Denys, Pythias et Damon

Denys
Ho ! dieux ! qu'en-ce qui se présente à mes yeux ? C'est Pythias qui arrive, oui, c'est Pythias lui-même. Je ne l'aurais jamais cru. Ah ! c'est lui. Il vient pour mourir et pour dégager son ami.

Pythias
Oui, c'est moi. Je n'étais parti que pour payer aux dieux ce que je leur avais voué, régler mes affaires domestiques selon la justice, et dire adieu à mes enfants, pour mourir avec plus de tranquillité.

Denys
Mais pourquoi reviens-tu ? Quoi donc ! Ne crains-tu point la mort ? Viens-tu la chercher comme un désespéré, un furieux ?

Pythias
Je viens la souffrir, quoique je ne l'aie point méritée, car je ne puis me résoudre à laisser mourir mon ami en ma place.

Denys
Tu l'aimes donc plus que toi-même ?

Pythias
Non, je l'aime comme moi. Mais je trouve que je dois périr plutôt que lui, puisque c'est moi que tu as eu intention de faire mourir. Il ne serait pas juste qu'il souffrît, pour me délivrer de la mort, le supplice que tu m'as préparé.

Denys
Mais tu prétends ne mériter pas plus la mort que lui.

Pythias
Il est vrai. Nous sommes tous deux également innocents, et il n'est pas plus juste de me faire mourir que lui.

Denys
Pourquoi dis-tu donc qu'il ne serait pas juste qu'il mourût au lieu de toi ?

Pythias
Il est également injuste à toi de faire mourir Damon, ou bien de me faire mourir. Mais Pythias serait injuste s'il laissait souffrir à Damon une morts que le tyran n'a préparée qu'à Pythias.

Denys
Tu ne viens donc au jour marqué que pour sauver la vie à ton ami, en perdant la tienne ?

Pythias
Je viens à ton égard souffrir une injustice qui est ordinaire aux tyrans, et à l'égard de Damon faire une action de justice en le retirant d'un péril où il s'est mis par générosité pour moi.

Denys
Et toi Damon, ne craignais-tu pas, dis la vérité, que Pythias ne reviendrait point, et que tu paierais pour lui ?

Damon
Je ne savais que trop que Pythias reviendrait ponctuellement, et qu'il craindrait bien plus de manquer à sa parole que de perdre la vie. Plût aux dieux que ses proches et ses amis l'eussent retenu malgré lui ! Maintenant il serait la consolation des gens de bien, et j'aurais celle de mourir pour lui.

Denys
Quoi ! la vie te déplaît-elle ?

Damon
Oui, elle me déplaît quand je vois un tyran.

Denys
Eh bien, tu ne le verras plus. Je vais te faire mourir tout à l'heure.

Pythias
Excuse le transport d'un homme qui regrette son ami prêt à mourir ; mais souviens-toi que c'est moi seul que tu as destiné à la mort. Je viens la souffrir pour dégager mon ami. Ne me refuse pas cette consolation dans ma dernière heure.

Denys
Je ne puis souffrir deux hommes qui méprisent la vie et ma puissance.

Damon
Tu ne peux donc souffrir la vertu.

Denys
Non, je ne puis souffrir cette vertu fière et dédaigneuse qui méprise la vie, qui ne craint aucun supplice, qui est insensible aux richesses et aux plaisirs.

Damon
Du moins tu vois qu'elle n'est point insensible à l'honneur, à la justice et à l'amitié.

Denys
Ça, qu'on emmène Pythias au supplice. Nous verrons si Damon continuera à mépriser mon pouvoir.

Damon
Pythias, en revenant se soumettre à tes ordres, a mérité de toi que tu le laisses vivre, et moi, en me livrant pour lui à ton indignation, je t'ai irrité. Contente-toi, fais-moi mourir.

Pythias
Non, non, Denys. Souviens-toi que je suis le seul qui t'a déplu. Damon n'a pu...

Denys
Hélas que vois-je ? Où suis-je ? Que je suis malheureux et digne de l'être ! Non, je n'ai rien connu jusqu'ici. J'ai passé ma vie dans les ténèbres et dans l'égarement. Toute ma puissance m'est inutile pour me faire aimer. Je ne puis pas me vanter d'avoir acquis depuis plus de trente ans de tyrannie un seul ami dans toute la terre. Ces deux hommes, dans une condition privée, s'aiment tendrement, se confient l'un à l'autre, sans réserve, sont heureux en s'aimant et veulent mourir l'un pour l'autre.

Pythias
Comment auriez-vous des amis, vous qui n'avez jamais aimé personne ? Si vous aviez aimé les hommes, ils vous aimeraient. Vous les avez craints, ils vous craignent, ils vous haïssent.

Denys
Damon, Pythias, daignez me recevoir entre vous deux pour être le troisième ami d'une si parfaite société. Je vous laisse vivre, et je vous comblerai de biens.

Damon
Nous n'avons pas besoin de tes biens, et pour ton amitié nous ne pouvons l'accepter que quand tu seras bon et juste. Jusque-là tu ne peux avoir que des esclaves tremblants et de lâches flatteurs. Il faut être vertueux, bienfaisant, sociable, sensible à l'amitié, prêt à entendre la vérité et savoir vivre dans une espèce d'égalité avec de vrais amis, pour être aimé par des hommes libres.