Etude préliminaire d'un cas de Leontiasis ossea

Par Jack Weber, Docteur en Pharmacie, diplômé d'anthropologie, Lyon
et David Robert, Docteur en Médecine, stomatologiste, diplômé d'orthopédie dento-faciale, Annonay

 

Les auteurs remercient le professeur Robert Bourgat, conservateur du Muséum d'Histoire naturelle de Perpignan, pour la confiance qu'il leur a témoignée en leur confiant, pour étude, cette pièce dont il a la responsabilité.
Des moulages de ce crâne sont disponibles : pour se les procurer, s'adresser au professeur Robert Bourgat.



C'est au cours d'une visite au Muséum d'Histoire naturelle de Perpignan que nous avons remarqué dans une vitrine un crâne particulièrement intéressant accompagné d'une étiquette sur laquelle on pouvait lire : Leontiasis ossea ainsi que le nom de l'inventeur, le Docteur Massina et la date d'entrée de la pièce au Muséum, 1848. Devant ce crâne original, présentant une affection rarissime, nous avons pensé qu'une étude pluridisciplinaire utilisant des méthodes modernes d'investigation clinique pourrait peut-être faire progresser nos connaissances sur la Leontiasis ossea.

Cliché Stéphane Miquel, service photographique, mairie de Perpignan

HISTOIRE NATURELLE DE LA LEONTIASIS OSSEA

Le terme Leontiasis est connu depuis l'Antiquité. Il était employé pour décrire les déformations grotesques de la face et du crâne chez les lépreux où l'épaississement de la peau et des tissus mous sous-cutanés contribuait à l'élaboration d'un véritable mufle rappelant le museau du lion.

Le docteur M. Grmek (1983), professeur à la Sorbonne, cite, dans son ouvrage Les maladies à l'aube de la civilisation occidentale, un passage du traité de Rufus d'Ephèse, médecin du IIe siècle après J.C., où il est question de l'ancienneté de l'affection lépreuse. Ce dernier attribue à Straton, disciple du fameux Erasistrate, practicien alexandrin du IIIe siècle avant J.C., la plus ancienne description de cette affection qu'il nomme «cacochymé» et que certains autres médecins, je cite : «appelèrent à son début leontiasis parce que les malades prennent une mauvaise odeur, que leurs joues se relâchent, que leurs lèvres s'épaississent, que leurs sourcils se gonflent et que leurs pommettes rougissent...».

Il faudra cependant attendre 1864 pour que le célèbre pathologiste allemand Virchow fasse la distinction entre le leontiasis des gréco-romains dû à la lèpre qui n'est autre qu'un grossissement de la face consécutive à un «éléphantiasis» (épaississement) de la peau et des tissus sous-cutanés et la leontiasis ossea, hypertrophie bilatérale, diffuse et progressive des os de la face et du crâne qui n'a rien à voir avec la lèpre.

Si Virchow conserva le terme Leontiasis auquel il ajouta ossea, c'est qu'il pensait que l'hypertrophie des os correspondait exactement à un éléphantiasis des parties molles alors qu'en réalité c'est l'hyperostose elle-même qui est responsable du faciès léonin que l'on observe. Dès lors, le terme Leontiasis ossea a été employé comme terme de diagnostic.

L'étude la plus complète, mais totalement dépassée, reste celle, déjà ancienne, de Lawford Knaggs (1924) parue dans le British Journal of Surgery où il définit deux formes de Leontiasis ossea :

Dans tous les cas, la maladie, d'étiologie inconnue, débute au cours de la première ou deuxième décade de la vie. Son évolution est très lente et la durée de survie peut atteindre plusieurs dizaines d'années.

La lésion initiale siège sur la branche montante du maxillaire supérieur à son union avec le front. Puis l'hypertrophie gagne la face externe du maxillaire supérieur, l'os malaire, l'arcade zygomatique, comble la fosse canine et augmente le volume de tout le maxillaire supérieur. Dès lors, le nez a perdu son ensellure, les sillons naso-labiaux sont comblés, la région vestibulaire proémine : un véritable mufle se trouve ainsi constitué donnant au faciès un aspect léonin. La mandibule est également épaissie, créant un prognathisme qui s'accompagne de la chute des dents. L'évolution, lente, est grevée de complications : obstruction des cavités de la face (sinus et fosses nasales, sinus frontaux), des canaux qui livrent passage aux nerfs crâniens et des trous de la base du crâne.

La plus ancienne référence à cette maladie est celle que l'on peut trouver dans les OEuvres posthumes de Malpighi publiées en 1700 peu après la mort de ce célèbre anatomiste et médecin italien. Une des observations concerne un crâne appartenant à la collection du Duc du Mutina, d'un poids considérable (3,5 kg) et extrêmement déformé. Bien que la description, en latin, soit difficile à suivre, il semble clair qu'il s'agisse d'un cas de Leontiasis ossea.

LE CRANE D'OMS : UNE ETUDE PLURIDISCIPLINAIRE

La paléopathologie, par le biais de cette pièce muséologique, peut nous aider à mieux comprendre cette affection. C'est pour cette raison que nous avons sollicité le concours de plusieurs spécialistes qui ont accepté de se pencher sur ce problème. Les résultats, pour la plupart encore en cours, concernent uniquement le crâne d'Oms et nous nous garderons bien de les généraliser à l'ensemble des pièces regroupées sous le nom Leontiasis ossea et qui peuvent refléter d'autres pathologies. L'approche retenue est à la fois macroscopique, par l'apport de l'anatomie descriptive associée à l'imagerie médicale, et microscopique, par l'examen du tissu osseux au microscope photonique et électronique complété par une étude ostéodensitométrique. La description anatomique, réalisée ensemble, nous a permis de mieux cerner l'expression de la maladie à travers les modifications de la boîte crânienne dans son ensemble et les remaniements des os qui la composent.

Puis, nous avons essayé d'en tirer des conclusions d'ordre fonctionnel en étudiant plus particulièrement la base du crâne avec les trous qui s'y rapportent et les insertions aponévrotiques et musculaires (étude en cours).

Le docteur Y. Roullaud, radiologue, s'est chargé de l'imagerie médicale. Après un examen radiologique classique, il a utilisé le scanner pour découper le crâne en une cinquantaine de coupes frontales distantes de 5 mm, couvrant ainsi l'ensemble de la tête osseuse.

Puis, il a réalisé des coupes sagittales et transversales en des plans particuliers choisis pour apprécier le degré de remaniement de certaines structures endocrâniennes majeures (interprétation en cours).

L'étude microscopique du tissu osseux, menée à Lyon par le docteur G. Boivin, directeur de recherche à l'I.N.S.E.R.M., est en cours à la faculté de médecine Alexis Carrel. Il a procédé au prélèvement d'un cylindre osseux de 7,5 mm de diamètre dans la région occipitale du crâne à l'aide d'un classique trocart de Meunier.

Après traitement et inclusion de la biopsie, des coupes minces ont été réalisées puis colorées. L'observation au microscope en lumière polarisée a montré que la texture du tissu osseux du crâne d'Oms présentait la classique structure lamellaire de l'os compact sain. La microscopie électronique a confirmé ces tous premiers résultats et permis de visualiser quelques molécules de collagène parfaitement reconnaissable à leur conformation spatiale en triple hélice. Pour compléter cette approche microscopique, le docteur Dubceuf du service de Rhumatologie de l'Hôpital E. Herriot (Lyon) s'est intéressé au contenu et à la densité minérale osseuse de l'os en utilisant l'absorptiométrie : les valeurs obtenues sont en cours d'interprétation.

LE CRANE D'OMS : PREMIERE APPROCHE MORPHOLOGIQUE

Au premier abord, ce crâne est remarquable par :

De plus, ce crâne présente une forte assymétrie :

LA VOUTE DU CRANE

La surface de la voûte crânienne, parfaitement lisse et d'aspect éburné comme l'ensemble de la pièce, est criblée d'une multitude de petits orifices vasculaires. Les sutures, noyées dans la masse osseuse, sont totalement invisibles.

Les longueurs et les hauteurs de la boîte cranienne sont augmentées plus ou moins harmonieusement. La plus grande largeur se retrouve dans la région malaire près de la suture pariéto-temporale matérialisée par une importante boursouflure traduisant le débordement de l'os pariétal sur l'os temporal. Cette morphologie générale est responsable de l'aspect en «pain de sucre» du crâne.

Dans la région glabellaire, on note le départ d'une zone en «V» dans laquelle se dessinent des arborescences en creux colorées ou non (phénomène post-mortem ? Traduction d'une circulation diploïque intense ?).

Pour la petite histoire, sur l'os frontal, près d'un relief calcifié (ostéome ?), on observe six petites entailles triangulaires, parallèles et peu profondes : peut-être s'agit-il du souvenir du canif de l'inventeur éprouvant la dureté de l'os au moment de cette insolite découverte !?

LES PAROIS LATERALES DU CRANE

Pour simplifier l'étude des parois latérales du crâne, on définira arbitrairement deux régions, l'une antérieure ou temporo-zygomatique et l'autre postérieure ou mastoïdienne.

LE MASSIF FACIAL

Par commodité, nous avons là encore subdivisé le massif facial en deux étages : l'un supérieur avec à l'extérieur les cavités orbitaires et au milieu la région nasofrontale, l'autre inférieur avec la région maxillaire en avant, l'arcade dentaire en-dessous et la voûte palatine en arrière et en-dessous.

LA BASE DU CRANE

Comme le préconise L. Testut (1899), nous diviserons par commodité la base du crâne en trois zones :

LA MANDIBULE

L'aspect général de la mandibule est massif, soufflé avec effacement des reliefs.

Cette première approche morphologique du crâne d'Oms nous permettra ultérieurement, avec l'aide de l'imagerie médicale et de l'histologie, de mieux cerner le processus pathologique. Ensuite, tous ces résultats, confrontés à ceux obtenus par d'autres auteurs sur d'autres ostéochondrodysplasies, nous aideront à replacer la Leontiasis ossea au sein des maladies ostéocondensantes.


BIBLIOGRAPHIE


Cet article a été publié dans les Annales du Muséum d'Histoire naturelle de Perpignan, n° 5, 1995 : pp.22-32