Il n'y a aucune trace, chez Homère, de la légende d'Iphigénie. Le poète mentionne seulement, en passant, une fille d'Agamemnon, du nom d'Iphianassa qui, d'après l'auteur des Cypriaques, ne se confondrait pas avec Iphigénie, à laquelle cependant plus tard l'Iphigone d'Euripide et l'Iphis des Alexandrins sont identiques. On la considérait, en général, comme fille d'Agamemnon et de Clytemnestre. Mais une autre tradition, originaire d'Argolide, et qui fut suivie, après Stésichore, par les poètes Euphorion de Chalcis, Alexandre l'Etolien, Nicandre, et par l'historien Duris de Samos, avait cours au sujet de ses parents : Iphigénie serait née de l'union de Thésée et d'Hélène. On montrait à Argos, au temps de Pausanias, un sanctuaire d'Ilithyia, qui avait été, disait-on, consacré par Hélène, au moment où elle mit au monde Iphigénie, qu'elle donna à élever à Clytemnestre ; celle-ci l'adopta et la fit passer pour son enfant. La tradition argienne fut effacée par celle que les poètes tragiques rendirent populaire en Grèce : chez eux Iphigénie a bien pour mère Clytemnestre, et pour père Agamemnon.

Le premier acte, et le plus important, de sa légende, est son sacrifice à Aulis. Ce sacrifice était motivé par des causes diverses. Un récit, reproduit par Euripide, rapportait que le roi de Mycènes avait fait autrefois, peu de temps avant la naissance de sa fille, un voeu irréfléchi, qui devint fatal à tous les deux : il avait promis de sacrifier à Artémis «ce que l'année produirait de plus beau». A peine au monde, Iphigénie, la vierge d'une merveilleuse beauté, était déjà condamnée à la mort. Le devin Calchas en effet, interprétant dans ce sens la formule du voeu, rappellera à Agamemnon sa promesse d'autrefois et le forcera de la mettre à exécution, pour le salut des Grecs. Mais la raison que l'on donnait plus généralement du sacrifice était la colère d'Artémis contre Agamemnon. D'après Eschyle, la déesse était irritée longtemps avant le départ de l'expédition. D'après les Cypriaques et l'Electre de Sophocle, le chef des Grecs, ayant débarqué à Aulis sur la côte d'Eubée, se mit à chasser dans un bois consacré à la déesse : il y tua un cerf, et se vanta, après avoir abattu l'animal, de surpasser Artémis elle-même en habileté. La déesse aussitôt fait souffler les vents du nord «venus de Strymon», qui empêchent les navires de continuer leur route. On interroge le devin : Calchas répond qu'il faut apaiser Artémis, et pour cela immoler sur son autel, «comme compensation du meurtre du cerf», une fille du roi, Iphigénie. Agamemnon se révolte et résiste longtemps à l'avis de Calchas. Ulysse réussit à triompher de résistances ; il est envoyé avec Diomède à Mycènes, pour ramener Iphigénie au camp. Il donne à Clytemnestre pour prétexte qu'Agamemnon a résolu de marier sa fille à Achille. Ce projet de mariage, qui est probablement de l'invention de l'auteur des Cypriaques, fournissait au poètes tragiques un élément dramatique dont ils manquèrent pas de s'emparer, et il restera désormais des traits essentiels de la légende d'Iphigénie. On y insistera plus tard, en disant que le mariage fut réellement consommé, et que de cette union naquit Néoptolème, qui aurait été ensuite confié par son père à Deidamie. Cependant le sacrifice résolu va s'accomplir. Iphigénie est amenée près de l'autel, en présence de l'armée grecque ; Agamemnon gémit, détourne la tête en sanglotant et, pour ne rien voir, se voile la figure des plis de son manteau. Aussitôt les serviteurs du culte saisissent 1a jeune tille, «comme ils auraient fait d'une chèvre», et la déposent sur l'autel, enveloppée de ses voiles, la tête pendante. Le sacrificateur frappe la victime à la gorge ; le sang coule et rougit la terre. Mais, ô miracle ! ce sang n'est pas celui de la vierge, qui a disparu : à sa place est étendue sur l'autel une biche palpitante. Le devin Calchas déclare aux chefs des Grecs qu'Iphigénie n'est pas morte, que la déesse a voulu la sauver. Cette substitution merveilleuse d'une victime animale à la victime humaine, faite par une main divine au moment même de l'immolation, se retrouve dans toutes les versions de la légende d'Iphigénie. Ces versions diffèrent seulement sur l'espèce de l'animal, qui n'est un cerf ou une biche que dans la tradition la plus ancienne et la plus générale. Un écrivain qui avait traité des antiquités de la Béotie, du nom de Ményllos, et Nicandre de Colophon disaient qu'Artémis avait substitué à Iphigénie une génisse ou un jeune taureau : ils prétendaient sans doute expliquer par là les rapports de la fille d'Agamemnon avec la déesse Tauropolos. D'autres, comme l'historien Phanodèmos, racontaient que c'était une ourse (arktos), dont le sang avait été versé à Aulis. Cette idée leur avait été suggérée par la cérémonie de l'arkteia, que les jeunes filles de l'Attique célébraient à Brauron, où Iphigénie était honorée.

Qu'était devenue la vierge dérobée par Artémis au couteau du sacrificateur ? Celle-ci l'avait emportée, à travers le ciel, jusqu'en Tauride, où elle fit d'elle sa prêtresse. Pendant plusieurs années, Iphigénie se vit donc forcée de desservir le culte sanglant de la déesse Tauropolos et de lui immoler, suivant l'usage, les étrangers qui abordaient aux rivages de ce pays, ou qui y étaient jetés par la tempête. Cette cruelle situation eut un terme, quand vint Oreste, à qui le dieu de Delphes avait recommandé d'enlever de la Tauride, pour la transporter en Attique, la vieille idole d'Artémis tombée du ciel. Grâce à la complicité de sa soeur dont il s'est fait reconnaître, Oreste réussit dans son entreprise, et les deux fugitifs font voile précipitamment vers la Grèce. Ils n'y arrivent pas sans difficulté. Un incident de leur voyage avait fourni à Sophocle la matière d'un drame intitulé Chrysès, qui fut imité par Pacuvius, et dont Hygin paraît indiquer le sujet, qui est le suivant. Oreste et sa soeur, s'arrêtant un instant dans leur course, abordent aux côtes de la Troade, où ils reçoivent l'hospitalité de Chrysès, prêtre d'Apollon, qui se trouve être, sans le savoir, un fils d'Agamemnon et de Chryséis. Sur ces entrefaites, survient le roi Thoas, qui poursuivait les voleurs de l'image divine, et qui les réclame. Chrysès va les livrer, quand son aïeul, informé qu'Iphigénie et Oreste sont enfants d'Agamemnon, lui révèle le secret de sa naissance, et lui apprend qu'il est le frère des fugitifs. Chrysès prête son assistance à Oreste qui, grâce à lui, se débarrasse de Thoas en le mettant à mort ; et le frère et la soeur, poursuivant leur route, arrivent heureusement à Mycènes, avec la statue de la déesse de Tauride.

Plusieurs contrées de la Grèce prétendaient avoir possédé jadis ou même posséder encore la précieuse idole. D'après la tradition athénienne, telle qu'on la trouve chez Euripide, Oreste était arrivé d'abord à Athènes avec sa soeur ; il avait ensuite déposé l'idole dans un sanctuaire qu'il lui consacra à Halae Araphénidae, petit port de l'Attique, en face de Carystos d'Eubée. Suivant Callimaque, c'est à cet endroit même qu'il aurait débarqué en venant de Scythie. Le sanctuaire de la déesse Tauropolos à Brauron, situé non loin de là, s'il ne doit pas se confondre avec celui d'Halae, serait donc moins ancien que celui-ci. C'est de Brauron même, d'après d'autres récits, qu'Iphigénie était partie pour Athènes, et ensuite pour Argos. Mais, en Laconie, on racontait les choses autrement. Il y avait, près de Sparte, au bourg de Limnae, un sanctuaire d'Artémis Orthia, avec un vieux xoanon de la déesse. Les Lacédémoniens prétendaient que c'était celui-là même qu'Oreste et Iphigénie avaient enlevé de la Tauride. Ce serait donc en Laconie, et non en Attique, qu'ils auraient abordé avec l'image sacrée.

On ne sait à quel moment du retour en Grèce placer le séjour que fit Iphigénie à Delphes, où elle ramena son frère, qui jadis était parti de là, à l'instigation d'Apollon, pour la Scythie. Cet épisode de sa vie était le sujet de l'Alètès de Sophocle. Electre, à qui un messager a annoncé faussement que son frère Oreste a été sacrifié à l'Artémis de Tauride, est venue consulter, au sujet de la véracité de cette nouvelle, l'oracle de Delphes. Là, elle rencontre par hasard Iphigénie et Oreste qui viennent d'arriver. Le même messager qui l'a déjà abusée lui désigne Iphigénie comme étant la meurtrière de son frère. Saisie de fureur, Electre prend sur l'autel du sacrifice un brandon enflammé, dont elle va crever les yeux à sa soeur, quand Oreste se fait connaître.

D'après Euripide, Iphigénie serait morte, prêtresse d'Artémis, à Brauron, où elle aurait été ensevelie. Les Mégariens voulaient qu'elle eût fini chez eux sa vie.

A Mégare, Iphigénie n'était qu'une héroïne : ailleurs, elle fut considérée comme une véritable déesse. L'auteur des Cypriaques disait qu'Artémis «la rendit immortelle» ; Hésiode, dans son Catalogue des femmes, que «par la volonté d'Artémis elle devint Hécate». Hérodote rapporte que les Scythes de la Tauride sacrifient les naufragés à une divinité qu'ils appellent «la Vierge», et qui, d'après eux-mêmes, serait Iphigénie. Sur les bords du Pont-Euxin, on associait plus tard son immortalité à celle d'Achille, qui autrefois serait venu la chercher dans ces régions, où l'Achilleios dromos rappelait ses courses errantes ; dans l'île de Leucé, elle est désormais l'épouse divine du héros.

Comme l'a depuis longtemps établi Otfried Muller il n'est pas douteux que le mot Iphigeneia ait désigné originairement une déesse, plus tard confondue avec la fille d'Agamemnon qui, chez les poètes cycliques, portait le même nom qu'elle ; et, sans parler de l'assimilation à Hécate citée plus haut, de nombreux faits démontrent que cette déesse était de même nature qu'Artémis, ou n'était, sous un autre nom, qu'Artémis elle-même. La légende d'abord du sacrifice d'Iphigénie présente certaines analogies avec celle qui se rapportait au culte d'Artémis Mounuchia en Attique. On racontait qu'une ourse apprivoisée, consacrée à la déesse, ayant été tuée au Pirée, la peste se déclara à Athènes. L'oracle consulté promit la cessation du fléau, à la condition qu'on immolât une vierge. Un Athénien, du nom d'Embaros, offre sa fille comme victime. Mais, au moment du sacrifice, il enveloppe une chèvre des vêtements de son enfant, et c'est le sang de l'animal qui rougit l'autel. D'autres raisons sont plus décisives encore. A Hermione, on voyait un sanctuaire dédié à Artémis-Iphigénéia. Sur la côte d'Achaïe, à Egira, Pausanias visita un temple d'Artémis, qui renfermait une statue d'Iphigénie : le caractère archaïque de cette image lui paraissait indiquer que c'était en l'honneur de cette dernière que le temple avait été d'abord édifié. A Brauron enfin, on consacrait à Iphigénie les vêtements laissés par les femmes qui avaient expiré dans les douleurs de l'enfantement : genre d'offrande qui ne peut convenir qu'à une divinité des accouchements, comme Artémis Lochia.

La déesse Iphigénéia, une fois confondue avec la fille d'Agamemnon, devait nécessairement perdre sa dignité céleste, descendre au rang d'une simple héroïne, et, en conséquence, se distinguer d'Artémis. Elle devint, soit sa prêtresse, soit une jeune fille qui lui est immolée, et ces deux traditions furent bientôt admises ensemble et rattachées l'une à l'autre dans sa légende. Parmi les éléments qui la composent, il en est deux qui paraissent empruntés à la réalité. Le premier est le fait de sacrifices humains, offerts jadis à une divinité lunaire, la «Vierge» des Scythes, qui, pour les Grecs établis sur les bords du Pont-Euxin et pour les populations de la côte septentrionale de l'Attique, s'appellera, de son lieu d'origine, la déesse Taurique ou Tauropolos ; qui, à Sparte, sera l'Artémis Orthia ou Orthosia. Le souvenir du caractère sauvage de son culte ne s'était pas effacé aux temps historiques. A Halae, d'après Euripide, le prêtre, «pour racheter le sacrifice dont Iphigénie avait été sauvée, approchait d'un cou nu la pointe du glaive et en faisait jaillir du sang» : quelques gouttes seulement sans doute, simple simulacre des immolations humaines d'autrefois, mais qui paraissait suffire à honorer et à apaiser la cruelle déesse. Le second fait est le transfert, de la Scythie en Attique et en Laconie, d'une ou de deux vieilles idoles de la déesse lunaire.

La légende si pathétique d'Iphigénie fournissait plus d'un motif intéressant à l'art hellénique. La scène du sacrifice en particulier avait été peinte par Timanthe de Cythnos dans un tableau célèbre, souvent signalé par les critiques de l'antiquité : ils y admiraient l'heureuse invention de l'artiste qui, après avoir épuisé les diverses expressions de la tristesse et de la douleur en peignant les figures de Calchas, d'Ulysse, d'Ajax et de Ménélas, n'avait cru pouvoir mieux rendre le déchirement du père qu'en lui voilant la tête. Mais cette idée n'appartenait pas en propre à Timanthe : Pline et Quintilien semblent oublier qu'elle lui avait été suggérée par Euripide, dont s'est inspiré également l'auteur d'une peinture bien connue de Pompéi, qui ne parait pas être une copie exacte du tableau de Timanthe.

D'autres monuments se rapportent au séjour en Tauride de la fille d'Agamemnon. Des peintures de vases et les bas-reliefs de plusieurs sarcophages nous montrent Oreste et Pylade, enchaînés l'un à l'autre, amenés à Iphigénie devant l'autel où brille déjà le feu du sacrifice. Sur un vase peint d'Apulie, on voit Iphigénie, en avant du temple dont elle est la prêtresse, remettant à Pylade, en présence d'Oreste, la lettre qu'elle veut envoyer à Mycènes. Les deux drames d'Euripide sont la source de ces diverses représentations.

Article de P. Decharme