Luigi Pellegrini Scaramuccia - Federico Borromeo visite le lazaret durant la peste de 1630 - Biblioteca Ambrosiana, Milan



La grande peste de Milan, qui a ravagé l'Italie du nord de 1629 à 1631, est l'un des épisodes dramatiques de la deuxième pandémie : elle a fait un million de victimes, soit un quart de la population.

Elle survient dans un contexte très sombre en Lombardie : guerre de Trente ans dans laquelle sont engagées les armées impériales espagnoles qui occupent le duché de Milan, incompétence et corruption de la classe dirigeante aux ordres de Madrid, famine et révoltes constituent le cadre du roman historique d'Alessandro Manzoni (1785-1873), consacré au tribulations de deux jeunes fiancés, Renzo et Lucia, séparés par les hommes mais finalement réunis par la Providence.

Dans le dernier quart du roman, Renzo, toujours à la recherche de sa bien-aimée, entre dans un Milan ravagé par la peste. Nous avons retenu quelques-uns des épisodes les plus marquants, mais il faudrait lire la totalité des chapitres XXXI à XXXVI si vous en avez le temps.



CHAPITRE XXXI. [L'expansion de la peste dans Milan et les lenteurs initiales]

Nous avons déjà vu quelle froideur, en recevant les premiers avis de la peste, il avait mise à agir et même à recueillir des renseignements : voici un autre fait où se montre une lenteur encore plus étonnante, si pourtant elle ne fut le résultat forcé d’obstacles provenant des magistrats supérieurs. Cette ordonnance pour les bullette, dont nous avons parlé tout à l’heure, décidée le 30 octobre, ne fut prête à paraître que le 23 du mois suivant, ne fut publiée que le 29. La peste était déjà entrée dans Milan.

Taddino et Ripamonti ont voulu nous conserver le nom de celui qui l’y apporta le premier, ainsi que d’autres détails sur sa personne et sur le fait même ; et, en effet, lorsqu’on observe les commencements d’un immense drame de mort, où les victimes, loin d’être désignées par leur nom, pourront à peine l’être approximativement par le nombre de milliers dont elles formeront l’effrayante masse, on éprouve je ne sais quelle curiosité de connaître ce petit nombre d’individus qui les premiers y figurèrent : cette espèce de distinction, le pas obtenu sur le chemin des funérailles, semblent faire trouver en eux et dans les circonstances, d’ailleurs les plus indifférentes, qui les concernent, quelque chose de fatal et de digne d’un long souvenir.

L’un et l’autre historien disent que ce fut un soldat italien au service d’Espagne ; ils ne sont pas bien d’accord sur les autres points, ici même sur le nom de cet homme. Il s’appelait, selon Taddino, Pietro-Antonio Lovato, et son corps était en garnison dans le territoire de Lecco : selon Ripamonti, au contraire, ce serait un nommé Pier-Paolo Locati, dont le corps tenait garnison à Chiavenna. Ils diffèrent aussi sur le jour de son entrée à Milan : le premier la place au 22 octobre, le second, au même quantième du mois suivant ; et l’on ne peut s’en tenir au dire ni de l’un ni de l’autre. Les deux époques sont en contradiction avec d’autres beaucoup mieux constatées. Et cependant Ripamonti, écrivant par ordre du conseil général des décurions, devait avoir à sa disposition bien des moyens de se procurer les renseignements nécessaires ; et Taddino, en raison de son emploi, pouvait mieux que personne être informé d’un semblable fait. Au reste, du rapprochement d’autres dates dont l’exactitude nous paraît, comme nous venons de le dire, mieux établie, il résulte que ce fait eut lieu avant la publication de l’ordonnance sur les bullette ; et si la chose en valait la peine, on pourrait même prouver, ou à peu près, que ce dut être dans les premiers jours du mois où cette ordonnance parut ; mais sans doute le lecteur nous en dispense.

Quoi qu’il en soit, ce malheureux fantassin, porteur de tant de maux, entra dans la ville avec un gros paquet de hardes provenant, par achat ou par vol, de soldats allemands ; il alla loger dans une maison qu’habitaient ses parents, au faubourg de Porte-Orientale, près les Capucins. Dès son arrivée, il tomba malade ; il fut porté à l’hôpital ; là un bubon qu’on lui trouva sous l’une des aisselles fit soupçonner ce que son mal pouvait être ; le quatrième jour il mourut.

Le tribunal de santé fit consigner et séquestrer dans leur maison les parents de cet homme ; ses habits et le lit où il avait couché à l’hôpital furent brûlés. Deux infirmiers qui l’y avaient soigné et un bon religieux qui lui avait prêté le secours de son ministère, tombèrent malades sous peu de jours, tous les trois de la peste. Le soupçon que l’on avait eu là, dès le principe, sur la nature du mal, et les précautions que l’on avait prises en conséquence firent que la contagion n’y alla pas plus loin.

Mais le soldat en avait laissé hors de l’hospice un germe qui ne tarda pas à se développer. La première personne sur qui s’en montrèrent les atteintes fut le maître de la maison où cet homme avait logé, un certain Carlo Colonna, joueur de luth. Alors, tous les locataires de cette maison furent, par ordre de la Santé, conduits au lazaret, où la plupart tombèrent malades et quelques-uns moururent sous peu de temps, avec les symptômes bien prononcés de la contagion.

Déjà, cependant, le principe d’infection s’était disséminé dans la ville, tant à la suite des rapports que l’on avait eus avec ces gens, qu’à l’aide de leurs vêtements et de leurs effets, soustraits par leurs parents, par leurs logeurs, par des personnes de service, aux recherches et à la combustion prescrites par le tribunal. À cette funeste semence venait se joindre celle qui pénétrait encore du dehors par la défectuosité des ordres donnés, le peu de soin que l’on mettait à leur exécution et l’adresse avec laquelle on savait les éluder. Le mal alla ainsi, couvant et s’étendant avec lenteur et sourdement pendant tout le reste de l’année et les premiers mois de l’année suivante 1630. De temps en temps, quelqu’un en était atteint, quelqu’un mourait, tantôt dans un quartier, tantôt dans un autre ; et la rareté même de ces accidents éloignait l’idée de la vérité ; elle confirmait toujours plus le public dans cette stupide et meurtrière confiance qu’il n’y avait point de peste, qu’il n’y en avait jamais eu un seul instant. Nombre de médecins même, se faisant les échos de la voix du peuple (était-elle dans cette circonstance la voix de Dieu ?), se moquaient des présages sinistres, des avis menaçants de quelques-uns de leurs confrères ; et ils avaient toujours prêts à la bouche des noms de maladies ordinaires, pour en qualifier tous les cas de peste qu’ils pouvaient être appelés à traiter, quels qu’en fussent les symptômes.

L’avis de ces sortes de cas, s’il arrivait au tribunal de santé, ne lui parvenait pour l’ordinaire que tardivement et d’une manière fort peu précise. La crainte de la contumace et du lazaret disposait tous les esprits à la ruse : on cachait les malades, on achetait le silence des fossoyeurs et de leurs surveillants : il arriva même plus d’une fois que les employés subalternes du tribunal envoyés par ce corps pour visiter les cadavres, délivrèrent, à prix d’argent, de faux certificats.

Comme cependant, à chaque découverte qu’il parvenait à faire, le tribunal ordonnait de brûler les effets, comme il mettait des maisons en quarantaine et envoyait des familles entières au lazaret, il est facile de juger combien il appelait sur lui le mécontentement et les murmures du public, de la noblesse, des marchands et du peuple, dit Taddino, dans la persuasion où ils étaient tous que c’étaient des vexations sans motif et sans nul avantage. On en voulait surtout aux deux médecins Taddino et Senatore Settala, fils de l’archiâtre, qui bientôt ne purent plus traverser les places publiques sans être poursuivis d’injures, lorsque ce n’étaient pas des pierres qu’on leur lançait, et ce fut sans doute une position digne d’être remarquée que celle où se trouvèrent pendant quelques mois ces deux hommes, voyant venir un horrible fléau, travaillant de tous leurs moyens à le détourner, mais ne rencontrant qu’obstacles là où ils cherchaient du secours, ne recueillant pour récompense que des clameurs hostiles, que d’être signalés comme ennemis de la patrie : pro patriæ hostibus, dit Ripamonti.

Cette haine s’étendait aux autres médecins qui, convaincus comme les deux premiers, de la réalité de la contagion, conseillaient des précautions, et cherchaient à faire partager à leurs concitoyens cette douloureuse conviction dans laquelle ils étaient eux-mêmes. Les plus modérés parmi leurs censeurs les taxaient de crédulité et d’obstination : aux yeux de tous les autres, il y avait évidemment de leur part imposture et complot bien ourdi pour spéculer sur la frayeur publique.

L’archiâtre Louis Settala, alors presque octogénaire, d’abord professeur de médecine à l’université de Pavie, puis, de philosophie morale à Milan, auteur de plusieurs ouvrages fort estimés à cette époque, appelé à occuper des chaires dans d’autres universités, à Ingolstadt, à Pise, à Bologne, à Padoue, et non moins recommandé aux suffrages de l’opinion par le refus de ces honneurs que par l’offre qui lui en avait été faite, était sans contredit l’un des hommes les plus considérés de son temps. À sa réputation de science se joignait celle que lui donnait une vie toute honorable, et l’admiration que l’on avait pour lui était accompagnée d’une véritable affection, bien méritée par la grande charité avec laquelle il prodiguait aux pauvres et les soins de son art et tous autres secours. Il y avait d’ailleurs en lui ce qui pour nous, sans doute, mêle de quelque chose de pénible le sentiment d’estime qu’inspirent ces qualités, mais ce qui alors devait lui concilier ce sentiment d’une manière plus puissante encore et plus générale : le pauvre homme partageait les préjugés les plus communs et les plus funestes de ses contemporains ; il était à la vérité sur les premiers rangs de la foule, mais sans s’éloigner d’elle, c’est-à-dire sans se donner ce genre de distinction qui attire les désagréments et fait bien souvent perdre cette autorité morale que par d’autres actes on a su acquérir ; et, malgré tout cela, celle dont il jouissait, quelque grande qu’elle fût, ne put non-seulement tenir, dans cette circonstance, contre les idées du profane vulgaire, comme l’appellent les poëtes, ou du respectable public, comme disent les directeurs de comédie ; mais elle fut même insuffisante pour le sauver de l’animosité et des insultes de cette partie de la masse ainsi qualifiée, qui va le plus vite de la pensée à l’action dans les jugements qu’elle porte.

Un jour qu’il allait en chaise à porteurs visiter ses malades, le peuple s’attroupa autour de lui, en criant qu’il était le chef de ceux qui voulaient à toute force que la peste fût dans la ville ; que c’était cet homme au front sourcilleux et à la barbe chenue qui répandait partout l’effroi ; le tout pour procurer de l’ouvrage aux médecins. La foule allait croissant, et sa violence de même : les porteurs de la chaise, voyant que le cas devenait sérieux, firent réfugier leur maître chez des gens de ses amis, dont la maison par bonheur se trouvait à portée. Voilà ce qui lui arriva pour y avoir vu clair en ce point, pour avoir dit ce qui était et s’être efforcé de garantir de la peste plusieurs milliers de personnes. Mais lorsque, par un déplorable avis émané de lui dans une consultation, il contribua à faire torturer, tenailler et brûler toute vive une malheureuse femme condamnée comme sorcière, parce que son maître éprouvait de grands maux d’estomac, et parce qu’un autre personnage chez qui elle avait servi auparavant était devenu fort amoureux d’elle, alors sans doute le même public ne lui aura pas fait faute d’éloges pour cette nouvelle marque de science, et, ce qui est affreux à penser, lui en aura su gré comme d’une bonne action de plus.

Mais, vers la fin de mars, les maladies suivies de décès se déclarèrent en grand nombre, d’abord dans le faubourg de Porte-Orientale, ensuite dans tous les quartiers de la ville ; et, chez toutes les personnes ainsi atteintes, on remarquait d’étranges accidents de spasmes, de palpitations, de léthargie, de délire, ainsi que les sinistres symptômes de taches livides sur la peau et de bubons. La mort était ordinairement prompte, violente, souvent même subite, sans aucun signe de maladie qui l’eût précédée. Les médecins opposés à l’opinion de l’existence de la contagion, ne voulant pas avouer maintenant ce dont ils s’étaient ri naguère, et se voyant pourtant obligés de donner un nom générique à ce nouveau mal, désormais trop répandu, au vu et su de tout le monde, pour pouvoir se passer d’un nom, imaginèrent de lui appliquer celui de fièvres malignes, de fièvres pestilentielles ; misérable transaction, ou plutôt jeu de mots dérisoire, et qui n’en produisait pas moins un effet très-fâcheux, parce qu’on paraissait reconnaître la vérité, on parvenait ainsi à détourner la croyance du public de ce qu’il lui importait le plus de croire, de voir, c’est-à-dire de ce point de fait que le mal se communiquait par le contact. Les magistrats, comme des gens qui sortent d’un profond sommeil, commencèrent à prêter un peu plus l’oreille aux avis, aux propositions de la Santé, à tenir la main à l’exécution de ses ordonnances, aux séquestrations et aux quarantaines qu’elle avait prescrites. Ce tribunal ne cessait, de son côté, de demander des fonds pour subvenir aux dépenses journalières et toujours croissantes du lazaret et de tant d’autres parties du service dont il était chargé ; et il le demandait aux décurions, en attendant qu’il eût été décidé (ce qui, je crois, ne le fut jamais que par le fait) si ces dépenses devaient être à la charge de la ville ou du trésor royal. C’était également aux décurions que s’adressaient avec instances et le sénat et le grand chancelier, au nom même du gouverneur, qui était allé de nouveau mettre le siège devant ce malheureux Casal, pour les engager à s’occuper de l’approvisionnement de la ville, avant que, la contagion venant à s’y propager, les communications avec d’autres pays fussent interdites, comme aussi à préparer des moyens d’existence pour une grande partie de la population à qui l’ouvrage venait tout à coup de manquer. Les décurions cherchaient à faire de l’argent par des impositions, par des emprunts ; puis, à mesure qu’ils en ramassaient, ils en donnaient une petite part à la Santé, une petite part aux pauvres, ils faisaient de petits achats de grains, ils subvenaient de leur mieux à une partie des besoins : et les grandes angoisses n’étaient pas encore venues.

Une autre tâche fort difficile était à entreprendre dans le lazaret, où la population, quoique chaque jour décimée, devenait chaque jour plus nombreuse. Il s’agissait d’y assurer le service et la subordination, de faire observer les séparations ordonnées, d’y maintenir, en un mot, les règles prescrites par le tribunal de santé, ou plutôt de les y établir ; car il n’y avait eu, dès les premiers moments, que désordre et confusion, tant à cause de l’indiscipline d’un grand nombre de ceux qui s’y trouvaient reclus, que par l’incurie des employés et même leur connivence avec les premiers pour faire subsister cet état de choses. Le tribunal et les décurions, ne sachant où donner de la tête, eurent l’idée de s’adresser aux capucins, et supplièrent le père commissaire de la province, qui remplissait les fonctions de provincial, par la mort du titulaire décédé peu de temps auparavant, ils le supplièrent de leur donner des sujets propres à gouverner ce lieu de désolation. Le commissaire leur proposa pour chef principal un de leurs pères, nommé Félix Casati, homme d’un âge mûr, qui jouissait d’une grande réputation de charité, d’activité, de douceur et en même temps de force d’âme, réputation bien méritée, ainsi que les événements le firent voir ; et il offrit de lui adjoindre, en quelque sorte comme son ministre, un autre de ses religieux, le père Michel Pozzobonelli, jeune encore, mais grave de caractère comme de physionomie et de manières. Ils furent acceptés avec grande satisfaction ; et le 30 mars ils entrèrent au lazaret. Le président de la Santé leur fit parcourir l’établissement, comme pour les en mettre en possession ; et, ayant réuni les servants et employés de tout grade, il leur fit reconnaître le père Félix en qualité de chef suprême, investi dans ce lieu d’une autorité absolue. À mesure ensuite que les habitants augmentèrent dans ce malheureux séjour, d’autres capucins y accoururent ; et ils y furent surintendants, confesseurs, administrateurs, infirmiers, cuisiniers, gendarmes, blanchisseurs, tout, en un mot, pour les infortunés confiés à leur charité. Le père Félix, infatigable dans son zèle, parcourait jour et nuit les portiques, les chambres, le vaste espace intérieur, quelquefois portant une canne à la main, d’autres fois n’ayant qu’un cilice pour armure ; il animait et réglait partout le service, il apaisait les tumultes, satisfaisait aux plaintes, menaçait, punissait, reprenait, consolait, séchait des larmes et en versait lui-même. Il prit la peste dans les premiers temps ; il en guérit, et revint avec un nouvel empressement à ses travaux. La plupart de ses confrères y perdirent avec joie la vie.

Certes, une semblable dictature était un étrange expédient ; étrange comme la calamité qui sévissait, comme l’époque qui en était affligée ; et alors même que nous ne saurions d’ailleurs à quoi nous en tenir, il suffisait, pour juger, pour caractériser une société bien grossière encore et mal ordonnée, de voir ceux à qui appartenait une aussi importante direction, ne plus savoir en faire autre chose que de la céder, et ne trouver, pour la leur céder, que des hommes pleinement étrangers, par leur institut, à ce qui constituait un semblable office. Mais en même temps on rencontre un exemple bien remarquable de la force et des moyens que la charité peut donner en tout temps et sous quelque ordre de choses que ce soit, on le rencontre dans ces hommes qui, en prenant une telle charge, l’ont si dignement soutenue. Il est beau de les voir l’accepter, sans autre raison que l’absence de tous autres qui en voulussent, sans autre but que de servir leurs semblables, sans autre espérance en ce monde que celle d’une mort beaucoup plus digne d’envie qu’elle n’était enviée ; il est beau qu’on la leur ait offerte, par cela seul qu’elle était difficile et périlleuse, et que l’on supposait que l’énergie et le sang-froid, si nécessaire et si rare en de tels moments, devaient se trouver en eux. Et c’est pourquoi l’œuvre et le cœur de ces religieux méritent que la mémoire en soit rappelée, avec admiration, avec attendrissement, avec cette espèce de gratitude qui est due, comme solidairement, pour les grands services rendus par des hommes à d’autres hommes, et d’autant mieux due à ceux qui ne se la proposent pas pour récompense. « Si ces pères ne s’étaient trouvés là, dit Tadino, sans aucun doute la ville entière était anéantie ; car ce fut quelque chose de miraculeux que tout ce qu’ils firent en si peu de temps pour le bien public, en parvenant, sans presque aucune aide de la part de la ville, mais seulement par leur habileté et leur prudence, à entretenir et gouverner dans le lazaret tant de milliers de pauvres. » Le nombre de personnes reçues dans ce lieu, durant les sept mois que le père Félix en eut le gouvernement, fut d’environ cinquante mille, selon Ripamonti ; lequel dit avec raison qu’il aurait dû également parler d’un tel homme, si, au lieu de décrire les malheurs d’une ville, il avait eu à raconter ce qui peut lui faire honneur.

L’obstination du public à nier qu’il y eût peste allait, comme c’était naturel, s’affaiblissant et se corrigeant, à mesure que la maladie s’étendait, et qu’on la voyait s’étendre par les communications et le contact. L’on fut d’autant plus porté à se laisser convaincre, lorsque, ne s’arrêtant plus aux classes inférieures, comme elle avait fait pendant quelque temps, elle commença à frapper des personnes connues. Dans le nombre on remarqua surtout, et nous devons citer nous-même d’une manière particulière, l’archiâtre Louis Settala. Aura-t-on au moins fini par reconnaître que le pauvre vieillard avait raison ? Qui le sait ? Toujours est-il que la peste l’atteignit, lui, sa femme, ses deux fils, et sept personnes de service. Il en réchappa, ainsi que l’un de ses fils ; tous les autres moururent.

« Des événements semblables, dit Taddino, arrivés dans des maisons nobles de la ville, disposèrent la noblesse, le peuple et les médecins incrédules à réfléchir ; et le peuple ignorant et porté au mal commença à fermer les lèvres, serrer les dents et froncer le sourcil. »

Mais les moyens, les détours dans lesquels se replie l’obstination vaincue pour dissimuler et en quelque sorte venger sa défaite, sont quelquefois tels qu’ils vous obligent à regretter qu’elle n’ait pas tenu jusqu’au bout contre l’évidence et la raison ; et c’est ce qui ne se vit que trop bien dans cette circonstance. Ceux qui, pendant si longtemps et d’une manière si décidée, s’étaient refusés à croire et laisser croire qu’il existât près d’eux, parmi eux, un germe de mal qui pouvait, par des moyens naturels, se propager et faire des ravages, ceux-là ne pouvant plus désormais nier sa propagation, mais ne voulant pas l’attribuer à ces moyens naturels (puisque c’eût été avouer tout à la fois une grande erreur et une grande faute), ceux-là, disons-nous, étaient d’autant plus disposés à chercher à ce fait quelque autre cause, à présenter comme plausible et juste toute cause quelconque qu’on pourrait vouloir lui donner. Par malheur il en était une toute trouvée dans les idées et les traditions sous l’empire desquelles on était alors, non-seulement en Italie, mais dans toute l’Europe : les maléfices homicides, le concours du diable, les conjurations formées pour répandre la peste au moyen de sortilèges et de poisons contagieux. Déjà des choses semblables ou analogues avaient été supposées et adoptées comme vraies dans plusieurs autres pestes, et notamment dans celle qui, un demi-siècle avant celle-ci, avait affligé notre cité. Ajoutons que, dès l’année précédente, le gouverneur avait reçu une dépêche signée par le roi Philippe IV, dans laquelle il lui était donné avis que quatre Français soupçonnés de répandre des drogues vénéneuses et pestilentielles s’étaient évadés de Madrid, par suite de quoi il eût à se tenir sur ses gardes, pour le cas où ces hommes se seraient dirigés vers Milan. Le gouverneur avait communiqué la dépêche au sénat et au tribunal de santé, et il ne paraît pas que, pour le moment, on s’en fût autrement occupé. Lorsque ensuite cependant la peste eut éclaté et fut reconnue pour telle, cet avis dont on se souvint put être une circonstance à laquelle se rattacha le vague soupçon d’une manœuvre criminelle, si même elle ne fut la cause première qui en fit naître l’idée.

Mais deux faits produits, l’un par une crainte aveugle et désordonnée, l’autre par je ne sais quelle méchante intention, vinrent convertir ce soupçon indéterminé d’un attentat possible en un soupçon plus direct, et pour plusieurs en certitude d’un attentat effectif et d’un véritable complot. Certaines personnes se trouvant, le soir du 17 mai, dans la cathédrale, crurent y voir des inconnus qui frottaient d’une matière liquide, ou, comme on se mit à dire alors, qui oignaient une cloison en planches dressée dans l’église pour y séparer les deux sexes. Sur l’avis qui en fut aussitôt donné au président de la Santé, ce fonctionnaire accourut avec quatre personnes attachées à cette administration ; il visita la cloison, les bancs, les bassins d’eau bénite, et ne trouvant rien qui pût confirmer le ridicule soupçon de poison répandu de cette manière, il décida, par complaisance pour les imaginations frappées, et plutôt par surcroît de précaution que par nécessité, qu’il suffisait de laver la cloison. Mais les personnes qui se figuraient avoir vu les empoisonneurs n’en firent pas moins, pendant la nuit, porter hors de l’église la cloison et un certain nombre de bancs. Cette quantité de boisages entassés sur la place produisit, quand le jour parut, une grande impression d’effroi sur la multitude, pour qui tout objet qui frappe ses sens devient si facilement un argument à l’appui de ses idées. L’on dit et l’on crut généralement que toutes les murailles du Duomo, les planches de tous les bancs et jusqu’aux cordes des cloches avaient été ointes, comme on disait avoir vu oindre la cloison. Et ce ne fut pas seulement alors qu’on le dit ; tous les mémoires des contemporains qui parlent de ce fait, et dont quelques-uns ont été écrits plusieurs années après, en parlent avec une égale assurance. Nous serions même ainsi réduits à deviner la véritable histoire de cet incident, si nous ne la trouvions dans une lettre du tribunal de santé au gouverneur, qui est conservée dans les archives dites de San Fedele, lettre d’où nous avons tiré ce récit, et à laquelle appartiennent les mots que nous avons mis en caractères italiques.

Le lendemain matin, un nouveau spectacle plus étrange et plus significatif frappa les yeux et l’esprit des habitants. Dans toutes les parties de la ville, on vit, sur de très-longs espaces, les portes et les murs des maisons barbouillés de je ne sais quelle ordure jaunâtre, blanchâtre, qui semblait y avoir été étendue avec des éponges. Soit qu’on eût voulu se procurer le stupide plaisir de voir une épouvante plus grande et plus générale, soit qu’on eût agi dans l’intention plus coupable d’augmenter le désordre qui régnait dans le public, ou quel qu’ait pu être, en un mot, le dessein dans lequel la chose fut faite, elle est attestée d’une manière telle qu’il nous semblerait moins raisonnable de l’attribuer à un rêve chez un grand nombre de personnes qu’à l’action réelle de quelques-unes ; action, du reste, qui n’aurait été ni la première ni la dernière de ce genre. Ripamonti, qui souvent se moque de ce qui s’est dit sur ce chapitre des onctions, et qui plus souvent encore déplore en ce point la crédulité populaire, prend le ton d’affirmation sur ce barbouillage comme l’ayant vu lui-même, et il en fait la description. Dans la lettre que nous avons citée plus haut, messieurs de la Santé racontent la chose dans les mêmes termes ; ils parlent de visites, d’expériences faites sur des chiens avec cette matière, sans que ces animaux en aient éprouvé aucun mal ; ils ajoutent que, dans leur opinion, ç’a été plutôt un tour d’impertinence qu’un acte pratiqué dans des vues criminelles ; pensée qui montre en eux, dans ce temps-là même, assez de calme d’esprit pour ne pas voir des choses qui n’étaient point. Les autres mémoires contemporains, en racontant le fait, disent de même que, dans le premier moment, l’opinion de bien des gens fut que ce n’était qu’une niche, un bizarre badinage. Aucun de ces mémoires ne dit que ce fait ait été nié ; et s’il l’avait été, ils en auraient certainement fait mention, ne fût-ce que pour taxer d’extravagance les contradicteurs. J’ai pensé qu’il n’était pas hors de propos de rapporter et de réunir ces détails, en partie peu connus, en partie tout à fait ignorés, d’un célèbre délire, car dans les erreurs humaines, et surtout dans les erreurs où un grand nombre d’hommes viennent prendre part, ce qui est le plus intéressant et le plus utile à observer est, ce me semble, la route qu’elles ont suivie, les apparences, les moyens par lesquels elles ont pu entrer dans les esprits et les dominer. La ville déjà émue fut, par cet événement, tout à fait bouleversée. Les propriétaires des maisons allaient brûlant de la paille sur les endroits maculés ; les passants suspendaient leur marche, regardaient, frémissaient d’horreur ; les étrangers, suspects par ce seul titre, et qu’il était alors facile de reconnaître à leur costume, étaient arrêtés par le peuple dans les rues et conduits devant la justice. On fit subir des interrogatoires, un examen aux individus ainsi arrêtés, à ceux qui les avaient saisis, aux témoins que les uns et les autres produisaient ; personne ne fut trouvé coupable ; les esprits étaient encore capables de douter, d’examiner, de prêter attention à ce qu’ils avaient à juger. Le tribunal de santé publia une ordonnance par laquelle il promettait une récompense et l’impunité à celui qui ferait connaître l’auteur ou les auteurs du fait.

Ne jugeant en aucune manière convenable, disent ces messieurs toujours dans la même lettre, qui porte la date du 21 mai, mais qui fut évidemment écrite le 19, jour dont est datée l’ordonnance imprimée, que ce délit, par quelque cause que ce soit, puisse demeurer impuni, surtout dans un temps de si grands dangers et de tant de craintes, nous avons, pour la consolation et le repos de ce peuple, et pour obtenir quelque indice du fait, publié aujourd’hui l’ordonnance, etc. On ne voit pourtant dans cette pièce rien qui rappelle, au moins d’une manière un peu claire, cette conjecture raisonnable et tranquillisante dont ils faisaient part au gouverneur ; silence qui dénote tout à la fois dans le peuple une violente préoccupation, et de leur part une condescendance d’autant plus blâmable qu’elle pouvait être plus funeste.

Pendant que le tribunal cherchait le coupable, bien des gens dans le public l’avaient, comme cela se voit toujours, déjà trouvé. Parmi ceux qui croyaient au poison dans ce barbouillage, les uns voulaient que ce fût une vengeance de don Gonzalo-Fernandez de Cordova, pour les insultes qu’il avait reçues à son départ ; d’autres y voyaient l’œuvre du cardinal de Richelieu qui aurait imaginé ce moyen pour dépeupler Milan et s’en emparer ensuite sans peine ; d’autres encore, et l’on ne sait trop par quels motifs, donnaient pour l’auteur du fait, le comte de Collalto, ou Wallenstein, ou tel ou tel autre gentilhomme milanais. Il s’en trouvait aussi beaucoup, comme nous l’avons dit, qui ne supposaient dans tout cela qu’une sotte plaisanterie et l’attribuaient à des écoliers, à des messieurs de la ville, à des officiers qui s’ennuyaient au siège de Casal. Comme ensuite on ne vit pas, ainsi qu’on l’avait craint, l’infection devenir à l’instant générale et tout le monde mourir, l’effroi se calma pour le moment, et l’on ne songea plus ou l’on ne parut plus songer à l’événement qui l’avait fait naître.

Il y avait d’ailleurs un certain nombre de personnes non encore convaincues que la peste existât ; et parce que, tant au lazaret que dans la ville, quelques malades guérissaient, « on disait (les derniers arguments d’une opinion battue par l’évidence sont toujours curieux à connaître) on disait dans le peuple et même parmi plusieurs médecins animés de l’esprit de parti, que ce n’était pas une véritable peste, puisque, si ce l’était, tous seraient morts. » Pour détruire tous les doutes, le tribunal de santé imagina un expédient proportionné à la nécessité qui le faisait mettre en œuvre, un moyen de parler aux yeux tel que l’époque pouvait l’exiger ou en donner l’idée. Les habitants étaient dans l’usage, à l’une des fêtes de la Pentecôte, de se rendre au cimetière de San-Gregorio, hors la porte Orientale, dans le but de prier pour les victimes de la peste antérieure, dont les corps y avaient été ensevelis ; et, faisant d’un acte de dévotion une occasion de divertissement et de spectacle, chacun y allait dans le plus grand étalage possible d’équipages et de parure. Entre autres personnes mortes ce jour-là de la peste, se trouvait une famille tout entière. À l’heure où le concours de monde était le plus grand, parmi la foule des carrosses, des hommes à cheval, des promeneurs à pied, parurent sur un chariot les cadavres de cette famille, qui, par ordre de la Santé, étaient ainsi portés à ce même cimetière tout nus, afin que l’on pût y voir les traces bien marquées, le hideux cachet de la peste. Un cri d’horreur, de terreur s’élevait partout où le chariot passait ; un long murmure régnait en arrière ; un autre murmure le précédait. On crut à la peste ; mais au reste, elle allait chaque jour davantage se donnant d’elle-même créance ; et cette réunion ne fut sans doute pas l’une des moindres causes qui servirent à la propager.

Ainsi, dans le principe, point de peste, absolument point, en aucune sorte ; défense même d’en prononcer le nom. Ensuite, fièvres pestilentielles ; on admet l’idée de peste par un détour dans un adjectif. Puis, peste qui n’est pas la véritable ; c’est-à-dire, oui, peste, mais dans un certain sens ; non pas bien précisément peste, mais une chose pour laquelle on ne sait pas trouver d’autre nom. Enfin, peste, sans plus de doute ni d’opposition ; mais déjà s’y est attachée une autre idée, l’idée des empoisonnements et des maléfices, qui altère et obscurcit celle pour laquelle serait fait le mot que l’on ne peut plus repousser.

Il n’est pas besoin, je pense, d’être bien versé dans l’histoire des idées et des mots, pour voir que grand nombre des uns et des autres ont suivi la même marche. Heureusement il n’en est pas beaucoup de la même espèce et de la même importance, qui achètent leur évidence au même prix, et auxquels se puissent rattacher des accessoires de même nature. On pourrait néanmoins, dans les grandes comme dans les petites choses, éviter en grande partie cette marche si longue et si tortueuse, en adoptant la méthode proposée depuis si longtemps, celle qui consiste à observer, écouter, comparer, penser, avant de parler.

Mais parler, l’action isolée de parler l’emporte tellement en facilité sur toutes les autres ensemble, que nous avons bien aussi quelques titres, je dis nous autres hommes en général, à ce qu’on nous excuse s’il nous arrive si souvent de la préférer [...].

 

CHAPITRE XXXIII - [Le destin fatal de don Rodrigo]

Une nuit, vers la fin du mois d’août, au plus fort de la peste, don Rodrigo rentrait chez lui à Milan, accompagné du fidèle Griso, l’un des trois ou quatre domestiques encore en vie parmi tous ceux qu’il avait précédemment à son service. Il revenait d’une maison où une société d’amis se réunissait habituellement en parties de débauche pour chasser la tristesse du temps, et il en manquait chaque fois quelques-uns qui étaient remplacés par d’autres. Ce jour-là, don Rodrigo s’était signalé parmi les plus gais, et avait, entre autres choses, beaucoup fait rire la compagnie par une espèce d’éloge funèbre du comte Attilio, emporté par la peste deux jours auparavant.

Mais, pendant qu’il marchait, il se sentit un malaise, un abattement, une faiblesse dans les jambes, une gêne dans la respiration, une chaleur intérieure, qu’il aurait voulu n’attribuer qu’au vin, au besoin de sommeil, à la saison. Durant tout le chemin il n’ouvrit pas la bouche ; et son premier mot, en arrivant à sa porte, fut pour ordonner au Griso de l’éclairer vers sa chambre à coucher. Quand ils y furent, le Griso jeta les yeux sur la figure de son maître, et la vit toute bouleversée, colorée outre mesure, les yeux saillants et luisants d’une manière extraordinaire, et il se tint à distance ; car, avec ce qui se passait, tout va-nu-pieds du coin des rues avait appris à se faire, comme on dit, l’œil médecin.

« Ne va pas me croire malade, dit don Rodrigo, qui lut dans la manière de faire du Griso la pensée qui lui passait par l’esprit. Je me porte on ne peut mieux ; mais j’ai bu, j’ai bu peut-être un peu trop. Il y avait un certain vin de Vernaccia !… Mais un bon somme va faire passer cela. Je me sens grand besoin de dormir… Ôte-moi de devant les yeux cette lumière qui m’aveugle… c’est singulier comme elle me fatigue.

— Ce sont des tours de la Vernaccia, dit le Griso, en s’écartant toujours plus. Mais couchez-vous tout de suite, le sommeil vous fera du bien.

— Tu as raison : si je peux dormir… Du reste, je me porte bien. Mets toujours ici cette sonnette, afin que si par hasard cette nuit, j’avais besoin de quelque chose… Et fais bien attention de m’entendre, s’il m’arrivait de sonner. Mais je n’aurai besoin de rien… Emporte-donc vite cette maudite lumière, reprit-il ensuite, tandis que le Griso exécutait l’ordre en s’approchant le moins possible. Diable ! d’où vient donc qu’elle m’incommode à ce point ? »

Le Griso prit la lampe, et, après avoir souhaité bonne nuit à son maître, il s’empressa de sortir, pendant que celui-ci s’enfonçait sous la couverture.

Mais la couverture lui sembla une montagne. Il la jeta au loin, et se blottit en rond pour dormir ; car, en effet, il mourait de sommeil. À peine cependant avait-il fermé l’œil qu’il se réveillait en sursaut, comme si on l’eût brusquement secoué ; et il sentait sa chaleur augmentée, son agitation devenue plus grande. Il recourait par la pensée au mois d’août, à la Vernaccia, à la débauche du soir ; il aurait voulu pouvoir s’en prendre à tout cela de ce qu’il éprouvait ; mais à ces idées se substituait toujours d’elle-même l’idée qui alors se liait à toutes les autres, qui entrait, pour ainsi dire, par tous les sens, qui s’était introduite dans tous les joyeux propos de la soirée, parce qu’il était encore plus facile d’en plaisanter que de la passer sous silence : la peste.

Après s’être longtemps tourné et retourné sur sa couche, il s’endormit enfin, et bientôt les songes les plus incohérents et les plus sombres vinrent l’assaillir. Après l’un c’était l’autre, jusqu’à celui où il crut se trouver dans une grande église, bien en avant, bien en avant, au milieu d’une foule de peuple ; il se trouvait là sans savoir comment il y était allé, comment l’idée d’y aller lui était venue, surtout dans un temps pareil ; et il enrageait de s’y voir. Il regardait ceux qui l’environnaient ; ce n’étaient que des figures hâves et défaites, avec des yeux hébétés et ternes, des lèvres allongées et pendantes, et tous ces êtres hideusement étranges portaient des vêtements de forme singulière qui tombaient en lambeaux et laissaient voir sur leur corps, par les déchirures, des taches et des bubons. « Écartez-vous, canaille, » leur criait-il en regardant vers la porte qui était bien loin, bien loin, et en prenant un air menaçant, sans toutefois remuer en aucune manière, se serrant, au contraire, sur lui-même, pour ne pas toucher ces corps dégoûtants qui ne le touchaient déjà que trop de toutes parts. Mais pas un de ces personnages figurant comme autant d’idiots ne faisait mine de vouloir s’éloigner et ne paraissait même l’entendre ; au contraire, il les voyait toujours plus sur lui ; et surtout il lui semblait que quelqu’un d’entre eux, avec le coude ou toute autre chose, le pressait au côté gauche, entre le cœur et l’aisselle, sur un point où il sentait comme un poids et de la douleur ; et s’il pliait son corps pour tâcher de se délivrer de cette gêne, je ne sais quoi encore venait tout aussitôt appuyer sur le même point. Tout en colère, il veut mettre l’épée à la main ; et il lui semble qu’en la serrant on a fait remonter cette épée, et que c’est le pommeau qui le presse ainsi sous le bras. Mais, en y portant la main, il ne trouve point l’épée et sent une douleur plus aiguë. Il s’agitait, menaçait et voulait crier plus fort, quand tout à coup toutes ces figures se tournent vers un côté de l’église. Il y regarde lui-même, aperçoit une chaire, et voit poindre au-dessus de l’appui qui en forme le pourtour je ne sais quoi de convexe, de lisse, de luisant ; puis, à mesure que cela s’élève, il voit distinctement une tête rase, puis deux yeux, un visage, une barbe longue et blanche, un moine debout, hors de l’appui jusqu’à la ceinture, le père Cristoforo. Celui-ci, promenant un regard de feu sur tout l’auditoire, arrête ses yeux sur don Rodrigo, levant en même temps la main vers lui, exactement dans l’attitude qu’il avait prise dans ce certain salon de son château. Don Rodrigo alors lève aussi la main précipitamment, fait un effort, comme pour s’élancer et saisir ce bras tendu en l’air ; sa voix, qui grondait sourdement dans son gosier, éclate tout à coup en un grand cri, et il s’éveille. Il laissa retomber le bras qu’il avait levé en effet. Il eut quelque peine à recueillir sa pensée, à bien ouvrir les yeux ; car la lumière déjà grande du jour le fatiguait tout autant qu’avait fait celle de sa lampe ; il reconnut son lit, sa chambre ; il comprit que tout ce qu’il avait vu n’avait été qu’un songe : l’église, le peuple, le moine, tout avait disparu ; tout, excepté une chose, sa douleur au côté gauche. En même temps il se sentait un battement de cœur accéléré, pénible, un bourdonnement, un sifflement continu dans les oreilles, un feu intérieur, une pesanteur dans tous les membres, tout cela beaucoup plus fort que lorsqu’il s’était mis au lit. Il hésita quelque moment avant de regarder la partie où était la douleur ; il la découvrit enfin, y jeta un coup d’œil en tremblant, et aperçut un dégoûtant bubon d’un violet livide.

Le malheureux se vit perdu : la terreur de la mort s’empara de lui, et, plus affreuse encore peut-être, la crainte de devenir la proie des monatti, d’être emporté, jeté au lazaret. Et tandis qu’il délibérait sur le moyen d’éviter ce sort effroyable, il sentait ses idées se troubler et s’obscurcir, il sentait s’approcher le moment où il ne lui resterait de faculté d’esprit que pour s’abandonner au désespoir. Il saisit la sonnette et l’agita fortement. Aussitôt parut le Griso, qui se tenait prêt à venir dès qu’il serait appelé. Il s’arrêta à une certaine distance du lit, regarda attentivement son maître, et fut certain de ce qu’il avait soupçonné la veille.

« Griso ! dit don Rodrigo, en se mettant avec peine sur son séant, tu as toujours été mon fidèle.

— Oui, monsieur.

— Je t’ai toujours fait du bien.

— Par l’effet de votre bonté.

— Je puis compter sur toi.

— Diable !

— Je suis malade, Griso.

— Je m’en étais aperçu.

— Si je guéris, je te ferai encore plus de bien que par le passé. »

Le Griso ne répondit rien, et attendait de voir où mènerait ce préambule.

« Je ne veux pas me fier à d’autres qu’à toi, reprit don Rodrigo ; fais-moi un plaisir, Griso.

— Je suis à vos ordres, dit celui-ci, répondant par la formule ordinaire à une demande faite dans une forme inaccoutumée.

— Sais-tu où demeure le chirurgien Chiodo ?

— Je le sais parfaitement.

— C’est un honnête homme qui, moyennant qu’on le paye bien, ne déclare pas ses malades. Va le chercher. Dis-lui que je lui donnerai quatre, six écus par visite, plus s’il veut, mais qu’il vienne tout de suite ; et fais cela comme il faut, en sorte que personne ne s’en aperçoive.

— Bonne idée, dit le Griso, je vais et reviens à l’instant.

— Écoute, Griso, donne-moi auparavant un peu d’eau. Je me sens un tel feu que je n’en puis plus.

— Non, monsieur, répondit le Griso, rien sans l’avis du docteur. Ce sont des maux capricieux ; il n’y a pas de temps à perdre. Soyez tranquille, en quatre sauts je suis de retour avec Chiodo. »

Cela dit, il sortit en refermant la porte.

Don Rodrigo, rentré sous ses draps, le suivait de la pensée vers la maison du chirurgien ; il comptait les pas, calculait les minutes. De temps en temps il jetait encore les yeux sur son bubon ; mais il détournait aussitôt la tête avec horreur. Au bout d’un certain temps il commença à prêter l’oreille pour entendre si le docteur n’arrivait point ; et cet effort d’attention suspendait le sentiment du mal, en même temps qu’il empêchait ses pensées de s’égarer. Tout à coup un tintement éloigné de sonnettes lui arrive, mais paraissant venir de l’intérieur de sa maison, et non de la rue. Il écoute : le tintement devient plus fort, plus répété, et un bruit de pas l’accompagne. Un horrible soupçon se présente à son esprit. Il se met sur son séant, et prête l’oreille avec encore plus d’attention. Il entend un bruit sourd dans la pièce voisine, comme de quelque chose de lourd qu’on y poserait doucement à terre. Il jette ses jambes hors du lit pour se lever ; il regarde vers la porte, il la voit s’ouvrir ; il voit se présenter et venir à lui deux vieux et sales habits rouges, deux figures de damnés, en un mot, deux monatti ; il entrevoit le visage du Griso qui, caché derrière l’un des battants à demi fermé, reste là pour regarder ce qui va se faire.

« Ah ! traître infâme !… hors d’ici, canaille ! Biondino ! Carlotto ! au secours ! je suis assassiné ! » crie don Rodrigo ; il met la main sous son chevet pour y chercher un pistolet, le saisit, le met en joue ; mais, au premier cri qu’il avait fait entendre, les monatti avaient couru vers le lit ; le plus leste des deux est sur lui avant que tout autre mouvement lui ait été possible ; le bandit lui arrache son arme, la jette au loin, le fait retomber sur son dos et le tient dans cette position, en le regardant d’un air tout à la fois de colère et de raillerie, et lui criant : « Ah ! coquin ! contre les monatti ! contre les ministres du tribunal ! contre ceux qui font les œuvres de miséricorde !

— Tiens-le bien, jusqu’à ce que nous l’emportions, » dit l’autre monatto, en allant vers un meuble fermé ; et dans ce moment le Griso entra, et se mit avec celui-ci à forcer la serrure.

« Scélérat ! » hurla don Rodrigo, en le regardant par-dessus celui qui le tenait, et se débattant sous ces bras vigoureux. « Laissez-moi tuer ce monstre, disait-il ensuite aux monatti, et puis faites de moi ce que vous voudrez. » Puis il appelait encore à grands cris ses autres domestiques ; mais c’était en vain ; car l’abominable Griso les avait envoyés loin de là avec des ordres supposés de son maître, avant d’aller lui-même proposer aux monatti de venir faire cette expédition et partager les dépouilles.

— Paix, paix, » disait à l’infortuné Rodrigo le brigand qui le tenait cloué sur son lit. Et tournant ensuite la tête vers les deux qui ramassaient la proie, il leur criait : « Faites les choses en honnêtes gens.

— Toi ! toi ! disait en mugissant don Rodrigo au Griso, qu’il voyait tout affairé à briser les tiroirs, en retirer l’argent et tout ce qu’il y avait de précieux et faire les parts de chacun.

— Toi ! après tout ce que… Ah ! démon sorti de l’enfer ! Je puis encore guérir ! je puis guérir ! » Le Griso ne disait mot, et, autant qu’il pouvait, ne se tournait pas même du côté d’où venaient ces paroles.

« Tiens-le ferme, disait l’autre monatto : il n’est plus à lui ! »

Et c’était vrai. Après un grand cri, après un dernier et plus violent effort pour se mettre en liberté, il tomba tout à coup épuisé et désormais stupide ; il regardait cependant encore, mais d’un œil qui ne disait rien, et quelques soubresauts convulsifs, quelques gémissements inarticulés témoignèrent seuls du supplice qu’il venait de subir.

Les monatti le prirent, l’un par les pieds, l’autre par les épaules, et allèrent le poser sur une civière qu’ils avaient laissée dans la pièce voisine ; ensuite l’un d’eux revint chercher le butin ; après quoi, soulevant leur misérable fardeau, ils l’emportèrent.

Le Griso resta pour choisir à la hâte dans l’appartement ce qui pouvait le mieux lui convenir ; il en fit un paquet et décampa. Il avait eu grand soin de ne jamais toucher les monatti, de ne se pas laisser toucher par eux ; mais, dans la précipitation de cette dernière recherche, il avait pris à côté du lit et secoué, sans y penser, les vêtements de son maître, pour voir s’il y avait de l’argent. Il eut pourtant lieu d’y penser le lendemain ; car, pendant qu’il était dans un cabaret à faire gogaille avec d’autres vauriens, il fut saisi subitement d’un frisson, ses yeux se couvrirent d’un nuage, les forces lui manquèrent, et il tomba. Abandonné par ses camarades, il fut pris par les monatti qui, après l’avoir dépouillé de ce qu’il avait de bon sur lui, le jetèrent sur un chariot, sur lequel il expira avant d’arriver au lazaret, où avait été porté son maître [...]


La mort de don Rodrigo - Estampe de Gatti et Dura, édition de 1838

 

CHAPITRE XXXIV. [Les aventures de Renzo dans Milan].

À chaque pas qu’il faisait, il entendait croître et s’approcher un bruit qu’il avait déjà remarqué pendant qu’il était à parler avec cette femme, un bruit de roues, de chevaux, de sonnettes, et de temps en temps de coup de fouet et de cris. Il regardait en avant, mais ne voyait rien. Arrivé au bout de la rue, et comme il se présentait sur la place de San Marco, la première chose qui là frappa ses regards, fut un appareil composé de deux poutres debout, avec une corde et des espèces de poulies ; et il ne tarda pas à reconnaître (car c’était une chose alors familière à tous les yeux) l’abominable machine de la torture. Elle était dressée non-seulement dans ce lieu, mais sur toutes les places, comme aussi dans les rues un peu spacieuses, afin que les délégués de chaque quartier, investis à cet égard d’un pouvoir pleinement discrétionnaire, pussent y faire appliquer immédiatement quiconque leur paraîtrait mériter punition ; comme par exemple les habitants séquestrés qui seraient sortis de leur maison, des employés subalternes qui n’auraient pas rempli leur devoir, ou toute autre personne dont le délit serait venu à leur connaissance. C’était un de ces remèdes extrêmes et inefficaces dont on était dans ce temps-là, et surtout dans des moments pareils, si prodigue.

Pendant que Renzo regardait l’instrument de supplice, cherchant à deviner pourquoi il était dressé en cet endroit, il entendait toujours plus le bruit s’approcher, et enfin il vit déboucher en deçà du coin de l’église un homme qui agitait une sonnette ; c’était un apparitore, derrière lui parurent deux chevaux qui, allongeant le cou et faisant effort sur leurs jarrets, n’avançaient qu’à grand’peine ; puis un chariot qu’ils traînaient, chargé de morts ; et après celui-là, un autre semblable, puis un autre et un autre encore. Çà et là près des chevaux, marchaient des monatti qui les pressaient du fouet, de l’aiguillon et de leurs jurements. Ces cadavres étaient la plupart nus, quelques-uns mal couverts de chétives enveloppes, tous amoncelés et enlacés les uns avec les autres, comme des couleuvres pelotonnées ensemble qui déroulent lentement leurs plis aux premières chaleurs du printemps ; comparaison trop juste en effet, car, à chaque cahot, à chaque secousse, on voyait ces tristes masses trembler et varier le repoussant aspect de leur désordre, on voyait des têtes pendre, des chevelures virginales se renverser, des bras se dégager et battre sur les roues ; et l’âme déjà saisie d’horreur à ce spectacle, apprenait comment il pouvait devenir plus lamentable encore et d’une plus hideuse difformité.

Notre jeune homme s’était arrêté au coin de la place, près du garde-fou du canal, et il priait pour ces morts qu’il ne connaissait pas. Dans ce moment, une affreuse pensée s’offrit à son esprit. « Peut-être là, mêlée parmi les autres, là-dessous… Oh ! mon Dieu ! faites que ce ne soit pas ! faites que cette idée ne me gagne point ! »

Lorsque le funèbre convoi eut achevé de passer, Renzo se remit en marche ; il traversa la place, en prenant son chemin le long du canal à gauche, sans autre raison dans ce choix, sinon que le convoi avait passé de l’autre côté. Après les quatre pas qu’il avait à faire des murs latéraux de l’église au canal, il vit à droite le pont Marcellino ; il s’y dirigea et aboutit dans la rue de Borgo Nuovo. Regardant en avant, toujours dans l’intention de trouver quelqu’un qui pût lui fournir le renseignement dont il avait besoin, il vit à l’autre bout de la rue un prêtre en pourpoint, avec un petit bâton à la main, se tenant debout près d’une porte entr’ouverte, la tête baissée, et l’oreille contre l’ouverture ; et peu après il le vit lever la main et bénir. Il jugea, comme c’était la vérité, que cet ecclésiastique finissait de confesser quelqu’un, et il se dit : « Voici l’homme qu’il me faut. Si un prêtre, en fonctions de prêtre, n’a pas un peu de charité, un peu de bienveillance et de bonnes manières pour qui s’adresse à lui, il faut dire qu’il n’y en a plus dans ce monde. »

Cependant le prêtre, s’étant éloigné de la porte, venait du côté de Renzo, en tenant avec grande précaution le milieu de la rue. Renzo, lorsqu’il fut près de lui, ôta son chapeau, et en même temps il s’arrêta pour lui faire comprendre qu’il désirait lui parler, mais qu’il ne voulait pas l’approcher trop indiscrètement. L’ecclésiastique s’arrêta de même, se montrant prêt à l’écouter, mais en appuyant toutefois le bout de son bâton à terre, comme pour s’en faire un rempart. Renzo exposa sa demande, à laquelle le prêtre satisfit, non-seulement en lui disant le nom de la rue où était la maison qu’il cherchait, mais encore en lui traçant son itinéraire, selon le besoin qu’il vit que le pauvre jeune homme en avait, c’est-à-dire en lui indiquant, à force de détours à droite et à gauche, de croix et d’églises, les six ou huit rues qu’il avait encore à parcourir pour arriver à cette maison.

« Que Dieu vous maintienne en santé au temps où nous sommes et toujours ! » dit Renzo ; et comme l’ecclésiastique se disposait à s’éloigner : « Encore une grâce, » lui dit le jeune homme ; et il lui parla de la pauvre femme oubliée. Le bon prêtre le remercia lui-même de lui avoir fourni l’occasion d’une œuvre de charité si nécessaire ; et, en lui disant qu’il allait avertir qui de droit, il le quitta. Renzo, de son côté, se remit de nouveau en marche, et il cherchait, en cheminant, à repasser sa leçon d’itinéraire, pour n’avoir pas à répéter sa demande à chaque coin de rue. Mais vous ne sauriez vous figurer combien cette opération lui était pénible, non pas autant pour la difficulté de la chose en elle-même qu’à cause d’un nouveau trouble qui venait de s’emparer de son âme. Ce nom de la rue, cette indication du chemin qu’il devait suivre, l’avaient bouleversé. C’était le renseignement qu’il avait désiré, demandé, dont il ne pouvait se passer ; et on ne lui avait rien dit où il pût voir aucun mauvais présage ; mais que voulez-vous ? Cette idée un peu plus précise d’un terme prochain où il sortirait d’une grande incertitude, où il pourrait s’entendre dire : elle est en vie ; ou bien : elle est morte ; cette idée venait de lui causer un saisissement tel que dans ce moment il eût mieux aimé se trouver encore dans sa pleine ignorance, être au commencement du voyage dont il était près d’atteindre la fin. Il rappela cependant ses esprits, et se dit à lui-même : « Eh là ! si nous allons commencer à faire l’enfant, comment cela ira-t-il ? » S’étant ainsi remis le mieux qu’il lui fut possible, il poursuivit son chemin, en s’enfonçant dans l’intérieur de la ville.

Quelle ville ! et qu’était-ce auprès de son état actuel, que celui où elle s’était trouvée l’année d’auparavant par l’effet de la famine !

Renzo avait précisément à traverser l’un des quartiers que le fléau avait le plus horriblement désolés, je veux dire ces rues formant à leur rencontre le carrefour qu’on appelait le carrobio de la Porte-Neuve. (Il y avait alors une croix dans le milieu, et en face, à côté de l’emplacement où est aujourd’hui l’église de San Francesco di Paolo, une ancienne église sous le titre de Santa Anastasia.) Telle avait été la violence de la contagion dans ce quartier, et telle aussi l’infection des cadavres laissés sur place, que le peu de personnes qui vivaient encore avaient été obligées de vider les lieux ; de sorte que si le passant y était tristement frappé de cet abandon et de cette solitude dont toute une masse d’habitations présentait l’aspect, il avait en même temps à subir l’horreur et le dégoût qu’inspiraient les restes laissés par la population qui les avait occupées. Renzo hâta le pas, en se ranimant par la pensée que le but vers lequel il marchait ne devait pas être encore si proche, et par l’espérance qu’avant d’y être parvenu, il trouverait la scène changée, du moins en partie ; et, en effet, il ne tarda pas d’arriver dans un lieu qui pouvait s’appeler une ville d’êtres vivants ; mais quelle ville encore, et quels êtres ! Toutes les portes étaient fermées par crainte et par méfiance, ou si l’on en voyait d’ouvertes, c’étaient celles des maisons restées vides d’habitants ou envahies par les malfaiteurs. De ces portes, plusieurs étaient clouées et un sceau y était apposé, parce que, dans les maisons auxquelles elles appartenaient, se trouvaient des personnes mortes ou malades de la peste ; d’autres étaient marquées d’une croix au charbon, pour indiquer aux monatti qu’il y avait là des morts à enlever ; le tout fait assez à l’aventure et selon qu’il s’était trouvé ici plutôt que là quelque commissaire de la Santé ou quelque autre agent qui avait voulu exécuter les ordres donnés ou exercer une vexation. On ne voyait partout que des linges déchirés et souillés, de la paille infectée, des draps jetés par les fenêtres, quelquefois des cadavres, soit que ce fussent ceux de personnes mortes dans la rue et laissés là en attendant qu’un chariot passât pour les ramasser, soit qu’ils fussent tombés des chariots mêmes, ou qu’on les eût jetés aussi par les fenêtres, comme toute autre chose dont on avait voulu débarrasser sa demeure, tant la persistance du désastre et ses effets de plus en plus cruels avaient porté les âmes vers les instincts sauvages et vers l’oubli de toute pieuse sollicitude, de tout ce que l’homme respecte en état de société ! On n’entendait plus nulle part ni bruit de travaux ou de négoce journalier, ni roulement de voitures, ni aucun cri de vendeurs, ni aucun propos de personnes circulant dans les rues ; et il était bien rare que ce silence de mort fût interrompu autrement que par les chars funèbres à leur passage, les lamentations des nécessiteux, les gémissements des malades, les hurlements des frénétiques et les cris des monatti. Au point du jour, à midi et le soir, une cloche de la cathédrale donnait le signal de certaines prières que l’archevêque avait ordonné de réciter ; à cette cloche répondaient celles des autres églises ; et l’on voyait alors chacun se mettre à la fenêtre pour prier en commun, on entendait un murmure de voix et de plaintes dans lesquelles, à travers la tristesse, se faisait sentir une sorte de soulagement et une sorte d’espérance.

Les deux tiers environ des habitants étaient morts : sur ce qui restait, un grand nombre étaient malades, un grand nombre avaient quitté la ville ; il ne venait presque plus personne du dehors ; parmi le peu d’individus que l’on rencontrait, on n’aurait pu en trouver un seul en qui ne parût quelque chose d’étrange et qui suffisait pour donner l’idée d’un triste changement dans toutes les habitudes. On voyait les hommes des classes les plus distinguées aller sans cape ni manteau, partie très-essentielle alors de tout habillement honnête, les prêtres sans soutane, des religieux même en pourpoint, tous, en un mot, dépouillés de ce qui, dans leurs vêtements, aurait pu, en flottant, toucher à quelque chose, ou (ce que l’on redoutait plus que tout le reste) prêter aux untori quelque facilité pour leurs mauvais coups. Mais à part cette attention que l’on mettait à n’avoir que des habits aussi rapprochés du corps que c’était possible, chacun était négligé dans sa mise et son ajustement. Ceux qui de coutume portaient la barbe longue l’avaient plus longue encore ; ceux qui ordinairement la rasaient l’avaient laissée croître ; tous avaient des cheveux longs et en désordre, non-seulement par l’insouciance qui naît d’un long abattement, mais parce que les barbiers étaient devenus suspects, depuis que l’on avait saisi et condamné, comme fameux untore, l’un des hommes de cette profession, Giangiacomo Mora, nom qui, pendant longtemps, a conservé une célébrité locale d’infamie et qui en mériterait une bien plus étendue et plus durable de pitié. L’on ne voyait guère de gens qui n’eussent dans une main un bâton, quelquefois même un pistolet, comme avertissement et signe de menace pour qui eût voulu les approcher de trop près, tandis que dans l’autre main ils tenaient, les uns des pastilles odorantes, les autres des boules de métal ou de bois creuses et percées à jour, dans lesquelles on mettait des éponges imbibées de vinaigre préparé ; et ils les portaient de temps en temps à leur nez ou les y tenaient constamment. Quelques-uns suspendaient à leur cou un petit flacon contenant de l’argent vif, persuadés que cette substance avait la vertu d’absorber et de retenir toute émanation pestilentielle, et ils avaient soin de le renouveler au bout de tel nombre de jours. Les gentilshommes, bien loin de paraître avec leur cortège accoutumé, allaient, un panier sous le bras, se pourvoir eux-mêmes des choses nécessaires à la vie. S’il arrivait que deux amis se rencontrassent dans la rue, ils se faisaient de loin, et à la hâte, un salut silencieux. Chacun, en marchant, s’étudiait, non sans beaucoup de peine, à éviter les objets dégoûtants et imprégnés de peste qui étaient épars sur le sol ou qui même, en quelques endroits, le couvraient entièrement ; chacun cherchait à tenir le milieu de la rue, dans l’appréhension d’autres saletés, si ce n’était pis encore, qui pouvaient tomber des fenêtres ; des poudres vénéneuses que l’on disait être jetées de là-haut sur les passants ; des murailles enfin qui pouvaient être ointes. C’est ainsi que l’ignorance, successivement courageuse et timide à rebours de la raison, ajoutait maintenant des peines à d’autres peines, et donnait de fausses terreurs en compensation des craintes raisonnables et salutaires qu’elle avait, dans le principe, fait repousser.

Telles étaient, parmi les personnes qui se montraient hors de leurs demeures, les habitudes actuelles et les allures de celles qui, en santé et dans l’aisance, fournissaient le moins à ce que le tableau de la population présentait de lamentable et de hideux. Car, après tant d’images de misère, et en pensant aux misères plus affligeantes encore au milieu desquelles nous aurons à conduire le lecteur, nous ne nous arrêterons pas en ce moment à dire ce qu’était l’aspect des pestiférés qui se traînaient ou gisaient dans les rues, des indigents, des femmes, des enfants. Il était tel que celui qui arrêtait ses regards sur tant de souffrances, pouvait trouver une sorte de soulagement né du désespoir même, dans ce qui maintenant, à la distance qui nous sépare, se présente à nous comme le comble des maux ; je veux dire dans la pensée et la vue du petit nombre auquel les vivants étaient réduits.

Renzo, à travers cette vaste scène de désolation, avait déjà fait une bonne partie de son chemin lorsque, étant encore assez loin d’une rue dans laquelle il devait tourner, il entendit, comme venant de là, une rumeur confuse où l’affreux tintement de sonnettes se faisait, comme à l’ordinaire, remarquer.

Arrivé au coin de la rue, qui était une des plus larges, il vit dans le milieu quatre chariots arrêtés, et là le même mouvement qui se voit dans un marché aux grains, lorsque chacun s’y porte, que l’on va et l’on vient, que les sacs y sont tour à tour chargés sur l’épaule et mis à bas par les porteurs. Des monatti entraient dans les maisons, d’autres en sortaient portant sur leur dos un faix qu’ils allaient déposer sur l’un ou l’autre des chariots. Quelques-uns étaient revêtus de leur livrée rouge, d’autres n’avaient pas cette marque distinctive, plusieurs en avaient une plus odieuse encore, des panaches et des pompons de diverses couleurs, dont les misérables se paraient, comme en signe de fête, au milieu du deuil universel. Tantôt d’une fenêtre, tantôt d’une autre, se faisait entendre ce cri lugubre : « Ici, monatti ! » et du milieu de ce triste remuement s’élevait une voix rauque et grossière qui répondait : « Tout à l’heure. » Ou bien c’étaient des voisins qui demandaient, en murmurant, qu’on se dépêchât, et auxquels les monatti envoyaient leurs jurements en réponse.

Renzo, entré dans la rue, hâtait le pas, cherchant à ne regarder ces fâcheux obstacles qu’autant que c’était nécessaire pour les éviter, lorsque ses yeux rencontrèrent un objet qui se distinguait de tous autres pour émouvoir les âmes et les engager à le contempler ; aussi Renzo s’arrêta-t-il, presque sans le vouloir.

De la porte de l’une de ces maisons descendait, et venait vers le convoi une femme dont la figure annonçait une jeunesse avancée, mais qui n’avait pas atteint son terme ; et sur cette figure se voyait une beauté voilée, obscurcie, mais non effacée, par une grande souffrance et par une langueur de mort ; cette beauté empreinte tout à la fois de grâce et de majesté qui brille parmi le sexe en Lombardie. Sa démarche était pénible, mais soutenue ; ses yeux ne répandaient point de larmes, mais ils portaient les marques de toutes celles qui en avaient coulé ; il y avait dans cette douleur je ne sais quoi de calme et de profond qui indiquait une âme tout occupée à la sentir. Mais ce n’était pas seulement ce que cette femme avait de remarquable en sa personne qui, au milieu de tant de misères, appelait si particulièrement sur elle la compassion et pour elle ravivait ce sentiment désormais lassé et comme éteint dans les cœurs. Elle tenait dans ses bras une petite fille d’environ neuf ans, morte, mais toute proprement ajustée, les cheveux finement partagés sur le front, pour vêtement une robe d’une parfaite blancheur, rien d’oublié, rien d’omis, comme si les mains qui avaient pris ce soin l’avaient parée pour une fête promise depuis longtemps et accordée à titre de récompense. Elle ne la portait point couchée, mais droite, la poitrine appuyée sur sa poitrine, comme si elle eût été vivante ; seulement une petite main d’un blanc de cire pendait d’un côté avec une certaine pesanteur que l’on voyait inanimée, et la tête de l’enfant reposait sur l’épaule de sa mère avec un abandon plus marqué que celui du sommeil ; de sa mère, car, lors même que la ressemblance de ces deux figures n’en eût fourni un suffisant indice, on l’aurait aussitôt reconnu dans les traits de celle des deux qui exprimait encore un sentiment.

Un sale monatto s’approcha pour prendre le corps de l’enfant des bras qui l’apportaient, ce qu’il faisait cependant avec une sorte de respect inaccoutumé et une hésitation involontaire. Mais la mère, se retirant un peu en arrière, sans montrer cependant ni colère ni mépris : « Non, dit-elle, pour le moment ne la touchez pas, il faut que je la pose moi-même sur ce chariot. Tenez. » En disant ces mots, elle ouvrit une de ses mains, montra une bourse et la laissa tomber dans la main que le monatto lui tendit. Puis elle ajouta : « Promettez-moi de ne pas lui ôter un fil de ce qu’elle a sur elle et de ne permettre que nul autre ose le faire, mais de la mettre en terre telle qu’elle est là. »

Le monatto s’appliqua la main sur la poitrine en signe d’engagement. Puis, tout empressé et presque obséquieux, plus par le nouveau sentiment dont il était comme subjugué que par la récompense inattendue qu’il venait de recevoir, il se mit à faire sur le chariot un peu de place pour la petite morte. La mère, donnant à celle-ci un baiser sur le front, la mit là comme sur un lit, l’arrangea, étendit sur elle une blanche couverture et lui dit ces dernières paroles : « Adieu, Cecilia ! repose en paix ! Ce soir nous viendrons te rejoindre pour rester toujours avec toi. En attendant, prie pour nous ; de mon côté, je prierai pour toi et pour les autres. » Après quoi, se tournant de nouveau vers le monatto : « Vous, dit-elle, en repassant par ici vers le soir, vous monterez pour me prendre aussi, et vous ne me prendrez pas seule. »

En achevant ces mots, elle rentra dans la maison, et un moment après on la vit à la fenêtre, tenant dans ses bras une autre petite fille plus jeune, vivante, mais ayant dans ses traits les signes de la mort. Elle demeura là à contempler ces indignes obsèques de la première jusqu’à ce que le chariot se mît en mouvement et aussi longtemps qu’elle put le suivre des yeux, puis elle disparut. Et que put-elle faire, si ce n’est déposer sur son lit l’unique enfant qui lui restait et se coucher à ses côtés pour mourir avec elle ? Comme la fleur déjà riche de tout son éclat tombe avec le tendre bouton lorsque vient à passer la faulx qui égalise toutes les herbes de la prairie.

« Ô Seigneur ! s’écria Renzo, exaucez-la ! prenez-la près de vous, elle et sa pauvre enfant, elles ont assez souffert ! oui, elles ont assez souffert ! »

Revenu de cette émotion, et tandis qu’il cherchait à se remettre en mémoire son itinéraire pour savoir s’il devait tourner à la première rue qu’il allait trouver, et si c’était à droite ou à gauche, il entendit venir de cette rue même un nouveau bruit, différent du premier, un mélange confus de voix d’hommes, de femmes et d’enfants, de cris impérieux, de gémissements, de sanglots.

Il avança, le cœur disposé à quelque nouveau spectacle de douleur. Arrivé à la rencontre des deux rues, il vit, dans celle où il venait d’aboutir, une troupe de toute sorte de personnes qui était en marche vers lui, et il s’arrêta pour la laisser passer. C’étaient des malades que l’on conduisait au lazaret ; les uns poussés par force, résistant en vain, criant en vain qu’ils voulaient mourir sur leur lit, et répondant par d’inutiles imprécations aux ordres et aux jurements des monatti qui les menaient ; d’autres marchant en silence, sans montrer ni douleur ni aucun autre sentiment, comme s’ils avaient perdu celui même de leurs maux ; des femmes avec leurs nourrissons suspendus à leur cou ; des enfants effrayés de ces tristes clameurs, de ces ordres, de ce cortège plus que de la pensée confuse de la mort, et demandant à grands cris les bras de leur mère, le toit sous lequel ils avaient vu le jour. Et peut-être, hélas ! leur mère qu’ils croyaient avoir laissée endormie sur sa couche s’y était jetée, surprise tout à coup par la peste, et y demeurait privée de sentiment, pour être emportée sur un chariot au lazaret, ou dans la fosse si le chariot arrivait plus tard. Peut-être, oh ! malheur digne de larmes encore plus amères ! leur mère, absorbée dans ses propres souffrances, avait tout oublié dans ce monde, tout jusqu’à ses enfants, et n’avait plus qu’une pensée, celle de mourir en paix. Cependant, parmi cette confusion si grande, on voyait encore quelques exemples de fermeté et de constance dans les affections de la nature ; des pères, des mères, des frères, des fils, des époux qui soutenaient ceux qui leur étaient chers et les accompagnaient en les encourageant par leurs paroles ; et ce n’étaient pas seulement des personnes adultes, mais de jeunes enfants de l’un et de l’autre sexe que l’on voyait marcher auprès de leurs frères, de leurs sœurs, plus jeunes encore, les consoler avec ce bon sens et cet intérêt qui semblent n’appartenir qu’à un âgé plus avancé, les exhorter à être obéissants, en les assurant qu’ils allaient dans un lieu où l’on prendrait soin d’eux pour les faire guérir.

Au milieu de la tristesse et de l’attendrissement que de semblables tableaux faisaient naître dans l’âme de notre voyageur, une inquiétude plus particulière l’agitait. La maison vers laquelle il marchait ne devait pas être éloignée, et peut-être parmi cette troupe… Mais, lorsqu’elle eut passé tout entière sans que ce doute se fût vérifié, il se tourna vers un monatto qui marchait l’un des derniers et lui demanda où étaient la rue et la maison de don Ferrante. « Va t’en au diable, maraud ! » fut la réponse qu’il en reçut. Il ne crut pas devoir prendre la peine d’y répliquer comme elle le méritait ; mais, voyant à deux pas de là un commissaire qui fermait la marche du convoi et qui avait l’air un peu plus humain, il lui fit la même demande. Celui-ci, montrant avec son bâton le côté d’où il venait, dit : « La première rue à droite et la dernière grande maison à gauche. »

Le jeune homme, avec un trouble qui devenait toujours plus vif, va vers l’endroit qui lui est indiqué. Le voilà dans la rue, où il distingue aussitôt cette maison parmi les autres plus petites et moins apparentes. Il s’approche de la porte qui est fermée, pose la main sur le marteau et l’y arrête hésitante, comme s’il la tenait dans une urne d’où il va tirer le bulletin qui doit décider de sa vie ou de sa mort. Enfin il lève le marteau et frappe un coup avec résolution.

Au bout de quelques moments, une fenêtre s’ouvre un peu, une femme s’y montre à demi, regardant qui frappe, mais d’un air inquiet et soupçonneux qui semble dire : Qui est-ce ? des monatti ? des vagabonds ? des commissaires ? des untori ? des diables ?

« Madame, dit Renzo levant les yeux en l’air et d’une voix mal assurée, est-ce ici que demeure, comme fille de service, une jeune personne de la campagne, nommée Lucia ?

— Elle n’y est plus ; allez-vous-en, répondit la femme en se disposant à refermer.

— Un moment, de grâce ! Elle n’y est plus ? Où est-elle ?

— Au lazaret, et derechef elle allait fermer.

— Mais un moment, pour l’amour de Dieu ! Est-ce qu’elle a la peste ?

— Sans doute. C’est du nouveau, n’est-ce pas ? Allez-vous-en.

— Oh ! malheureux que je suis ! Attendez ; était-elle bien malade ? Combien de temps y a-t-il… ? »

Mais pendant qu’il parlait, la fenêtre s’était fermée tout de bon.

« Madame ! madame ! Un mot, de grâce ! Au nom de vos pauvres défunts ! Je ne vous demande rien du vôtre. Ohé ! » mais c’était comme s’il parlait au mur.

Affligé de la nouvelle et irrité de tant de désobligeance, Renzo saisit encore le marteau, et, appuyé contre la porte, il le serrait et le tournait dans sa main, le levait pour frapper de plus belle et en désespéré, puis le tenait en l’air en hésitant. Au milieu de cette agitation, il se tourna pour chercher s’il ne verrait pas quelque voisin de qui il pût avoir quelque renseignement plus précis, quelque indice, quelque lumière. Mais la première, la seule personne qu’il vit fut une autre femme, éloignée d’une vingtaine de pas, qui, avec une figure où se peignaient l’effroi, la haine, l’impatience et la malice, avec certains yeux hagards qui se portaient à la fois sur lui et loin derrière lui, ouvrant la bouche comme pour crier de toutes ses forces, mais retenant en même temps sa respiration, levant deux bras décharnés, allongeant et retirant deux mains ridées et pliées en façon de griffes, comme si elle cherchait à attraper quelque chose, montrait clairement qu’elle voulait appeler du monde, mais de manière que quelqu’un ne s’en aperçût pas. Lorsque leurs yeux se rencontrèrent, cette femme, devenue encore plus laide, tressaillit comme une personne prise sur le fait.

« Que diable !… » commençait à dire Renzo en levant également les mains vers la femme ; mais celle-ci, voyant qu’elle ne pouvait plus espérer de le faire saisir à l’improviste, laissa échapper le cri qu’elle avait jusqu’alors retenu : « À l’untore ! donnez dessus, donnez dessus ! À l’untore !

— Qui ? Moi ! cria Renzo. Ah ! vieille sorcière ! impudente menteuse ! tais-toi ; » et il fit un saut vers elle pour l’effrayer et la faire taire. Mais il s’aperçut en ce moment qu’il devait plutôt songer à ce qui allait se passer pour lui. Au cri de la vieille, il accourait du monde de divers côtés ; non pas la foule qui, dans un cas semblable, se serait formée trois mois auparavant, mais bien plus de bras qu’il n’en fallait pour assommer un pauvre homme. En même temps la fenêtre se rouvrit, et la même personne qui peu de moments avant lui avait fait si mauvais accueil, s’y montra cette fois à plein, en criant, elle aussi : « Arrêtez-le, arrêtez-le ; ce doit être un de ces coquins qui rôdent pour oindre les portes des honnêtes gens. »

Renzo ne perdit pas son temps à délibérer. Sur-le-champ il jugea que ce qu’il avait de mieux à faire était de se sauver des mains de ces gens, et non de rester à leur expliquer ses raisons. Il jeta un coup d’œil à droite et à gauche pour voir le côté où ils étaient le moins nombreux, et ce fut par là qu’il prit sa course. D’une rude poussée il écarta un homme qui lui barrait le passage ; un autre accourait à sa rencontre ; d’une gourmade bien appliquée dans la poitrine, il le fit reculer à dix pas, et continua de jouer des jambes, le poing levé, serré, prêt pour tout autre qui serait venu se mettre sur son chemin. La rue, en avant de lui, était libre. Mais sur ses derrières il entendait les pas de ceux qui couraient après lui, et, plus retentissants que leurs pas, ces cris alarmants : « Donnons dessus, donnons dessus ! à l’untore ! » Il ne savait quand la poursuite s’arrêterait ; il ne voyait aucun lieu où il pût s’y soustraire. Sa colère devint de la rage, son trouble se changea en désespoir ; les yeux comme voilés d’un nuage, il saisit son grand couteau, le dégaina, s’arrêta court, tourna vers la tourbe ennemie la figure la plus farouche, la plus furieuse que jamais il eût prise, et, le bras tendu, brandissant au-dessus de sa tête la lame luisante de son arme, il cria : « Que celui de vous qui a du cœur s’avance, canaille ! Je vous réponds qu’avec ceci je vais l’oindre tout de bon. »

Mais il vit avec étonnement et une vague satisfaction que ceux qui le poursuivaient s’étaient arrêtés comme s’ils eussent hésité à passer outre, et que, de là, continuant de crier, ils faisaient, en levant les mains, certains signes de furibonds qui semblaient s’adresser à d’autres venant de loin derrière lui. Il se tourna de nouveau, et vit ce que son trouble ne lui avait pas permis de remarquer l’instant d’auparavant, un chariot qui s’avançait, ou plutôt la file ordinaire des chariots chargés de morts, avec leur accompagnement accoutumé, et par derrière, à quelque distance, une autre petite troupe de gens qui auraient bien voulu venir aussi tomber sur l’untore et le prendre entre eux et ceux de l’autre côté, mais qui, de même que ceux-ci, étaient retenus par l’obstacle que présentait le convoi. Se voyant ainsi entre deux feux, il lui vint à l’esprit que ce qui était un objet de crainte pour ces enragés pouvait être pour lui un moyen de salut ; il pensa que ce n’était pas le moment de faire le délicat ; il rengaina son couteau, se mit sur le côté de la rue, reprit sa course vers les chariots, dépassa le premier, remarqua sur le second un assez large espace vide, d’un coup d’œil mesura le saut, s’élança ; et le voilà sur le chariot, posé sur le pied droit, le gauche en l’air, les bras levés, dans l’attitude de la victoire.


Estampe de Gallo Gallina, Edition de 1827


« Bravo ! bravo ! » s’écrièrent tous ensemble les monatti qui conduisaient le convoi, les uns à pied, d’autres montés sur les chariots, d’autres encore, pour dire la chose dans toute son horreur, assis sur les cadavres, et buvant à une grande bouteille qu’ils se passaient de main en main ; « bravo ! voilà un beau coup !

— Tu es venu te mettre sous la protection des monatti ; c’est tout comme si tu étais dans une église, » lui dit l’un des deux qui se trouvaient sur le chariot où il avait sauté.

Les ennemis de Renzo, à l’approche des voitures, avaient pour la plupart tourné le dos et faisaient retraite en continuant toutefois de crier : « Donnez dessus, donnez dessus ! à l’untore ! » Quelques-uns s’éloignaient plus lentement, et de temps en temps s’arrêtaient pour se tourner en faisant des gestes de menaces vers le jeune homme qui, du haut de son chariot, leur répondait en agitant ses poings en l’air.

« Laisse-moi faire, » lui dit un monatto ; et, arrachant de dessus un cadavre un linge dégoûtant, il le noua à la hâte ; puis le prenant par l’un des bouts, il l’éleva comme une fronde vers ces obstinés, en faisant mine de vouloir le leur lancer et en criant : « Attendez, canaille ! » À cette vue, tous s’enfuirent saisis de frayeur ; et Renzo ne vit plus que le dos de ses ennemis, et des talons qui dansaient rapidement en l’air comme les battoirs d’un moulin à foulon.

Parmi les monatti s’éleva un hurlement de triomphe, une tempête d’éclats de rire, un ouh ! prolongé, comme pour accompagner cette fuite.

« Ah ! ah ! vois-tu si nous savons protéger les honnêtes gens ? dit à Renzo le monatto qui avait fait la démonstration décisive ; un seul de nous vaut plus que cent de ces poltrons.

— Je puis bien dire que je vous dois la vie, répondit Renzo, et je vous remercie de tout mon cœur.

— De quoi donc ? dit le monatto ; tu le mérites ; on voit que tu es un bon garçon. Tu fais bien d’oindre cette canaille, continue de les oindre ; extermine-les tous, ces coquins-là, qui ne valent quelque chose que lorsqu’ils sont morts : qui, pour nous payer de la vie que nous menons, nous maudissent et vont disant que, lorsque la peste sera finie, ils nous feront tous pendre. Ce sont eux, les gredins, qui finiront avant la peste ; et les monatti resteront seuls à chanter victoire et se divertir dans Milan.

— Vive la peste, et meure cette canaille ! » s’écria l’autre ; et, en prononçant cet aimable toast, il porta la bouteille à sa bouche, et, la tenant de ses deux mains, au milieu des secousses du chariot, il y but à longues gorgées, après quoi il la présenta à Renzo en disant : « Bois à notre santé.

— Je vous la souhaite à tous de bon cœur, dit Renzo ; mais je n’ai pas soif ; je n’ai vraiment pas envie de boire en ce moment.

— Tu as eu une belle peur, à ce qu’il me semble, dit le monatto ; tu m’as la mine d’un pauvre ouvrier dans le métier que tu fais ; ce sont d’autres figures que la tienne qu’il faut pour être untore.

— Chacun s’industrie comme il peut, dit l’autre.

— Donne-moi la bouteille à moi, dit un de ceux qui marchaient à côté du chariot, je veux aussi boire encore un coup à la santé de son maître qui se trouve dans cette gentille compagnie… là tout juste, si je ne me trompe, dans cette belle carrossée. »

Et, avec un sourire atroce, il montrait le chariot qui précédait celui sur lequel était le pauvre Renzo. Puis, prenant un sérieux plus hideux encore de scélératesse, il fit une révérence de ce côté et ajouta : « Permettez-vous, mon cher monsieur, qu’un pauvre monatto ose tâter du vin de votre cave ? Vous voyez ; on fait une vie !… C’est nous qui vous avons mis en carrosse pour vous mener à la campagne. D’ailleurs le vin vous fait mal, à vous autres, messieurs ; les pauvres monatti ont bon estomac. »

Et, au milieu des rires de ses camarades, il prit la bouteille, l’éleva en l’air ; mais, avant de boire, il se tourna vers Renzo, le regarda fixement, et lui dit avec une certaine mine de compassion méprisante : « Il faut que le diable avec qui tu as fait pacte soit bien jeune ; car, si nous ne nous étions trouvés là pour te sauver, tu n’aurais pas eu de lui grand secours. » Et, applaudi par de nouveaux rires, il appliqua la bouteille à ses lèvres.

« Et nous ? ohé ! et nous ? » crièrent plusieurs voix du chariot qui précédait. Le coquin, après s’être abreuvé tout son soûl, présenta des deux mains la bouteille aux autres, lesquels se la firent encore passer à la ronde jusqu’à l’un d’eux qui, l’ayant vidée, la prit par le goulot, lui fit faire le moulinet, et l’envoya se briser sur le pavé, en criant : « Vive la peste ! » Puis il entonna une de leurs laides chansons, et aussitôt à sa voix se joignirent en chœur toutes les autres. Le concert infernal, mêlé au tintement des sonnettes, au bruit des roues criant sur leurs essieux, au piétinement des chevaux sur le pavé, résonnait dans le vide et le silence des rues, et, retentissant à l’intérieur des maisons, il venait serrer le cœur au peu de personnes qui les habitaient encore.

Mais de quoi ne peut-on quelquefois s’accommoder dans la vie ? Quelle est la chose qui ne peut paraître bonne en certaines situations ? Le danger du moment d’auparavant avait rendu plus que tolérable à Renzo la compagnie de ces morts et de ces vivants même ; et maintenant ce fut pour ses oreilles une musique, je dirai presque agréable, que celle à laquelle il devait de voir cesser pour lui l’embarras d’une telle conversation. Encore tout troublé, tout bouleversé, il remerciait en son cœur et de son mieux la Providence de s’être tiré d’un tel péril, sans avoir reçu de mal ni en avoir fait à personne ; il la priait de l’aider maintenant à se délivrer de ses libérateurs ; et, de son côté, il se tenait prêt, regardant alternativement et la rue et ces hommes, à saisir le moment où il pourrait se laisser glisser en silence, sans leur donner occasion de faire quelque tapage, quelque scène qui inspirât de mauvaises idées aux passants.

Tout à coup, au détour d’un coin, il lui sembla reconnaître les lieux ; il regarda plus attentivement, et fut sûr de son fait. Savez-vous où il était ? Sur le cours de Porte-Orientale, dans cette rue par où il était venu tout lentement et s’en était retourné si vite, environ vingt mois auparavant. Il se souvint aussitôt qu’on allait par là tout droit au lazaret ; et cet avantage de se trouver précisément sur son chemin sans l’avoir cherché, sans l’avoir demandé à personne, lui parut une faveur spéciale de la Providence, en même temps qu’un heureux présage pour les événements qui restaient à s’accomplir. Dans ce moment, un commissaire venait au-devant des chariots, en criant aux monatti de s’arrêter et je ne sais quoi encore ; toujours est-il que l’on fit halte, et la musique se changea en de bruyants colloques. Un des monatti qui était sur le chariot de Renzo, sauta à bas ; Renzo dit à l’autre : « Je vous remercie de votre charité, Dieu vous la rende ; » et il sauta de même de l’autre côté.

« Va, va, pauvre petit untore, répondit le monatto ; ce ne sera pas toi qui dépeupleras Milan. »

Par bonheur il n’y avait là personne qui pût l’entendre. Le convoi était arrêté sur la gauche du cours ; Renzo se hâta de prendre l’autre côté ; et, rasant le mur, il s’avance bien vite sur le pont ; il le passe, suit la rue du faubourg, reconnaît le couvent des capucins ; déjà il est près de la porte, il voit l’angle du lazaret, il franchit la barrière, et devant lui se déploie la scène que présentait le dehors de cette enceinte, scène qui à peine donnait une idée de celle du dedans, et qui cependant était déjà vaste, variée dans ses horreurs, impossible à décrire.

Le long des deux côtés de l’édifice qui de ce point s’offrent à la vue, ce n’était de toute part que mouvement et agitation. Les malades allaient par troupes au lazaret. Nombre d’entre eux étaient assis ou couchés sur les bords du fossé qui en suit les murs ; et c’étaient ceux à qui les forces avaient manqué pour atteindre jusqu’à l’établissement, ou bien ceux qui, en étant sortis par désespoir, s’étaient vus également, par leur faiblesse, dans l’impossibilité d’aller plus loin. D’autres erraient isolés, dans une sorte de stupidité, plusieurs même tout à fait privés de leur raison ; l’un s’échauffait à raconter ses rêveries à un malheureux couché par terre et accablé par le mal ; l’autre s’agitait en mouvements désordonnés ; un autre encore se montrait tout riant, comme s’il assistait à un gracieux spectacle. Mais ce qui faisait le plus de bruit et semblait le plus étrange dans cette manie de si triste gaieté, était un chant élevé et continuel qu’on aurait dit ne pas venir du milieu de cette misérable multitude et qui dominait cependant toutes les autres voix ; une de ces chansons populaires de plaisir et d’amour que l’on appelait villanelle ; et si l’on voulait du regard suivre le son pour découvrir qui pouvait se livrer à la joie dans un temps pareil et dans un tel lieu, on voyait un malheureux qui, assis tranquillement au fond du fossé, chantait à gorge déployée, le visage en l’air.

Renzo avait à peine fait quelques pas le long du côté méridional de l’édifice, lorsqu’il s’éleva parmi la foule une rumeur extraordinaire et de loin se firent entendre des voix qui criaient : « Gare, gare ; arrêtez-le ! » Il se dresse sur la pointe des pieds et voit un grand vilain cheval qui venait ventre à terre, poussé par un cavalier d’un aspect plus désagréable encore ; c’était un frénétique qui, ayant vu cet animal libre près d’un chariot, était bien vite monté dessus, et, le frappant à coups redoublés de son poing sur le cou, de ses talons dans le ventre, le faisait aller à bride abattue ; derrière venaient des monatti en criant ; et tout cela presque aussitôt se perdit dans un nuage de poussière.

C’est dans l’état d’étourdissement et de fatigue où la vue de tant de maux avait déjà jeté notre pauvre jeune homme, qu’il arriva à la porte du lieu où se trouvaient peut-être plus de maux réunis qu’il n’en avait trouvé d’épars dans tout l’espace qu’il avait parcouru jusque-là. Il se présente à cette porte, il entre sous la voûte, et reste un moment immobile au milieu du portique.


CHAPITRE XXXV. [Le lazaret]

Que le lecteur se représente l’enceinte du lazaret, peuplée de seize mille pestiférés ; tout cet espace encombré de baraques ou de cabanes, de chariots et de la triste foule de ses habitants ; ces deux galeries à droite et à gauche qui, dans leur longueur à perte de vue, se montraient pleines, combles de malades et de morts gisant pêle-mêle sur leur lit de paille ; et, sur cette immense couche, un mouvement perpétuel comme celui d’une mer agitée ; puis, et de toutes parts, les allées et venues des convalescents, des infirmiers, des frénétiques, tantôt baissés, tantôt debout, et leurs courses, et leurs pauses, et leurs rencontres dans tous les sens. Tel fut le spectacle qui frappa tout à coup les regards de Renzo, et devant lequel il s’arrêta comme un homme qui ne peut suffire à la sensation qu’il éprouve. Ce spectacle, nous ne nous proposons certes pas de le décrire dans tous ses détails, et ce n’est point le désir de nos lecteurs ; mais, suivons notre jeune homme dans sa pénible tournée, nous nous arrêterons là où il s’arrêtera lui-même, et nous dirons de ce qu’il vit ce qu’il est nécessaire d’en dire pour raconter ce qu’il fit et ce qui lui arriva dans ce séjour de douleurs.

De la porte où la surprise avait retenu ses pas jusqu’à la chapelle qui se trouve au centre de l’établissement, et de là jusqu’à l’autre porte en face, on avait formé comme une allée vide de baraques et de tout autre objet d’encombrement stable ; et, au second regard qu’il y porta, Renzo vit qu’on y travaillait activement à écarter des chariots et à débarrasser le passage ; des capucins et des employés dirigeaient cette opération et renvoyaient de là ceux qui n’y avaient rien à faire. Craignant d’être lui-même mis ainsi dehors, il se glissa sans hésiter parmi les baraques, du côté où il se trouvait par hasard, c’est-à-dire à droite.

Il avançait selon qu’il voyait de la place à poser son pied, et allait ainsi de baraque en baraque, regardant à l’intérieur de chacune comme sur les lits qui se trouvaient dehors à découvert, arrêtant ses yeux sur ces figures abattues par la souffrance, contractées par le spasme, ou immobiles par la mort, les examinant toutes pour voir s’il ne trouverait pas celle qu’il redoutait cependant de trouver. Mais il avait déjà fait assez de chemin et répété plus d’une fois cet examen si triste, sans voir aucune femme, ce qui lui fit supposer qu’elles devaient toutes être dans un quartier à part. Sa conjecture était juste ; mais nul indice ne pouvait lui faire connaître où était ce quartier. Il rencontrait, tantôt ici, tantôt là, des hommes attachés à l’établissement, aussi différents entre eux par l’air, les manières et le costume, que par le principe qui leur donnait à tous la force de vivre dans de semblables fonctions ; chez les uns l’extinction de tout sentiment de pitié, chez les autres une pitié, une charité surnaturelle. Mais il n’osait adresser des questions ni aux uns ni aux autres, dans la crainte de s’attirer quelque embarras ; et il prit le parti d’aller, d’aller toujours jusqu’à ce qu’il parvînt à trouver des femmes. Il ne laissait pas, en marchant, de continuer sa pénible inspection, sans pouvoir toutefois s’empêcher de détourner de temps en temps ses regards trop attristés et comme éblouis par la présence de tant de maux. Mais où pouvait-il les diriger, les reposer, si ce n’est sur des maux semblables ?

L’air même et l’état du ciel augmentaient, si c’était possible, l’horreur de tout ce qui l’environnait. La brume s’était peu à peu condensée en gros nuages amoncelés qui, se rembrunissant de plus en plus, figuraient l’approche d’une nuit d’orage. Seulement, vers le milieu de ce ciel bas et sombre, paraissait, comme derrière un voile épais, le disque du soleil, pâle, terne, et donnant un faux jour à travers les vapeurs qui en éteignaient les rayons. On sentait peser sur soi une chaleur lourde, étouffante. De temps en temps, au milieu du bourdonnement continu de cette confuse multitude, se faisait entendre un grondement de tonnerre sourd, interrompu et comme indécis ; et, si vous prêtiez l’oreille, vous ne saviez distinguer de quel côté il pouvait venir, ou vous auriez pu le prendre pour un roulement éloigné de chariots s’arrêtant tout à coup dans leur marche. On ne voyait dans la campagne environnante aucune branche d’arbre qui ne fût immobile, ni aucun oiseau s’y aller poser ou prendre son vol pour la quitter ; la seule hirondelle, arrivant subitement par-dessus les bâtiments d’enceinte, glissait en baissant, les ailes étendues, comme pour raser la terre dans l’espace intérieur ; mais, effrayée du mouvement qu’elle y trouvait, elle remontait rapidement et précipitait sa fuite. C’était un de ces temps avec lesquels, parmi des voyageurs allant de compagnie, nul ne rompt le silence, de ces temps qui font que le chasseur marche pensif et le regard à terre, que la jeune villageoise cesse, sans s’en apercevoir, la chanson dont elle égayait ses rustiques travaux ; un de ces temps précurseurs de la tempête, dans lesquels la nature, comme immobile au dehors et agitée d’un travail intérieur, semble oppresser tous les êtres vivants, et ajouter je ne sais quoi de pesant et de pénible à toute sorte d’ouvrages, à l’oisiveté, à l’existence même. Mais, dans ce lieu destiné aux souffrances et à la mort, on voyait l’homme déjà aux prises avec le mal succomber sous cette oppression nouvelle ; on voyait par centaines les malades tourner précipitamment à leur fin ; et la dernière lutte se faisait avec plus d’angoisses, les gémissements qu’arrachait un surcroît de douleurs étaient plus étouffés ; peut-être dans ce lieu désolé une heure aussi cruelle ne s’était-elle point encore vue.


Traduction de Jean-Baptiste de Montgrand, Garnier, 1877





Voici les scènes finales de l'adaptation cinématographique de Mario Camerini en 1941. On y reconaîtra un tout jeune Gino Cervi, mieux connu en France dans le rôle postérieur de Peppone, l'ennemi intime de don Camillo...

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