Αἰγίς, l'égide.

Il faut remonter à l'origine du mot pour comprendre comment s'est formée et dégagée graduellement, dans les oeuvres de la poésie et des arts, l'idée de l'égide telle qu'elle est généralement reçue, aussi bien que l'attribution qui en a été faite à plusieurs divinités ; l'égide, en effet, n'est pas exclusivement propre à Minerve, par qui elle est constamment portée, elle est aussi une arme d'Apollon, de Junon, de Mars peut-être : avant tous, elle appartient à Jupiter.

Le mot αἰγίς a une double signification : c'est la tempête, la nuée orageuse d'où les éclairs jaillissent; c'est aussi le nom des peaux de chèvre dont on faisait des manteaux qui servaient au besoin de cuirasse et de bouclier. Par un rapprochement tel qu'on en peut observer à la naissance d'un très grand nombre de mythes, les nuées qui s'amassent et d'où sort la tempête sont devenues dans la fable l'arme naturelle du dieu souverain, en qui se personnifient tous les phénomènes du ciel, tour à tour lumineux ou chargé d'orage [JUPITER]. La deuxième acception du mot prévaudra à mesure qu'on s'éloignera de la conception primitive. Hérodote cherchera une origine historique de l'égide d'Athéné hérissée de serpents, en la comparant aux peaux de chèvre frangées de minces lanières dont il a vu les femmes de la Libye revêtues. Les derniers mythographes diront que Jupiter, dans la guerre contre les Titans, s'est fait une arme de la peau de la chèvre qui l'a allaité dans son enfance [AMALTHEA], parce qu'elle pouvait seule lui assurer la victoire On en donnera encore d'autres explications Dans Homère, les deux idées qu'exprime le mot αἰγίς ne sont pas encore séparées. Quand il nous montre Zeus enveloppant l'Ida de nuages et lançant les éclairs en agitant l'égide, ou bien la confiant à Apollon ou à Athéné tantôt pour couvrir les héros qu'ils favorisent, tantôt pour effrayer et disperser leurs ennemis, les traits dont il se sert laissent indéterminée la nature de l'arme divine. Cette arme est tour à tour offensive et défensive : Hephaistos, qui l'a fabriquée, l'a rendue indestructible, impérissable, participant de l'immortalité; elle peut résister aux coups de la foudre mêmes ; elle est sombre, terrible et porte partout l'effroi ; elle est hérissée comme une toison, bordée d'une frange d'or comme le nuage que percent les rayons du soleil ou qui lance l'éclair.

Ces images n'ont pas la précision habituelle des descriptions homériques. Elles ne laisseraient pas dans l'esprit l'idée nette que nous nous faisons de l'égide, si cette idée n'y était gravée déjà par les représentations si nombreuses dans lesquelles l'art a achevé d'en arrêter la forme. Dans les plus anciennes que nous possédons, l'égide, portée par Athéné, a l'apparence d'un manteau qui couvre la poitrine, les épaules, et tombe derrière le dos jusqu'à mi-jambe. Telle on la voit dans une très ancienne statue de cette déesse découverte à Athènes, et que les antiquaires croient être l'oeuvre d'Endoeus dont parle Pansanias. Des trous indiquent sur les bords du manteau les places où étaient fixés les serpents d'airain qui lui servaient de franges ; et sur la poitrine on remarque une proéminence à laquelle était sans aucun doute attachée une tête de Méduse.

Nous rappellerons encore la figure de la même déesse placée au centre du fronton du temple d'Égine, la métope du temple de Sélinonte, où on la voit combattant et renversant Encelade, et les peintures d'un grand nombre de vases. La figure suivante reproduit une remarquable pierre gravée, de travail étrusque très ancien, où l'égide a pareille forme. C'est un manteau garni au bas de glands ou de houppes (θύσανοι) et bordé sur les côtés de serpents. C'est ainsi que les artistes traduisirent les images par lesquelles Homère avait exprimé l'épouvante que l'égide répandait partout, en disant que la Fuite, la Discorde, la Force, la Poursuite l'environnaient. Dans le même endroit, le porte ajoute qu'on y voyait la tête affreuse de la Gorgone [GORGONES], trait essentiel dans les représentations de l'égide, qu'on ne rencontre pas toutefois dans quelques-unes des plus anciennes, par exemple, dans la peinture d'un vase du musée de Rouen, trouvé à Volci, dont le sujet est le combat d'Athéné et d'Encelade. La déesse renverse le géant en agitant l'égide.

Dans cette peinture, comme dans une statue célèbre trouvée à Herculanum, et dans d'autres exemples encore, l'égide est un manteau ramené en avant par le mouvement du bras gauche qu'il protège. Les artistes ont imité un geste familier aux combattants, qui enveloppaient ainsi leur bras à défaut de bouclier, et aux chasseurs, qui n'avaient pas d'arme défensive [CHLAMYS, VENATIO] ; mais par l'énergie du geste et par le mouvement des serpents qui se dressent, ils ont fait de l'égide ce qu'elle est dans plu sieurs passages de l'Iliade, une arme offensive, qui ne se confond pas avec le bouclier dont souvent la déesse est en même temps munie ; ce bouclier est quelquefois lui-même bordé de serpents.

La comparaison des nombreuses figures d'Athéné, qu'on trouve sur les vases peints, est particulièrement utile pour l'étude des transformations qu'a subies l'égide ; on peut aussi s'en rendre compte en examinant quelques-unes des plus remarquables statues conservées dans les collections. La forme primitive se modifie notablement. Les dimensions de l'égide se réduisent de plus en plus, et elle s'ajuste plus étroitement au corps. Elle couvre les épaules, la poitrine et, retombant par derrière, est nouée à la ceinture au moyen de serpents qui servent de liens, dans de très anciennes statues de la villa Albani et du musée de Dresde, et dans celle du Louvre, moins ancienne, qui est connue sous le nom de Minerve au collier.

La forme primitive est encore reconnaissable dans des oeuvres d'un âge avancé, telles que la Pallas de Velletri, où elle n'est plus qu'une sorte de collet couvrant les épaules et fixé devant le col au moyen du masque de la Gorgone qui sert d'agrafe ; le véritable manteau est jeté par-dessus et couvre entièrement l'épaule gauche. D'autres sculptures nous montrent l'égide agrafée sur l'épaule comme une chlamyde ou comme une nébride [CHLAMYS, NEBRIS] ; telle on la voit dans les belles statues des galeries de Dresde et de Cassel ; dans d'autres encore, au Louvre, au Vatican, où elle se réduit à une bande étroite passée en travers de la poitrine comme une écharpe ; ou bien elle a l'apparence d'une cuirasse, quelquefois enserrant le buste, plus ordinairement consistant en deux pectoraux réunis par la tête de Méduse. Dans toutes ces oeuvres d'un art perfectionné, l'égide n'a plus rien de la peau de chèvre primitive ; elle est couverte d'écailles ; il est bien rare que l'on n'y voie pas le masque de la Gorgone, qui rappelle la victoire d'Athéné, et dont l'origine doit être cherchée plus loin encore, dans la signification première du gorgoneion, et dans les rapports ou l'opposition qui existe entre cette représentation lunaire et la déesse de l'éther lumineux. Dans des rapports analogues avec les phénomènes célestes se trouve aussi l'explication des étoiles, du croissant ou de la demi lune dont l'égide est quelquefois ornée. L'image de la Gorgone était en quelque sorte inséparable de celle d'Athéné, et l'épithète de γοργῶπις est attachée à son nom, comme celui d'αἰγίοχος l'est au nom de Zeus.

L'égide avec la face du monstre, même sans être portée par la déesse, lui servait d'attribut et de symbole. A l'acropole d'Athènes, qui lui était tout entière consacrée, une égide colossale, présent d'Antiochus, avec la tête dorée de Méduse, était suspendue au mur méridional, sans doute elle y devait servir d'amulette protectrice, comme l'était, en général, le gorgoneion placé sur les armes ou sur d'autres objets [AMULETUM]. D'autres offrandes du même genre étaient conservées dans l'acropole. On peut se faire une idée de ces égides séparées de l'image de Pallas, par celles qu'on voit sur quelques monnaies, ou mieux encore, par celle qui est sculptée à la face inférieure de l'admirable coupe d'onyx connue sous le nom de Tasse Farnèse, qui est au musée de Naples. L'égide était portée en certaines circonstances par les prêtresses d'Athéné.

Les figures de Jupiter portant l'égide sont beaucoup plus rares que celles d'Athéné ou de Minerve. La plus remarquable, sans aucun doute, est celle qu'on voit sur une pierre gravée célèbre du musée de l'Ermitage, signée du nom de Neisos. Jupiter jeune, sans barbe, tient le foudre dans la main droite, et autour de son bras gauche est enroulée l'égide, dont l'aspect répond ici à son caractère primitif. On voit encore Jupiter ayant pour attribut l'égide sur d'autres pierres gravées, parmi lesquelles nous citerons seulement le beau camée de la bibliothèque de Saint-Marc, à Venise, et dans quelques rares statues. Une d'elles, très mutilée, mais dont l'égide jetée sur l'épaule gauche comme une légère draperie, est bien conservée, a paru à un habile antiquaire être une statue d'Apollon, parce qu'elle s'appuie sur un palmier, et dans cette circonstance il a trouvé un de ses principaux arguments pour soutenir, du reste avec beaucoup de vraisemblance, que l'Apollon du Belvédère devait tenir de la main gauche une égide, opinion qui a donné lieu à de savantes controverses, et conforme, comme on l'a vu, à la tradition homérique. Une statue d'éphèbe, dont il ne reste que la tête et le buste, au musée de Madrid, remarquable par l'égide qui couvre son bras gauche, a été prise pour une image d'Arès ; mais cette conjecture ingénieuse, qui a été développée avec un grand savoir, aurait besoin d'être confirmée par la découverte d'autres monuments analogues. Enfin nous devons au moins rappeler ici que la fameuse Junon de Lanuvium était représentée couverte d'une peau de chèvre, véritable égide, dont la tête lui servait de casque et qui retombait derrière elle comme un manteau.

L'égide se voit encore sur des camées et sur des monnaies accompagnant les portraits de personnages historiques. L'attribut de Jupiter est devenu un insigne de la puissance souveraine. Les Lagides, en Égypte, semblent l'avoir les premiers adopté. C'est sur des médailles de Ptolémée Soter qu'on la remarque d'abord. Elle ne paraît pas sur les monnaies des premiers Césars, mais bien sur leurs camées, comme, par exemple, sur celui du cabinet de Florence, ici réduit de moitié, où Auguste est représenté avec l'égide, la tête ceinte du bandeau et tenant le sceptre ; sur le grand camée de Paris, Tibère, ou l'empereur quel qu'il soit qui occupe la place principale, tient l'égide, non plus comme une armure sur la poitrine ou sur son épaule, mais comme une draperie étendue sur ses genoux ; peut-être est-ce un symbole de la paix donnée au monde. Une statue en bronze de Caligula, trouvée à Pompéi, a l'égide sur l'épaule ; Claude la porte ainsi agrafée dans le monument de son apothéose, au musée de Madrid. On la voit sur des monnaies d'Alexandrie à l'effigie de Néron, et la première monnaie romaine sur laquelle elle apparaît est un denier d'or de Galba ; on la remarque ensuite sur les monnaies ou sur les camées de plusieurs empereurs.

E. SAGLIO