nature aux mains de la terreur tordant ses bras. Plus d'amitié, plus d'amour. Les plus proches parents s'évitaient, la femme abandonnait son mari, le père et la mère leurs enfants, les plus chastes n'avaient plus souci de la pudeur et se livraient à qui voulait les prendre. Une femme racontait en riant d'un rire insensé qu'elle avait cousu dans leur linceul ses quatre enfants, son père, sa mère et son mari. Une autre, six fois veuve en six mois, changea six fois d'époux. La plupart des habitants restaient enfermés dans leurs maisons, et l'oreille tendue, l'oeil hagard, regardaient ceux qui passaient à travers les vitres de leurs fenêtres, derrière lesquelles ils apparaissaient pâles comme des spectres, ou à travers les fentes des volets et des portes des magasins. Les passants étaient rares ; ceux qui étaient contraints de sortir couraient à grands pas, échangeant, sans s'arrêter, une parole avec ceux qu'ils rencontraient ; ceux qui, des environs de Lyon, étaient forcés de venir à la ville, y venaient à cheval et passaient au galop, enveloppés d'un manteau qui ne laissait voir que leurs yeux. Les plus lugubres et les plus effrayants de tous étaient les médecins dans le costume étrange qu'ils avaient inventé ; serrés dans une toile cirée, montés sur des patins, couvrant leur bouche et leurs narines d'un mouchoir saturé de vinaigre, ils eussent fait rire en temps ordinaire ; en temps mortel, ils épouvantaient. Au bout de huit jours, au reste, la ville était encore plus dépeuplée par la fuite que par la mort. Plus de riches, par conséquent plus d'argent ; plus de juges, par conséquent plus de tribunaux. Les femmes accouchaient seules, les sages-femmes avaient fui, et la peste occupait tous les médecins ; plus de bruit dans les ateliers vides, plus de chansons d'ouvriers au travail, plus de cris dans les rues, partout l'immobilité, partout le silence de la mort, interrompu et rendu plus lugubre par le bruit de la sonnette attachée aux tombereaux en longues files charriant les cadavres, et le tintement de la grosse cloche de Saint-Jean, qui sonnait tous les jours à midi. Ces deux bruits funèbres exerçaient une funeste influence surtout sur l'organisme nerveux des femmes ; on en voyait l'air taciturne, le corps brisé, un chapelet à la main, faire retentir l'air de hurlements. Il y en eut qui, au bruit de cette sonnette attachée aux tombereaux, tombèrent mortes et comme foudroyées. D'autres, au tintement du beffroi, furent saisies d'une telle frayeur qu'elles tombèrent malades en rentrant chez elles et moururent. Une femme frénétique se jeta dans un puits, une jeune fille, chassée de sa maison, se précipita dans le Rhône. Il y avait trois grandes mesures à prendre, et on les prit : séquestrer chez eux les malades riches, transporter aux hôpitaux les malades pauvres, enlever les cadavres. Il y en eut une quatrième, que l'on fut forcé d'adopter avant d'avoir même le temps de mettre les trois autres à exécution, c'était de faire justice des misérables qui, sous prétexte de soigner les mourants ou d'enlever les cadavres, s'introduisaient dans les maisons, dévalisaient les secrétaires, brisaient les serrures des coffres, arrachaient aux moribonds leurs bagages et leurs bijoux. On dressa sur tous les points de la ville des potences ; les voleurs pris en flagrant délit y étaient conduits et pendus à l'instant même. Pour séquestrer les malades, on murait les portes, et l'on passait la nourriture et les médicaments par la fenêtre. Les hôpitaux furent insuffisants ; on en improvisa un à la quarantaine, sur la rive droite de la Saône. Il ne pouvait malheureusement contenir que deux cents lits ; quatre mille malades y furent entassés ; il y avait des pestiférés partout, non seulement dans les salles, mais dans les corridors, dans les caves, dans les greniers. On écartait deux morts pour faire une place où coucher un mourant. Les médecins et les gens de service étaient obligés de choisir la place où ils mettaient le pied. Au milieu des cadavres raidis, immobiles, entrant presque immédiatement en putréfaction, on voyait s'agiter les moribonds dévorés par une soif ardente, demandant à grands cris de l'eau ; d'autres, dans une dernière secousse de l'agonie, se levaient de leurs matelas, de leur paille ou des dalles nues sur lesquelles ils étaient couchés, le visage terreux, les orbites caves, l'oeil terne et sanglant, battaient, en râlant l'air de leurs bras, poussaient un gémissement profond et tombaient morts. D'autres plus exaspérés encore, s'élançaient comme pour fuir une vision et trébuchaient sur leurs voisins, traînant après eux le drap qui devait leur servir de linceul. Et cependant cet effroyable hospice était envié par les misérables qui mouraient au coin des rues et au bord des fossés. On ramassa tout ce qu'il y avait de misérables et de gens sans aveu pour en faire des ensevelisseurs. On leur donnait trois livres par jour, et l'on détournait les yeux quand ils fouillaient dans les poches des cadavres. Ils avaient des crocs de fer avec lesquels ils tiraient les cadavres qu'ils entassaient dans des tombereaux. Du premier et des étages au-dessus, ils les jetaient par les fenêtres. Tout cela était enseveli dans de grandes fosses ; mais elles furent bientôt pleines, se mirent à fermenter, et, comme des volcans vomissant le feu, elles vomirent de la pourriture humaine. Un vieillard, nommé le père Raynard, avait vu mourir sa famille entière et restait seul. Il se sentit atteint de la contagion et s'épouvanta des fosses communes, car il ne pouvait plus compter sur personne pour le soigner, l'aider à mourir, et l'ensevelir chrétiennement. Il prit une bêche et un hoyau, résolu d'employer ses dernières forces à creuser sa tombe. Le travail terminé il planta à la tête de la fosse sa bêche, y attacha son hoyau en croix et se coucha sur le bord, comptant sur une dernière convulsion pour le faire rouler dans l'excavation qu'il avait creusée, et sur la pitié d'un passant pour le couvrir de terre. Ce qu'il y avait de terrible au milieu de cette agonie de tout un peuple, c'était l'hilarité, la joie, l'allégresse de ces hommes chargés de réunir les morts, et qu'on avait baptisés du nom expressif de corbeaux. C'étaient les bons amis de la mort, c'étaient les cousins de la peste. Ils la fêtaient, l'invitaient à frapper dans les maisons épargnées et à se faire longtemps l'hôtesse de la ville. Ils avaient des plaisirs terribles dans le genre de ceux que vante le marquis de Sade et que se donna le bourreau de Marie Stuart ; et on les voyait, quand la mourante était jolie, quand l'agonisante était belle, célébrer l'hymen infâme de la vie et de la mort. Introduite à Lyon, comme nous l'avons dit, au mois de septembre, pendant trente-cinq jours elle augmenta de violence, puis elle resta deux mois stationnaire. Vers la fin de décembre, lorsqu'un froid rigoureux eut chassé le vent du midi, elle perdit de sa violence. On la crut partie, et l'on célébra son départ par des cris et des feux de joie. La peste se piqua et profita d'un changement de température pour revenir ; une grande pluie tomba qui ramena la peste et éteignit les feux. Elle sévit de nouveau, et dans toute sa force, pendant le mois de janvier et de février, puis elle diminua au printemps, se montra de nouveau au mois d'août et disparut en décembre. Elle avait duré un peu plus d'un an et tué six mille personnes. |