C'est ici le moment de raconter l'enlèvement de Proserpine, fille de Cérès ; je ne ferai que répéter ce que vous savez déjà, j'ai peu de détails nouveaux à vous apprendre.

Il est une île qui prolonge au sein de la mer ses trois promontoires ; on l'appelle Trinacris ; sa forme lui a fait donner ce nom. C'est un séjour agréable à Cérès, ele y possède plusieurs villes, parmi lesquelles on compte Enna aux fertiles campagnes. La froide Aréthuse avait convié les mères des dieux à un festin sacré. La blonde Cérès s'y était rendue. Sa fille, suivie des compagnes ordinaires de ses jeux, errait, pieds nus, à travers les prairies de son domaine. Au fond d'une sombre vallée, il est un lieu où des eaux tombant du haut des rochers entretenaient l'humidité et la fraicheur. Là brillaient toutes les couleurs qui existent dans la nature ; la terre était émaillée de mille fleurs éclatantes. A cet aspect, Proserpine s'écrie : «Venez, mes compagnes, remplissez comme moi vos robes de fleurs». Ce butin léger charme ces jeunes filles ; elles oublient la fatigue et ne sentent que le plaisir. L'une emplit les corbeilles tressées avec le jonc flexible ; l'autre dépose les fleurs dans son sein, une autre dans les plis flottants de sa robe. Celle-ci cueille des soucis, celle-là préfère les violettes, celle-là coupe avec l'ongle la tige du pavot. L'hyacinthe retient les unes, l'amarante arrête les autres ; le thym, le romarin, le mélilot sont préférés tour à tour ; la rose est surtout moissonnée, et, avec elle, mille fleurs sans nom. Quant à Proserpine, elle choisit le safran délicat et le lis à la blancheur sans tache. Cependant les jeunes filles s'éloignent peu à peu, entraînées par leur ardeur ; le hasard veut que nulle d'elles n'ait suivi sa maîtresse. L'oncle de Proserpine l'aperçoit, et aussitôt l'enlève en toute hâte, et des coursiers azurés l'emportent vers le royaume de Pluton. «Io ! mère chérie, s'écria-t-elle, on m'enlève !» Et elle déchirait ses vêtements. Cependant Pluton vole sur le chemin des enfers ; car jusque-là ses chevaux avançaient à peine, éblouis par la lumière du jour, trop vive pour leurs yeux. Les corbeilles sont pleines de fleurs. Le choeur des jeunes filles s'écrie : «Proserpine, viens recevoir nos présents». Cet appel reste sans réponse ; alors elles remplissent les montagnes de cris perçants, et d'une main désespérée elles se frappent le sein.

Cérès entend ces accents de désolation ; elle venait d'arriver à Henna. «Malheur ! s'écrie-t-elle aussitôt ; ma fille, où es-tu ?» Elle s'élance hors d'elle-même, et telle qu'on nous peint les Ménades de Thrace, courant, les cheveux épars. Lorsqu'on arrache le veau à la mamelle de sa mère, celle-ci, poussant de longs mugissements, cherche son petit par tous les bois ; ainsi, la déesse donne un libre cours à ses plaintes douloureuses ; elle part d'un pas rapide, et court d'abord à tes plaines, Henna. Elle retrouve la trace des pas de sa fille, et reconnaît leur empreinte partout où elle a foulé la terre. Peut-être ce jour-là même aurait vu finir ses recherches, si des porcs n'eussent détruit ces indications précieuses. Déjà, dans sa course, elle a laissé derrière elle les Léontins et le fleuve Aménanus, et les bords fleuris de l'Acis ; elle a dépassé et Cyane et la source du tranquille Anapus, et le Géla aux tourbillons terribles pour quiconque oserait les braver ; Ortygie, Mégare, le Pantagias, les lieux où le Symèthe mêle ses eaux à celles de la mer, et les antres des cyclopes rongés par le feu de leurs fournaises, et la ville qui porte le nom de la faux recourbée, Himère et Didyme. Le mont Acragas, le fleuve Tauroménus, et le Mélas, qui baigne les gras pâturages des boeufs sacrés. De là elle se rend à Camérine, à Thapsos, aux vallons de l'Hélore, et là où s'élève l'Eryx, toujours caressé du zéphyr. Déjà elle avait parcouru Pélore, Lilybée, Pachynis, les trois pointes principales de son île. Partout où elle porte ses pas, elle fait éclater son désespoir, semblable à l'oiseau qui déplore la perte d'Itys. Tantôt elle crie Perséphone ! tantôt elle crie ma fille ! Tour à tour elle fait retentir ces deux noms dans les airs. Perséphone n'entend pas Cérès, la fille n'entend pas la mère ; c'est en vain que Proserpine est appelée de l'un ou de l'autre nom. Qu'elle vît un berger, un laboureur, elle n'avait qu'une question et qu'une parole : «Une jeune fille a-t-elle passé de ce côté ?» Déjà tous les objets sont confondus sous une même couleur ; partout s'étend le voile des ténèbres ; les chiens vigilants se taisent. Au-dessus de l'énorme géant Typhon, s'élève l'Etna ; sa flamme s'exhale, comme un souffle embrasé, du sein de la terre ; là, Cérès allume deux pins pour lui servir de flambeaux. De là vient qu'aujourd'hui encore on voit des torches aux fêtes de Cérès. Au sein de la pierre-ponce raboteuse, s'est creusée, avec le temps, une profonde caverne, inaccessible aux mortels et aux bêtes sauvages ; arrivée en ce lieu, Cérès attèle à son char deux serpents dociles au frein, et, sans se mouiller, elle vole sur la surface des eaux ; elle évite et les Syrtes, et Charybde, voisine de Zanclé, et vous, chiens monstrueux le Nisus, écueils féconds en naufrages. Elle ne s'arrête ni sur l'immense Adriatique, ni à Corinthe, qui domine deux mers, et touche enfin aux ports de l'Attique. Là, pour la première fois elle s'assied, le coeur navré, sur une froide pierre que les fils de Cécrops nomment encore aujourd'hui le Triste Rocher ; et, pendant plusieurs jours et plusieurs nuits, elle y reste immobile, exposée à la pluie, à toutes les intempéries de l'air.

Chaque coin de la terre a ses révolutions : aux lieux où s'élève aujourd'hui Eleusis, consacrée à Cérès, étaient, dit-on, jadis les champs du vieux Célée. Il portait à sa cabane des glands, des mûres cueillies sur les buissons, et le bois sec qui doit réchauffer son foyer. Sa jeune fille chassait devant elle deux chèvres qui descendaient de la colline. Il avait aussi un fils en bas âge, malade dans son berceau. «Mère, dit la jeune fille (et ce nom fait tressaillir la déesse), où allez-vous sans guide, au milieu de ces coteaux solitaires ?» Le vieillard s'arrête, quoique chargé d'un lourd fardeau ; il prie Cérès d'entrer sous l'humble toit de sa chaumière. Cérès s'était déguisée en vieille ; une bandelette cachait ses cheveux. Elle refuse ; il insiste ; alors elle prononce ces paroles : «Jouis longtemps de la vie et du nom de père ; pour moi, j'ai perdu mon enfant. Combien ton sort est plus heureux que le mien !» Elle dit, et une goutte limpide, pareille aux larmes (car les dieux ne versent point de larmes), tombe sur son sein brûlant. La jeune fille et le vieillard, attendris, répandent aussi des pleurs, et le vertueux vieillard lui répond ainsi : «Puisse n'être pas perdue pour toi la fille qui t'a été ravie ! Lève-toi, et ne dédaigne pas d'entrer dans ma pauvre cabane. - Conduis-moi donc, dit la déesse ; tu as trouvé les paroles qui pouvaient me persuader». Elle quitte le rocher et suit le vieillard ; celui-ci raconte, chemin faisant, combien son fils est malade, comme ses nuits se passent sans dormir, comme la souffrance ne lui laisse aucun repos. Avant de pénétrer dans l'humble demeure, Cérès cueille dans les champs le doux pavot qui invite au sommeil ; mais, en le cueillant, on dit que, par mégarde, elle le porta à sa bouche, et que, sans le vouloir, elle mit ainsi fin à sa longue abstinence. Comme ce fut à l'entrée de la nuit qu'elle rompit ce jeûne, les initiés ne prennent de la nourriture qu'au moment où les étoiles paraissent.

A peine Cérès a-t-elle passé le seuil, qu'elle voit partout l'image de la douleur ; on n'avait déjà plus aucun espoir de sauver l'enfant. Elle salue Métanire, c'est le nom de la mère, et daigne coller sa bouche à la bouche de l'enfant. Soudain la pâleur disparaît ; une force nouvelle vient animer ce corps épuisé, tant il y a de puissance dans le souffle même des dieux ! Toute la famille est dans la joie, et toute la famille, c'est le père, la mère et la jeune fille : ils composent toute la maison. Bientôt on sert le repas : du lait caillé, des fruits, de tendres rayons remplis d'un miel doré. La puissante Cérès s'abstient d'y toucher ; et, pour assoupir l'enfant, elle lui fait boire du lait tiède mêlé au suc des pavots. On était au milieu de la nuit ; partout régnaient le silence et le sommeil ; Cérès prend Triptolème sur son sein ;trois fois elle le caresse de la main, trois fois elle répète des paroles magiques, que la bouche d'un mortel ne saurait prononcer : elle approche du foyer le corps de l'enfant, le couvre de charbons enflammés, pour que le feu le purifie et dévore son enveloppe mortelle. La mère se réveille en sursaut ; et aveuglée par sa tendresse, elle s'écrie, hors d'elle-même : «Que faites-vous ?» Et elle arrache des flammes le corps de son fils. «Trop d'affection, lui dit la déesse, t'a rendue dénaturée ; ta frayeur maternelle anéantit tous mes bienfaits : ton fils ne sera qu'un simple mortel ; mais le premier des hommes il labourera, il sèmera, et les moissons qu'il coupera dans les campagnes seront le prix de ses travaux». Elle dit, sort et s'enveloppe d'un nuage ; elle retrouve ses dragons, et disparaît sur son char ailé. Elle abandonne le Sunium battu des flots, le Pirée, asile sûr pour les navires, et les côtes qui s'étendent à droite. Elle gagne ensuite la mer Egée, où elle aperçoit toutes les Cyclades ; elle effleure l'insatiable mer ionienne et celle qui porte le nom d'Icare ; elle arrive, par les villes d'Asie, au long détroit de l'Hellespont, et sa route s'égare dans les mille régions de l'air. De là elle découvre tantôt les Arabes qui recueillent l'encens, tantôt les Indiens, ici la Libye, là Méroé et le désert aride ; ou bien elle se rapproche des Hespériens, du Rhin, du Rhône, du Pô, et de les ondes, ô Tibre, destinées à tant de gloire.

Mais où me laissé-je emporter ? Aurai-je fini jamais d'énumérer tant de contrées parcourues par Cérès ? Il n'est pas un coin dans l'univers où elle n'ait voulu passer ; elle erra même à travers les cieux, et adressa ces paroles aux astres les plus voisins du pôle, qui ne se baignent jamais dans les eaux de la mer : «Etoiles d'Arcadie, vous qui pouvez tout savoir, puisque vous ne descendez jamais dans les flots de la mer, dites à une mère malheureuse où est sa fille Proserpine». Elle dit ; Hélice lui répond :

«La nuit n'a pas été témoin de ce crime ; interroge le Soleil sur l'enlèvement de la jeune fille : c'est lui qui voit ce qui se passe pendant le jour sur la surface immense de l'univers». Cérès va trouver le Soleil. «Pour t'épargner de plus longues fatigues, lui dit-il, celle que tu cherches est à cette heure l'épouse du frère de Jupiter, et règne avec lui sur le troisième royaume». Cérès, après avoir longtemps gémi solitaire, se rend près du maître des dieux, et, le visage tout altéré par sa profonde douleur, elle lui adresse ce discours : «Si tu n'as pas oublié qui fut le père de ma fille Proserpine, tu dois partager mon tourment. Après avoir parcouru le monde entier, je n'ai rien appris que mon injure ; le ravisseur possède le prix de son attentat. Mais un brigand audacieux n'était pas l'époux que méritait Proserpine, et ce n'était pas sous les auspices de la violence que cette union devait se former. Si Gygès eût vaincu, captive, qu'eussé-je eu à souffrir de plus cruel que ce qu'il me faut souffrir, toi tenant le sceptre des cieux ? Mais que ce crime soit impuni ! Je ne parlerai pas de vengeance si ma fille m'est rendue, si le ravisseur fait oublier sa faute par la réparation que je lui demande». Jupiter apaise la déesse ; l'amour est l'excuse qu'il fait valoir auprès d'elle. «Nous n'avons pas à rougir de notre gendre, lui dit-il : il me vaut pour la naissance ; si je règne aux cieux, si Neptune possède l'empire des eaux, les vides régions du chaos obéissent à ce troisième frère. Si pourtant ta résolution est inflexible, si tu persistes à rompre les liens de l'hyménée qui déjà les unit, j'essaierai de te satisfaire, pourvu qu'elle soit restée à jeun ; autrement elle sera pour toujours l'épouse du roi des enfers». Le dieu qui porte un caducée reçoit l'ordre d'attacher ses ailes et de voler vers le Tartare ; il revient avec une rapidité inconcevable, et rapporte ce qu'il a vu. «La jeune fille, dit-il, a rompu son jeûne avec trois de ces grains que le fruit carthaginois recouvre d'une écorce flexible». Cérès s'affligea de nouveau, comme si sa fille lui eût été ravie à l'instant même ; il lui fallut du temps pour calmer cet accès de douleur. «Je ne puis plus habiter le ciel, dit-elle enfin ; ordonne que l'on me reçoive aussi dans la vallée du Ténare». Et elle y serait descendue si Jupiter ne lui eût promis que sa fille passerait au ciel six mois de l'année. Mais enfin le visage et l'âme de Cérès reprirent leur sérénité ; elle posa sur sa chevelure une guirlande d'épis ; les champs qui étaient redevenus incultes se couvrirent d'abondantes moissons, et les greniers purent à peine en contenir les trésors.

Le blanc plaît à Cérès ; prenez des robes blanches pendant les céréales ; l'usage des vêtements noirs est alors proscrit.

Traduction de J. Fleutelot, collection des Auteurs Latins (1876)