Les Euménides
Personnages
- La Pythie
- Apollon
- Oreste
- Le spectre de Clytemnestre
- Le choeur des Euménides
- Minerve
- Les Aréopagites
- Peuple
La scène est d'abord à Delphes, ensuite à Athènes.
LA PYTHIE
Offrons nos hommages, d'abord, à la Terre, qui la
première des Dieux rendit ici ses oracles ; ensuite,
à Thémis qui remplaça, dit-on, sa
mère dans ce sanctuaire prophétique. Par la
cession libre et volontaire de Thémis,
Phébé, sa soeur, en devint la troisième
souveraine. Phébé, à la naissance de son
neveu, lui en fit présent, et lui donna le surnom de
Phébus. Ce Dieu, quittant les marais et les rochers de
Délos, aborda sur ces rivages que chérit
Pallas, et que fréquentent les nochers ; de là,
il vint habiter cette contrée, et le sommet du
Parnasse. Les enfants de Vulcain l'y conduisirent avec pompe
et respect, et purgèrent les chemins des brigands qui
l'infestaient. Le roi de ce pays, Delphus, et tout son
peuple, honorèrent avec empressement l'arrivée
du Dieu prophète, qui, inspiré par Jupiter
même dans l'art des oracles, s'assit le
quatrième sur ce trône fatidique : Apollon est
le prophète de son père. C'est à ces
Dieux que j'adresse les prémices de mes supplications.
Après eux, je les offre à Pallas placée
devant ce temple ; j'adore aussi les nymphes qui habitent le
Coryce, retraite amie des oiseaux, et visitée des
Dieux. Bromius y fait son séjour : je n'oublierai
point ce Dieu ; c'est de là, qu'entraînant les
Bacchantes, il fit subir à Penthée le sort d'un
lièvre timide. Invoquons aussi et les sources de
Plisthus, et le redoutable Neptune, et surtout, Jupiter, le
souverain des Dieux. Maintenant, asseyons-nous sur le
siège prophétique. Puisse mon entrée
dans le temple être aujourd'hui plus heureuse que par
le passé ! Si quelques Grecs sont venus me consulter,
qu'ils tirent au sort selon l'usage ; car je
prophétise au gré du Dieu qui m'inspire.
Un spectacle horrible à voir, horrible à
décrire, me chasse du temple : je ne puis ni me
soutenir, ni marcher ; mes genoux sont sans force ;
tremblante sous le poids de l'âge, pareille à un
enfant, je me traîne sur la terre.
J'entrais dans le sanctuaire redoutable ; je vois à
l'autel un homme, proscrit par les Dieux sans doute ; c'est
un suppliant ; ses mains dégouttent de sang ; il tient
une épée nue, et un rameau couronné,
selon l'usage, de longues bandelettes de laine blanche ;
à ces marques, je ne puis me tromper. Autour de lui,
dort une foule étonnante de femmes assises sur les
sièges ; que dis-je de femmes ? de Gorgones. Mais, non
; je ne reconnais point là les Gorgones. Jadis je les
ai vues en peinture, s'envolant avec le repas du malheureux
Phinée : et ces femmes-ci n'ont point d'ailes. Elles
sont noires ; d'un aspect affreux ; un souffle bruyant sort
de leurs narines ; leurs yeux distillent un odieux venin.
Vêtues comme elles sont, elles ne devraient approcher
ni des statues des Dieux, ni de l'habitation des hommes.
Jamais race semblable ne s'offrit à mes regards :
quelle terre se vanterait de l'avoir nourrie
impunément, et sans s'être repentie de ses
bienfaits ? Mais, c'est au puissant Loxias, à ce Dieu,
médecin, prophète, augure et purificateur
suprême, de veiller à la pureté de sa
propre demeure.
Le théâtre s'ouvre davantage de
manière à montrer Oreste, les Furies et
Apollon.
APOLLON
Je ne t'abandonnerai point ; de près ou de loin, je te
protégerai toujours, et tes ennemis ressentiront ma
colère. Ces audacieuses, tu le vois, sont
enchaînées par le sommeil ; elles ont
succombé à la fatigue, ces vieilles et
détestables filles, dont n'approchent ni les Dieux, ni
les hommes, ni les brutes. Nées pour causer des maux,
abhorrées de la terre et du ciel, elles habitent les
ténèbres, et les abîmes du Tartare.
Ranime ton courage, fuis, saisis cet instant ; sinon, elles
te poursuivront par toute la terre, dans les îles, et
sur les mers. Hâte-toi d'éviter ce tourment.
Cours à la ville de Pallas, embrasse l'antique image
de la Déesse. Là, nous aurons des juges ;
là, plaidant pour toi, je saurai t'affranchir à
jamais de ces peines : je le dois, car c'est moi qui
t'ordonnai de tuer ta mère.
ORESTE
Puissant Apollon, tu reconnais ce qu'exige la justice ; songe
donc à ne point l'oublier : ton pouvoir suffit pour me
secourir.
APOLLON
Souviens-toi de mes paroles, et ne crains rien. Et toi, mon
frère ! toi, fils, ainsi que moi, de Jupiter,
prends-le sous ta garde ; fidèle à ton nom de
Mercure conducteur, conduis mon suppliant ! Jupiter
lui-même respecte le droit des suppliants, droit qu'un
sort propice fit établir en faveur des mortels.
* * *
L'OMBRE DE CLYTEMNESTRE |
(Le Choeur des Euménides ronfle.)
Vous dormez ! et lui s'éloigne. Les Dieux de
Clytemnestre, seuls, n'écoutent pas leurs
suppliants.
(Le Choeur ronfle de nouveau.)
C'est trop dormir ; c'est trop peu compatir à ma
peine. L'assassin de sa mère, Oreste,
s'échappe.
LE CHOEUR
Oh ! oh ! oh !
CLYTEMNESTRE
Vous criez, encore endormies ! Levez-vous donc à
l'instant. Ne ferez-vous jamais que du mal ?
LE CHOEUR
Oh ! oh ! oh !
CLYTEMNESTRE
Le sommeil et la fatigue, ensemble conjurés, ont
engourdi vos mortelles vipères !
LE CHOEUR
Arrête, arrête, arrête. Prends garde.
CLYTEMNESTRE
Tu le poursuis en songe ! ainsi que l'animal chasseur,
toujours occupé de sa proie, tu pousses des cris
inarticulés ! Que fais-tu ? lève-toi ; surmonte
la fatigue. Reconnais ce que te coûte le sommeil. Que
mes justes reproches percent ton âme : les reproches
sont l'aiguillon des sages. N'exhale point dans l'air ce
souffle sanguinaire ; garde ce feu de tes entrailles pour
dessécher le coupable ; fuis-le, que de nouveaux
tourments le consument !
LE CHOEUR
Eveillez-vous. Eveillons-nous. Tu dors ? Lève-toi.
Chassons le sommeil ; sachons si l'alarme est vaine. Ah !
Dieux ! Il est vrai, mes amies, nos soins sont perdus. Quel
affront humiliant ! quelle peine insupportable ! Il s'est
échappé du filet : vaincues par le sommeil,
nous perdons notre proie. Fils de Jupiter ! c'est toi qui
nous l'a dérobé. Jeune Dieu ! tu as
trompé de vieilles Déesses ! Pour sauver son
suppliant, un Dieu nous enlève l'impie, le parricide
assassin d'une mère ! Où est donc la justice
?
Les reproches qu'on m'a faits en songe, ainsi qu'un aiguillon
déchirant, ont percé mon âme ; les
bourreaux n'ont point de pareil tourment. Un froid, un froid
glacial, pénètre mon coeur et mes veines. Ainsi
se conduisent les nouveaux Dieux ! ils règnent sans
équité. Voyez ce trône, placé au
centre de la terre ! il dégoutte de sang ; celui qui
s'y assied a souffert qu'un sacrilège le
souillât.
Dieu prophète ! sans respecter ton propre sanctuaire,
tu y as, toi-même ! appelé, amené un
impur suppliant ! Tu n'honores que d'injustes Dieux, et
méprises les antiques Parques.
Tu m'outrages ! mais, toutefois, sans sauver le coupable ;
car, fuirait-il sous la terre, il ne peut éviter son
châtiment. Après son parricide, un Démon
vengeur le poursuivra toujours.
APOLLON
Sortez, je vous l'ordonne ; sortez à l'instant de ce
temple. Purgez de votre présence ce sanctuaire
prophétique ; si vous ne voulez que de cet arc
resplendissant parte un trait ailé, qui vous force
à vomir douloureusement les flots écumeux du
sang humain, dont vous vous abreuvez. Ce n'est point ici que
vous devez habiter ; mais, là, où la justice,
punissant les assassinats, les avortements, les mutilations,
ordonne la torture et la mort ; là, où les
scélérats gémissant expirent dans les
supplices. Voilà, m'entendez-vous, filles
abhorrées des Dieux ? voilà les fêtes que
vous devez aimer. Que tout, en vous, répond bien
à votre forme ! C'est dans le repaire d'un lion
sanguinaire, non dans ce temple, que doivent habiter de tels
monstres. Allez, errez, troupeau sans pasteur, que nul des
Dieux ne daignera jamais conduire.
LE CHOEUR
Puissant Apollon, écoute-nous à notre tour. Tu
es non le complice, mais l'auteur du crime ; tu as tout
fait.
APOLLON
Comment ? dis ; mais sans rien ajouter.
LE CHOEUR
Tu lui as commandé de tuer sa mère.
APOLLON
Je lui ai commandé de venger son père.
LE CHOEUR
Ensuite, tu l'as reçu tout souillé de
sang.
APOLLON
J'ai voulu qu'il se rendît suppliant dans mon
temple.
LE CHOEUR
Et tu outrages celles qui le poursuivent.
APOLLON
Ces lieux ne sont pas faits pour elles.
LE CHOEUR
Mais il nous est ordonné...
APOLLON
Quoi ? Osez vanter ce ministère auguste.
LE CHOEUR
... De persécuter partout les parricides.
APOLLON
Eh ! quoi ? le meurtre d'une femme qui tua son époux,
peut-il être un parricide ? Certes, ce serait bien
avilir, anéantir les serments d'hyménée,
dont Jupiter et Junon sont garants. Que deviendraient les
honneurs de Cypris, qui dispense aux mortels les plaisirs les
plus chers ? La foi, qui fait partager aux époux le
même lit, est, à juste titre, le serment le plus
saint. Si vous souffrez qu'ils attentent mutuellement
à leurs jours, s'ils n'ont rien à redouter de
votre colère, c'est injustement que vous poursuivez
Oreste. Pourquoi vous irriter de son crime, si le crime de sa
mère ne peut vous offenser ? C'est à Pallas que
j'en appelle aujourd'hui.
LE CHOEUR
Nous ne quitterons point les pas de ce coupable.
APOLLON
Eh bien ! poursuis-le ; ajoute à tes efforts.
LE CHOEUR
Et toi, n'abolis point nos honneurs.
APOLLON
Quels honneurs ! jamais je ne les respecterai.
LE CHOEUR
Ta gloire est de t'asseoir auprès de Jupiter ; la
nôtre, quand le sang d'une mère crie vengeance,
est de poursuivre incessamment le criminel.
APOLLON
Et moi, je secourrai mon suppliant ; la colère d'un
suppliant trahi volontairement, est à craindre pour
les hommes et les Dieux.
* * *
Ici, le lieu de la scène change.
Pour le reste de la tragédie, la scène est
à Athènes.
Le théâtre représente, d'un
côté, le temple de Minerve, de l'autre,
l'Aréopage, (ou colline de Mars.)
ORESTE
Puissante Minerve, j'arrive ici par les ordres d'Apollon ;
reçois avec bienveillance un malheureux
persécuté, mais qu'on ne doit plus
éviter, et dont les mains ne sont plus
souillées. Epuisé, après avoir
erré dans toutes les villes et chez tous les peuples,
ayant traversé les terres, les mers, fidèle aux
ordres fatidiques d'Apollon, je viens, ô Déesse,
aux pieds de ton image, y attendre mon jugement.
LE CHOEUR
Allons, voilà des marques certaines de son passage ;
ces indices muets nous guident. Telles que le chien qui suit
un faon blessé, suivons-le à la trace du sang
qui dégoutte de son corps. Tant de fatigues
m'ôtent la respiration. Nous avons parcouru la terre ;
et, volant sans ailes, aussi vite que son vaisseau, nous
l'avons poursuivi au delà des mers. Sans doute, c'est
ici qu'il s'est réfugié ; une odeur flatteuse
de sang humain m'en assure.
Voyez ; voyez ; cherchez partout. Que ce parricide ne puisse
fuir impuni.
Le voici, abattu et sans force : il embrasse la statue de
l'immortelle Déesse ; il demande un jugement. Le
jugement est porté : le sang maternel répandu,
certes, est difficile à racheter ; la terre, qui en
fut humectée, ne le rendra plus.
A la place de ce sang, il faut que, de ton vivant, je suce le
tien à longs traits, et que de ta substance je tire un
amer breuvage. Lentement consumé, tu descendras chez
les morts : là, tu subiras le châtiment des
parricides ; là, tu verras punis, en proportion de
leurs crimes, ces impies qui ont outragé les Dieux,
les droits de la nature ou de l'hospitalité. Pluton
est, sous la terre, le juge absolu des mortels ; rien
n'échappe à sa vue, et tout se grave dans sa
mémoire.
ORESTE |
O ma mère ! O nuit ! qui m'avez engendrée
pour punir les vivants et les morts ! Ecoutez-moi ! Le fils
de Latone me déshonore ; il m'arrache ma proie, le
sacrilège assassin d'une mère ! Voilà le
chant que doit entendre notre victime, chant du
délire, de la fureur et du désespoir, hymne des
Furies, que n'accompagne point la lyre, qui enchaîne
l'âme, et sèche les coeurs.
Tel est le sort immuable que la Parque inflexible a
filé pour moi. Celui qui s'est fait l'artisan de la
mort, je dois le suivre jusqu'aux enfers ; mais le
trépas même ne le délivre pas de moi.
Voilà, voilà le chant que doit entendre notre
victime, chant du délire, du désespoir et de la
fureur, hymne des Furies, que n'accompagne point la lyre, qui
enchaîne l'âme et sèche les coeurs.
Dès le jour de ma naissance, telle fut ma
destinée de ne point approcher des immortels. Nul
d'entre eux ne participe à nos festins. Les
vêtements de fêtes nous sont étrangers.
Chargées de détruire les familles, où
des traîtres s'arment contre leurs proches, nous
poursuivons le coupable : quelque fort qu'il soit, dès
qu'il a fait couler le sang, il est perdu.
C'est un soin que nous nous hâtons d'épargner
aux Dieux ; mais nous devons obtenir d'eux que nos
arrêts soient irrévocables et sans appel ! La
race odieuse qui est souillée de sang, n'est plus
digne d'être écoutée de Jupiter. La
gloire des humains la plus brillante aux yeux des hommes,
flétrie dans les enfers, s'efface à notre
sombre aspect, et s'anéantit sous nos pieds tout
sanglants.
D'un élan vigoureux nous atteignons au loin le
coupable. En vain il se fatigue pour nous fuir ; notre poids
l'accable, il tombe.
Aveuglé par son forfait, il ne voit rien, tant la nuit
du crime se répand autour de lui ; et la
renommée gémissante parle des
ténèbres épaisses qui enveloppent sa
demeure.
Le destin l'a voulu : habiles et constantes, gardant le
souvenir des crimes, inexorables aux mortels, nous
régnons, séparées des Dieux, sans pompe
et sans éclat, dans un séjour que
n'éclaire point le soleil, où marchent avec
peine et le voyant et l'aveugle.
Mortels, vous entendez ces lois éternelles,
dictées par la Parque, et que les Dieux nous ont
imposées ; respectez-nous, tremblez. Notre culte est
antique, et ne fut jamais négligé, bien que
notre demeure soit sous la terre, et dans les abîmes
ténébreux.
MINERVE arrive dans un char.
La voix qui m'implore s'est fait entendre jusqu'aux bords du
Scamandre, dans ces champs que jadis les princes et les chefs
de la Grèce, assignèrent aux enfants de
Thésée, comme un don choisi sur tous les biens
des vaincus pour m'être à jamais
consacré. A ces accents, j'ai précipité
ma course infatigable ; j'ai attelé mes coursiers
agiles à ce char, et l'égide m'a servi d'ailes
pour mieux fendre les airs. Quelle troupe est ici
rassemblée ? Je ne redoute rien ; mais ma surprise est
extrême... Qui êtes-vous ? C'est à vous
tous que je parle ; à toi, étranger, qui
embrasses ma statue ; et à vous aussi, femmes, qui ne
ressemblez à nul des êtres que produit la
nature. Rien de pareil à vous ne se voit chez les
Dieux, ni chez les hommes. Mais, insulter à votre
difformité, ce serait une injustice, et Thémis
le défend.
LE CHOEUR
Fille de Jupiter, tu sauras tout en peu de mots. Nous sommes
les enfants éternels de la Nuit : aux enfers, on nous
appelle les Furies.
MINERVE
Votre origine et votre nom me sont connus.
LE CHOEUR
Tu apprendras bientôt quel est notre
ministère.
MINERVE
Je le saurai, si vous me l'expliquez.
LE CHOEUR
Nous poursuivons partout les assassins.
MINERVE
Et où le meurtrier trouve-t-il un terme à sa
fuite ?
LE CHOEUR
Dans le séjour où jamais n'entra la joie.
MINERVE
Cet homme a-t-il mérité d'être ainsi
poursuivi ?
LE CHOEUR
Oui : il a osé égorger sa mère.
MINERVE
Quelque pouvoir menaçant ne l'y a-t-il point
forcé ?
LE CHOEUR
En est-il d'assez fort pour rendre un parricide
nécessaire ?
MINERVE
De deux parties, je n'ai encore entendu que la
première.
LE CHOEUR
S'il l'ose, qu'il donne et défère ici le
serment.
MINERVE
Tu veux paraître juste, plutôt que l'être
en effet.
LE CHOEUR
Comment ? dis, Déesse, dont la sagesse est
connue.
MINERVE
Les serments seuls ne sont pas la justice.
LE CHOEUR
Eh bien ! examine, et juge-nous.
MINERVE
Me prenez-vous pour arbitre ?
LE CHOEUR
Qui te récuserait ? digne fille d'un digne père
!
MINERVE
Etranger, à ton tour, qu'as-tu à dire ? Quelle
est ta patrie, ta naissance, ton infortune ? Repousse
l'accusation, si c'est avec confiance dans la justice de ta
cause que tu es venu, suppliant respectable, tel qu'autrefois
Ixion chez Jupiter, embrasser mon image dans mon sanctuaire.
Réponds clairement.
ORESTE
Puissante Minerve, tes derniers mots ont rassuré mon
coeur. Je ne suis plus impur, et mes mains, en la touchant,
n'ont point souillé ton image ; je t'en donnerai une
preuve certaine. La loi veut que tout homicide garde le
silence, jusqu'à ce qu'il ait été
purifié par le sang expiatoire d'une jeune victime. Eh
bien ! il y a longtemps que, dans d'autres lieux, et le sang
des victimes, et l'eau lustrale, ont lavé mon crime ;
c'est un soin dont aujourd'hui je suis délivré.
Quant à mon origine, tu la sauras bientôt : je
suis Argien. Mon père te fut connu ; c'était
Agamemnon, le chef de l'armée des Grecs, par les mains
duquel tu as détruit Ilion. De retour en son palais,
il y est mort ; non glorieusement, mais par la noire perfidie
de ma mère, et surpris dans un piège funeste,
dans un bain, dont les apprêts déposent encore
contre elle. J'étais alors en exil : longtemps
après je revins, et je tuai, je ne le nie point, je
tuai ma mère, pour venger un père que j'aimais
; mais, de ce que j'ai fait, Loxias a été le
complice et l'instigateur. Ses menaces aiguillonnantes
m'annonçaient des maux affreux, si je ne punissais pas
les auteurs du forfait. Déesse, décide si je
suis innocent ou coupable ! quel que soit ton arrêt, je
m'y soumets.
MINERVE
Cette cause est difficile : quel mortel oserait la juger ?
Moi-même, je n'ai pas le droit de soustraire un
meurtrier à la justice vengeresse. D'ailleurs, d'une
part, je vois ici un suppliant, qui, purifié selon les
formalités requises, ne souille point ma demeure, et
dont, s'il est absous, je fais un ami de mon peuple ; et, de
l'autre part, voilà des Divinités, dont le
courroux n'est pas facile à calmer, et dont le coeur,
si elles se retirent sans avoir triomphé par mon
arrêt, répandra sur cette terre un venin
corrupteur qui l'infectera pour jamais. Tels sont, à
la fois, et les biens que je puis espérer, et les maux
que je dois craindre. Mais, puisqu'il faut prononcer, je vais
établir à jamais un tribunal, et des juges que
j'engagerai par des serments solennels. Vous, cependant,
préparez vos témoignages et vos preuves, que la
justice admettra sur la foi du serment. Je vais choisir les
plus intègres de mes citoyens ; je reviendrai
décider cette cause avec eux, et leur ferai jurer de
ne point trahir l'équité.
LE CHOEUR
Des lois nouvelles, si ce parricide triomphe aujourd'hui,
vont tout renverser. Le crime se multipliera chez les mortels
par la facilité de l'exécuter. Que d'attentats
les pères auront désormais à craindre de
leurs enfants, sûrs de rester impunis !
Le courroux des Furies vigilantes n'arrêtera plus les
forfaits ; nous leur laisserons un libre cours. Chacun
apprendra, en frémissant, le malheur d'autrui ; plus
de fin ni de terme aux peines ; plus de consolation pour
l'infortuné.
Que celui qui sera frappé ne nous invoque plus ! qu'il
ne s'écrie plus : ô vengeance ! ô
trône des Furies ! Bientôt, sans doute, victimes
de quelque nouveau forfait, un père ou une mère
gémiront ; mais en vain : le palais de la justice est
détruit.
Quelquefois le seul regard sévère et
pénétrant d'un juge assis, arrête un
dessein criminel. La frayeur qui retient, est utile. Si le
coeur ne nourrit aucune crainte, quel homme, quelle ville
respectera la justice ?
Dans la vie, ne louons ni l'anarchie ni le despotisme ; c'est
dans un juste milieu que réside le bien : ainsi l'a
voulu Dieu, dont l'oeil embrasse tout. En un mot, d'un
désordre impie, le véritable fruit est
l'injuste violence ; d'un ordre sage naît, pour tous,
la douce et désirable félicité.
Mortel, je te le dis une fois : Respecte l'autel de la
justice ; ne va point, épris du gain, le renverser
d'un pied sacrilège ; car le châtiment suivra le
crime ; au terme, ta peine est marquée. J'ajoute
encore : Que chacun honore ses parents ; que chacun respecte
les devoirs de l'hospitalité.
Quiconque sera volontairement juste, ne vivra point
malheureux, et ne se perdra jamais entièrement. Mais,
je le dis, l'audacieux qui, sans équité,
confond tous les droits, fait, tôt ou tard, un terrible
naufrage, lorsque la tempête, attaquant son navire, en
brise les antennes.
Alors, il invoque des Dieux qui ne l'écoutent pas ; il
lutte avec l'orage ; et le Ciel rit, en voyant l'impie
humilié dans les chaînes indissolubles du
malheur qu'il ne peut surmonter. Sa prospérité
première a échoué contre l'écueil
de la vengeance ; il périt, sans laisser ni regret, ni
souvenir.
MINERVE
Héraut, fais ton devoir, contiens la foule ; que le
son perçant de la trompette appelle hautement le
peuple à ce tribunal assemblé ; qu'on fasse
silence ; qu'on écoute les lois qu'Athènes doit
observer à jamais, et qui vont régler le
jugement de cette cause.
LE CHOEUR
Puissant Apollon, commande aux lieux où tu
règnes ! Qu'as-tu à démêler ici
?
APOLLON
J'y viens servir de témoin. Cet homme a
été suppliant dans mon temple ; il a
embrassé mes autels ; je l'y ai purifié de son
crime ; et je serai impliqué dans l'accusation, comme
instigateur de la mort de sa mère. Toi, qui
confirmeras le jugement, Minerve, fais-y procéder en
règle.
MINERVE
J'appelle la cause. (Aux Euménides.) Je vous
défère la parole. C'est à l'accusateur
qu'il appartient de parler le premier, et d'énoncer
les faits.
LE CHOEUR
Nous sommes plusieurs ; mais nous parlerons
brièvement. Toi, réponds exactement à
chaque interrogation. D'abord, as-tu tué ta
mère ?
ORESTE
Je l'ai tuée ; je ne le nie point.
LE CHOEUR
Nous triomphons ; l'athlète est déjà
tombé une fois.
ORESTE
Vous vous vantez avant qu'il soit terrassé.
LE CHOEUR
Réponds encore : comment l'as-tu tuée ?
ORESTE
Cette main lui a enfoncé un poignard dans le
sein.
LE CHOEUR
Qui te l'a conseillé, qui te l'a persuadé
?
ORESTE
Les oracles d'Apollon ; lui-même l'atteste.
LE CHOEUR
Un Dieu prophète t'a ordonné d'être
parricide ?
ORESTE
Oui : et, jusqu'ici, ma cause se soutient.
LE CHOEUR
Bientôt, condamné par l'arrêt, tu
changeras de langage.
ORESTE
Je suis tranquille : du fond de son tombeau, mon père
sera mon défenseur.
LE CHOEUR
Assassin d'une mère, tu comptes sur les morts !
ORESTE
Elle s'était souillée de deux crimes.
LE CHOEUR
Comment ? prouve-le devant tes juges.
ORESTE
Elle avait tué et son époux, et mon
père.
LE CHOEUR
Sa mort a tout expié ; et toi, tu vis !
ORESTE
Quand elle vivait, que ne l'avez-vous poursuivie ?
LE CHOEUR
Celui qu'elle avait tué n'était pas de son
sang.
ORESTE
Et moi, suis-je donc du sang de ma mère ?
LE CHOEUR
Et de quoi t'a-t-elle nourri dans son sein ?
scélérat, tu renies le sang maternel, le sang
le plus cher !
ORESTE
Apollon, témoigne ; déclare si ce fut avec
justice que je la tuai. Je ne puis nier d'avoir commis ce
meurtre ; mais te paraît-il juste ou non ?
Décide : ta réponse sera ma
défense.
APOLLON
Juges de l'auguste tribunal de Minerve, devant vous je dirai
la vérité, et le Dieu prophète ne
mentira point. De mon trône fatidique, jamais homme,
femme, ou ville, ne reçut de réponse qui ne me
fût inspirée par le souverain des Dieux. Voyez
de quel poids est ici mon témoignage. Conformez-vous
à la volonté de mon père : il n'est
point de serment qui l'emporte sur lui.
LE CHOEUR
Ainsi donc, à t'entendre, Jupiter t'a dicté
l'oracle, qui ordonnait à Oreste de compter pour rien
les droits de sa mère ?
APOLLON
Sans doute : et le meurtre d'une femme est-il donc comparable
à l'assassinat d'un héros, que Jupiter avait
honoré du sceptre, et que son épouse immola,
non par de nobles coups, tels que ceux de l'Amazone, mais
ainsi que vous allez l'apprendre, ô Pallas, et vous,
juges, dont les suffrages vont décider cette cause !
Au retour de la guerre, où il avait si souvent
triomphé, elle lui fait un accueil trompeur, lui
présente, à l'entrée du bain, un
vêtement préparé tout exprès, et,
lorsqu'il est embarrassé dans ce voile artificieux, le
frappe mortellement. Tel a été le sort du
mortel auguste, qui jadis avait commandé mille
vaisseaux. Je l'ai raconté, pour que le tribunal qui
doit nous juger en soit indigné.
LE CHOEUR
Jupiter à t'en croire, protège
préférablement les pères : toutefois il
enchaîna le sien, l'antique Saturne. Sa conduite ne
contredit-elle pas tes discours ? Juges, ce fait demande
votre attention.
APOLLON
O monstres détestables, abhorrés des Dieux !
Des fers, peuvent se rompre, et ne sont pas un mal sans
remède ; mille moyens peuvent en affranchir : mais
quand la terre a bu le sang d'un homme, quand une fois il a
expiré, rien ne le rend plus à la vie. Mon
père n'a point inventé d'enchantement vainqueur
de la mort, lui qui, sans effort, peut bouleverser
l'univers.
LE CHOEUR
Vois ton injustice à défendre ce coupable.
Après avoir versé son propre sang, le sang de
sa mère, habitera-t-il dans Argos la maison de ses
pères ? De quels autels publics pourra-t-il approcher
? Quelle société l'admettrait à ses
libations ?
APOLLON
Ecoutez ce que je vais dire, et reconnaissez-en la
vérité. La mère est, non la
créatrice de ce qu'on appelle son enfant, mais la
nourrice du germe versé dans son sein. C'est l'homme
qui crée : la femme, comme un dépositaire
étranger, reçoit le fruit, et, quand il
plaît aux Dieux, le conserve. La preuve de ce que
j'avance, est qu'on peut devenir père sans le concours
d'une mère ; témoin, ici, la fille du Dieu, de
l'Olympe, qui n'a point été conçue dans
les ténèbres du sein maternel : quelle
Déesse eût produit un rejeton si parfait ?
Pallas, je veux contribuer de toute ma puissance à la
grandeur de ta ville et de ton peuple. J'ai envoyé ce
suppliant à tes autels, pour qu'il devînt
à jamais le fidèle ami d'Athènes :
Déesse, fais-toi des alliés de lui et de ses
descendants. Que cette union soit éternelle, et que la
postérité en respecte le serment !
MINERVE
Les parties ont assez parlé : que chacun donne son
suffrage, selon qu'il le croit équitable.
LE CHOEUR
Nous avons employé toutes nos armes ; voyons quelle
sera l'issue du combat.
MINERVE
Comment pourrai-je, ici, éviter tout reproche ?
LE CHOEUR
Vous avez tout entendu ; en portant vos suffrages, Juges,
dans l'âme respectez vos serments.
MINERVE
Athéniens, qui pour la première cause, en ces
lieux, allez juger un meurtre, écoutez mes lois. Cette
assemblée sera, désormais, pour le peuple
d'Egée, un tribunal souverain. Jadis les Amazones
fortifièrent cet endroit élevé,
où elles s'étaient campées, lorsque
irritées contre Thésée, elles
opposèrent des tours à ses tours nouvellement
bâties. Elles y sacrifièrent à Mars, et
cette colline depuis ce temps fut appelée le mont de
Mars. Le respect et la crainte de ce tribunal, parmi vos
citoyens, la nuit comme le jour, arrêtera l'injustice,
pourvu qu'eux-mêmes n'en altèrent point la
constitution par un mauvais mélange. La source la plus
limpide, si vous la troublez par la fange, n'étanchera
plus votre soif. Que mon peuple n'embrasse ni l'anarchie, ni
le despotisme, et ne bannisse point de ma ville toute
sévérité. Qui d'entre les mortels est
juste, lorsqu'il n'a rien à craindre ? Honorez donc ce
tribunal majestueux, il sera le boulevard de ce pays, et le
salut de cette ville ; avantage que n'eut jamais aucune autre
nation, pas même le Scythe, ni le peuple de
Pélops. J'établis ce sénat, pour que,
toujours incorruptible, vénérable, ardent
à punir le crime, il soit le gardien vigilant
d'Athènes, tandis que vous dormirez en paix. Tels sont
les avis que je donne pour l'avenir à mon peuple. Mais
il faut procéder : donnez vos suffrages, portez le
jugement, et songez à vos serments. J'ai dit.
LE CHOEUR
Gardez d'offenser les redoutables Divinités des enfers
: je vous le conseille.
APOLLON
Moi, je vous ordonne de respecter les oracles de Jupiter et
d'Apollon ; ne les rendez pas inutiles.
LE CHOEUR
Tu favorises une cause de sang, qui t'est
étrangère ; en restant, tu souilles à
jamais tes oracles.
APOLLON
Quoi donc ? Jupiter eut-il tort d'écouter Ixion, le
premier homicide ?
LE CHOEUR
Soit. Mais, si je n'obtiens justice, je reviendrai visiter ce
pays dans ma colère.
APOLLON
Les nouveaux et les anciens Dieux vous méprisent
également. C'est moi qui l'emporterai.
LE CHOEUR
Ta conduite fut la même dans le palais de
Phérès, quand tu persuadas aux Parques de
donner l'immortalité à des hommes.
APOLLON
Ne devais-je pas récompenser un bienfaiteur, surtout
lorsqu'il implorait mon appui ?
LE CHOEUR
Tu détruisis, alors, d'anciennes Divinités ;
aujourd'hui, tu as trompé, par le sommeil, de vieilles
Déesses.
APOLLON
Bientôt, condamnées dans ce jugement, vous
vomirez un venin qui ne sera plus à craindre.
LE CHOEUR
Ta jeunesse insulte à mon âge. J'attends
l'arrêt ; jusque-là, je suspends mon courroux
contre Athènes.
MINERVE
C'est à moi de porter le dernier suffrage ; je le
donne à Oreste. Je n'ai point de mère dont
j'aie reçu la naissance ; et, si je fuis l'hymen, dans
tout le reste je reconnais la supériorité du
sexe viril. Je suis toute pour la cause d'un père, et
je ne vengerai point par préférence la mort
d'une femme, qui tua son époux et son maître. Si
les suffrages sont égaux, Oreste est absous. Renversez
les urnes, vous, à qui ce soin est
confié.
ORESTE
Puissant Apollon ! qui l'emportera ?
LE CHOEUR
O Nuit ténébreuse ! ô ma mère ! tu
le vois ; il y va de notre existence entière. Nous
périrons, ou nous conserverons nos droits.
APOLLON
Athéniens, comptez exactement les suffrages ;
gardez-vous d'employer la fraude. Un suffrage de plus ou de
moins, sauve ou détruit une famille.
MINERVE
Les suffrages sont égaux ; Oreste est absous.
ORESTE
O Pallas ! ô Déesse tutélaire de ma
maison ! Tu me rends à ma patrie dont j'étais
séparé. Les Grecs diront : «Voilà
cet Argien, qu'ont rétabli dans l'héritage
paternel Pallas, Apollon, et, avec eux, le tout puissant
Jupiter sauveur». Oui, c'est Jupiter, qui,
touché du sort de mon père, m'a défendu
contre ces Furies avocates de ma mère. Prêt
à retourner à Mycènes, je jure à
cette contrée, à ce peuple, que jamais les rois
de mon pays ne porteront la guerre en ces lieux. S'ils osent
un jour trahir ce serment, du fond de mon tombeau, je saurai
leur rendre, par des obstacles terribles, les chemins
d'Athènes si difficiles, je leur enverrai de si
funestes et désespérants auspices, qu'ils ne
tarderont pas à se repentir ; mais s'ils le gardent,
si, fidèles alliés, ils honorent toujours la
ville de Pallas, mes mânes leur seront favorables et
propices. Adieu, Déesse ; adieu, peuple
d'Athènes. Que toujours, vos armes, inévitable
fléau de vos ennemis, dans les combats, vous assurent
le salut et la victoire !
* * *
LE CHOEUR
Ah ! Divinités nouvelles, au mépris des plus
anciennes lois, vous arrachez donc le coupable de mes mains !
Et moi, malheureuse, déshonorée, furieuse, que
me reste-t-il, hélas ! qu'à répandre sur
cette terre le venin contagieux de mon coeur
ulcéré ? O vengeance ! Que la sécheresse
et la stérilité, envahissant cette
contrée, y rassemblent leurs fléaux
destructeurs ! Je gémis ! Que faire ? Que devenir ?
Indignement traitées par les citoyens
d'Athènes, les filles infortunées de la Nuit
ont en partage la douleur et la honte !
MINERVE |
LE CHOEUR
Souffrir de pareils traitements ! ô Ciel ! Dans ma
vieillesse, habiter la terre avec opprobre ! quelle honte !
Je ne respire que colère et vengeance. Hélas !
hélas ! Quelle douleur déchire mon sein !... O
Nuit ! ô ma mère ! entends mes cris ! La ruse
inévitable des nouveaux Dieux m'enlève, en un
instant, mes honneurs et ma gloire.
MINERVE
Je pardonne ces transports, par égard pour votre
âge. Sans doute, je vous cède beaucoup en
sagesse ; mais Jupiter ne m'en a pas non plus refusé
le don. Si vous allez habiter un autre pays, vous regretterez
cette contrée : je vous le prédis. Le temps ne
fera qu'augmenter la gloire des Athéniens ; et vous,
placées honorablement près du palais
d'Erechtée, vous y verriez et les hommes et les
femmes, vous rendre des honneurs tels que vous n'en recevrez
chez aucun peuple. Ne jetez point dans ce pays des semences
de discorde, tourments aigus des jeunes âmes
livrées à de sombres fureurs. N'allez point,
rendant les coeurs de mes citoyens prompts à se
haïr, allumer ici les guerres civiles. Qu'ils combattent
l'étranger, l'occasion en est proche ; c'est là
qu'ils trouveront la gloire, non dans les guerres intestines.
Acceptez les offres que je vous fais. Bienfaisantes, autant
que bien traitées et comblées d'honneurs,
partagez avec moi ce séjour aimé des
Dieux.
LE CHOEUR
Souffrir de pareils traitements ! ô Ciel ! dans ma
vieillesse, habiter la terre avec opprobre ! quelle honte !
Je ne respire que colère et vengeance. Hélas !
hélas ! Quelle douleur déchire mon sein ! O
nuit ! ô ma mère ; entends mes cris ! La ruse
inévitable des nouveaux Dieux m'enlève, en un
instant, mes honneurs et ma gloire.
MINERVE
Je ne me lasserai point de vous donner un conseil salutaire ;
vous ne pourrez dire que moi, Divinité plus jeune que
vous, et mes citoyens, nous avons, par nos mépris,
chassé de ces lieux d'anciennes Déesses. Si la
persuasion, prêtant à mes discours son charme
adoucissant, a sur vous de l'empire, vous resterez ici. Mais,
si vous ne voulez point y rester, c'est injustement que vous
ferez éprouver votre colère, votre haine et
votre vengeance, à cette ville et à son peuple
; car il ne tient qu'à vous d'en partager la
possession, et d'y recevoir à jamais un culte
légitime.
LE CHOEUR
Puissante Minerve, quel asile me promets-tu ?
MINERVE
Un asile exempt de toute disgrâce : daigne
l'accepter.
LE CHOEUR
Eh bien ! je l'accepte : mais dis-moi, ô déesse,
quel sera mon pouvoir ?
MINERVE
Nulle famille, sans toi, ne pourra prospérer.
LE CHOEUR
Et tu m'assureras ce degré de puissance ?
MINERVE
Je comblerai de biens ceux qui te respecteront.
LE CHOEUR
Tu t'y engages pour toujours ?
MINERVE
Les promesses de Minerve ne sauraient être
vaines.
LE CHOEUR
Tu me désarmes ; j'abjure ma colère.
MINERVE
Si tu restes en ces lieux, tous les coeurs sont à
toi.
LE CHOEUR
Que m'ordonnes-tu de souhaiter à ce pays ?
MINERVE
Tout ce qui peut, sans injustice, lui assurer la victoire, et
que la terre, le liquide élément, et le ciel y
conspirent ; que la douce haleine des vents
rafraîchisse cette contrée ; que son sol,
fécond en fruits et en troupeaux, ne se lasse point
d'enrichir ses citoyens ; et que ce séjour soit
salutaire aux hommes. Mais sois redoutable aux impies ; car
j'aime les humains comme le pasteur ses brebis, mais je veux
que la race seule des justes soit exempte de maux. Tel soit
donc ton soin ; moi, dans les combats que chante la
renommée, je ne souffrirai point que la gloire de
cette ville triomphante s'éclipse jamais chez les
mortels.
LE CHOEUR
Consentons d'habiter avec Pallas, et ne dédaignons
point la ville dont Mars et le puissant Jupiter ont fait
l'asile des Dieux, et le rempart assuré des autels de
la Grèce. Par une bienveillance fatidique, souhaitons
que les rayons purs du soleil fassent germer en abondance, au
sein de cette terre, tous les biens utiles à la
vie.
MINERVE
Je m'applaudis, pour mes citoyens, d'avoir fixé parmi
eux ces puissantes et implacables Divinités. Ce sont
elles qui règlent tout parmi les hommes. Celui que
poursuit leur courroux, ne sait d'où partent les coups
qui le frappent ; souvent, c'est le crime de ses
ancêtres, qui l'entraîne vers elles ; et,
ministre de leur colère, la mort, en silence,
pulvérise le superbe.
LE CHOEUR
Qu'en faveur de mes voeux, jamais un souffle empesté
n'infecte ici les arbres ! Que le poison brûlant, qui
détruit les plantes dans leur germe, s'arrête
aux bornes de ce pays ! Que jamais les maux de douleur et de
stérilité n'y pénètrent ! Que la
terre y nourrisse en chaque saison les troupeaux
féconds, et leurs femelles deux fois mères ! et
que, enrichie de ses dons, la postérité de ces
citoyens reconnaisse les bienfaits inespérés
des Dieux !
MINERVE aux Aréopagites.
Gardiens de ma ville, vous entendez ces voeux : ils seront
accomplis ; car les Furies ont un grand pouvoir auprès
des Dieux du ciel et des enfers. Maîtresses souveraines
de la destinée des hommes, elles font vivre les uns
dans les chants et la joie, les autres dans la tristesse et
les larmes.
LE CHOEUR
J'éloignerai d'ici les fléaux qui font mourir
les hommes avant le temps. Faites jouir longtemps les jeunes
épouses des douceurs de l'hymen, vous qui en avez le
pouvoir, Déesses, soeurs de ma mère, qui
réglez le sort ! Justes dispensatrices,
présentes en tous lieux, agissantes en tous temps,
votre exacte équité vous rend les plus
vénérables des Divinités.
MINERVE
Que j'aime à les voir favoriser ainsi mon pays ! Je
chérirai la douce persuasion ; elle a reposé
sur ma langue et sur mes lèvres, quand j'ai
désarmé un courroux obstiné. Jupiter a
vaincu par mon organe, et ma victoire, dans ce combat, va
faire à jamais des heureux.
LE CHOEUR
Que jamais on n'entende ici les frémissements de la
discorde insatiable de maux ! Que jamais la terre,
abreuvée, et rougie du sang de ses habitants, n'y
devienne un théâtre de meurtres et de vengeances
mutuelles ; mais que la concorde y règle les
affections et les haines ! l'union est souvent un
remède aux peines des mortels.
MINERVE
Ces conseils, si vous êtes sages, vous ouvrent le
chemin du bonheur. Je prévois que la présence
de ces Divinités, si terribles à l'aspect, sera
d'un grand avantage pour mon peuple. Oui ; si, rendant amour
pour amour, vous les honorez sans cesse, votre pays et votre
ville, séjour de la justice, seront partout
célébrés.
LE CHOEUR
Adieu, peuple d'Athènes : vivez dans l'abondance,
vivez heureux : présents à la mémoire de
Jupiter, ami de la vierge immortelle qui vous aime, suivez
toujours la sagesse ; ceux que Pallas couvre de ses ailes,
sont respectés de son père.
MINERVE
Adieu, Déesses. Mais je dois marcher devant vous, et
vous marquer votre demeure. Allez, à la lueur
conductrice de ces flambeaux sacrés, à l'odeur
de ces victimes choisies. Redescendues aux enfers,
écartez de mon pays ce qui pourrait lui nuire, et
n'envoyez vers Athènes que le bonheur et la victoire.
Vous, habitants de ces murs, enfants de Cranaüs,
conduisez ces nouvelles citoyennes, et méritez les
biens que vous allez leur devoir.
LE CHOEUR
Adieu, encore une fois, adieu, je le répète,
vous tous, qui habitez Athènes, Dieux et mortels,
citoyens de la ville de Pallas.
Si vous respectez l'asile que vous nous accordez parmi vous,
vous n'aurez jamais de malheurs à
déplorer.
MINERVE
Que ces voeux sont doux à mon coeur ! Les
prêtresses de mon temple, les gardiennes soigneuses de
mon image, vous accompagneront, et l'éclat de leurs
torches pénétrera jusque dans les lieux
souterrains. Jeunes vierges, troupe choisie, vous qui
êtes la fleur du pays de Thésée, et vous,
femmes, mères vénérables,
revêtez-vous de pourpre, honorez ces Déesses ;
faites briller des feux ; méritez que la bienveillance
de vos nouvelles concitoyennes se signale à jamais par
votre constante prospérité.
CHOEUR DE FEMMES conduisant les Furies
Puissantes et respectables filles de la Nuit, chastes
Déesses, retirez-vous avec la pompe qui vous est due !
(Au peuple :) Applaudissez ! (Aux Furies.)
Retournez dans votre antique et souterrain séjour.
Honorées et de respects et de sacrifices, fastes notre
bonheur ! (Au peuple.) Citoyens, applaudissez tous !
(Aux Furies.) Propices et favorables à ce pays,
venez, Déesses augustes ; que ces torches
enflammées vous réjouissent ! (Au
peuple.) Citoyens, dans la route, faites retentir vos
chants ! Que partout des libations coulent à la lueur
des flambeaux ! Les enfants de Pallas sont toujours sous les
yeux de Jupiter : ainsi le Destin l'a voulu. Citoyens, faites
retentir vos chants !