Apollon et Artémis frappant les Niobides de leurs flèches - Cratère des Niobides - 460-450 av.JC - Musée du Louvre
C'est par une manifestation d'hybris (démesure) individuelle et le châtiment de toute une collectivité que commence la première œuvre de la littérature occidentale, l'Iliade, un poème épique composé par un aède communément appelé Homère, au VIIIe siècle av.JC. Agamemnon commet un sacrilège contre Apollon en outrageant son prêtre, et le dieu archer tourne instantanément sa colère contre le groupe entier. Ici s'exprime pour la première fois l'idée que les fléaux dévastateurs sont un signal de la divinité, qu'il convient d'interpréter correctement pour corriger ce qui doit l'être, sous peine de continuer à subir les pires avanies. |
CHANTE, déesse, la colère d'Achille, fils de Pélée, colère funeste qui causa tant de malheurs aux Achéens, qui précipita dans les enfers les âmes courageuses de tant de héros, et fit de leurs corps la proie des chiens et des vautours. Ainsi s'accomplit la volonté de Zeus lorsque pour la première fois se divisèrent, par une querelle, Agamemnon, roi des hommes, et le divin Achille. Qui donc parmi les dieux excita cette discorde ? Le fils de Létô et de Zeus, irrité contre le roi, fit naître une horrible peste dans l'armée ; et les peuples périssaient parce que l'Atride avait outragé le sacrificateur Chrysès. Celui-ci s'était rendu près des rapides vaisseaux des Grecs pour racheter sa fille de l'esclavage ; il apportait de riches présents ; et, tenant dans ses mains le sceptre d'or, les bandelettes d'Apollon, il implorait tous les Achéens, et surtout les deux Atrides, chefs des peuples : « Atrides, et vous Grecs aux belles cnémides, puissent les dieux qui habitent l'Olympe renverser par vos mains la ville de Priam, et vous ramener heureusement dans vos foyers ! Mais rendez-moi ma fille chérie, acceptez sa rançon, et révérez le fils de Zeus, Apollon, qui lance au loin les traits. ». A ces paroles, tous les Grecs témoignent, par leur approbation, que l'on doit respecter le sacrificateur et recevoir ses présents magnifiques. Mais Agamemnon s'y oppose ; il renvoie Chrysès avec outrage, et joint au refus ce discours menaçant : « Vieillard, que je ne te rencontre plus auprès de nos creux navires ; garde-toi d'y prolonger ton séjour ou d'oser y reparaître ; car peut-être alors le sceptre et les bandelettes de ton dieu ne pourraient te défendre. Je ne te rendrai point ta fille avant qu'elle n'ait vieilli dans mon palais, au sein d'Argos, loin de sa patrie, occupée à tisser la laine et destinée à partager ma couche. Va, cesse de m'irriter, si tu veux t'en retourner sans danger. » Il dit. Le vieillard, saisi de crainte, obéit à cet ordre, et marche silencieux près des bords de la mer retentissante. Livré tout entier à sa douleur, il adresse de nombreuses prières au puissant Apollon, fils de Létô à la belle chevelure : « Entends ma voix, dieu qui portes un arc d'argent, toi, le protecteur de Chryse et de la sainte Cilla, toi, le puissant roi de Ténédos et la divinité de Sminthe. Si jamais je couvris ton temple de gracieux ornements, si jamais j'immolai pour toi des brebis et des chèvres, exauce aujourd'hui mes vœux : que les Grecs, frappés de tes flèches, expient les larmes qu'ils m'ont fait répandre ! » Telle fut sa prière, et Apollon l'entendit. Le cœur enflammé de colère, il descend des sommets de l'Olympe, portant sur son dos l'arc et le carquois : dans sa course, les flèches retentissent sur ses épaules. Il s'avance, semblable à la nuit , s'arrête non loin des navires, et lance un de ses traits : l'arc d'argent rend un son éclatant et terrible. Apollon atteint d'abord les mules et les chiens agiles ; mais bientôt, tournant le dard mortel contre les hommes, il les frappe eux-mêmes ; et sans cesse les bûchers dévorent les cadavres. Pendant neuf jours les traits du dieu volent sur l'armée. Le dixième jour, Achille convoque l'assemblée du peuple : Héra aux bras blancs lui en inspire le dessein, prenant en pitié les fils de Danaos qu'elle voyait mourir. Ils s'assemblent tous, et, dès qu'ils sont réunis, l'impétueux Achille se lève et dit au milieu d'eux : « Fils d'Atrée, maintenant je crains qu'errants de nouveau sur les mers, nous ne soyons réduits à retourner sur nos pas, si toutefois nous pouvons échapper à la mort, car la peste et la guerre s'unissent pour dompter les Achéens. Mais consultons un devin ou un sacrificateur, ou bien un interprète des songes (car les songes viennent aussi de Zeus) ; qu'il nous dise pourquoi le brillant Apollon est si fort irrité, s'il punit la transgression d'un vœu ou le refus de quelque hécatombe, et si, daignant agréer nos agneaux et nos chèvres les plus belles, il consent à nous préserver du trépas. » Après avoir ainsi parlé, il s'assied. Alors se lève Calchas, fils de Thestor et le plus illustre des augures : il connaissait le passé, le présent et l'avenir, et il guida les vaisseaux des Grecs vers les rivages troyens, parce qu'il avait reçu le don de prédire d'Apollon lui-même. Plein de sagesse et de bienveillance, il dit : « Achille ! héros chéri de Zeus, tu m'ordonnes de révéler quelle cause irrita le dieu qui lance au loin les traits, je parlerai ; mais, toi, promets et jure de me secourir par tes discours et par ton bras. Sans doute je vais irriter l'homme puissant qui règne sur les Argiens et auquel tous les Grecs obéissent. Un souverain est trop fort, en effet, lorsqu'il se courrouce contre son inférieur : si le jour même de l'offense il dévore sa colère sous un calme apparent, néanmoins il la garde au fond de son cœur jusqu'à ce qu'il l'ait satisfaite. Vois donc si tu veux me protéger. » Achille à la course impétueuse, prenant à son tour la parole, lui répond : « Parle avec confiance ; dis-nous, par tes oracles, la volonté des dieux. Je te le jure, par Apollon que Zeus chérit, et que tu implores, ô Calchas ! quand tu dévoiles aux Grecs les secrets de l'avenir; nul, tant que je vivrai et que mes yeux seront ouverts à la lumière ; nul, de tous ces fils de Danaos, n'osera, près de nos navires profonds, porter sur toi ses mains pesantes. Non, lors même que tu injurierais Agamemnon lui-même, qui se glorifie d'occuper maintenant dans l'armée le rang le plus illustre. » Le sage augure, rassuré par ces paroles, s'exprime en ces termes : « Apollon ne vous accuse ni d'être lents à remplir vos vœux ni d'épargner les hécatombes : il venge son prêtre qu'Agamemnom n'a pas craint d'outrager ; car Chryséis ne lui a point été rendue, et sa rançon a été rejetée. Telle est la cause des maux qu'Apollon nous envoie et de ceux qu'il nous prépare encore. Sachez qu'il ne retirera sa main, qui appesantit sur nous le fléau de la peste, que lorsque nous aurons, sans rançon et sans présent, rendu cette jeune vierge aux yeux d'ébène à son père chéri, et conduit dans Chryse une hécatombe sacrée. Alors peut-être, avant cherché à l'apaiser, parviendrons-nous à le fléchir. » II s'arrête et s'assied. Tout à coup le fils d'Atrée, le puissant Agamemnon, se lève troublé ; son âme est remplie d'une sombre fureur, et ses yeux sont semblables à la flamme éclatante. II lance de terribles regards à Calchas, et s'écrie : « Prophète de malheurs, tu ne m'as jamais rien annoncé qui me fût agréable; tu te plais toujours à nous prédire des infortunes. Jamais tu n'as dit une parole ni fait une action qui ne nous ait été funeste. Maintenant encore, interprétant, au milieu des Grecs, la volonté divine, tu prétends qu'Apollon nous accable parce que j'ai refusé de recevoir la magnifique rançon de Chryséis, et que je désire que cette jeune fille me suive dans mon palais. Oui, je la préfère même à Clytemnestre, qui, vierge encore, devint mon épouse : Chryséis ne lui est inférieure ni par la taille, l'esprit, la beauté, ni même par ses travaux. Toutefois, si ce parti est le meilleur, je consens à la rendre. J'aime mieux sauver mon peuple que de le voir périr. Mais préparez-vous aussitôt à me donner un autre prix, afin que je ne sois pas le seul parmi les Argiens qui reste sans récompense, cela ne saurait me convenir. Vous en êtes tous témoins, le prix qui m'appartient m'est enlevé. » Le divin Achille à la course légère lui répond aussitôt : « Glorieux fils d'Atrée, toi le plus avide de tous les mortels, pourquoi ces Grecs magnanimes te donneraient-ils une autre récompense ? Nous savons qu'il n'existe plus en réserve de nombreuses dépouilles à partager en commun ; celles des villes détruites ont été distribuées, et il serait injuste que le peuple les rassemblât de nouveau pour un second partage. Renvoie ta captive, puisqu'un dieu l'ordonne ; et les Achéens te dédommageront trois fois et quatre fois, si jamais Zeus nous permet de conquérir Troie, cette ville aux fortes murailles. » Le roi Agamemnon lui réplique à son tour : « Vaillant Achille, toi qui ressembles à un dieu, ne cherche pas à déguiser ta pensée : tu ne saurais ni me surprendre ni me persuader. Quoi ! tu voudrais conserver ta récompense et me priver de la mienne ? Et tu m'ordonnes de rendre ma captive ! Oui, si les magnanimes Achéens m'accordent un prix d'une égale valeur et qui me satisfasse. S'ils refusent, j'irai moi-même enlever ta récompense, ou celle d'Ajax ou celle d'Ulysse, et celui chez lequel j'irai frémira de colère ; mais nous reparlerons de ces choses une autre fois. Maintenant agissons ; lançons sur la vaste mer un sombre navire ; rassemblons pour le conduire un nombre suffisant de rameurs, et plaçons-y la belle Chryséis et une hécatombe sacrée. Qu'un illustre capitaine commande ce navire ; que ce soit ou Ajax ou Idoménée ou le divin Ulysse ou toi, Achille, le plus terrible de tous les guerriers : par ces sacrifices, nous apaiserons peut-être le dieu qui lance au loin les traits. » Le bouillant Achille, lui jetant un regard courroucé, s'écrie : « Homme rempli d'astuce et d'impudence, qui donc parmi les Grecs oserait t'obéir, ou te suivre dans une expédition, ou marcher d'après tes ordres contre l'ennemi ? Ce n'est point en haine des Troyens, habiles à lancer le javelot, que je suis venu en ces lieux pour les combattre ; car ils ne sont nullement coupables envers moi. Jamais ils ne m'ont enlevé ni mes taureaux ni mes coursiers ; jamais ils ne sont venus dans la populeuse et fertile Phtiotide ravager mes moissons, parce qu'une mer retentissante et des montagnes ombragées d'arbres nous séparent entièrement d'eux. Mais c'est pour toi, le plus effronté de tous les mortels, que nous sommes venus, et pour te combler de joie, et pour venger sur les Troyens l'injure de Ménélas et la tienne, vil impudent ! Tu ne respectes point ces services, tu les méprises. Tu me menaces même de m'enlever la récompense que j'ai si laborieusement gagnée, et que les fils de la Grèce m'ont donnée en partage. Jamais il ne m'arrive de recevoir un prix égal au tien, quand les Achéens s'emparent d'une superbe ville troyenne. Et cependant c'est mon bras qui soutient tout le poids de cette guerre impétueuse. Mais s'il se fait un partage, tu reçois toujours les plus riches dépouilles ; et moi, quoique je me sois fatigué à combattre, je rejoins mes navires chargés d'un modique présent. Maintenant, je pars pour la Phtiotide, je retourne dans mes foyers sur mes vaisseaux à la proue arrondie. Étant déshonoré, je ne crois pas que tu puisses désormais accroître ta puissance et tes trésors. » Agamemnon, le roi des hommes, lui répond aussitôt : « Fuis donc, si tel est ton désir ; je ne te prie point de rester à cause de moi ; d'autres m'honorent, et Zeus me soutient. De tous les rois issus de ce dieu, c'est toi que je hais le plus : tu ne respires que discordes, guerres et combats. Ta valeur, mais tu la dois à un dieu. Ramène donc dans ta patrie tes vaisseaux et tes soldats, et va régner sur les Myrmidons ; je me soucie peu de toi, je me ris de ta colère, et je te menace. Puisque le brillant Apollon m'enlève Chryséis, je la renverrai sur un de mes navires, escortée de mes compagnons. Mais moi, j'irai dans ta lente et je te ravirai le prix de ton courage, la belle Briséis, afin que tu saches bien quelle est ma puissance, et que d'autres craignent de se comparer ou de s'égaler à moi. » II dit. Le fils de Pélée frémit de rage ; dans sa poitrine, deux partis agitent violemment son cœur : il se demande s'il s'armera du glaive aigu qu'il porte à la hanche pour chasser les amis du roi et frapper Agamemnon, ou s'il apaisera sa colère et domptera sa fureur [...] Traduction d'Eugène Bareste, 1843 |