Procession de Saint Grégoire - Enluminure des Très Riches Heures du Duc de Berry - 1413 - Musée Conde, Chantilly



Grégoire de Tours - Histoire des Francs, livre X

La peste « justinienne » doit son qualificatif au fait qu'elle fit irruption en 542, sous le règne de l'empereur romain d'Orient Justinien Ier, d'abord à Constantinople après l'Egypte, puis dans tout le bassin méditerranéen, avec une crise majeure en 589-592 et des répliques jusqu'en 767. Contrairement aux « pestes » précédentes, qui étaient en fait des pestilences (typhus, variole, ou autre) sans rapport avec le bacille Yersinia pestis, il s'agit cette fois de la première véritable pandémie de peste inguinale de notre histoire.

Si Procope de Césarée (500-565) et Jean d'Ephèse (505-585) ont bien documenté la première vague de Constantinople, c'est essentiellement Grégoire de Tours (538-594) qui nous informe sur la peste qui frappa la Gaule en 571-572 puis Rome en 590. Nous retenons cet épisode parce que son protagoniste est le diacre Grégoire, élu pape à l'unanimité sous le nom de Grégoire Ier, ou Grégoire le Grand, compté parmi les quatre Pères de l'Eglise d'Occident et vénéré comme saint aussi par l'Eglise orthodoxe.

La harangue qu'il prononce à Rome en pleine peste rejoint l'idée antique d'un châtiment divin, mais dans un contexte chrétien qui cette fois invite à la pénitence. On retrouvera cette argumentation - et cette rhétorique - dans le premier sermon du père Paneloux, dans la Peste de Camus.



La quinzième année du roi Childebert [en 590], notre diacre revenant de la ville de Rome avec des reliques de saints, rapporta qu’au neuvième mois de l’année précédente, le fleuve du Tibre avait couvert la ville de Rome d’une telle inondation que les édifices antiques en avaient été renversés, et les greniers de l’État emportés ; on y perdit plusieurs milliers de mesures de grains. Il arriva aussi qu’une multitude de serpents et un grand dragon semblable à une grosse solive, descendirent à la mer entraînés par les eaux du fleuve ; mais ces animaux étouffés dans les flots orageux de la mer salée, furent rejetés sur le rivage. Aussitôt après survint une contagion qu’ils appellent maladie des aines. Elle arriva vers le milieu dit onzième mois, et selon ce qu’on lit dans le prophète Ézéchiel [9, 6] : Commencez par mon sanctuaire, elle frappa d’abord le pape Pélage, qui en mourut presque aussitôt.

Après sa mort la maladie causa de grands ravages parmi les habitants ; et comme l’Église de Dieu ne pouvait demeurer sans chef, tout le peuple élut le diacre Grégoire. Il était sorti d’une des premières familles de sénateurs, et dévot à Dieu depuis son adolescence. Il avait de son propre bien construit six monastères en Sicile ; il en institua un septième dans les murs de Rome, leur donna à tous les terres nécessaires pour fournir aux aliments quotidiens de la communauté, vendit tout le reste avec tout le mobilier de sa maison et le distribua aux pauvres ; et lui qui avait coutume de marcher par la ville couvert de vêtements de soie et brillant de pierres précieuses, maintenant vêtu d’un humble habit, se consacra au service des autels du Seigneur, et fut appelé par le pape pour le seconder en qualité de septième lévite. Il usait d’une telle abstinence dans sa nourriture, était si vigilant à l’oraison, si sévère dans ses jeûnes qu’à peine son estomac affaibli pouvait-il y résister. Il était si instruit dans les sciences de la grammaire, de la dialectique et de la rhétorique, que dans la ville il n’y avait personne qu’on crût pouvoir l’égaler. Il fit tous ses efforts pour éviter cet honneur, de peur de retomber, par l’acquisition d’une telle dignité, dans les vanités du siècle, qu’il avait rejetées. Il écrivit donc à l’empereur Maurice, dont il avait tenu le fils sur les fonts sacrés, le conjurant et lui demandant avec beaucoup de prières de ne point accorder au peuple son consentement pour l’élever aux honneurs de ce rang ; mais Germain, préfet de la ville de Rome, devança son messager, et l’ayant arrêté, déchira les lettres et envoya à l’empereur l’acte de la nomination faite par le peuple. Maurice qui aimait le diacre, rendant grâces à Dieu de cette occasion de l’élever en dignité, envoya son diplôme pour le faire sacrer. Comme on tardait à le consacrer et que la contagion continuait à faire des ravages dans le peuple, il s’adressa en ces mots à la multitude pour l’exhorter à la pénitence :

« Il convient, mes très chers frères, que nous craignions, du moins quand ils arrivent et que nous les éprouvons, les fléaux de Dieu, que nous aurions dû redouter d’avance. Que la douleur donne en nous entrée à la conversion, et que la peine que nous souffrons amollisse la dureté de nos cœurs ; car, comme l’a prédit le prophète [Jérémie, 4, 10], 

l’épée les va percer jusqu’au fond du cœur.

Voilà que tout ce peuple est frappé de l’épée de la colère céleste, qui abat d’un coup subit chacun de nos citoyens. La mort n’est point précédée de la maladie, mais devance, comme vous le voyez, les langueurs du mal. Celui qui est frappé est enlevé avant d’avoir pu se livrer aux gémissements de la pénitence. Pensez donc de quelle manière ils sont forcés de se présenter devant le juge sans avoir eu le temps de pleurer leurs actions. Nos habitants ne sont point ravis un à un, mais tous tombent à la fois. Les maisons demeurent vides, les parents assistent aux obsèques de leurs enfants, et leur mort est précédée de celle de leurs héritiers. Que chacun de nous se réfugie donc dans les lamentations de la pénitence, tandis qu’il nous reste le temps de pleurer avant d’être frappés. Rappelons devant les yeux de notre esprit toutes les erreurs dont nous nous sommes rendus coupables, et expions, par nos larmes, nos actions criminelles. Prévenons, par notre confession, la présence du juge, et, selon l’avertissement du prophète, élevons au ciel nos cœurs avec nos mains vers le Seigneur ; et, en élevant ainsi vers Dieu nos cœurs avec nos mains élevons l’ardeur de nos prières aux mérites d’une bonne œuvre. Certes, il rend la confiance à nos frayeurs, celui qui nous a crié par son prophète [Ézéchiel, 33, 11] 

Je ne veux point la mort de l’impie, mais qu’il vive et se convertisse.

Que personne donc ne désespère en raison de la grandeur de ses iniquités : il suffit de trois jours de pénitence pour laver les crimes invétérés des Ninivites, et, de la sentence même de sa mort, le larron converti reçut les récompenses de la vie. Changeons donc notre cœur, et osons croire que nous avons déjà reçu ce que nous demandons. Le juge est plus promptement fléchi par les prières, lorsque celui qui le supplie est corrigé de sa perversité. Repoussons, par l’importunité de nos pleurs, ce glaive de colère suspendu sur nos têtes. L’importunité, fâcheuse d’ordinaire aux hommes, est agréable au juge de vérité, car le Dieu clément et miséricordieux veut que nos prières lui arrachent son pardon, et ne consent jamais à s’irriter contre nous autant que nous le méritons, car c’est lui qui a dit, par la bouche du psalmiste [Ps., 49, 16] :

Invoquez-moi aux jours de l’affliction, et je vous en délivrerai et vous aurez lieu de m’honorer.

En nous avertissant de l’invoquer, il se rend à lui-même témoignage qu’il désire faire miséricorde à ceux qui l’invoquent. Ainsi donc, mes très chers frères, le cœur contrit et amendés dans nos œuvres, venons d’une âme dévouée aux larmes, au point du jour de la quatrième fériée, pour célébrer la litanie septiforme dans l’ordre que je vais vous indiquer, afin que le juge soit forcé de s’arrêter avant de punir nos fautes, et qu’il épargne même la condamnation à ceux dont la sentence est déjà prononcée. Que le clergé donc sorte en procession, avec les prêtres de la sixième région, de l’église des saints martyrs Côme et Damien ; que tous les abbés et leurs religieux sortent, avec les prêtres de la quatrième région, de l’église des saints martyrs Gervais et Protais ; que toutes les abbesses, avec leurs congrégations, sortent de l’église des saints martyrs Marcellin et Pierre, avec les prêtres de la première région ; que tous les enfants sortent de l’église des saints martyrs Jean et Paul, avec les prêtres de la deuxième région ; que tous les laïques sortent de l’église du premier martyr saint Etienne avec les prêtres de la septième région ; que toutes les femmes veuves sortent de l’église de sainte Euphémie avec les prêtres de la cinquième région ; et toutes les femmes mariées de l’église du saint martyr Clément, avec les prêtres de la troisième région ; afin que, venant avec prières et avec larmes de ces différentes églises, nous nous réunissions à la basilique de la bienheureuse Marie, toujours Vierge, mère de Jésus-Christ, notre Seigneur Dieu ; et que là, suppliant longtemps le Seigneur avec des pleurs et des gémissements, nous parvenions à obtenir le pardon de nos péchés. »

Après avoir ainsi parlé, ayant rassemblé les différents clergés, il ordonna de chanter des psaumes pendant trois jours, et d’implorer la miséricorde du Seigneur. Toutes les trois heures, des chœurs, chantant les psaumes, venaient à l’église, criant par les rues de la ville : Kyrie eleïson. Notre diacre, qui était présent, assurait que, tandis que le peuple élevait ainsi vers le Seigneur une voix suppliante, dans l’espace d’une heure, quatre-vingts personnes tombèrent et rendirent l’esprit. Cependant l’évêque ne cessa pas de prêcher le peuple pour l’engager à continuer ses oraisons. Notre diacre reçut de Grégoire, comme nous l’avons dit, les reliques des Saints, tandis qu’il était encore dans le diaconat. Comme il se préparait à fuir pour se cacher, il fut pris, entraîné, et conduit à la basilique de l’apôtre saint Pierre, où il fut sacré pape de la ville, et revêtu de l’office pontifical. Notre diacre ne le quitta point jusqu’à ce qu’il fût arrivé à l’épiscopat, et fut de ses yeux témoin de son sacre.


Traduction de François Guizot, 1823




Jacques de Voragine - La Légende dorée (1261-1266) - Saint Grégoire

L'épisode de la harangue et de la procession de Grégoire le Grand est heureusement complété par une anecdote rapportée par Giacomo da Varazze (1228-1298) dans sa Légende dorée, une compilation hagiographique de vies édifiantes de saints chrétiens, qu'ils soient antiques ou contemporains.

La peste ne désarmant pas, le nouveau pape Grégoire ordonne une deuxième procession : elle se conclut cette fois par un miracle qui donne sa nouvelle appellation à l'ancien mausolée paien d'Hadrien à Rome, devenu le château Saint-Ange.

On admirera à ce sujet la superbe enluminure des frères de Limbourg illustrant le fameux manuscrit des Riches Heures du duc de Berry au début du XVe siècle.



IV. Le Tibre, étant sorti de son lit, avait grossi d’une façon si démesurée qu’il avait coulé jusque par-dessus les murs de Rome, et avait renversé plusieurs maisons. Puis, quand l’inondation avait pris fin, une foule de serpents, dragons, et autres monstres, apportés par les flots et laissés par eux, avaient corrompu l’air de leur pourriture, et ainsi s’était produite une peste si meurtrière que l’on croyait voir des flèches tombant du ciel et tuant les Romains. La première victime de cette peste fut le pape Pelage ; après quoi, le mal prit une telle extension que, par la mort des habitants, il vida un très grand nombre des maisons de Rome. Mais comme l’Église de Dieu ne pouvait rester sans chef, le peuple entier élut pour pape Grégoire, bien que celui-ci s’en défendît de toutes ses forces.

Le jour où il devait être consacré, il parla au peuple, organisa une procession et des litanies, et exhorta les fidèles à prier Dieu avec plus de ferveur. Et pendant que le peuple, rassemblé autour de lui, priait, la peste fit périr, en moins d’une heure, quatre-vingt-dix personnes, parmi les auditeurs ; mais Grégoire n’en continua pas moins à prêcher, exhortant le peuple à ne se relâcher de sa prière que quand la peste aurait disparu. Puis, la procession achevée, il voulut s’enfuir de Rome, pour empêcher qu’on le consacrât comme pape. Mais il ne le put, car les portes étaient gardées jour et nuit afin qu’il ne pût sortir. Il obtint enfin de certains marchands d’être transporté hors de la ville dans un tonneau ; et, se réfugiant dans une caverne, au fond des bois, il y resta caché pendant trois jours. Mais les hommes envoyés à sa recherche aperçurent une colonne lumineuse qui descendait du ciel jusque sur l’endroit où il était caché ; et un moine reconnut, dans cette colonne, des anges qui montaient et descendaient. Aussitôt Grégoire fut pris et traîné à Rome par le peuple tout entier, et consacré en qualité de souverain pontife.

La peste continuant à sévir, il ordonna que, le jour de Pâques, on promenât en procession, autour de la ville, l’image de la sainte Vierge que possède l’église de Sainte-Marie Majeure, et qui fut peinte, dit-on, par saint Luc, aussi habile dans l’art de la peinture que dans celui de la médecine. Et aussitôt l’image sacrée dissipa l’infection de l’air, comme si la peste ne pouvait supporter sa présence ; partout où passait l’image, l’air devenait pur et vivifiant. Et l’on raconte que, autour de l’image, la voix des anges se fit entendre, chantant : « Reine des cieux, réjouis-toi, alléluia, carton divin fils est ressuscité, alléluia, comme il l’a dit, alléluia. » Et aussitôt saint Grégoire ajouta : « Mère de Dieu, priez pour nous, alléluia ! » Alors il vit, au-dessus de la forteresse de Crescence, un grand ange qui essuyait et remettait au fourreau un glaive ensanglanté ; et le saint comprit que la peste était finie ; et en effet elle l’était. Et depuis lors cette forteresse prit le nom de Fort-Saint-Ange.


Traduction de T. de Wyzewa, Perrin et Cie, 1910