Enluminure du Triomphe de la Mort de Pétrarque - Ms Français 12423, fol.37v (détail) - XVIe s. - Bibliothèque nationale de France
Pétrarque (Francesco Petrarca, 1304-1374) est connu pour la célébration poétique de son amour platonique pour la belle Laure de Sade, qui joua pour lui le même rôle de muse que Béatrice pour Dante. En 1351, quelques années après la disparition de Laure, morte de la peste en Avignon le 6 avril 1348, Pétrarque commence la rédaction des Triomphes, un poème allégorique composé de six parties consacrées à l'Amour, la Chasteté, la Mort, la Renommée, le Temps et l'Eternité. Organisées dans une structure initiatique progressive, elles tracent le chemin de la destinée humaine : dans sa jeunesse, l’amour triomphe de l’homme ; la chasteté triomphe de l’amour ; la mort triomphe de l’un et de l’autre ; la renommée triomphe de la mort ; le temps triomphe de la renommée, et l’éternité triomphe du temps. Dans le Triomphe de la Mort, Pétrarque raconte comment Laure, sur le chemin du retour de Rome en Avignon, rencontra la Mort, dans un paysage allégorique rempli des morts que de l'Inde ou la Chine jusqu'en Espagne ou Maroc la peste noire avait laissés derrière elle, égalisant sur son passage toutes les conditions sociales et renvoyant au néant les biens et les passions matérielles. Le poème exprime donc de manière conventionnelle ce qu'à la même époque, et durant tout le XVe siècle, vont peindre sur les murs et les manuscrits de nombreux peintres et enlumineurs. Ce poème de Pétrarque, rédigé en italien toscan et non plus en latin, connut un succès considérable et joua avec les autres œuvres du poète un rôle considérable dans la transition du Moyen Âge à la Renaissance. Il fut traduit au XVIe siècle par Simon Bourgouin, en vers de nombre à peu près équivalents. Comme l'état de la langue française à cette époque peut tout de même rendre difficile sa compréhension, nous faisons suivre chacune des étapes de cet extrait par une traduction en français moderne, plus lisible mais bien entendu moins poétique, et par des illustrations caractéristiques de la perfection de l'art de l'enluminure et de la calligraphie manuscrites, en un temps où pourtant l'imprimerie devenait prédominante. |
Così rispose : ed ecco da traverso piena di morti tutta la campagna, che comprender nol pò prosa né verso ; da India, dal Cataio, Marrocco e Spagna el mezzo avea già pieno e le pendici per molti tempi quella turba magna. Ivi eran quei che fur detti felici, pontefici, regnanti, imperadori ; or sono ignudi, miseri e mendici. |
Ce mot dit l'apperceu a travers la champaigne Toute pleine de mortz De Inde Catay Espaigne Et de Marocque aussi. Tant quen prose ou en vers Comprendre on ne les peult. Car gisantz a lenvers Par plusieurs temps avoit remply la grande tourbe Desja moytie du lieu par mort qui maintz destourbe. Veu que illecq estoyent ceulx qui heureux furent ditz Comme empereurs regnans et papes de jadis De leurs membres tous nudz. De lame miserables Et des haultz biens des cieulz mandiens desirables. | |
Et voici que toute la campagne apparut pleine de tant de morts, que prose ni vers ne pourraient le rendre. De l’Inde, du Catay, du Maroc et de l’Espagne, cette immense multitude de gens morts dans la longue succession des temps, avait déjà rempli le milieu et les côtés de la plaine. Là étaient ceux qui furent appelés les heureux : pontifes, rois et empereurs. Maintenant ils sont nus, pauvres et misérables. |
Enluminure du Triomphe de la Mort de Pétrarque - Ms Français 12423, fol.37v (détail) - XVIe s. - Bibliothèque nationale de France
U’ sono or le ricchezze ? u’ son gli onori e le gemme e gli scettri e le corone e le mitre e i purpurei colori ? Miser chi speme in cosa mortal pone (ma chi non ve la pone?), e se si trova a la fine ingannato è ben ragione. |
Ou sont richesses ore ? Ou sont les grands honneurs Gemmes Sceptres puissantz Couronnes de Seigneurs ? Ou sont mytres ? Ou sont les couleurs purpurines ? O miserables gentz et du hault bien indignes Qui en chose mortelle esperance ont trop mys. Certes qui la y mect, Sil sen treuve demys Et trompe a la fin, Cest raison bien licite. | |
Où sont maintenant leurs richesses ? Où sont les honneurs, et les pierreries, et les sceptres, et les couronnes, et les mitres, et les vêtements de pourpre ? Malheureux qui place son espoir sur les choses mortelles ! — Et qui donc ne l’y place pas ? — S’il se trouve à la fin trompé, c’est bien juste. | ||
O ciechi, el tanto affaticar che giova ? Tutti tornate a la gran madre antica, e ’l vostro nome a pena si ritrova. Pur de le mill’ è un’utile fatica, che non sian tutte vanità palesi ? Chi intende a’ vostri studii sì mel dica. |
O aveugles, Letant travailler que prouffite ? Las tous a la grand mere ancienne retournons Et se treuvent a peine entre vivans voz noms. Mais me die celluy qui plus par diligence En voz cures entend et a intelligence Se on trouve aulcuns prouffitz entre mille travaulx Que ne soyent vanitez evidantes et maulx ? | |
Ô aveugles ! à quoi sert de tant vous donner de peine ? Vous retournez tous à la grande mère antique et c’est à peine si on retrouve la trace de votre nom ! Cependant, des mille peines que vous vous donnez, y en a-t-il une qui soit utile ? Ne sont-elles pas toutes d’évidentes vanités ? Que celui qui connaît vos préoccupations me le dise. | ||
Che vale a soggiogar gli altrui paesi e tributarie far le genti strane cogli animi al suo danno sempre accesi ? Dopo l’imprese perigliose e vane, e col sangue acquistar terre e tesoro, vie più dolce si trova l’acqua e ’l pane, e ’l legno e ’l vetro che le gemme e l’oro. |
Que a vallu subjuguer autres pays et terres Et tributaires faire estranges gentz par guerres ? Que a vallu a sa perte avecq cueur embraze Et avecq tant de sang avoir maint lieu raze Acquis terre et tresor suyvant les entreprises En toutes vanitez et gros dangiers comprises ? Et veritablement viure est plus doulx tresor Au pain boys verre et leau que les gemmes et lor. | |
À quoi sert de subjuguer tant de pays, et de rendre tributaires les nations étrangères, pour que les esprits soient toujours embrasés de haine ? Après les entreprises périlleuses et vaines, après avoir conquis, en versant le sang, terres et trésors, trouve-t-on l’eau et le pain plus doux ? Trouve-t-on le verre et le bois plus doux que les pierreries et que l’or ? |
Le Triomphe de la Mort de Pétrarque traduit en français par Simon Bourgouin - Ms Français 12423, fol.41v - BnF
- Texte de Pétrarque en italien
- Simon Bourgoin, traducteur à l'avant-garde
- Ms Français 12423, fol.41v sur Gallica
- Traduction en français moderne de Francisque Reynard, G. Charpentier editeur, 1883